Discours prononcé à l'occasion de la mort de Louis Gillet

Le 8 juillet 1943

Abel HERMANT

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. ABEL HERMANT

le jeudi 8 juillet 1943

A L’OCCASION DE LA MORT

DE

M. LOUIS GILLET

 

Messieurs,

Surpris jeudi dernier, au moment d’entrer en séance, par une nouvelle qui n’était que trop prévue, mais que nous n’attendions pas si soudaine, nous n’avons pu rendre à Louis Gillet qu’un hommage hâté, sommaire, aussi disproportionné à notre sentiment qu’à son mérite ; et lorsque nous l’avons conduit au cimetière, les circonstances ne nous permettaient que de nous incliner devant sa tombe silencieusement. Ce dernier adieu différé, nous le lui dirons aujourd’hui, entre nous.

Messieurs, c’est une vie simple et noble qui vient de s’achever prématurément, une vie exemplaire, vouée aux affections honnêtes et au travail sans relâche, passionnément laborieuse, mais toute illuminée par la passion de l’art et de la beauté.

Il en eut tout enfant la première révélation : il allait accomplir sa douzième année; ses parents l’emmenèrent en Italie, et ce fut comme un baptême. Son goût encore secret, encore à l’état d’innocence, reçut des leçons, qu’il ne devait bien comprendre que plus tard, mais que sa mémoire toute neuve mettait en réserve, de Rome, de Sienne, de l’Ombrie, de Florence. Il revint en France porteur de trésors dont à peine il soupçonnait le prix, mais déjà tourmenté par la nostalgie, par le désir, par le besoin de revoir cette merveilleuse Italie, qui lui semblait la terre de beauté unique. Il ne lui restait qu’à découvrir la France. Ce fut, caprice étrange de sa destinée, en faisant son service militaire qu’il la découvrit. Il était en garnison à Chartres, il se prit d’amour pour la cathédrale, et elle ne se refusa pas à lui. Il en connut toutes les pierres. Il eut dès lors le pressentiment de sa vocation. Comme Ruskin a écrit Les Pierres de Venise et La Bible d’Amiens, il devait écrire la bible de Chartres.

Ce n’est, Messieurs, le titre d’aucun de ses livres, ce pourrait être le titre d’ensemble de la partie de son œuvre critique qui est consacrée à notre passé. Nul n’a mieux senti que lui, et mieux fait sentir, l’absolue originalité, la beauté ingénue de notre art gothique. « La France au XIVe siècle, a-t-il écrit, loin d’être grossière et barbare, est, pour les arts, en pleine fleur. » Mais ses nouvelles amours ne l’obligeaient à aucune infidélité : en même temps qu’il « suspendait, disait-il, son cœur aux pieds de la vierge de Chartres », il s’éprenait de saint François d’Assise et commençait d’écrire l’histoire des ordres mendiants. Puis, c’était un livre sur Raphaël, un autre sur Watteau ; car telle était la diversité, l’ouverture de cette intelligence accueillante à tous les visages de la beauté, toujours prête à l’enthousiasme et incapable de parti pris. L’art le plus moderne n’a pas eu de plus ardent défenseur que ce passionné de l’art médiéval et de l’antique, fervent et intime admirateur de Rodin et de Claude Monet.

Nous ne devons pas oublier non plus, Messieurs, surtout à l’heure présente, que ce grand serviteur de la beauté fut un bon serviteur de son pays : ancien combattant de 1914, à qui l’un de ses hommes, plus tard, écrivait : « Malgré votre haute taille, on ne vous a jamais vu courber la tête devant les balles »; et cette fois, victime de la guerre, qui sans doute a hâté sa fin, qui a retenu loin de son lit de mort son fils prisonnier.

Lorsqu’il fut reçu à l’Académie, le 11 juin 1936, déjà l’atmosphère était lourde, les nuages s’amoncelaient, et l’orage menaçait, qui a éclaté trois ans plus tard. Georges Goyau, qui répondait à son remerciement, fit une allusion discrète aux dangers que courraient en cas de guerre nos plus précieuses richesses d’art. « Les vitraux de Chartres, dit-il, de votre Chartres, pourraient être en péril. » Hélas ! ceux-là et tant d’autres, et en Italie comme en France. Ainsi que notre Bergson, qui nous a quittés, lui, aux premiers lendemains du désastre, Louis Gillet aurait eu le droit de dire en mourant : « Je n’avais pas mérité de voir cela. »