SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES
CINQ ACADÉMIES
MERCREDI 25 OCTOBRE 1972
PRÉSIDÉE PAR
M. GEORGES IZARD
de l’Académie française
PRÉSIDENT DE L’INSTITUT
Messieurs,
La science n’a pas tardé à désavouer Paul Valéry qui s’était risqué à annoncer que le temps du monde fini avait commencé. Les fusées et les sondes spatiales, ces prodigieuses excroissances de nos sens, ont entamé l’exploration de l’univers. La pesanteur nous condamnait à l’étouffement sur ce globe de plus en plus habité et contracté. En nous en libérant, nous avons ressuscité l’aventure et sans qu’aucune borne puisse lui être fixée. L’infini se réinstalle puisque, l’infini, c’est l’inconnu.
Mais Valéry a écrit aussi : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Et il découvrait ainsi un autre infini qui s’ouvre, cette fois, devant l’esprit. Les civilisations ne disparaissent pas subitement, comme par un arrêt du cœur. Elles dépérissent lentement et, si elles arrivent à mourir, c’est de vieillesse. Leurs principes ne sont alors plus adaptés aux idées et aux forces d’une humanité toujours en mouvement et que le progrès bouleverse dans le même temps qu’il la comble. Il arrive encore que des civilisations menacées se régénèrent, que les pressions qu’elles subissent fassent jaillir d’elles des richesses jusque-là insoupçonnées, qu’elles se nourrissent de ce qui était sur le point de les détruire et que les attaques se métamorphosent en remèdes. La civilisation chrétienne, tout au long de ses deux mille ans, a donné de multiples exemples de ces facultés d’assimilation.
En réalité, une civilisation ne cesse de se tenir sur la brèche. Toutes ont toujours eu leurs contestataires. La différence entre l’état d’équilibre et l’état d’instabilité tient au fait que les contestataires tantôt s’éparpillent en quelques individualités divergentes et tantôt se rassemblent en une minorité croissante et cohérente, ou que les mécontents tantôt se contentent de manifester leur rupture avec l’ordre établi sans être en mesure de définir celui qui devrait lui succéder, et tantôt répandent un système de valeurs nouvelles, capable de s’imposer. Dans les périodes de turbulence, toutes les consciences sont concernées. En elles se creusent des gouffres inexplorés de réflexion et de vie. Les problèmes sont si graves, les solutions si lourdes de conséquences que l’être entier est mis en question et obligé de participer. C’est, à l’intérieur de chaque personne, le temps du monde infini qui recommence.
Le bruit va s’amplifiant que nous serions plongés dans une de ces époques de crise et plusieurs de nos confrères n’ont pas été les derniers à l’admettre. Alors, dans ces ébranlements, quel est le rôle, quelle est la mission de nos vénérables Académies ? Des censeurs, qui souvent plus tard s’en excusent quand ils se prennent aux charmes du quai Conti, soutiennent parfois que nous ne serions que les gardiens de dieux morts.
Mais, sans qu’il soit besoin de nous livrer à des proclamations d’intention, notre histoire répond pour nous, de même qu’elle répond de nous. Si plusieurs des Académies remontent à la monarchie, l’Institut est une création de la Révolution. Il a été instauré dans le souci déclaré de rétablir l’égalité jusque dans les honneurs. Le talent seul, et non plus la naissance ou la faveur, devait en ouvrir les portes. Et quand on veut voir dans l’Institut la reconstitution d’une aristocratie. On est contraint de convenir qu’elle puiserait alors sa source dans le mérite, répondant ainsi à l’aspiration permanente de toutes les démocraties et fournissant l’aiguillon qu’elles réclament pour atteindre la plénitude de leur idéal.
Le mérite, chaque Académie a su le déceler partout et, pour le distinguer, elle n’a jamais hésité à manifester son indépendance. Alors que Louis XV et Louis XVI étaient ses protecteurs, l’Académie française faisait entrer, avec les encyclopédistes, une fournée de ceux qui sapaient leur trône. Chateaubriand est élu en 1811, contre l’aveu de l’Empereur. Tous les grands romantiques seront admis sans rester trop longtemps dans l’antichambre et ils côtoieront sous la Coupole beaucoup de leurs ardents adversaires. Vous me pardonnerez de m’être référé à quelques précédents de l’Académie que je connais le mieux, mais chacune des autres pourrait fournir de semblables exemples.
