Discours prononcé à la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France

Le 8 mai 1917

Prosper BRUGIÈRE, baron de BARANTE

DISCOURS PRONONCÉ

A L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE

DE LA SOCIÉTÉ DE L’HISTOIRE DE PARIS

ET DE L’ILE-DE-FRANCE
LE 8 MAI 1917

PAR

LE BARON DE BARANTE
PRÉSIDENT

 

Messieurs et chers Confrères,

L’année qui vient de s’écouler nous fut cruelle, et par le nombre et par les personnalités de nos collègues disparus. Saluer ces morts regrettés est aujourd’hui notre triste et premier devoir.

M. le marquis de Laborde était, honneur fort rare dans une société savante, pour la deuxième fois président de la Société de l’histoire de Paris, quand un tragique accident nous l’enlevait, au lendemain même de notre dernière assemblée générale. Il avait été un de nos fondateurs et notre trésorier de 1874 à 1887. Dans quel groupement de lettrés, d’amateurs et d’érudits ne trouvait-on pas, du reste, cet ancien élève de l’École des chartes ? À l’Histoire de France qu’il présida et dont le comité de publication le comptait parmi ses membres ; aux Anciens élèves de l’École des chartes ; à l’Histoire diplomatique ; au Comité des travaux historiques, auquel il apportait un concours aussi précieux qu’assidu, et dans cent autres réunions. Partout où on le rencontrait, que ce fût dans un de ces cénacles, un salon ou un cercle, ses encyclopédiques causeries vous enseignaient et vous charmaient. Nul sujet, nul genre ne lui était étranger. Un mot de son interlocuteur faisait jaillir de sa prodigieuse souvenance des anecdotes, des chroniques de tous les temps, de tous les pays. Anthologie vivante de nos poètes du XVe siècle à notre XXe siècle, écho fidèle de l’éloquence de nos orateurs, il possédait en leur texte complet : Rabelais, Montaigne, Saint-Simon, Balzac ; et nos romantiques, nos naturalistes, comme nos classiques n’échappaient pas à son impeccable mémoire. Mais l’histoire et ses sciences auxiliaires semblaient encore le domaine préféré du savant éditeur de La Layette, du Trésor royal des chartes, ouvrage poursuivi pendant que M. Léon de Laborde, directeur de nos Archives nationales, ne voyait pas sans orgueil son fils devenu un de ses meilleurs collaborateurs.

Notre collègue Joseph de Laborde continuait vraiment les traditions d’un nom qui, depuis près de deux cents ans, est cher aux arts, aux belles-lettres et connu de nos armées, nos assemblées politiques, nos académies. Il était bien un petit-fils de ce XVIIIe siècle, auquel tant de souvenirs le rattachaient, par l’élégance courtoise de ses manières, ce dégagé d’esprit qui, sans illusions, ignore les déceptions et ne demande aux choses et aux gens que le sourire du moment qui s’enfuit. Mais, si les plus mondains milieux, aux fêtes desquels il prêtait quelquefois l’assistance de son érudition, le recherchaient et l’aimaient, c’est auprès de ses anciens camarades de l’École des chartes, de ses confrères de vie intellectuelle, qu’il se plaisait le plus. Les sentiments qu’il leur portait allaient très au delà de la plus amène cordialité. Aussi sa mort a été pour nous, non seulement un chagrin de confraternité, mais un chagrin d’amitié.

Membre de notre Société depuis 1912, ainsi que de la Société historique de Pontoise, M. le comte de Blavette s’intéressait particulièrement à l’histoire de Paris et de sa région. Connaître dans ses moindres détails une période, un État, une province ou une ville, comme un collectionneur se spécialise dans la réunion d’objets déterminés, séduit souvent un esprit distingué et, s’il néglige de confier au public ses curiosités satisfaites, il est du moins un lecteur de choix pour ceux dont il étudie les travaux. M. le comte de Blavette se rangeait parmi ceux-là.

