Discours du président des cinq Académies 1902

Le 25 octobre 1902

Albert VANDAL

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DES

CINQ ACADÉMIES

le samedi 25 octobre 1902

DISCOURS D’OUVERTURE

DE M. LE PRÉSIDENT

 

 

MESSIEURS,

La séance publique des cinq Académies a quelque chose d’une commémoration ; c’est un peu notre fête annuelle, fête confraternelle et familiale ; un usage judicieusement établi la fait concorder avec l’anniversaire de notre date originelle ; c’est le 25 octobre 1795 qu’un décret de la Convention nationale organisa l’Institut, en lui confiant mission de recueillir les découvertes, de perfectionner les sciences et les arts. Depuis cette époque, l’Institut né au milieu des tourmentes, souvent attaqué, toujours frondé, n’en a pas moins subi victorieusement l’épreuve et reçu la consécration du temps ; par une exception trop rare en France, il joint à son importance propre le prestige des choses qui durent et l’autorité de la tradition.

Il eut ses fortunes diverses et ses vicissitudes. Au lendemain de sa fondation, encore tout imprégné de la philosophie du XVIIIe siècle, il se crut appelé à exercer une sorte de gouvernement sur les âmes et de domination spirituelle. Comme ses différentes classes ne jouissaient que d’une autonomie restreinte, il délibérait fréquemment en corps : les séances plénières étaient nombreuses, animées, parfois orageuses. L’Institut siégeait alors au Louvre, où nos rois avaient voulu que les membres des anciennes Académies fussent leurs voisins et leurs hôtes. L’Institut vivait environné des chefs-d’œuvre de l’art accumulés par l’effort patient de la vieille France ou soudainement conquis par la France nouvelle, car l’on était au temps où nos armées, débordant de toutes nos frontières et lasses de nous enrichir seulement des sanglants trophées de la guerre, prélevaient sur les vaincus un tribut de merveilles. Les antiques ravis aux musées d’Italie, les statues souveraines, l’Apollon du Belvédère, la Vénus Capitoline, le Laocoon, venaient habiter nos galeries, et ces grands captifs de marbre dressaient aux portes de l’Institut comme une garde divine.

Les séances publiques se tenaient tous les trois mois ; elles étaient très suivies et attiraient beaucoup de monde. On y lisait des productions de tout genre, de petits vers et de longs mémoires, des poèmes sentimentaux, vertueux, accommodés au goût pastoral de l’époque, et des consultations de philosophie ou de morale. Certains journaux du temps se plaignaient que ces séances ne fussent pas amusantes, à quoi d’autres gazettes répondaient que l’objet de l’Institut, dans ses séances publiques, « n’était pas d’amuser ».

On y venait cependant par curiosité et par mode, pour voir et se faire voir, pour observer des personnages en renom, des célébrités et des puissances. Au printemps de 1800, à l’aurore du siècle nouveau, le président de l’Institut, par suite du roulement établi, était un membre de la classe des sciences et de la section de mécanique ; il avait déjà fait dans le monde un chemin prodigieux ; il était alors chef de la République française et se nommait le premier consul Bonaparte. Très assidu aux séances privées, on le voyait arriver d’ordinaire à l’improviste au cours du débat, qu’il évitait d’interrompre ; il se plaçait au bureau, se faisait donner l’ordre du jour, l’examinait d’un coup d’œil et rapidement l’épuisait. Il tint à honneur de présider la séance publique du 15 germinal an VIII, qui fit événement dans la vie parisienne. La réunion était annoncée pour cinq heures, et dès midi la cour du Louvre s’emplissait de spectateurs pressés de prendre place. On voulait voir l’homme extraordinaire qui fascinait les imaginations et le considérer dans les fonctions toutes pacifiques qu’il assumait pour un jour. Il apparut très simple, sans escorte, sans signes distinctifs, sans nul appareil ; il présida — dit un compte rendu — « comme un collègue au milieu de ses collègues ». À cette heure où il appelait les Français à se réconcilier dans la République élargie, où il allait leur donner l’illusion de la paix dans la gloire, il se tenait en coquetterie réglée avec ceux qui s’érigeaient en représentants de la pensée libre, avec ces philosophes et ces savants qui avaient formé d’abord sa phalange civile, et Napoléon ne perçait pas encore sous Bonaparte.

Plus tard, le despotisme mieux établi amputa l’Institut d’un membre, supprima la classe des Sciences morales et politiques ; ce membre nous fut rendu par le régime libéral de 1830. À partir de 1803, les différentes classes obtinrent une autonomie réelle ; en 1816, elles reprirent le nom d’Académies ; par là, elles se rattachèrent plus intimement au passé, à d’illustres aînées, aux Académies royales, et nulle part plus heureusement qu’ici ne s’est renouée la chaîne des temps.

