Discours pour la remise de la Sphère du mécénat de la fondation Fiat-France-Institut de France au professeur René Jean Dupuy

Le 19 mai 1988

Maurice DRUON

Messieurs les Ministres,
Messieurs les Ambassadeurs,
Signor Presidente,
Mes chers Confrères,
Mesdames et Messieurs,

 

De tous temps et en tous lieux, la formation des élites, comme la diffusion des arts, furent à la charge du prince. Il y a des munificences qui sont des devoirs. Les monuments architecturaux et littéraires du siècle d’Auguste, les écoles de Charlemagne, la Sorbonne de Saint Louis qui deviendra celle de Richelieu, l’Académie des Médicis et toute l’explosion de l’art renaissant, en sont témoignages ineffaçables à travers l’Histoire.

Aujourd’hui, les puissances princières sont les grandes entreprises industrielles et financières. On n’hésite pas à employer pour elles le mot d’empire, dès lors qu’elles deviennent transnationales. Honneur à celles dont les dirigeants ont compris la part qu’elles ont à prendre dans l’essor culturel.

Ainsi parle-t-on de « l’empire Fiat » lequel a, entre autres, sa colonie cisalpine : « Fiat France ». Nul n’ignore dans la péninsule italienne la politique de mécénat qui y est conduite par « Fiat » et dont les accomplissements les plus spectaculaires sont la restauration du Palais royal de Turin, celle du Palazzo Grassi à Venise et les expositions qu’il accueille, le prix biennal Senatore Agnelli, la remise en vie, demain, de la fameuse Palazzina de Stupinigi, l’un des trésors du Piémont et chef-d’œuvre du baroque.

Une même politique du mécénat, déterminée par une même inspiration, a été entreprise par Fiat France, qui s’est tournée vers l’Institut, et vers son chancelier que je salue confraternellement, pour la traduire en actions neuves.

J’emploie très volontairement le mot de politique du mécénat. Car, à bien considérer la racine des choses, il s’agit en ce domaine de rien moins que d’un équilibre des pouvoirs ou, pour mieux parler, d’un engrenage des pouvoirs dans nos sociétés libérales.

Le pouvoir culturel, parce qu’il crée les conditions morales et intellectuelles d’un consensus, est préalable au pouvoir politique stricto sensu ; le pouvoir politique, parce qu’il établit les conditions normatives et générales de l’activité productive dans une communauté, est préalable au pouvoir économique ; et le pouvoir économique est indispensable, par les ressources matérielles qu’il lui consent et qui ne pourraient venir d’ailleurs, à l’affirmation du pouvoir culturel.

Il y a là, si l’on me permet une comparaison automobile, comme un moteur à trois vitesses, mais dont la boîte ne peut pas être automatique et qui réclame une conduite manuelle.

Nul ne déniera au Président Giovanni Agnelli d’être un remarquable pilote, le regard toujours attentif à deux cadrans sur son tableau de bord celui de la lucidité et celui de la générosité.

La caractéristique originale des Sphères du mécénat Fiat France est qu’elles sont attribuées à une personne pour un projet. Elles ne se limitent pas à honorer des œuvres achevées ; elles aident à des travaux d’intérêt général en cours ou à leur début. Ce sont des distinctions inchoatives.

Il revenait cette année à l’Académie française de désigner le lauréat. Étant donné la vocation de l’Académie, personne et projet devaient être liés à la langue française. La Compagnie unanime a proposé à la Fondation le nom du Professeur René-Jean Dupuy et l’esquisse, tracée par lui, d’un grand espoir.

Qui est M. René-Jean Dupuy ? Un de ces quelques éminents juristes internationaux qui, sans bruit, sans se poser en vedettes, disent le droit entre les États, et par là sculptent les formes de la vie des nations.

Professeur au Collège de France, membre de l’Académie de Droit international de La Haye, membre de l’Académie du Royaume du Maroc, membre associé de l’Académie d’Athènes, il ne se passe guère de quinzaine qu’il ne soit appelé en quelque point du monde par un chef d’État qui veut le consulter, ou par une université qui tient à le coiffer d’un bonnet de docteur honoris causa. Il écoute avec la même bonne grâce le souverain qu’il conseille et l’étudiant qu’il instruit. Il est spécialiste des règles qui doivent fixer l’usage de ces choses qu’on croit appartenir à tout le monde et que chacun se dispute : la mer, le ciel, les eaux, les ondes.

Il a fondé naguère, à l’université de Nice, l’Institut de droit du développement et de la paix. Il est, de ce fait, un créateur du droit. Combien sont-ils, sur la planète, les hommes qui méritent ce beau titre ?

Il était naturel, il était obligé que René-Jean Dupuy fût associé à un souhait émis de diverses parts et de longue date déjà, un souhait qui fut exprimé dans les années du Président Sadate, le souhait qu’il existât une université de langue française sur l’antique et noble terre d’Égypte, et à Alexandrie si possible, ville symbole des échanges entre toutes les civilisations de la Méditerranée, entre le monde gréco-latin et le monde arabe, entre la chrétienté et l’Islam, entre l’Europe et l’Afrique, entre le Nord et le Sud.