Si M. Léon Poeckès était entré, presque au sortir du lycée Condorcet, dans l’importante maison de commerce à la tête de laquelle de très complètes facultés de travail et d’intelligence le placèrent un jour, ses études classiques, ses humanités, lui avaient laissé des souvenirs et des goûts qui ne s’effacèrent jamais. Reprendre contact avec les chefs-d’œuvre de notre littérature et en suivre les évolutions contemporaines lui permettait d’oublier un instant ses occupations, pour ne s’y remettre qu’en un état d’esprit plus indépendant des contingences professionnelles, plus clair­voyant et, guide meilleur encore, dans la route à suivre. Puis, cette alliance si fréquente en France des arts et des lettres avec la technique de métier, n’est-elle pas pour beaucoup dans ce goût, ce tour de main, du travail français ? M. Poeckès n’aimait pas moins l’histoire, celle de Paris surtout, où s’écoulait son existence. Lire nos bulletins, nos mémoires, s’en entretenir, était le gage de sa fidélité à notre société. Nos regrets lui sont acquis.

M. Hippolyte Salles donnait la place qu’ils devaient avoir, dans une vie sagement ordonnée, aux labeurs de sa carrière, à la culture de son esprit, aux plus nobles sentiments de son cœur. La haute banque parisienne le compta parmi ses importantes personnalités et sa bonté, comme sa bienfaisance, ne furent pas inégales à sa fortune ; mais il ne se contentait pas des générosités de celle-ci, il consacrait aux œuvres charitables ou religieuses ces dons d’organisation et de direction qui fécondent et centuplent toute libéralité. Les lettres et les arts trouvaient en M. Salles de semblables concours ; aussi, son nom est-il inscrit parmi ceux de nos premiers adhérents. Notre regretté confrère vécut toujours à Paris, où il mourut à quatre-vingt-six ans, riche en années comme en vertus.

M. Pierre Quentin-Bauchart portait un nom depuis longtemps connu dans les lettres, les arts et les sciences politiques. Il en doublait l’héritage, reçu de trois générations successives, quand la France lui apporta non point la couronne d’olivier, que lui promettaient les débuts de sa carrière, mais la couronne de laurier, dont il célébrait la gloire, quand il écrivait, la veille même de sa mort en une lumineuse vision du lendemain : « C’est quelque chose de tomber au grand soleil de la victoire ! » La balle qui frappait au front l’héroïque capitaine, déjà plusieurs fois cité à l’ordre du jour et que des blessures répétées avaient à peine arrêté quelques instants dans sa marche en avant, enlevait à la ville de Paris un de ses plus éminents et dévoués conseillers, aussi soucieux de son histoire que de sa prospérité et de son décor dans le présent. Les hommages rendus à sa mémoire par les assemblées municipale et départementale, par le Préfet de la Seine, et sa noble effigie, gravée par leurs soins sur un impérissable airain, en sont les solennels témoignages.

M. Pierre Quentin-Bauchart, lauréat du Concours général, puis de l’École des sciences politiques, étudiait, aussitôt après un doctorat ès lettres brillamment conquis, Lamartine, homme politique. Ce fut le divin poète, qu’il rencontra toujours sous le masque de l’incomparable orateur, derrière les chimères de l’homme d’État, comme dans le geste dominateur du 25 février. Platon l’aurait banni de sa république, mais couronné de roses. Le fils, qu’il avait conçu, le suffrage universel, lui aussi le bannit du pouvoir, mais pour ne lui faire connaître que les cruelles épines d’une vieillesse misérable et déchue. Les Chroniques du château de Compiègne, le Docteur Guillotin et la Guillotine, les Richesses d’art de Paris, figurent aussi parmi les publications de ce si jeune et si fécond Pierre Quentin-Bauchart. Notre collègue faisait partie depuis 1911 de notre Société où il entendit succéder à son père. Son glorieux souvenir ne sera jamais oublié de nous, et c’est sur le champ de bataille de Bouchavesnes, où il dort enveloppé dans le drapeau de la France, que notre pensée ira toujours à lui.