Aujourd’hui, les Académies se sentent unies surtout par un lien d’amicale confraternité et aussi par la conscience d’une mission commune, celle qui les appelle à se faire chacune dans son genre gardiennes de l’idéal. Le lumineux foyer dont elles ont la garde est un, encore qu’il émette des feux variés et les fassent rayonner vers toutes les parties de l’horizon. Diverses par leur objet, diverses en elles-mêmes par les talents respectifs de leurs membres, mais également assidues à la poursuite du bien par le vrai ou par le beau, nos compagnies se groupent en un faisceau indissoluble, associant les aptitudes multiples de notre race,, et la gerbe des Académies représente avec éclat mieux encore que l’unité nationale, à savoir l’harmonie française.

Voué par essence aux pures spéculations de l’esprit, l’Institut ne se confine pas néanmoins dans un isolement splendide et hautain, il se manifeste au dehors par les récompenses qu’il décerne infatigablement à la haute activité humaine, considérée dans toutes ses branches. Le public l’invite de plus en plus à ce rôle ; il l’y encourage par des dons répétés, par des libéralités magnifiques. C’est ainsi que l’Institut aura, en 1903, à donner pour la première fois le prix triennal de cent mille francs, destiné par M. Osiris à récompenser — je cite les termes mêmes de la fondation — « la découverte ou l’œuvre la plus remarquable dans les sciences, dans les lettres, dans les arts, dans l’industrie, et généralement dans tout ce qui touche à l’intérêt public ». On ne serait mieux dire que rien de ce qui est français et humain ne saurait nous demeurer étranger.

Faut-il ajouter que les bruits tumultueux du dehors n’expirent pas toujours au seuil de notre enceinte et que les orages de la place publique nous ont plus d’une fois effleurés de leur souffle ? Oui, l’Institut a vécu, souffert, espéré, vibré, tressailli avec le siècle ; il a participé à tous les mouvements de la vie nationale. Dans cet ordre d’activité, son honneur fut de se faire en maintes circonstances le serviteur des principes et non le courtisan des pouvoirs. À certaines heures où toute autre tribune était renversée ou muette, celle-ci restait debout ; elle retentissait d’accents généreux, éloquents, passionnés quelquefois : elle rendait hommage au droit, à la justice, à la liberté, à la foi, et dans des temps d’apostasie, s’élevait comme un autel dédié à ces dieux méconnus. Il n’est guère de période où la cause des libertés publiques n’ait trouvé à l’Institut de vaillants défenseurs ; elle y eut ses champions, ses héros, ses martyrs, et ce n’est pas toujours la mort seule qui a fait dans les rangs de nos compagnies des vides cruels. Trop longtemps, l’Académie française a considéré douloureusement la place inoccupée de Victor Hugo. Le duc d’Aumale, ce fils de France qui fut, trois fois nôtre, nous a été enlevé et rendu ; son départ fut un deuil pour l’institut et son retour une joie. Parmi ces glorieux exclus, victimes de l’arbitraire intermittent et jamais durable qui s’est par moments appesanti sur la France, n’oublions pas l’un des premiers en date et non des moins illustres, Carnot, l’organisateur de la victoire, deux fois ravi à l’Institut par les violences des partis contraires. En 1815, un reflux de réaction l’emporta vers l’exil qui ne nous a rendu que sa dépouille, mais auparavant, en 1797, il avait été une première fois arraché de son siège ; il avait été proscrit par les hommes de Fructidor pour avoir voulu faire de la République un régime de légalité et de liberté.

Cette année, le cours fatal des choses nous a infligé des pertes très sensibles, et quatre de nos Académies ont été visitées par la mort. L’Académie des Inscriptions regrette M. Girard, helléniste remarquable, convaincu, impénitent. Son séjour à l’École d’Athènes lui avait procuré la révélation de la Grèce, où le pays lui-même, tout en lignes d’une pure et précise beauté, semble avoir modelé à son image la pensée des hommes. M. Girard s’éprit d’ardent amour pour ce génie attique dont « le miel est si doux »; sa vie fut employée à nous le faire mieux connaître et goûter. Dans ses travaux sur la littérature grecque, il en dégagea surtout le côté moral et religieux. Une vaste érudition formait la substance de ses œuvres, mais il évitait d’en faire étalage. Il présentait en artiste les résultats de recherches approfondies et savantes.

