Discours pour le centième anniversaire de la mort de Victor de Laprade, Montbrison

Le 23 septembre 1983

Jean GUITTON

Centième anniversaire de la mort de Victor Laprade

le vendredi 23 Septembre 1983
à Montbrison

DISCOURS

DE

M. Jean GUITTON

 

Messieurs,

Le 17 mars 1859 Monsieur de Laprade vint prendre séance à l’Académie, où il succéda à Alfred de Musset.

« Messieurs, dit-il, les choix illustres vous permettent les choix indulgents ; c’est ainsi que vous m’accordez au milieu de vous la place de Monsieur de Musset. »

 

Elle est étrange l’histoire de la succession des fauteuils à l’Académie. Le hasard et ses caprices semblent la gouverner et l’on voit le philosophe succéder au politique, le stratège au romancier, l’homme léger à l’homme grave. La Compagnie entend être fidèle à l’esprit du Cardinal de Richelieu, qui était d’établir une égalité entre les professions diverses, presque contraires, de ceux qui, sous des masques différents, servent la pureté d’une langue. Mais parfois (comme si l’histoire était lasse de servir le hasard), il se produit une suite dynastique ; et, pendant quelques décennies, un fauteuil est réservé aux romanciers, aux diplomates, aux hommes d’Église, aux poètes. C’est ainsi qu’à Musset succéda Victor de Laprade, et, à Laprade Coppée, à Coppée, Jean Aicard. Ce souci de succession s’interrompit avec Camille Jullian et Léon Bérard. La fée distraite qui veille sur les hasards ignorait qu’un titre pour succéder à Victor de Laprade était d’avoir mes racines en son pays natal, dans la région lyonnaise.

 

Lyon, selon Baudelaire, est une ville multiple, difficile à définir : car « il y a une philosophie lyonnaise, une école de poésie lyonnaise, une peinture lyonnaise. » « Ville singulière, dévote et marchande, catholique et protestante, pleine de brume et des charbons, où les choses ne se mirent pas clairement, mais se réfléchissent à travers un rideau de vapeurs. » À vrai dire, la philosophie mystique des Lyonnais n’a jamais eu la place qu’elle méritait dans l’histoire de la pensée du XIXe siècle. Si je voulais choisir un mot pour la désigner, ce serait celui d’INTÉRIORITÉ. C’est cette intériorité créatrice qui apparente des esprits aussi différents qu’Ampère dans les sciences, Janmot en peinture, Ozanam et Ballanche dans les Lettres. Tous avaient grandi au confluent des deux fleuves dans cette brume lucide. Lamartine était leur modèle Victor de Laprade monta à Paris. Présenté par Ballanche, il salua à l’Abbaye aux Bois, nous dit Coppée, « le majestueux silence de Chateaubriand ».

Lamartine aimait sacrer les jeunes talents, (comme Barrès sacra Mauriac, comme Mallarmé sacra Valéry). Et après avoir reçu Victor de Laprade à Saint-Point, il le décrit ainsi : « Il était grand, élancé, la tête chargée de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions, comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles ; le front plein, les traits mâles, quoique avec une expression mélancolique ; le teint pâli par la lampe ; la physionomie pieuse. » Et Lamartine expliquait ces derniers mots : « C’était la physionomie d’un jeune homme qui écoute les voix célestes entendues de lui seul. »

 

Victor de Laprade grandit à Lyon, au cœur des Gaules, — là où la foi de saint Jean et de Saint Irénée avait eu ses premiers martyrs, et où, au XIXe siècle, cette foi fut pensée par des philosophes, aussi inconnus que l’avaient été à Alexandrie, au IVe siècle après Jésus-Christ les néoplatoniciens comme Ammonius Saccas, Plotin et Jamblique, — qu’il me suffise de citer ces inconnus sublimes : Lacuria, le prophète des abîmes, Blanc de Saint-Bonnet, le chantre de la douleur, Noirot le maître d’Ozanam, Ballanche le doux contemplatif, l’ami de Madame Récamier, dont la chaste beauté, touchante et lointaine, régnait sur ces têtes pensantes.