Ce fut vers les temps les plus reculés de l’histoire, que M. le marquis de Vogüé dirigea les premiers pas de son illustre carrière. Ses travaux d’épigraphie sémitique, de paléographie phénicienne et araméenne, ses études d’art phénicien et chypriote, ses recherches sur le rôle religieux et commercial des Hébreux et des Araméens en Syrie, de nouvelles clartés sur les Palmyriens et les Nabatéens, le sacrèrent rapidement grand maître de l’archéologie orientale et lui ouvrirent, dès 1868, les portes de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Nul ne pouvait mieux représenter la France en ce Levant, que l’orientaliste qui, en le parcourant pour y retrouver le passé, en avait pénétré le présent ; que ce descendant de ceux qui y chevauchèrent aussi, aux temps des gestes Francs, huit siècles auparavant. M. Thiers le comprit et nomma M. de Vogüé ambassadeur à Constantinople, quand, au lendemain de nos revers, ce judicieux homme d’État voulut avoir dans les principales cours de l’Europe, des envoyés dont le nom rappelât les gloires anciennes de la France et à qui l’orgueil de semblables souvenirs permettrait de ne s’incliner devant aucun autre. La haute autorité de M. de Vogüé ne s’affirma pas moins à Vienne que dans son poste précédent. C’était une autre face de la question d’Orient qui s’y présentait à lui ; mais la diplomatie de l’Europe savait encore éloigner la tempête redoutée, qui, quarante ans après, devait être le cyclone mondial, déchaîné par ce même et débile empire d’Autriche-Hongrie.

En 1878, l’axe politique se déplaçait en France et M. de Vogüé ne trouvait plus chez les nouveaux gouvernants cette amitié confiante, cette communauté de sentiments et de traditions, qui faisaient de lui un collaborateur du pouvoir et non point un subordonné sans initiative et sous la dépendance de contradictoires instructions. M. de Vogüé rentra en France et, dès lors, commença pour lui la plus noble, la plus féconde période de sa vie, maintenant tout entière consacrée aux intérêts matériels et moraux du son pays.

L’étendue et l’universalité de son esprit ouvert aux conceptions les plus modernes, que souvent même il dépassait sur le chemin du progrès, ses facultés de travail et d’inlassable activité, ses compétences techniques, la connaissance des hommes, l’habileté, l’énergie, la prudence de ses directions, présidèrent à toutes ses œuvres économiques. C’est l’agriculture française, dont cet agriculteur développe les grands organismes, où les uns viennent demander les enseignements qui perfectionnent leur culture, les autres, les coopérations qui leur ouvriront des marchés, favoriseront leurs transactions, défendront leurs droits, provoqueront de tutélaires législations. C’est l’industrie nationale qui compte parmi son élite ce maître de forges, ce fabricant de produits chimiques, cet administrateur d’une de nos compagnies de chemin de fer. À l’assistance, il apporte les lumières de l’économiste et le dévouement du chrétien. Il institue et dirige l’Office central des œuvres de bienfaisance : Clearing House, où toutes les charités, les philanthropies se rencontrent pour se partager les misères à soulager et en ordonner l’aumône. La Société de secours aux blessés militaires l’eut comme fondateur et il la dirigeait ainsi que le Comité central de la Croix-Rouge française, lorsque la guerre en remplit les ambulances et les hôpitaux de victimes en un nombre que n’auraient pu concevoir les plus sombres hallucinations. La Croix-Rouge, nous en sommes témoins, fut à la hauteur de sa tâche.