Ceux qui doutent des capacités de l’Institut pour accueillir les nouveautés, même quand elles sont récentes, ignorent donc son héritage. L’audace ne vous a jamais effrayés, mais vous prenez soin de ne pas la confondre avec les engouements de la mode ou les outrances de la provocation. Loin de condamner automatiquement les mutations, les bouleversements spirituels, littéraires, scientifiques ou artistiques, vous voulez les étudier mieux que d’autres afin d’en mesurer la force réelle.
Vous appliquez aux idées la doctrine qui dirige l’Académie française pour la révision de son dictionnaire : supprimer les archaïsmes, accorder la citoyenneté aux mots qui se sont imposés et en enrichir le trésor permanent d’une langue sans cesse en évolution. Ainsi l’Institut est-il constamment prêt à assumer son temps et à consacrer le talent de ceux qui s’en révèlent l’illustration.
C’est pourquoi nous éprouvons tous autant de joie en saluant ceux que nous élisons, que de tristesse en évoquant la mémoire de nos confrères disparus. Cette tristesse s’allie à notre gratitude pour l’éclat que nos Compagnies doivent à leur personne et à leurs travaux.
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Il en est particulièrement ainsi pour l’Académie française, durement éprouvée par la disparition de quatre de ses membres les plus illustres et les plus respectés.
La venue parmi nous de Son Éminence le cardinal Tisserant, Doyen du Sacré Collège, second personnage de l’Église catholique, honora l’Académie française. Nous ne le rencontrions que trop peu, car les obligations de sa charge le retenaient la plus grande partie de l’année au Vatican. Mais le rayonnement de ses apparitions en compensait la rareté. Cependant, il ne manquait aucune élection, aucune assemblée importante, et sa présence dans notre salle des séances aux côtés du regretté Pasteur Boegner, l’estime réciproque qui les unissait l’un à l’autre, apportaient le vivant témoignage de la réalité de l’œcuménisme.
Le cardinal Tisserant était, physiquement, intellectuellement, spirituellement, de la plus haute stature et l’obscurité de sa naissance ne put apporter le moindre obstacle à la rapidité de son ascension.
À vingt-quatre ans professeur de syrien et responsable des manuscrits orientaux de la Bibliothèque vaticane, il consacra dix-sept années de sa vie à la réorganisation de cet exceptionnel trésor. Lorsque Pie XI le nomma secrétaire de la Congrégation pour l’Église orientale, il fit du cardinal Tisserant le pasteur de dix millions d’âmes. Pendant plus de vingt ans, notre confrère administrera et animera un empire, il parcourra chaque pays d’Orient, construira des écoles, des hôpitaux, des séminaires. Devenu bibliothécaire de l’Église, préfet de la Congrégation du Cérémonial, Doyen du Sacré Collège, le cardinal Tisserant aura servi six papes, dont il fut plusieurs fois le Légat, et joué un rôle prépondérant dans la préparation puis dans le dénouement du récent Concile œcuménique.
Son œuvre si vaste d’érudit lui valut en 1938 d’être élu à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, qui déplore, elle aussi, sa disparition. Son information universelle et sa curiosité toujours en éveil et sur tous les sujets n’empêchaient pas notre confrère d’être, en outre, et peut-être surtout, un homme d’action. « On vous voit fort bien à cheval, l’étendard à la main » constatait, avec un mélange de malice et d’admiration, notre confrère M. Wladimir d’Ormesson en le recevant à l’Académie française, il y a dix ans. Je n’aurai garde d’oublier, évoquant l’ampleur des tâches auxquelles il faisait face, que le cardinal Tisserant fut, dans ses vingt dernières années, évêque d’Ostie, de Porto et de Santa-Rufina. À ces trois diocèses italiens, ce Lorrain se consacra corps et âme, ajoutant, au ministère du pasteur, les activités de constructeur, d’éducateur et même d’économiste.