Et, s’il m’était permis de m’étendre, je dirais que cette inspiration de philosophie mystique assez secrète n’a jamais cessé à Lyon. J’associerais à mon hommage les noms de tant d’amis, de maîtres et de modèles, dont j’ai respiré le souffle : entre tous Victor Carlhian, cet industriel mathématicien philosophe, précurseur du Concile en tant de domaines par ses fondations, maître de l’abbé Couturier, l’œcuméniste ; et, autour de lui, tant d’autres : Vialatoux le philosophe, le docteur Biot, le médecin ; l’abbé Montchanin, l’apôtre des Indes ; les deux Pères Valensin jésuites ; Marius Gonin le saint des Semaines sociales ; Joseph Folliet, sans oublier Henri Rambaud, ami de Valéry et de Gide, qui fut un des plus perspicaces critiques de ce siècle. En ce Port-Royal lyonnais (dont un nouveau Sainte-Beuve au XXIe siècle nous tracera l’image) ces esprits précurseurs étaient soucieux d’adapter le Christ au monde moderne, selon l’idée de Joseph de Maistre. « Tout vrai philosophe doit opter entre ces hypothèses : ou qu’il va se former une nouvelle religion ou que le christianisme sera rajeuni, de quelque manière extraordinaire. »

 

Victor de Laprade fut membre de l’Académie française de 1858 à 1883. Lamartine, son maître, comme un nouvel Homère, renouvelait l’Épopée. Quelle Épopée ? Non celle de l’homme, mais celle de l’âme Jocelyn, « épisode » d’un poème sur le retour à Dieu, portait en épigraphe un seul mot grec « Ψυχή » Victor de Laprade pouvait donner ce titre à ses poèmes ; ils ont pour objet, pour principe et pour fin l’âme.

 

Puis-je vous proposer, entre parenthèses, quelques pensées sur un sujet qui n’a cessé de se présenter à ma réflexion : le lien dans la Philosophie et dans la Poésie de la clarté et de l’obscurité.

Élevons-nous au-dessus des vicissitudes ; tentons de saisir les rythmes, les alternances profondes. Il m’a semblé que, pour approcher le mystère de l’Être les poètes (comme les philosophes) doivent choisir entre deux voies.

L’une est la voie d’Alfred de Vigny, qui se poursuit jusqu’à Part Valéry, car la Maison du Berger annonce déjà le Cimetière marin. Cette école ne redoute pas la sainte obscurité. Elle cherche l’Obscur, comme un voile nécessaire à la Beauté (ou à la Vérité), comme une approche ombreuse de la lumière, comme une retombée atomique de la nuée. Autre est la voie que suivait Lamartine (que suivra Laprade), et qui est bien différente malgré la parenté de ces deux poètes romantiques. Ici, c’est la Clarté qui est requise avant tout, comme une honnêteté, une rigueur. Au-delà de la clarté, la transparence. Au-delà même de la transparence, ce je ne sais quoi de cristallin, de diamantaire, d’angélique : la PURETÉ. Voie dangereuse, si l’on tombe dans le didactique ou le banal, comme le prouve l’échec de tant de poèmes philosophiques : je songe à ceux de Sully Prudhomme, qui lui valurent le prix Nobel et un long oubli. Mais songez à Verlaine, à Péguy.

Et vous comprendrez que je me sois souvent posé la question de savoir quelle est la meilleure de ces deux voies, soit en philosophie, soit en poésie. Faut-il, pour traduire le Mystère, « chercher la lumière avec la lumière », comme les Mages selon l’hymne de la liturgie : Lumen quærentes lamine ?

Faut-il respecter la profondeur et le mystère de l’Être, la densité des êtres singuliers, l’énigme de chaque destinée, l’ambiguïté des apparences, l’impureté du langage, ce clair-obscur lunaire partout répandu, l’incertitude des évidences, le charme de ce qui n’est jamais dit ? Et comment traduire cela, sinon par l’obscurité ? Saint Jean de la Croix disait aussi que pour mériter le pur amour il fallait traverser la nuit obscure.

 

En songeant à Victor de Laprade, ce poète si clair et si transparent, je ne pouvais éviter d’évoquer une visite à son contraire absolu, Martin Heidegger, le philosophe le plus original de notre temps, le père des Existentialistes. À Fribourg, il me montra sa bibliothèque, où je ne vis que des livres de poésie et de philologie. Il me dit que son père était le sacristain du village, sonneur de cloches ; que les mots étaient semblables à des cloches qui résonnent sourdement dans la nuit ; que les mots devaient être opaques et sonores, solitaires, désolés, mélancoliques, intraduisibles, — comme le sont la terre, la pierre, la neige, — et le Chemin de campagne, où Heidegger voyait le symbole de la pensée, confrontée au silence et à la finitude de l’être. Ce que le soleil était pour Platon (comme sans doute pour Laprade) le chemin l’était pour Heidegger. « Sur sa voie, disait-il, se rencontrent la tempête de l’hiver et le jour des moissons, la vie du printemps et la mort de l’automne, lourde de lassitude. » Heidegger désirait restituer le langage par l’Obscurité à son premier usage magique et sibyllin : son effort rappelait celui de Stéphane Mallarmé.

