Discours pour l’inauguration de l’exposition André Maurois, à Rouen

Le 22 novembre 1971

Jean MISTLER

Inauguration de l’exposition André Maurois

à Rouen

DISCOURS

de

M. JEAN MISTLER
de l’Académie Française
délégué de l’Académie

Rouen, le 22 novembre 1971

 

Cette bibliothèque où, comme tant de chercheurs, je suis venu jadis travailler sur les plans et les brouillons de Madame Bovary, voici qu’elle nous réunit aujourd’hui autour du souvenir d’André Maurois. Comment aurais-je hésité à répondre à l’invitation de votre Municipalité ? Le jour où l’Académie Française me fit l’honneur de m’élire, c’est André Maurois qui, au téléphone, eut la gentillesse de m’aviser du résultat d’un scrutin où son influence s’était montrée efficacement persuasive. L’année suivante, quand, revêtu pour la première fois de l’uniforme aux broderies vertes, je pris la parole entre mes deux parrains, Maurois se tenait à ma droite. Plus tard enfin, à mon tour, en recevant son successeur, j’eus l’occasion de lui rendre un dernier hommage sous la Coupole.

Mais sans doute votre appel s’adressait-il aussi à l’ancien élève d’Alain. Comme André Maurois fut son disciple au lycée Corneille, je devais l’être plus tard à Henri IV. Tout un volet de votre Exposition est consacré aux relations d’Émile Chartier avec Maurois, d’abord relations de maître à étudiant, puis amitié durable et sans faille entre l’aîné et le cadet. De dix-sept ans plus jeune qu’Alain, l’auteur de Climats avait douze ans de plus que moi. Je les ai fréquentés l’un et l’autre jusqu’à la fin de leur vie, je les ai vus endormis dans l’éternel repos, et l’hommage rendu à André Maurois ne saurait, dans mon esprit, être séparé de ma reconnaissance envers le maître qui, en 1902 pour Maurois, et en 1913 pour moi, joua le même rôle d’éveilleur et nous apprit à penser.

Il y a dans Proust une page si souvent citée que je la rappellerai uniquement à cause de la forte impression qu’elle avait produite sur Maurois comme sur Chartier. C’est dans La Prisonnière, après le récit de la mort de Bergotte, le tableau de la veillée funèbre : « Ses livres, disposés trois par trois, écrit Marcel Proust, veillaient comme des anges, aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. »

Ni Proust, ni Alain, ni Maurois, ne croyaient beaucoup, je pense, à la résurrection ainsi symbolisée, comme au Moyen Age, par les ailes des anges gardiens, par contre, de nombreux peuples, autrefois, ou même hier, ont cru que l’âme des morts, avant de quitter définitivement le corps qu’elle animait, restait encore quelque temps auprès de lui et s’attardait dans le cadre où elle avait vécu. Une exposition comme celle-ci me rappelle à la fois la page de La Prisonnière et ces vieilles croyances. Cette espérance, sinon de l’immortalité, tout au moins d’une survie, raison d’être et de travailler pour tout écrivain, tout artiste. tout homme d’action, nous la voyons ici, matérialisée à nos yeux par ces images et ces livres qu’on a pieusement réunis, et l’admirable vers de Dante me revient à l’esprit. Au Chant XVe de L’Enfer, le poète rencontre Brunetto Latino, son ancien maître, et il lui exprime sa reconnaissance :

M’insegnavate come l’uom s’eterna,

Vous m’avez enseigné comment l’homme s’immortalise... s’eterna, c’est-à-dire se perpétue dans ses œuvres et dans le souvenir de ses actions. Cette transmission du savoir et de la sagesse par les leçons qu’un maître dispense à ses disciples, Alain l’avait reçue de Jules Lagneau et, à son tour, il la donnait à ses élèves : André Maurois dans votre vieux lycée, ou, à Henri IV, notre jeune troupe, dont la guerre de 1914 allait bientôt emporter près de la moitié !

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Depuis le jeune Émile Herzog, l’enfant de douze ans qui, chaque matin, prend à Elbeuf le train omnibus pour aller en classe à Rouen et qui, « assis sur des coussins de drap beige sale » — un wagon de première, tout de même — observe la laideur des gares et la beauté des eaux et des bois, jusqu’à l’écrivain illustre que nous célébrons, que d’activités successives, mais quelle persévérance, combien de travaux variés, mais quelle unité profonde ! « Il est bon de servir un peu tous les dieux », écrivait Alain. Il est bon de faire plusieurs métiers, nous enseigne la vie de Maurois.

