Discours prononcé lors de la visite du ministre de la justice et de la langue française du Québec, M. Simon Jolin-Barrette

Le 23 juin 2022

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

DISCOURS

DE

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Secrétaire perpétuel

le jeudi 23 juin 2022

 

Monsieur le Ministre,
Madame la Déléguée générale,
Madame la Sous-Ministre,
Monsieur le Sous-Ministre associé,

 

Notre rencontre aujourd’hui illustre plus que tout discours notre communauté de destin. Nous partageons la langue française et autour d’elle nos histoires se confondent. Mais vous avez le privilège de l’antériorité. En 1536, Jacques Cartier, encouragé par le roi François Ier, s’engageait sur le Saint-Laurent. Trois ans plus tard, le même roi décrétait par l’ordonnance de Villers-Cotterêts que la langue française serait langue du Droit et de l’État en tout son Royaume. Un siècle plus tard, en janvier 1635, Richelieu fondait l’Académie française, tandis qu’à Noël de la même année, Champlain, l’autre découvreur du Canada, s’éteignait à Québec.

Maurice Druon a résumé cette histoire, alors qu’il recevait ici même en réception privée le Premier ministre du Canada, le Très Honorable Brian Mulroney. Il lui dit : « En cette année-là, 1635, le Canada cessait de l’autre côté de l’Océan d’être une simple garnison pour devenir une nouvelle France, cependant qu’ici sur les rives de la Seine la langue française cessait d’errer, de se chercher pour devenir la langue structurée, claire, précise qui est aujourd’hui partagée par quarante pays dont le vôtre, au premier rang sur la planète. »

Que de moments mémorables avons-nous vécus ensemble ! En juin 1912, la ville de Québec accueille le Premier Congrès de la langue française au Canada. L’Académie y délègue deux membres, Étienne Lamy et René Bazin. Étienne Lamy, quel symbole ! Notre cinquantième élu et futur Secrétaire perpétuel.

Dans son discours Étienne Lamy souligna que le conquérant anglais avait su traiter les arpents de neige perdus par la France et leurs habitants avec intelligence : « Au lieu de vous habiller par contrainte en anglais il a, plus ambitieux, paré l’Angleterre de vos mœurs, de vos traditions, de votre esprit français. Cet esprit dont la caractéristique première est votre attachement immuable au parler français. »

En 192,7 Québec célèbre le 25e anniversaire de la Société du parler français au Canada. L’Académie française est conviée et les responsables de la Société lui écrivent : « La société avait la même raison d’être que l’Académie. Institutions proches, parentes, unies par un devoir commun, l’illustration de la langue française », et encore : « En célébrant ensemble cet anniversaire, elles constatent que la souveraineté intellectuelle de la France s’étend sur les bords du Saint-Laurent. »

La cardinal Baudrillart, qui représentait à cette célébration l’Académie, salua la fidélité du Québec, du Canada à la langue française, leur intransigeance à l’encontre de tout affaiblissement ou traitement négligent de la langue, opposant le sort qui lui était fait au Canada et en France. Je le cite : « Nous vous envions des manifestations telles que ce Congrès où la syntaxe française maltraitée dans notre vie contemporaine, sous l’empire de multiples influences, se voit rendre des honneurs publics ; où les intrus qui avaient envahi son domaine sont montrés du doigt et invités à repasser la frontière. »

Ces mots ont été prononcés par un académicien français à Québec il y a presque un siècle. Ne croirait-on pas que l’on parle de la situation présente de notre langue, vénérée au Québec, maltraitée en sa terre d’origine, la douce France ? Les descendants de Jacques Cartier ont droit à notre gratitude !

Jacques Cartier fut célébré en 1934 à Québec, et l’Académie y délégua Henri Bordeaux, romancier renommé. Il dit : « Au moment où vous célébrez le quatrième centenaire de la découverte du Canada par Jacques Cartier, l’Académie prépare les cérémonies marquant son troisième centenaire ». Henri Bordeaux va ajouter à ce rappel de nos liens traditionnels la gratitude que nous avons pour le soutien apporté par le Canada à la France dans la Grande Guerre. « Le 21 avril 1915, près d’Ypres, l’armée française était en grand péril. Une division canadienne, nous dit l’académicien, y fut jetée là qui chassa l’ennemi… Calais menacé était sauvé. » Et il poursuit : « J’étais à Versailles en juin 1919 lorsque fut signé dans la galerie des Glaces, où l’Empire allemand avait voulu prendre naissance en 1871, le traité de Paix qui terminait l’interminable guerre mondiale et constatait la chute de l’Empereur. Là, j’ai vu votre délégué apposer la signature du Canada après celle de la Grande Bretagne. Le Canada, cher à Louis XIV qui avait personnellement veillé sur la nouvelle France, le Canada revenait à Versailles chez le grand Roi. Il y avait alors six mille colons français dans la colonie d’Outre-Mer. Il y a aujourd’hui plus de six mille tombes canadiennes en France. » Henri Bordeaux n’évoque que les tombes de la Première Guerre mondiale. Mais combien de milliers encore faut-il y ajouter pour la Seconde ? Fidèles à la civilisation française, gardiens intraitables de la langue, vous avez, aux heures où la France était en péril, volé à son secours au prix de la vie d’innombrables fils de Jacques Cartier.