Nous pleurons ce bâtisseur, ce savant et ce prêtre, comme il est pleuré du haut en bas de l’Église, depuis le Vatican jusqu’au plus humble de ses paroissiens.
En embrassant l’œuvre de Jules Romains, qui nous a quittés le 14 août, discrètement, et alors que la plupart d’entre nous se trouvaient empêchés de lui rendre un dernier hommage, j’ai l’impression de contempler une chaîne de montagnes, avec les vallées riantes des Copains ou de Knock et le jaillissement de cet écrasant massif que sont Les Hommes de bonne volonté.
Il foisonnait de dons, comme ses livres foisonnent de personnages. Il était aussi capable, à l’École Normale supérieure, de se distinguer dans les canulars que dans les études. Il commença, selon ses vœux, par se manifester comme poète et comme savant, avant de se découvrir romancier et auteur dramatique.
Dès 1908, il se fait le théoricien de l’unanimisme et cette découverte de jeunesse prolongera son influence pendant toute sa vie. Le lien entre l’individu et la société, la pénétration de ce qu’il nommait l’âme collective dans l’âme de chaque être, la conviction que chaque personne est une goutte d’eau agitée par la mer de la foule, tout cela devait plus tard inspirer le prodigieux dessein des « Hommes de bonne volonté ».
L’ambition affichée de ces vingt-sept volumes était aussi vaste que celle de la Comédie humaine ou de La Recherche du temps perdu. Mais, on l’a déjà observé, tandis que la continuité, chez Balzac, était obtenue par le retour périodique de quelques personnages et, chez Proust, par la présence permanente de l’auteur, ce sont, au contraire, les forces conscientes et inconscientes de la société tout entière qui assurent, chez Jules Romains, l’unité d’un récit où se côtoient, sans se rencontrer, tant de destinées différentes. Chacune est une expression de la totalité, un petit miroir tourné vers le monde. La multiplicité des points de vue aboutit ainsi à la cohérence de la vision.
Et voici qu’à côté de ce qu’on pourrait appeler l’exaltation d’une époque se manifeste aussi impérieusement, pour Jules Romains, le besoin de démystifier. Il se déchaîne dans les Copains et surtout dans le théâtre, avec Monsieur le Trouhadec saisit par la débauche, avec Knock ou le triomphe de la médecine, avec Donoggo. Maintenant, l’individu et ses travers sont disséqués dans l’impitoyable grossissement de l’observation et de l’humour. Et le vieux savant et le médecin deviennent des types promis à l’immortalité.
Pour dominer ces apparentes contradictions de l’œuvre de Jules Romains, on doit se souvenir qu’il détestait par-dessus tout l’imposture, la versatilité, la docilité au vent de la saison. Il croyait que la volonté avait le pouvoir de lutter contre les forces aveugles, les fanatismes et même les démissions. Il croyait encore dans les puissances de la raison. La guerre lui avait déjà causé une tragique désillusion. Il avait misé sur le progrès moral de l’espèce et il était le témoin d’un réveil « orgiaque de sauvagerie ».
Puis les menaces de l’atome, le surpeuplement, le poids des dictatures avaient précipité l’effritement de son espérance. Et il ne se consolait plus qu’en regardant avec scepticisme ce spectacle de la vie qui l’avait si intensément passionné. Il écrivait : « Ce qui a peut-être baissé de ton, c’est ma confiance en l’avenir ; c’est aussi l’importance relative qu’il convient d’attacher à la très brève et très infime aventure de l’homme dans cet immense capharnaüm qu’est l’univers. »
Mais il nous laisse l’aventure de sa création, de son imagination et de sa pensée, qui est tout le contraire d’infime et qui ne saurait être brève. Je veux me convaincre que, dans ses derniers moments, il se sera rappelé qu’il allait vivre pendant des générations et qu’il avait donc remporté la victoire que sa jeunesse avait escomptée, et contre la solitude et contre le temps.
Vous comprendrez, Messieurs, que des larmes coulent au long de cinquante ans d’affection et de souvenir quand je prononce le nom de Pierre-Henri Simon. J’ai perdu mon plus vieil ami et, bien que j’aie l’honneur de parler pour vous tous, vous me pardonnerez l’expression d’une douleur personnelle trop intense pour se taire.