Obscurité et Clarté ont alterné en Europe. Si l’on voulait esquisser une histoire de l’Idée de Pureté, il faudrait expliquer comment la Pureté passe par des « nuits obscures » des phases de purification. Ronsard, Maurice Scève, Louise Labé ont préparé Racine. Le désert poétique du XVIIIe siècle, cet excès de fausse clarté, pire que l’obscurité, est une nuit qui a permis la surgie soudaine du romantisme. Soit par Rimbaud, soit par Mallarmé, l’Obscurité a régné, et règne encore. Qui sait si nous ne préparons pas par ces épreuves une pureté plus exquise, si Victor de Laprade, dans le sillage de Lamartine, n’apparaîtra pas un jour comme un petit prophète de ces temps futurs ? Mais il ne faudra pas oublier alors que la clarté sera conquise sur l’ombre, qu’elle devra en contenir l’essence, comme ces bijoux de diamant qui sont en somme de la lumière pétrifiée. On comprendra sans doute un jour (comme la philosophie actuelle le laisse souvent entendre) que les mots les plus simples de notre langage, — comme le mot d’Être, — sont ceux qui nous révèlent et nous cachent le mystère le plus profond.

 

Je n’ai pas encore abordé le thème qui convenait à ce jour de commémoration : le lien de Victor de Laprade avec sa terre natale, le Forez.

À la fin de la vie, de me reprocher d’avoir écrit un livre sur ma mère dans sa Vallée creusoise et d’avoir paru négliger mon père et le pays stéphanois. J’ai pourtant passé l’existence, comme tout fils de l’homme et de la femme, à voir ces deux sources, paternelle et maternelle, se mêler en moi, sans jamais se confondre. À Saint-Étienne où je vécus ma jeunesse et mes apprentissages, je ne me suis jamais senti satisfait par la Ville, alors toute noire, ville du labeur souterrain, dont j’entendais pendant la nuit les frémissements sourds, et qui me faisait désirer l’évasion vers cette récompense qu’était votre région du Forez. Là je pouvais respirer l’air subtil de la Renaissance, et, à la Bâtie, (évoquant les amours d’Astrée et de Céladon) je trouvais les images prophétiques des graves Idées qui devaient inspirer mes ouvrages : l’intelligence des Grecs, la révélation hébraïque, l’amour courtois, la tradition pastorale. En lisant Honoré d’Urfé, je voyais le passage du style précieux à la simplicité, c’est-à-dire : le premier type de la prose.

C’est dans ce Forez de Montbrison, dans ces lieux préservés par la Diana, que j’ai pu voir vivre sur sa terre une famille admirable, à laquelle je veux rendre hommage : le Père, Félix Thiollier ; ses enfants Maurice, Noël, Emma, — qui reliaient Montbrison et Saint-Étienne à Paris et à Rome. Par Jean-Paul Laurens, les Thiollier m’ont initié à Ingres et à Delacroix ; par Noirot et Ravier, ils m’ont conduit à Corot, — et plus encore à Turner. En ces jours, Turner est exposé à Paris : Turner, le chantre de la lumière plus encore que de la couleur, qui n’est jamais que son vêtement. Plus que Turner, votre Ravier m’a fait comprendre la beauté du soleil qui se couche dans une gloire. Et c’est dans vos horizons, près de vos étangs, de vos grands arbres, de vos montagnes qu’il avait inlassablement contemplés chaque soir, à l’heure d’Emmaüs, la décomposition dorée, violente, fugitive de la lumière. Alors, j’ai cru comprendre que la couleur n’était pas comme Goethe le disait la « souffrance » de la lumière, mais la sublimation, la résurrection, la gloire de la lumière.

 

En apparence, Saint-Étienne n’est pas une ville de lumière. C’est la terre noire ! Et pourtant, j’ai entendu Émile Mâle me dire que c’est à Saint-Étienne, ville sans cathédrales, qu’il avait conçu la beauté des Églises du Moyen-Âge. Et j’ai entendu Pierre Termier, le révélateur de la durée géologique, me dire que c’est dans nos mines et dans nos montagnes qu’il a eu la première intuition de ce qu’il devait appeler tout simplement « la Terre ».

 

Victor de Laprade n’a pas chanté la terre, plutôt le ciel : la lumière intelligible de la Psyché, chère à Lamartine. Cette lumière a son symbole dans la lumière qu’il contemplait à Montbrison, lorsqu’il voyait se coucher le soleil.