Une intelligence rapide à saisir les idées et prompte à s’adapter aux choses, tel était évidemment le premier de ses dons ; le second fut la ténacité. Les succès scolaires, attestés dès les petites classes par les bulletins trimestriels et prolongés par les brillants résultats obtenus au Concours Général, au baccalauréat et à la licence, auraient pu aisément conduire Maurois aux chaires les plus hautes d’une Sorbonne au prestige alors incontesté. Émile Chartier, à qui il exposait son désir de devenir professeur et écrivain, le lui déconseilla pourtant : « Votre père est industriel, lui dit-il, j’aimerais vous voir entrer dans son usine. Là, vous verriez des hommes au travail. »

Dans cette conversation, nous reconnaissons les idées qu’Alain a développées à maintes reprises : « Pas de romancier sans expérience », répétait-il souvent. Et cela rejoint l’observation si forte de Richard Wagner, à propos de Bach et de Mozart, ces fils de bons musiciens qui allaient franchir l’étape conduisant du métier au génie : « Ils étaient nés dans l’atelier paternel, avec tous les outils sous la main. »

Ce passage dans l’industrie, qu’en est-il resté à André Maurois ? Il parle dans ses souvenirs de cette petite Alsace, cette usine de tissage que ses oncles et son père avaient transplantée, avec ses 400 ouvriers, de Bischwiller à Elbeuf. Sans doute, issu moi-même d’une famille alsacienne repliée de Sélestat sur le Languedoc, suis-je particulièrement sensible à ce que ces transplantations supposent de sacrifices et de déchirements, aussi ne puis-je lire sans une émotion presque physique ces premières pages des Mémoires de Maurois et leur évocation des fêtes de la Noël, si douce-amère au cœur des exilés. Devenu, à trente-cinq ans, l’animateur de cette industrie, il fera face, aussi longtemps que ce sera possible, à la crise économique et, dans Bernard Quesnay, il écrira un des rares romans français qui nous fassent comprendre, avec ses soucis et ses risques, la vie d’un patron, responsable non seulement de sa famille, mais des trois ou quatre cents familles que son entreprise fait vivre et qui font tourner cette entreprise. Réalités autrement fortes que les développements faciles de tant d’intellectuels « engagés », comme on dit.

Sergent d’infanterie en 1914, Maurois pouvait sembler voué à la mort : soit au bout de six mois, avec un galon de sous-lieutenant sur la manche, soit de dix-huit, avec trois galons ! La chance imprévisible d’une réponse affirmative faite dès avant la guerre à un recensement des sous-officiers parlant anglais, le sauva. Faut-il rappeler en détail les années qu’il passa, comme interprète et comme agent de liaison, dans l’armée britannique ? Ce serait inutile. Ses livres, Bramble et O’Grady, ses premiers succès, sont présents à tous les esprits, mais, au-delà de cette moisson d’observations utilisées presque sur le vif, l’Angleterre a exercé une influence plus profonde sur le jeune écrivain : pour Shelley, pour Disraeli, pour Byron, ses premières grandes biographies, le domaine anglais lui a fourni, en plus de ses personnages, la méthode d’un genre littéraire qu’il n’a pas créé, mais qu’il allait merveilleusement acclimater chez nous.

Le succès fut rapide. Maurois devint vite un écrivain fêté dans la société parisienne et lu jusqu’au fond des provinces. Était-il heureux ? Il en donnait l’impression quand on le rencontrait, mais plus d’un passage de ses romans rend le son mélancolique d’une fêlure secrète, ses Mémoires portent la trace d’une tragédie intime dont il ne s’est jamais consolé, et on n’y trouve guère ces clous d’or dont parle un autre mémorialiste, ces clous qui, ramassés dans le creux de la main, tiendraient bien peu de place, mais qui, plantés au mur de la vie, en éclairent la grisaille.

Dépourvu de toute vanité, André Maurois semblait vouloir se faire pardonner ses succès. Un jour, dans un salon, quelqu’un lui disait : « Je vous envie un peu votre bel appartement de Neuilly, face au Bois de Boulogne ! » Avec un sourire, il répondit : « Oui, mais les animaux du Jardin d’Acclimatation n’ont pas les mêmes horaires que nous et, la nuit, on est réveillé, tantôt par le barrissement d’un éléphant, tantôt par le rugissement d’un lion, sans compter tous les quadrupèdes et tous les oiseaux dont j’ignore comment on nomme leur cri, et, vers trois heures du matin, ce n’est pas le moment de chercher dans le dictionnaire ! »

Nous ne parlerons pas en détail des cent volumes qu’il a publiés en un demi-siècle. D’autres critiques l’on fait avant moi, d’autres le feront après. Je voudrais rappeler seulement que, si « c’est un métier que d’écrire un livre », comme le pensait La Bruyère, personne n’a mieux que lui su ce métier, personne ne l’a exercé avec plus de conscience. En marge de la longue liste des réalisations qu’il a menées à terme, on ne trouve point chez lui ces projets abandonnés qui jalonnent souvent les carrières les plus fécondes : c’est tout juste si l’on pourrait citer ce roman qui devait s’intituler Le député de Pont-de-l’Eure, dont il n’existe pas autre chose que le titre et le plan. Et pourtant, quelques mois avant sa mort, le vieil écrivain assurait en plaisantant que, s’il vivait cent ans, il avait assez de projets pour s’occuper jusque-là et ne s’ennuyer jamais !