Il était né avec les plus hautes vertus intellectuelles et morales et il n’a cessé de les pratiquer et de les affermir. Il descendait du Corneille de Polyeucte. Sa santé lui avait infligé les plus graves épreuves et il y avait fait face avec un courage si simple, si spontané, et presque si souriant d’avoir à s’employer qu’on finissait par ne plus le voir.
Ce chevalier des causes sacrées aimait l’humanité. Il avait puisé sa double vocation dans la Saintonge où il avait grandi. Dans la maison familiale d’une bonne bourgeoisie de province, à mi-chemin entre celle du seigneur et celle du notable, une tradition de christianisme et d’ordre ruisselait des conversations, des gestes, des meubles et des tableaux. Mais autour de cette rigueur, Pierre-Henri allait rêver dans des champs d’anémones, ou à l’ombre des noisetiers et frémissait de plaisir à la poursuite de la caille et de la bécasse.
Et, de même, autour de son esprit, qui avait reçu en héritage l’admiration pour Barrès et pour Bourget, s’étendait à perte de vue une campagne semée du sens de la justice, de la pitié et de la piété pour les êtres. Sans jamais renier ses origines, en conservant la fermeté et la loyauté qu’il leur devait, Pierre-Henri Simon explorera, de plus en plus avant, ces nouveaux espaces, et, au terme d’une douloureuse quête, il y reconnaîtra sa patrie.
Dès lors, il n’hésite plus, il s’engage totalement. En 1936, alors qu’il est professeur à l’Institut catholique de Lille, il publie un brûlot intitulé Les catholiques, la politique et l’argent. Cet éclat l’oblige à quitter une chaire dont ses finances domestiques avaient le plus grand besoin. Et puis il écrira La France à la recherche d’une conscience, Contre la torture, Questions aux savants et bien d’autres essais dont il résumera l’orientation, en 1966, dans Ce que je crois : « Je ne suis pas contre les aventures de l’intelligence, mais contre les offenses à l’esprit. »
Son premier livre avait pourtant été un roman, Les Valentine et cette veine se prolongera jusqu’au terme de sa vie et conduira au large succès de son dernier ouvrage La sagesse du soir. Il a réussi l’entreprise difficile d’être le romancier que souhaitait André Maurois, le romancier du bonheur, dont tant de passionnés ont répété qu’il n’avait pas d’histoire, alors qu’aucune autre histoire n’est plus réconfortante pour l’inquiétude humaine. Et c’est dans cette Sagesse du soir qu’il déclarait, en manière de testament : « Je voudrais ne rien écrire qui ne rendît aux hommes les raisons du courage et de l’espoir, non pas dans l’illusion, mais dans la perspicacité. »
Enfin Pierre-Henri Simon, vous le savez, a enrichi la critique littéraire de tout un trésor de conscience, de culture, d’honnêteté et de sagesse. Outre les volumes qu’il nous a donnés, il a instruit, guidé, illuminé, chaque semaine, pendant dix ans, des centaines de milliers de lecteurs. Sa chronique dans le Monde a exigé une somme effrayante de travail. Il voulait à la fois ne laisser échapper aucune œuvre valable, même si elle avait été imprimée à compte d’auteur, et les approfondir toutes pour être sûr de son jugement.
Il aimait l’Académie française, il y était assidu et toujours pertinent. Et comme il est douloureux de penser que nous ne verrons plus, chaque jeudi, s’avancer, avec ce mélange d’allure martiale et de grâce spirituelle, celui qui aura été l’un des hommes les plus purs de notre temps.
Ici vous vous rappellerez les premiers vers de l’ « Ode à la Malibran » où Musset se révoltait contre la trop rapide succession des morts de trop de gens illustres. C’est au lendemain de la disparition de Pierre-Henri Simon qu’Henry de Montherlant a décidé de fermer lui-même, pour toujours, les yeux qui étaient en train de le trahir. Bien que dans sept ouvrages échelonnés depuis sa jeunesse il ait salué dans le suicide un acte, et peut-être l’acte suprême de courage et de domination, j’ai, cependant, le sentiment qu’il a résisté jusqu’à la limite de ce qu’il jugeait tolérable.