L’Académie des Beaux-Arts a perdu deux de ses membres, M. Coquart et M. Benjamin Constant. Le premier était un architecte de grand mérite, un artiste sincère, désintéressé, et ce fut peut-être l’admirable conscience qu’il apportait à ses travaux qui ne lui permit pas de donner entièrement sa mesure. Dans son monument élevé à la mémoire des généraux Clément Thomas et Lecomte, dans son monument de Coulmiers, il mit plus que son talent, il mit tout son cœur. Il n’eut pas la satisfaction de terminer son œuvre principale, la grand’chambre de la Cour de Cassation, et la vie inclémente lui infligea plus que sa part de luttes et d’épreuves. En l’appelant à elle, l’Académie avait fait œuvre de justice et de réparation ; elle avait devancé sans doute le jugement de l’avenir.

C’est le 26 mai 1902, que l’excellent peintre Benjamin Constant tombait frappé en pleine maturité de son talent, et avec lui s’éteignait à la fois l’une des gloires et l’une des espérances de l’école française. Il ne puisa pas ses premières inspirations aux sources de la Grèce et de l’Orient classique ; l’Islam primitif, se survivant dans un empire clos et farouche, le maîtrisa d’abord. Il peignit le Maroc aux tons heurtés et crus, ses fauves horizons, la rigide verdure de ses palmiers, ses cavaliers fils du désert, ses défilés de captifs nus et sanglants, ses foules bariolées, les terrasses où les femmes en longs voiles viennent respirer la fraicheur des nuits, et dans l’éblouissement morne des jours, les villes blanches, les cités de neige sous l’implacable azur. Plus tard, c’est le fantôme de Byzance qui l’attire ; il évoque de son tombeau et fait se rasseoir dans la pourpre l’impératrice Théodora, l’énigmatique princesse, l’idole au front pâle, emprisonné de pierreries, et tout autour d’elle scintillent les gemmes et les ors. Après ces pérégrinations à travers les espaces et les siècles, il peignit d’admirables portraits ; celui de la reine d’Angleterre, impératrice des Indes, demeurera sans doute l’un des chefs-d’œuvre du genre. Jusqu’au bout de sa trop courte carrière, il manifesta superbement les dons qui lui appartenaient en propre ; il y eut toujours dans ses œuvres de remarquables fermetés de touche et des explosions de couleur. Sa palette gardait comme un reflet des pays qu’il avait visités naguère et dont il avait fixé sur la toile, en traits définitifs, l’ardente image.

Plus loin que ces régions de soleil et de sang, par delà les horizons bornés de notre planète, il faut chercher les espaces illimités où s’élevait par la pensée M. Faye, doyen de l’Académie des Sciences, à laquelle il appartenait depuis cinquante-cinq ans. Une imagination forte, un esprit naturellement porté vers toutes les altitudes de la science, une vigueur mathématique peu commune, lui permirent de se lancer dans l’infini, sans s’y perdre. Familièrement, il conversait avec les astres ; il dénombrait les constellations, mesurait leurs distances, pénétrait l’harmonie mystérieuse des sphères qui s’attirent dans l’espace, et là où notre œil profane n’aperçoit qu’une blancheur d’écharpe illuminant le velours sombre des firmaments nocturnes, il avait distinguer le cortège infini des étoiles et le déroulement des mondes.

Par l’une de ces réussites d’observation et de calcul qui sont les bonnes fortunes de l’astronome, il découvrit une comète, à laquelle on donna son nom. Ce fut surtout à étudier la structure intime du soleil qu’il appliqua la persévérance et la hardiesse de son effort. Je ne dirai pas qu’il révolutionna le soleil, mais il révolutionna les idées que l’on se faisait de cet astre. Avant lui, on y voyait généralement un noyau obscur, recouvert d’une enveloppe assez mince émettant lumière et chaleur ; il y signala un monde incandescent jusqu’en ses profondeurs, et mieux que personne, autant que le permettent les moyens dont disposent actuellement les facultés humaines, il acquit et communiqua aux privilégiés de la science la vision de cet Océan de flammes. Un jour, il fut brusquement arraché à ces sereines contemplations, rejeté sur terre par un appel fort honorable et tomba ministre. Il se releva promptement de cette chute, et sa vie s’acheva dans la paix, dans l’étude, dans la gloire ; il mourut entouré de vénération, car ce grand savant avait montré pendant toute sa vie la pratique éminente et comme l’audace des vertus privées.