Entre temps, l’historien que ne cessa jamais d’être M. de Vogüé publiait les Mémoires du Maréchal de Villars dont il contait la vie ; puis les Correspondances du duc de Bourgogne et du duc de Beauvilliers ; une Famille vivaraise, où l’histoire de France se confond avec celle de son antique et vaillante lignée. En 1902, l’Académie française voulut partager avec l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres l’honneur de le posséder parmi ses membres ; mais l’Institut ne lui fit jamais oublier la pléiade de sociétés savantes aux travaux desquelles il participait, s’intéressait et souvent présidait.

Nos études l’attirèrent vers nous en 1892. Il désirait mieux connaître encore l’histoire de Paris, inséparable de l’histoire de France. Puis, Paris, où ce Cévenol éleva une somptueuse demeure, n’était-il pas le centre de sa vie intellectuelle, de ses fécondes initiatives, de son action si diverse et si vivante ? Paris n’avait-il pas été toujours présent à ses pensées, même au temps de sa jeunesse, quand il parcourait les solitudes de l’Asie et foulait le sol désert où gisaient Babylone, Ninive, Suse, ces grandes capitales de civilisations disparues, auxquelles Paris succédait dans une civilisation nouvelle : celle-ci indestructible ? Il devait, hélas ! dans les derniers mois de sa longue vie, entrevoir pour ce Paris le sort de ces antiques cités détruites, elles aussi, par des ennemis de semblable culture et d’une barbarie non moins calculée. Terrible négation de l’influence des mœurs sur les férocités de rame humaine ! Mais il voyait aussi le danger écarté, par une bataille plus libératrice encore que celle de Denain, dont le récit était la plus belle page que sa plume eût tracée.

Receveur municipal et trésorier de la Ville, Ernest Courbet tentait d’élargir l’horizon trop limité de ses fonctions par l’étude de l’histoire de Paris, dans son vaste et si complexe ensemble. Aussi a t-il été un de nos associés de la première heure ; mais la littérature occupa surtout ses loisirs, puis les années de sa retraite. Choisir, dans les œuvres quelquefois incorrectes et confuses de nos poètes du XVIe siècle, celles que lui désignaient leur fraîcheur et leur grâce, le coloris, l’émotion, l’enjouement, la verve caustique, et les présenter au lecteur, assaisonnées de commentaires, de notes, d’une aimable et piquante érudition, fut sa tâche, et c’est ainsi que nous lui devons : les Sérées de Guillaume Bouchet, les Odes et Soupirs d’Olivier de Magny, les Poèmes satiriques de l’Espine, les Balivernes de Du Fail, les Élégies de Julyot, les Dialogues de Tahureau, les Satires de Mathurin Regnier. Il n’abandonna les poètes de la Renaissance que pour travailler à une nouvelle édition de Montaigne, dont les écrits, comme ceux de nos autres grands écrivains, n’auront jamais de dernière édition.

Qui n’a suivi un entomologiste dans ses minutieuses prospections ? et ne l’a vu scruter la feuillée ou l’humus, l’anfractuosité du roc et les mobilités du sable, pour s’arrêter devant le moindre insecte, qu’il rampe sur le sol ou que, diapré de mille couleurs, il vole dans les airs ? Il en analyse la structure, le mécanisme vital, en étudie les mœurs, les parentés, puis en opère le classement par genres, espèces, catégories.