Il avait publié cette année « La Marée du soir ». Il venait de mettre la dernière main à un roman inédit. Il avait assisté, juste avant les vacances, à une séance de l’Académie française une séance ordinaire, consacrée au dictionnaire. Il avait voulu essayer de continuer à vivre normalement et il s’était imposé cet effort émouvant pour manifester à ses confrères son amitié. Il avait accueilli avec un héroïque sourire de gentillesse ceux qui s’empressaient pour le saluer.
Car ce fanatique du secret, qui avait envisagé de se faire enterrer sous un masque, qui avait réussi à dérober entièrement sa vie privée comme s’il eut cherché à en nier l’existence qui a fait de son suicide le seul moment perceptible de son intimité, qui ne racontait que ses activités publiques : la guerre, les courses de taureaux, le sport et qui ne montrait de lui que ses œuvres, avait un cœur généreux et capable d’affection désintéressée, derrière une muraille de pudeur. Je le savais depuis longtemps car le hasard m’en avait rendu une fois le témoin.
Il était intraitable dans ses exigences envers la vie. Elle avait l’obligation de lui fournir toutes les possibilités du plaisir et celles de la création. Et quand elle les a refusées, elle ne méritait plus que d’être condamnée. L’intensité de la jouissance physique ou intellectuelle ouvrait la seule voie pour triompher de toutes les contradictions de l’univers. Il n’y avait que deux mondes : « le monde de la passion et le monde du rien ». Et une passion épuisée devenait un néant, et il fallait bondir d’une passion à une autre, aucun objet n’ayant plus de vérité, ni de réalité qu’un autre. La succession incessante des élans, la poursuite renouvelée des proies étaient nécessaires pour garder l’illusion d’une joie continue. L’expérience d’un Montherlant incroyant et pétri de christianisme confirme les analyses de saint Augustin.
La nature de Montherlant s’ancrait donc dans un système impitoyable d’oppositions, où les valeurs de toutes choses étaient essentiellement identiques et qui ne pouvait se résoudre à terme que par un détachement général. Il unissait en lui l’amour de la vie et la conviction de son néant, l’exaltation et l’indifférence, une sensibilité fuyant sous la plus sombre ironie, l’appétit et le renoncement, l’acceptation et le refus. Loin de le déchirer, ces conflits ont inspiré son œuvre, et surtout son œuvre théâtrale, où il les a portés à l’incandescence du génie. Souvenez-vous de Malatesta : « grand séducteur de femmes, aimant la sienne qu’il trompe, aimant l’Église qu’il trahit, aimant le Pape qu’il voudrait assassiner ».
Le style d’Henry de Montherlant a reflété, lui aussi, deux personnalités divergentes. Il multiplie, dans les romans ou dans les Carnets, les coups d’épée ou les coups de cravache. À la scène, sans tomber dans les facilités de l’éloquence, il s’élève à une telle noblesse, une telle densité, un tel dépouillement sous un habit de lumière qu’il devient classique dès qu’on l’entend pour la première fois. Un million de spectateurs l’ont acclamé.
Rendons au quatorzième César l’hommage qu’il souhaitait. Trouvons, dans sa fin exceptionnelle, une supplémentaire explication d’une aussi exceptionnelle destinée. Mais Henry de Montherlant nous a laissé bien plus que ses cendres ; il nous a légué une œuvre dont il redoutait à tort l’effacement posthume et que ne détruira pas la lente incinération du temps. Elle n’arrêtera pas d’honorer l’Académie française qui a su en consacrer la grandeur.
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L’Académie des Inscriptions et Belles Lettres a eu à déplorer la mort d’un de ses membres ordinaires et de deux membres libres non résidants, Son Éminence le cardinal Tisserant dont nous venons d’évoquer la mémoire et Daniel Schlumberger.