Cette lumière que M. Faye cherchait à sa source et qu’il voyait jaillir de la surface solaire, M. Cornu la suivait dans son prodigieux parcours ; il en mesurait la vitesse, il en étudiait la propagation, les réfractions inattendues et les jeux surprenants. Le domaine de l’optique fut le sien ; il le parcourut tout entier, sans négliger aucun de ceux qui s’ouvraient à sa compétence de théoricien puissant et d’expérimentateur très habile. D’après un témoignage qu’on ne saurait récuser, il n’est, aucune partie de la physique où il n’ait reculé les bornes de la précision. Sa renommée, son autorité scientifique étaient grandes ; est-il tristesse égale à celle de voir cette carrière si pleine de succès et de promesses se rompre brusquement, et cette clarté s’évanouir !

Sollicité par d’autres problèmes. M. Filhol cherchait dans les couches superposées du sol les débris des espèces animales disparues et reconstituait leur existence préhistorique. Il défricha toute une partie du champ ouvert par l’immortel Cuvier. Lui-même fut un explorateur de l’inconnu, un découvreur de parties du globe à peine effleurées jusqu’alors par la géographie et par l’histoire naturelle, un conquistador modeste, dont toute l’ambition était d’augmenter l’empire des connaissances humaines. On sait qu’il se fit attacher à l’expédition organisée pour sonder les profondeurs de l’Océan ; auparavant, il avait pris part à celle qui jeta en 1875 au sud de l’Australie, dans un îlot battu par les tempêtes et à peine habitable, un groupe, un avant-poste d’intrépides observateurs. Le labeur de M. Filhol fut énorme, et l’on peut dire que le travail absorba et dévora sa vie. Au commencement de cette année, déjà souffrant et atteint, il disait à l’un de ses confrères : « Je me sens mal, j’ai hâte d’aller me reposer à la campagne. » Hélas ! le haut tourment de la curiosité scientifique ne lui permit pas de goûter le repos dans la vie d’ici-bas, et sa mort vint presque immédiatement frapper l’Académie des Sciences d’un deuil nouveau.

Tout récemment encore, cette Académie perdait M. Damour, dont les travaux avaient élucidé d’importantes questions de minéralogie et de géologie. Contemporain par son âge des précurseurs de l’incomparable mouvement qui a rénové la science, attentif à tous les progrès, suivant avec assiduité les séances et les travaux de sa compagnie, il maintenait parmi ses confrères comme un souvenir vivant des grands ancêtres.

Au moment de clore cette liste trop longue, je ne puis que saluer d’un hommage attristé les noms des membres étrangers que nous avons perdus. MM. Weber, le grand sculpteur russe Antocolsky qui fit exprimer au marbre toutes les complexités et toutes les souffrances de l’âme, et l’illustre Virchow. Il ne sera permis d’ajouter qu’un membre associé à notre Académie des Sciences morales, M. le prince Georges Bibesco, nous appartenait doublement.

Ce Latin du Danube nous était frère de race et voulut nous être frère d’armes. Issu d’une famille souveraine, il n’avait pas cru déroger en portant d’abord l’épaulette d’officier au service de France ; ainsi prit-il part, pendant l’expédition du Mexique, à cette retraite des Six mille dont il se fit le Xénophon. Jetés et comme perdus au milieu du Mexique soulevé, obligés de reculer devant le nombre, mais reculant face à l’ennemi, l’œil vigilant, la baïonnette en arrêt, invincibles à de continuelles attaques, se serrant autour du drapeau, les Six Mille sauvèrent plus que l’honneur, car ils nous gardèrent pied sur les hauteurs d’Orizaba jusqu’au jour où l’arrivée de renforts libérateurs leur permit de venger notre injure. Voilà ce que Georges Bibesco a conté dans un récit où passent à tout instant comme un crépitement de fusillade, un cliquetis d’armes et l’écho du clairon matinal. En même temps, de nombreux travaux d’histoire et de politique lui donnaient place à l’Institut. Nous y avons connu sa parfaite bonne grâce, sa courtoisie fringante, son esprit clair et limpide comme une épée bien nette. Plume alerte et fine lame, il aimait les lettres et l’épée ; c’est dire qu’il aimait la France. Avec ce qu’elle de plus noble et de meilleur, il restait en étroite union, et sans doute le prince de Ligne, s’il eût vécu de nos jours et s’il eût rencontré notre confrère dans quelque salon de spirituelle compagnie ou sur un champ de bataille d’Orient, l’eût salué de ces mots par lesquels il caractérisait naguère un de nos compatriotes plein d’esprit, de politesse et de bravoure : « un joli Français ».