Ces goûts, ces procédés, ces méthodes, étaient ceux de M. Maurice Tourneux, en histoire littéraire et bibliographie. N’a-t-il pas, en effet, erré dans tous les bois sacrés des XVIIIe et XIXe siècles ? Sans idée préconçue, au gré de son éclectique fantaisie et de ses impressions d’amateur et d’artiste, c’est l’édition de Diderot, commencée par Jules Assézat, qu’il termine ; c’est la Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de ses collaborateurs dont il ravive l’intérêt par ses notes, gloses et commentaires ; l’Histoire journalière de Paris par Dubois de Saint-Gelais, le Journal intime de l’abbé Mulot, les Mémoires de Hardy, qu’il nous révèle enfin ; Meunier de Querlon, Mercier de Saint-Léger, auteurs oubliés, mais non moins agréables, auxquels il nous ramène ; les Procès-verbaux de la Commune de Paris qu’il a retrouvés dans nos archives. Puis, au siècle suivant : le romantisme bohème de Gérard de Nerval, le romantisme au style et à la composition classique de Prosper Mérimée, le romantisme aux couleurs chatoyantes et violentes, à l’imagination sans limite et sans frein dans la dépense de ses richesses, de Théophile Gautier, enfin, Delacroix le peintre de cette école l’attirent et nous attirent avec lui. Mais ses patientes et persévérantes investigations devaient surtout nous donner le grand bibliographe que fut Maurice Tourneux. Sa Bibliographie de l’Histoire de Paris pendant la Révolution, pour ne citer que ce travail entre tant d’autres, est un de ces ouvrages générateurs d’historiens sans nombre, auxquels ils facilitent assez leur œuvre, par les sources et documents indiqués, pour les engager à l’entreprendre. La fréquentation, le maniement du livre, impliquent souvent l’amour des arts, auxquels ont été confiés la mission de répandre la pensée de l’auteur et habiller son texte. Le papier, l’impression, l’illustration, la reliure du volume, les mains qui l’ont feuilleté, apportent au bibliophile de ces délicates jouissances, que Maurice Tourneux sut éprouver et décrire en des pages où la science ne se sépare jamais du sentiment de l’art.

Posséder Maurice Tourneux était pour une société savante un gage d’études heureusement conduites, de séances aussi suivies que meublées, de bulletins et de mémoires intéressants. Aussi toutes voulaient s’en honorer, les plus anciennes comme celles dont ses auspices décidaient la naissance. Nulle n’a contracté envers lui une plus forte dette que la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France ; chaque feuillet de nos tables et de nos procès-verbaux la remémore. Notre reconnaissance, nos regrets, ne seront pas seulement un témoignage rendu à l’éminent collaborateur ; ils s’adresseront aussi à l’affectionné confrère, dont la courtoisie, l’obligeance, le cédaient toutefois à son extrême modestie, qui seule ignorait sa très haute valeur.

M. Paul Fould avait été maître des requêtes au Conseil d’État du second Empire. Tous les historiens de ce régime ont été unanimes à redire combien furent remarquables les travaux de consultation administrative, de juridiction contentieuse, vie préparation législative de cette institution, dont les membres nommés par le pouvoir et toujours amovibles, professaient une impartialité, une indépendance, inconnues dans les assemblées déférentes et dociles d’alors, élues cependant par le suffrage universel. M. Paul Fould ne subit pas moins la disgrâce de ceux dont les noms ont marqué au service de la France sous un gouvernement tombé. Leurs mérites sont oubliés ; seuls subsistent les souvenirs condamnés de leurs faveurs passées ; mais ce ne sont point ces légitimes faveurs qu’ils regrettent : c’est l’inaction désormais imposée. Les lettres, les arts, les affaires héritent heureusement quelquefois de ces forces négligées par le pays politique. M. Paul Fould sut, lui aussi, leur apporter ses multiples concours. Pour ne mentionner ici que les œuvres historiques de notre collègue, je vous rappellerai sa publication du plus agréable intérêt : les Anecdotes de la Cour de France sous le règne de Louis XV, par François-Victor Toussaint. À la mise en ordre du manuscrit, à son annotation tout imprégnée d’actualité, à une identification scrupuleuse des personnages, l’éditeur voulut joindre une fastueuse illustration. Son goût si sûr y réunit la plus séduisante reproduction de portraits et de dessins. C’est aussi à ce même XVIIIe siècle qu’il demanda le sujet d’une curieuse étude d’histoire et de mœurs diplomatiques, intitulée : Un diplomate au XVIIIe siècle, Louis-Augustin Blondel. Nos publications répondaient bien aux interrogations de M. Paul Fould sur l’autrefois.