Clovis Brunei, ancien élève de l’École des Chartes, dont il devint directeur en 1930, fut tout à la fois archiviste, paléographe et philologue. C’est à sa terre natale, l’Amiénois, qu’il a d’abord réservé l’acuité et la ténacité de sa pensée. Parmi ses nombreux travaux dans ce domaine, on ne peut omettre de citer le Recueil des actes des Comtes de Ponthieu.
Lorsqu’on sait que deux fois sur trois, en l’absence d’originaux, il était nécessaire de reconstituer le texte au moyen de copies de dates diverses, puis d’analyser ces actes et de les dater, on ne peut qu’admirer la réussite d’une telle entreprise. Puis, à l’exemple de son maître Paul Meyer, Clovis Brunei passa du nord au midi pour s’attacher particulièrement à l’étude du provençal. Deux ouvrages remarquables, Les plus anciennes chartes en langue provençale et surtout la très précieuse Bibliographie des manuscrits littéraires en ancien provençal, parue en 1935, valurent à cet esprit encyclopédique et à ce chercheur exigeant, l’estime de ses pairs et l’admiration durable de ses nombreux élèves.
C’est il y a deux jours que nous avons appris le décès, survenu à l’Université de Princeton, de Daniel Schlumberger, membre de la section des académiciens libres de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres.
Passionné très tôt par les civilisations anciennes de la Méditerranée, notre confrère abandonna la carrière des affaires, à laquelle il était destiné, pour s’orienter vers l’archéologie et l’histoire.
À vingt-cinq ans, inspecteur du service des antiquités du Haut Commissariat de France au Levant, il est déjà un des meilleurs connaisseurs de la ville et de la région de Palmyre. Les analyses sur le développement urbain de cette cité, sur son décor architectural, ses « réflexions sur la loi fiscale de Palmyre » le firent aussitôt remarquer de ses pairs et de ses maîtres.
Poursuivant ses investigations sur la route qui relie Palmyre à Damas, Daniel Schlumberger explorait ensuite les ruines dites de Qasr-el-Heir-el-Gharbi. Cette exploration lui permettait de mettre en lumière les deux grandes sources de l’art islamique, l’iranienne et la gréco-romaine, coulant côte à côte sans se rejoindre encore.
Nommé en 1945 Directeur de la délégation archéologique française en Afghanistan, il y dirigea des fouilles jusqu’en 1957, avant de se voir confier, par l’Université de Strasbourg, la chaire d’Histoire et de Civilisation de l’Orient méditerranéen.
La brusque disparition de ce confrère, qui avait su se faire aimer et apprécier de tous, laisse tout à coup un grand vide tant dans le monde de l’archéologie que dans l’Université de notre pays.
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L’Académie des Sciences a été la plus éprouvée des cinq Académies, puisque onze des siens ont disparu.
Paul Lévy, membre de la section de Minéralogie et Géologie, venait de publier, sous le titre : Quelques aspects de la pensée d’un mathématicien, un beau livre, simple et lucide, où il nous faisait part de ses recherches, de ses déceptions et de ses succès. Ses succès se rapportent essentiellement au calcul des probabilités auquel il a consacré plus de cinquante années de sa vie.
Ses livres sur le sujet lui valurent une renommée mondiale et sont devenus des classiques, à l’égal de ceux de Cauchy, de Poincaré ou de Borel. Il y démontra, en particulier, les premiers théorèmes sur ce qu’on appelle aujourd’hui les martingales, et approfondit notre connaissance du mouvement brownien.
De telles recherches ne pouvaient manquer de déboucher sur une philosophie et sur une critique des systèmes métaphysiques où la démonstration cède par trop le pas à l’intuition. C’est pourquoi ce lauréat de thème grec au Concours général, qui devait être reçu « cacique » à la rue d’Ulm et second à Polytechnique, laissera un durable souvenir d’honnêteté intellectuelle, de compétence, et de capacité toujours rebondissante de l’intérêt et de la méditation.
C’est à la section de Mécanique qu’appartenait Henri Villat qui vient de nous quitter à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Henri Villat était, lui aussi, tout le contraire d’un spécialiste enfermé dans une discipline. Tout jeune maître de conférence à la Faculté des Sciences de Montpellier, il fut délégué par son Université pour la représenter à un congrès international d’hellénistes.