L’idée d’une telle université s’affirma dans les conversations qui eurent lieu, en septembre dernier, à Québec, lors de la deuxième Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français, conférence où l’on brasse bien des rêves parce que, s’il s’y exprime maints besoins, s’y marient aussi maintes bonnes volontés.

Il est beau d’avoir une idée ; encore faut-il la concrétiser. Et c’est là où le Professeur Dupuy entre en scène. C’est à lui que revient de décrire le projet que je qualifierai à la fois d’audacieux et de prudent.

Audacieux parce qu’il entend associer à l’œuvre en vue plusieurs pays, prudent parce qu’il n’engage pas, à ce premier stade, les gouvernements, si manifestement favorables que ces gouvernements puissent être et quelle que soit l’attentive sollicitude qu’ils y portent. Et là, je tiens à rendre hommage aux ministres et aux diplomates, présents et absents, qui en ont bien saisi l’intérêt, et lui ont donné une discrète mais efficace bénédiction.

Il fallait l’autorité scientifique et morale qui s’attache au nom de René-jean Dupuy, il fallait le réseau d’amitié dont il dispose dans le monde pour réunir le Conseil qu’il a institué, composé d’un petit nombre d’hommes qui appartiennent à sept pays et trois continents, et qui, tous, sont représentatifs des valeurs intellectuelles propres à leur culture respective autant que des valeurs morales universelles.

Ils vont pendant un an ajouter bénévolement à leurs charges et tâches la mission exploratoire que doit conduire le Conseil.

Exploratoire, je dis bien, car combien de questions sont posées, et combien d’autres vont se poser en cours de route auxquelles il faudra répondre, et à combien de consultations faudra-t-il procéder, avant d’arrêter les structures de l’université neuve.

Quels enseignements doivent être dispensés et de quel niveau, pour répondre à quels besoins ?

Comment doit être composé le corps professoral ?

Quels étudiants, en quel nombre, et venant de quelles régions, et se destinant à quelles carrières, doivent être accueillis ?

Comment agir pour que la nouvelle institution ne soit concurrente d’aucune autre existante, ni d’aucune initiative déjà poursuivie, mais leur soit complémentaire ?

Quels moyens financiers lui seront-ils nécessaires pour la faire fonctionner ?

C’est tout cela qui sera défini dans un document qui devrait être soumis à l’attention des chefs d’État et de gouvernement, au sommet de Dakar, dans un an.

Et c’est l’accomplissement de cette indispensable étude préalable que va permettre l’importante libéralité mise cette année par Fiat à la disposition de l’Académie française.

Les membres de l’Association France-Italie, dont les représentants les plus qualifiés sont ici, se réjouissent avec moi de ce que ce geste de haut mécénat, venant d’Italie précisément, tisse un fil de plus dans les liens millénaires qui attachent l’un à l’autre nos deux pays, atteste leur solidarité dans l’ensemble des langues latines et confirme leur commune vocation méditerranéenne.

Il se peut qu’on dise, ou qu’on chuchote, que, dans ce projet d’université de langue française à Alexandrie, il y a quelques arrière-pensées. Mais, bien sûr, il y a des arrière-pensées ! Il y a même pire ; il y a des pensées.

Il y a la pensée qu’il est bon de contribuer à ce que l’Égypte conserve et même restaure cette partie de son identité culturelle qui s’est créée au long des siècles par ses contacts intellectuels et universitaires avec la France.

Il y a la pensée que la jeunesse francophone d’Afrique profonde doit pouvoir s’abreuver à la plus vieille source de toutes nos civilisations, l’Égypte, et, en même temps bénéficier de l’irrigation fécondante des disciplines les plus modernes.

Il y a la pensée que les maîtres et les étudiants du Maghreb et du Machrek ont un intérêt vital à se communiquer leurs savoirs et à échanger leurs aspirations.

Il y a la pensée de répondre à la volonté de maints peuples de satisfaire par eux-mêmes, demain, à leurs besoins premiers, besoins de santé, besoins de production agricole, besoins industriels, besoins de gestion.

Il y a la pensée de cette vieille sagesse extrême-orientale qui dit que ce n’est pas en faisant cadeau d’un poisson qu’on nourrit un homme, mais en lui apprenant à pêcher.

Il y a la pensée qu’on puise dans le Coran, où il est proclamé qu’il faut chercher « la protection du Seigneur de l’aube contre le mal de l’obscurité lorsqu’elle s’étend ».

Il y a la pensée résumée par le pape Paul VI lorsqu’il affirma que le développement est le nouveau nom de la paix.

Et il y a la pensée enfin que, pour faire produire des fruits à toutes ces pensées, la langue française, par les valeurs dont elle est intrinsèquement porteuse, par la formation première ou complémentaire qu’elle donne à l’esprit, par le nombre et l’ardeur de ceux qui en partagent l’usage, n’a pas fini de rendre des services à l’humanité.