Autre anniversaire que l’Académie ne pouvait manquer de célébrer avec vous, le cinquantenaire de la faculté des lettres de l’université Laval à Québec. La délégation de l’Académie y était forte de trois membres, dont deux personnalités emblématiques, Maurice Druon et surtout le Président Senghor. L’auteur des Rois maudits a dit son admiration à l’université Laval, « gardienne et créatrice au Québec de la culture comme nous l’entendons et comme nous la parlons ». Et, ajouta-t-il, « dès ce moment au Canada, la bataille pour la langue française est gagnée. Le français y est déjà partie intégrante de la personnalité canadienne, l’élément qui assure l’originalité et le rayonnement du Canada dans le continent nord-américain, qui définit et renforce son identité nationale ».

Mais à la dimension française du Canada, il faut ajouter l’action pour l’expansion mondiale du français, c’est-à-dire pour la francophonie.

Comment oublier l’éclat du second Sommet de la francophonie réuni en septembre 1987 à Québec, devenu, durant quelques jours inoubliables, capitale, provisoire certes, mais si symbolique de la francophonie ? Après Versailles où fut ouverte en février 1986 la série des sommets réguliers de la francophonie, il revenait naturellement au Québec, si exemplaire, d’être l’hôte de près de quarante pays acharnés à manifester ensemble leur attachement à la langue française, à l’esprit français, à ce qui peut s’appeler la civilisation française. Mais le Canada ne s’est pas contenté d’être un lieu de réunion de la francophonie, c’est de lui qu’est venue l’initiative du Grand Prix de la francophonie. Lors du Sommet de Paris, tenu, on l’a dit, à Versailles, le gouvernement canadien dota ce prix et confia à l’Académie française le soin de le porter. Le Grand Prix de la francophonie, destiné à l’œuvre d’un auteur francophone qui contribue au maintien et à l’illustration de la langue française, est né d’abord de votre volonté de montrer, en commun avec l’Académie, ce qu’était la francophonie. La générosité privée est venue renforcer l’initiative du gouvernement canadien, et une fois encore, cette générosité, c’est la vôtre, celle de nos amis canadiens. Deux grands responsables de groupes industriels canadiens, deux francophones passionnés, MM. Desmarets et Lamarre, ont apporté au fonds du prix une contribution considérable, à la mesure des groupes qu’ils présidaient. Le Premier ministre français, Édouard Balladur, décida alors que la France devait aussi s’inscrire dans ce magnifique projet, auquel il consentit une contribution d’un million de francs. Dans la foulée, un premier prix fut décerné au poète et dramaturge libanais Georges Schéhadé. Et pour montrer que ce prix n’était pas seulement littéraire, mais qu’il pouvait aller à toute personnalité de disciplines diverses qui aura accompli, dans son domaine, une œuvre exceptionnelle servant l’illustration de la langue française, une Grande Médaille de la francophonie fut décernée dans le même temps à deux médecin, un Français, un Canadien, pour leur ouvrage sur les maladies coronariennes, exemple remarquable de collaboration scientifique francophone.

La belle aventure du Grand Prix de la francophonie se poursuit depuis plus de trois décennies. Le prix a un immense prestige, il porte témoignage de la solidarité culturelle entre pays liés par une même langue, il est aussi un témoignage éclatant de la solidarité de l’Académie avec sa famille canadienne.

Permettez-moi, à ce point de mon intervention, d’y ajouter un souvenir personnel. En 1996, le Président Chirac, élu depuis peu, voulut définir de façon plus précise les conditions dans lesquelles on pouvait obtenir la nationalité française. Il nomma pour ce faire une commission présidée par un très éminent juriste, Marceau Long. La chance voulut que je fasse partie du groupe des commissaires, et le souvenir que je veux évoquer y est lié. Les séances de la Commission de la Nationalité étaient par la volonté de son président, et en raison de l’importance que le président de la République y attachait, télévisées ; pour la France, une vraie révolution. Nous vîmes un jour – et les téléspectateurs en grand nombre le virent – arriver devant la commission un groupe de près de trente Canadiens qui avaient demandé à être auditionnés officiellement et en public. Ils venaient du Québec et du Nouveau-Brunswick. Ils déroulèrent devant nous d’immenses arbres généalogiques remontant aux origines, et nous dirent : « Nous sommes Français, nous n’avons jamais cessé de l’être même si nous sommes Canadiens. Nous parlons français et vous devez, puisque vous devez définir comment on devient français, nous rendre cette nationalité qui est la nôtre. Nous parlons au nom de tous nos compatriotes. » À les écouter, à entendre cette langue si pure, à regarder ces beaux visages et ces arbres généalogiques si parfaits et complets, je puis vous dire que sans honte aucune, nous avons tous pleuré d’émotion. La Belle Province, les arpents de neige, décriés hélas par Voltaire, étaient devant nous. Tout ce qui nous unissait par-delà les siècles et l’Océan s’est imposé à nous. Hélas la bureaucratie, les lois, les pesanteurs du monde moderne n’ont pas permis au rêve magnifique de vos compatriotes de prendre corps. Il reste de cet épisode le souvenir et le constat que ce qui nous unit, les mots, notre trait d’union, existent plus fort que les apparences.

Le général de Gaulle, dont les propos au Canada, ou à son propos, ont parfois soulevé des tempêtes, a dit un jour : « Le fait que la langue française perdra ou gagnera la bataille au Canada, pèsera lourd dans la lutte qui est menée pour elle d’un bout à l’autre du monde. » Votre venue à l’Académie, vos projets nous confirment ce que nous pensions et croyions savoir, que la bataille était gagnée au Canada, donc que, comme le disait en stratège qu’il était, le général de Gaulle, votre victoire est un gage d’avenir pour la langue française. Notre gratitude à votre égard, à l’égard de tous nos amis, et j’ose dire notre famille canadienne, est immense.

Merci profondément, Monsieur le Ministre, d’être venu nous aider à regarder l’avenir avec confiance.