Nul ne connaissait mieux l’histoire de Paris, car nul ne s’y consacrait plus passionnément que M. Lucien Lazard. Aussi occupe-t-il une des premières places dans l’érudition parisienne. Peu d’ouvrages, depuis vingt ans, ont été publiés sur Paris sans qu’il ait été consulté. Nos Mémoires, nos Bulletins n’ont pas été des moins libéralement dotés par ce savant collègue, dont les recherches comprenaient les sujets comme les époques les plus variés. Dénombrer les sources de cette histoire dans le passé et les aménager pour demain, était le but visé de cet archiviste-adjoint du département de la Seine. L’historien en lui n’ignorait pas que dans les archives, se trouvent surtout les heures vécues avec leur vérité, leur physionomie et, si je puis me servir de cette comparaison : leur température ; et non point dans les récits, thèses, apologies, voire même les mémoires, œuvres presque toujours inspirées par des passions politiques, religieuses, artistiques ou économiques, ainsi que très souvent par des préoccupations d’effets de style, de composition et de pittoresque. Mais, l’archive se multiplie et, feuille volante, se disperse ou s’ensevelit dans des cartons et des dossiers inexplorés, souvent même insoupçonnés. Aussi sa bibliographie est-elle autrement difficile et précieuse que celle de l’œuvre imprimée, beaucoup plus accessible à tous. La publication du Sommaire des Archives du fond des Domaines du département de la Seine, de M. Lucien Lazard, est une des clefs du Paris immobilier et topographique, comme son Inventaire alphabétique des documents relatifs aux artistes parisiens, conservé aux archives de la Seine, est une de celles du Paris intellectuel. Son étude sur l’exposition rétrospective décennale et centennale de la Ville en 1900 est lui, aussi, un travail de premier ordre.

L’iconographie constituait aux yeux de M. Lucien Lazard l’élément le plus certain de l’histoire, car elle matérialise, par l’image, les événements, les personnages et les mœurs. Que ne devons-nous pas aux miniatures de nos vieux manuscrits, aux sculptures et aux vitraux de nos monuments et de nos cathédrales ! Mais la science contemporaine a donné à l’iconographie une exactitude mathématique dont s’écartait souvent la mémoire, l’imagination et le génie même des peintres et sculpteurs. La photographie et la cinématographie, qui est venue l’animer, sont les témoins irrécusables invoqués et salués par M. Lucien Lazard. Voir se créer des cinémathèques pour assurer la conservation des films, était son rêve et déjà il se réalise. Les épisodes de notre guerre se dérouleront devant le plus lointain avenir et, combien acclamé sera ce film, qui le fera assister au triomphal défilé de nos troupes victorieuses dans Paris !...

M. Lazard habitait Montmartre. Il aimait étudier à la loupe, dans les moindres souvenirs, ce petit coin de la grande ville. Aussi était-il l’âme de la Société du Vieux-Montmartre, une des plus actives de ces sociétés de quartier, qui apportent le tribut de leur érudition à l’histoire générale de la cité.

La mort ne parcourt pas seulement nos champs de bataille en ces tragiques instants. Elle fauche également parmi les esprits généreux qu’angoissent de patriotiques anxiétés et les cœurs menacés ou frappés dans leurs plus chères affections. La fin de M. Lucien Lazard fut donc prématurée ; nous n’en serons que plus tristement émus.

Je crains qu’arrivé au terme de ce long nécrologe, le temps ne me soit trop mesuré pour vous lire, comme j’en avais eu la pensée, une analyse et quelques extraits d’un journal écrit par un jurisconsulte auvergnat, d’une certaine célébrité, Amable Mazuer, pendant un de ses séjours à Paris.

