Discours prononcé à l'ouverture de l’assemblée publique

Le 25 août 1741

Bernard LE BOUYER de FONTENELLE

DISCOURS

Prononcé par M. de FONTENELLE, doyen et directeur de l’Académie françoise, à l’ouverture de l’assemblée publique du 25 août 1741.

 

Messieurs,

AVANT que de faire en public les fonctions de la place où j’ai l’honneur d’être dans ce jour solennel, je me sens obligé à vous rendre graces de ce que j’y suis. Une loi toujours exactement observée, veut que ce soit le sort qui mette l’un d’entre vous à votre tête, et vous avez voulu me déférer cette dignité, indépendamment du sort, en considération des cinquante années que je compte présentement depuis ma réception. Un demi-siècle, passé parmi vous, m’a fait un mérite ; mais je l’avouerai, Messieurs ? je me flatte d’en avoir encore un autre, et plus considérable, et qui vous a plus touché ; c’est mon attachement pour cette Compagnie, d’autant plus grand que j’ai eu plus de temps pour la bien connoître. Je dirai plus, ceux qui la composent présentement, je les ai vus tous entrer ici, tous naître dans ce monde littéraire, et il n’y en a absolument aucun, à la naissance de qui je n’aie contribué. Il m’est permis d’avoir pour vous une espèce d’amour paternel, pareil cependant à celui d’un père qui se verroit des enfans fort élevés au-dessus de lui, et qui n’auroit guère d’autre gloire que celle qu’il tireroit d’eux.

Les trois âges d’hommes que Nestor avoit vus, je les ai presque vus aussi dans cette Académie qui s’est renouvelée plus de deux fois sous mes yeux. Combien de talens, de génies, de mérite, tous singulièrement estimables en quelque point, tous différens entr’eux, se sont succédés les uns aux autres ; .et en combien de façons le tout s’est-il arrangé pour former un corps également digne dans tous les temps de prétendre à l’immortalité, selon qu’il a osé le déclarer dès sa naissance ! Tantôt la poésie, tantôt l’éloquence, tantôt l’esprit, tantôt le savoir, ont eu la plus grande part à ce composé toujours égal à lui-même, et toujours divers ; et j’ose prédire, sur la foi de ma longue expérience, qu’il ne dégénérera point, et soutiendra cette haute et noble prétention dont il s’est fait un devoir.

J’ai vu aussi de fort près, et long-temps, une autre Compagnie célèbre dont je ne puis m’empêcher de parler ici, quoique sans une absolue nécessité, mais à l’exemple de ce Nestor que je viens de nommer. Quand l’Académie des Sciences prit une nouvelle forme par les mains d’un de vos plus illustres Confrères dessein de répandre, le plus qu’il seroit possible, le goût de ces sciences abstraites et élevées qui faisoient son unique occupation. Elles ne se servoient ordinairement, comme dans l’ancienne Égypte, que d’une certaine langue sacrée entendue des seuls prêtres et de quelques initiés. Leur nouveau législateur vouloit qu’elles parlassent autant qu’il se pourroit la langue commune, et il me fit l’honneur de me prendre ici pour être leur interprête, parce qu’il compta que j’y aurois reçu des leçons excellentes sur l’art de la parole.

Cet art est beaucoup plus lié qu’on ne le croit peut-être avec celui de penser. Il semble que l’Académie Françoise ne s’occupe que des mots ; mais à ces mots répondent souvent des idées fines et déliées, difficiles à saisir, et à rendre précisément telles qu’on les a, ou plutôt telles qu’on les sent, aisées à confondre avec d’autres par des ressemblances trompeuses, quoique très fortes. L’établissement des langues n’a pas été fait par des raisonnemens et des discussions académiques, mais par l’assemblage, bisarre en apparence ? d’une infinité de hasards compliqués ; et cependant il y règne au fond une espèce de métaphysique fort subtile qui a tout conduit ; non que les hommes grossiers qui la suivoient se proposassent de la suivre ; elle leur étoit parfaitement inconnue, mais rien ne s’établissoit généralement, rien n’étoit constamment adopté que ce qui se trouvoit conforme aux idées naturelles de la plus grande partie des esprits, et c’étoit là l’équivalent de nos assemblées et de nos délibérations ; elles ne font plus qu’avec assez de travail ce qui se fit alors sans aucune peine, de la même manière à-peu-près qu’un homme fait n’apprendra point sans beaucoup d’application la même langue qu’un enfant aura apprise sans y penser.

Un des plus pénibles soins de l’Académie est de développer dans notre langue cette métaphysique qui se cache et ne peut être aperçue que par des yeux assez perçans ; l’esprit d’ordre, de clarté, de précision, nécessaire dans ces recherches délicates, est celui qui sera la clef des plus hautes sciences, pourvu qu’on l’y applique de la manière qui leur convient ; et j’avois pu prendre ici quelque teinture de cet esprit qui devoit m’aider à remplir les nouveaux devoirs dont on me chargeoit. Avec un pareil secours, ce savoir que les maîtres ne communiquoient pas réellement dans leurs ouvrages, mais qu’ils montroient seulement de loin, placé sur des hauteurs presqu’inaccessibles, pouvoit, en descendre jusqu’à un certain point, et se laisser amener à la portée d’un plus grand nombre de personnes.

Ainsi, Messieurs, car je cesse enfin d’abuser des priviléges de Nestor, c’est l’Académie françoise qui m’a formé la première ; c’est elle qui, en mettant mon nom dans sa liste, y a la premiere attaché une prévention favorable ; c’est elle qui m’a rendu plus susceptible de l’honneur d’entrer dans de pareilles sociétés, et je me tiens heureux de pouvoir aujourd’hui lui en marquer ma vive reconnoissance. La cérémonie du renouvellement des vœux au bout de cinquante ans, se pratique dans de certains corps ; et si quelque chose d’approchant étoit en usage dans celui-ci, je descendrois volontiers de la première place pour me remettre à celle de récipiendaire, et y prendre de nouveau les mêmes engagemens que j’y pris il y a si longtemps. Je me porterois à cette action avec d’autant plus d’ardeur, que je suis présentement plus redevable que jamais à cette respectable compagnie.