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Le destin en avait décidé autrement. L’homme qui avait tant travaillé toute sa vie et qui, à force de volonté et d’exercices, avait transformé sa constitution fragile et s’était fait un corps musclé de sportif, l’homme qui disait, en ayant l’air de s’excuser : « Je ne suis jamais fatigué » avait été gravement malade d’une congestion pulmonaire dans sa vieille demeure du Périgord. Il devait guérir cependant et ses soucis s’étaient reportés sur la santé de sa femme. Ayant pris la direction du département de littérature chez Hachette, j’étais devenu son éditeur et je partageais sa joie devant l’immense succès de son Balzac. La dernière semaine de septembre 1967, il vint me voir à la Librairie. Je pensais que c’était pour me parler d’un petit livre, Trois portraits de femmes, qu’il nous avait donné avant les vacances pour la collection des Soirées du Luxembourg. Quand il entra dans mon bureau, l’expression altérée de son visage me frappa :

— Pourquoi vous êtes dérangé ? lui demandai-je. Je serais allé bien volontiers vous apporter vos épreuves chez vous.

— Non, me répondit-il. J’entre ce soir en clinique pour une opération et j’ai voulu vous dire au revoir. » Après avoir, aussi calme, aussi précis qu’à son ordinaire, réglé divers détails matériels, il se leva et, au moment de passer la porte, il me prit les mains :

— Je n’ai, dit-il, qu’une préoccupation. C’est pour ma femme que l’intervention que je vais subir me donne du souci.

Il me dicta le numéro de téléphone de sa clinique et je le reconduisis jusqu’à sa voiture.

— Il ne faut pas vous déranger, répétait-il en descendant l’escalier.

Je devais le revoir, deux jours après l’opération, dans sa chambre ripolinée de la maison de santé Perronet, et la nouvelle de sa mort, le 9 octobre, confirma tristement mes craintes. Ce jour-là, presque machinalement, je pris un volume des Propos d’Alain dans ma bibliothèque. Le vieux livre à la couverture fanée, aux feuillets jaunis, s’ouvrit, tout seul, sur une page où j’avais jadis coché au crayon cette phrase : « La vie est un travail qu’il faut faire debout. » Et Alain continuait : « Ces pensées me venaient comme je suivais un enterrement de village. » Oui, tout le long de cette existence qui s’achevait ainsi, son travail, André Maurois l’avait accompli debout : sans ostentation mais sans compromission, réalisant la difficile synthèse de la franchise et de la politesse, réussissant à se faire pardonner ses succès par la race envieuse au milieu de laquelle il vivait, trouvant le temps, parmi ses mille occupations, de donner un conseil ou d’apporter une aide à ceux qui les lui demandaient, et se montrant, là encore, fidèle à la leçon de notre maître : « La confiance appelle la confiance, presque aussi sûrement que la défiance engendre la défiance. »

C’est sur cette maxime, si simple et si vraie, que je m’arrêterai. Certes, il resterait bien des choses à dire, et je veux croire que, parmi les jeunes qui viendront visiter cette exposition, plus d’un saura y trouver d’autres enseignements, des exemples de sagesse, des modèles de volonté. « Travaillons à bien penser », écrivait Pascal. C’est à cela surtout que s’est attaché Maurois, le long de ses travaux et de ses jours. Dans votre ville, où la mer toute proche enseigne aux hommes l’amour de la liberté et où ses yeux d’enfant se sont ouverts sur un admirable poème de pierres, dans cette cité où la volonté et le travail ont pansé les blessures des murailles et relevé les voûtes écroulées, au pied de ces tours et de ce beffroi où retentit de nouveau la voix des cloches, au cœur de cette vieille province sur laquelle tant d’événements ont passé, gardons, comme Maurois, confiance en l’homme, gardons, comme Alain, confiance en la raison, môme si elle parait traverser une éclipse, et n’oublions pas qu’au milieu des plus sombres nuits de l’Histoire, au milieu des terreurs et des incendies, l’humanité n’a jamais désespéré de son destin, jamais douté du retour de la lumière.