C’est une chronique intitulée : Ce qui s’est passé au Palais, de 1549 à 1554. Des anecdotes s’entremêlent à des notes sur les causes plaidées, parues les plus intéressantes à l’auteur. Nos bulletins ou nos mémoires pourront peut-être recueillir ce diurnal, si un nouvel examen m’enhardit à le leur confier.

Je découvris ce manuscrit, en cherchant dans de vieux papiers, les lettres de naturalisation parisienne que doit vous présenter tout président qui ne peut se prévaloir d’une origine exclusivement lutécienne. J’y ai trouvé ainsi un nouveau témoignage de ce contact que gardait, de génération en génération, avec Paris la robe auvergnate, retenue au fond de ses sénéchaussées par les charges de présidial, plus accessibles à sa fortune ou à sa faveur, que les hautes judicatures du Parlement, ou les devoirs et honneurs de la Cour. Le graphique, parallèle à beaucoup d’autres, à celui des Chabrol entre autres, des relations séculaires d’une famille de ce milieu avec la capitale, vous en sera un des exemples.

Vers la fin du XVIsiècle, on est parvenu à cette notabilité, qui dépasse l’enceinte de la ville natale : aux consulats ou échevinages succèdent des offices provinciaux, des charges de magistrature. On possède un petit fief, et aussitôt on voit les paraître dans généalogies, à la suite du nom cité, cette mention : fit ses études à Paris. Cette préférence pour les collèges de Paris, quand ceux de sa province sont aristocratiquement peuplés, réputés et dirigés par les mêmes Jésuites, s’accentue et se renouvelle à la génération suivante, où le doctorat en droit n’est plus acquis à l’Université la plus proche, celle de Bourges, mais à Paris. Quant à l’écolier de la fin du XVIIe siècle, il est, lui, des plus brillants, ainsi que l’attestent les livres reçus en prix, de format in-quarto, reliés en maroquin aux L couronnés, conservés encore sur les rayons d’une bibliothèque héréditaire, non loin d’un recueil factice, où sont réunies, pèle-mêle avec d’autres brochures, les Provinciales de Pascal, envoyées par cet allié, au fur et à mesure de leur publication et que marquent encore l’empreinte laissée par les liens du paquetage de la poste.

Claude-Ignace de Barante, devenu lui aussi docteur en droit, ne quitte pas Paris. Il y est le disciple choyé de Port-Royal, où l’accrédite et cette alliance avec Pascal, et de vieilles amitiés avec les Arnaud ; puis surtout la place occupée par les siens dans le jansénisme d’Auvergne. Mais, s’il collabore à l’Epigrammatum Delectus de Nicole, s’il publie en français son discours sur la vraie et fausse beauté dans les ouvrages de l’esprit, le latiniste formé par les méthodes de Port-Royal aborde aussi des auteurs moins sévères. Il traduit l’épisode de Psyché dans l’Ane d’Or d’Apulée, disserte et même polémique sur Pétrone. Enfin, il abandonne un peu ses maîtres austères pour se lier avec Furetière, Lesage, Regnard, Dufresny, et succombe aux tentations de la scène.

Ses pièces se jouent, non sans succès, au théâtre Italien et, quand on les relit dans le recueil de Gherardi, on n’est pas sans être surpris de la liberté de langage et de l’irrévérence des compère et commère, Arlequin et Colombine, vis-à-vis du clergé, de la cour, de la finance et de cette magistrature dans les rangs de laquelle l’auteur paraîtra le lendemain ; quand enfin, rentré à Riom et conseiller au présidial, il suivra en marguillier dévot les processions du Saint-Sacrement, ouvrira sa maison aux Oratoriens, comme à son évêque et ami, Massillon, sera le conseiller du parti janséniste en Auvergne, pendant la persécution du cardinal de Fleury, pour la bulle Unigenitus.

Son fils, lui aussi, est à Paris, où l’académicien Danchet apprécie assez ses premiers essais littéraires, pour s’approprier l’épître dédicatoire d’un de ses opéras, dont il lui a demandé le projet, quand le barreau et le bureau des Finances le rappellent en sa province.

Mais, vers le dernier tiers du XVIIIe siècle, ce ne sera plus seulement à des Oratoriens et à des Génovéfains, à des bons jansénistes, qu’au sortir de Juilly sera recommandé un autre Claude-Ignace. Il sera présenté dans des maisons parlementaires et vivra dans une société, devenue parente ou amie, de haute robe et de haute finance, où l’avocat général Séguier semble régner. Le Parlement exilé est remplacé à ce moment par le Parlement Manpeou, et la correspondance de l’étudiant reflète toute l’indignation de ce milieu, son mépris pour l’arbitraire du pouvoir, sa malveillance pour la Cour. C’est surtout l’ancien droit public français, que le futur docteur étudie pour y trouver les arguments contraires aux pratiques du jour. Au retour en l’héréditaire présidial, il ne s’ensevelit pas dans ses fonctions de lieutenant civil, puis criminel et de trésorier de France. Il s’est marié à Orléans et y retourne souvent. La capitale est à deux pas, il ne l’ignore point.

Après avoir joué dans sa province un rôle important aux élections des États Généraux, où il n’a pas sollicité de siège, il vient suivre les événements. S’il voit le ministre Montmorin, son voisin de campagne ; Narbonne, son condisciple ; Montlosier, dont il est le confident ; Chabrol, son parent ; Malouet, il est aussi l’ami intime de Duport. Il n’en partage certes pas les ardeurs ; mais il prend part quelquefois, chez lui, à cette réunion des Trente, où Mirabeau prélude par l’éloquence de la conversation à l’éloquence de la tribune. Quelques années après, ce n’est plus Claude-Ignace qui est à Paris, c’est une épouse désolée, qui rôde dans les couloirs de la Convention, pour obtenir l’élargissement de son mari incarcéré et voué au tribunal révolutionnaire. Les compatriotes, les anciens obligés, détournent d’elle leur tête, qu’ils ne veulent pas perdre pour sauver celle d’un autre. Ce n’est plus que dans une lassitude prévue de Robespierre qu’elle met son espoir, quand l’ivresse de la victoire de Fleurus et des libations qui la célèbrent troublent assez les yeux et la main de dix conventionnels, chiffre requis, pour signer une mise en liberté.

L’aîné de ses enfants, qui termine ses études à Paris, pour entrer à l’École polytechnique, ramène Claude-Ignace. Il se partage entre le Publiciste et la Décade Philosophique, où il écrit, et toute cette société polie se reconstituant, réunissant les fugitifs de la veille aux nouveaux arrivés en ce commerce d’esprit qui, toujours en France, a rapproché les origines contraires et nivelé les conditions inégales. Puis, préfet du Consulat, préfet de l’Empire, il ne cessera de revenir pour traiter des intérêts de ses administrés, ou assister, tout chamarré, au sacre et autres fêtes officielles, jusqu’au jour d’une disgrâce, dernier lustre de sa vie publique.

Mais les plus séduisantes intimités, les plus belles alliances, les premières fonctions, les mandats législatifs, la pairie, les lettres, l’histoire, l’Académie française, retiendront son fils à Paris, pendant sa longue carrière. Dès lors, la famille auvergnate y aura définitivement droit de cité. Toutefois, elle n’oubliera pas la province dont elle est sortie, la terre patrimoniale avec ses souvenirs et ses tombes ; puis, la bibliothèque où, depuis des siècles, chaque génération consacre à l’histoire de Paris de nouvelles travées. C’est le souci d’en accroître encore le nombre et la valeur qui m’a conduit vers vous, mes chers collègues ; mais c’est à votre bienveillance seule que je dois l’honneur, aussi immérité que ma reconnaissance est vive, d’avoir été, pendant un an, votre président, ou plutôt, le plus assidu de vos auditeurs et de vos lecteurs.