Mais c’est à la Sorbonne, à la chaire de Mécanique des fluides, qu’il donna le meilleur de lui-même, s’attachant à résoudre de nombreux problèmes laissés sans réponse dans le domaine de la résistance au déplacement des solides dans les fluides et des mouvements tourbillonnaires.
Il faut aussi être reconnaissant à Henri Villat d’avoir, au lendemain de la première guerre mondiale, relancé le Journal de Mathématiques pures et appliquées et de n’avoir pas ménagé ses efforts pour développer la coopération scientifique internationale.
Son culte de la logique la plus rigoureuse s’associant à une vive imagination créatrice, Henri Villat, qui a su ne pas sacrifier l’une à l’autre, laisse le regret d’un grand savant qui était aussi un artiste.
Pierre Tardi, membre de la section de Géographie et Navigation, dut à son engagement volontaire sur les champs de bataille, il n’avait encore que dix-huit ans, le début d’une carrière au service géographique de l’Armée.
Adjoint pendant plus de vingt-cinq ans du général Perrier, chef de la section de géodésie, il se vit confier de nombreuses missions en France, au Maroc, en Syrie, en Roumanie.
Parallèlement à une activité de recherche qui le conduisit à occuper les fonctions de directeur général adjoint de l’Institut géographique national, il partagea son temps entre l’enseignement de l’astrophysique à l’École polytechnique et l’Association internationale de Géodésie. À la tête du bureau central de cet organisme, Pierre Tardi se trouva à l’avant-garde des énormes progrès accomplis pendant ces dernières quarante années par la géodésie devenue spatiale.
Il ne ménagea ni ses efforts ni son imagination pour que soit renforcée, dans cette science en plein développement, la coopération internationale et, par là même, l’entente pacifique entre les grandes puissances. Dans les milieux scientifiques du monde entier, Pierre Tardi sut nouer d’indispensables relations d’amitié, relations facilitées tout autant par les qualités humaines que par la grande valeur scientifique de ce confrère dont nous déplorons la perte.
Fils du compositeur Gabriel Fauré, Emmanuel Fauré-Fremiet, Membre de la section de zoologie, donne à son tour l’exemple d’une vie équilibrée, entre sa vocation de biologiste et des goûts artistiques.
Ayant choisi très tôt de se consacrer à l’étude des protozoaires, et en particulier des Ciliés, il fut tout naturellement conduit à s’interroger sur la différenciation structurale de la cellule.
En appliquant les techniques de la physique biologique à la biologie cellulaire, Emmanuel Fauré-Fremiet innovait.
On lui doit aussi des découvertes décisives dans le domaine du développement embryonnaire et du modelage des tissus, ainsi que dans une science toute récente, mais capitale, l’embryologie chimique.
Cette intense activité de recherche le conduisit au Collège de France, mais elle n’empêcha pas notre confrère de s’adonner à la peinture et à la sculpture, qui, loin d’être pour lui de simples divertissements, permirent une expression complète de ses capacités de création et l’amenèrent à explorer jusqu’au bout toutes les dimensions d’une personnalité à la fois complexe et homogène.
Avec Georges Teissier, également membre de la section de zoologie, disparaît l’un des pionniers de la biométrie et de la génétique mathématique en France.
Directeur du Centre national de la recherche scientifique de 1946 à 1950, Georges Teissier fut à l’origine de la création du Laboratoire de Génétique évolutive de Gif-sur-Yvette.
Il s’intéressa au premier chef à la croissance des insectes et se rendit célèbre par ses recherches sur la Drosophile et la mise au point des méthodes permettant l’étude en laboratoire de l’évolution d’une fréquence génique dans une population donnée.
C’est encore grâce à ses initiatives que se développa en France l’enseignement de la génétique quantitative, dont les applications se révélèrent fructueuses en agronomie comme en médecine. Son nom demeurera comme celui d’un précurseur qui, après avoir défriché son domaine, a su en assurer la fécondité.
La renommée de Maurice Letort, membre de la section des académiciens libres, dépassait largement nos frontières.
Tant à la tête de l’École nationale supérieure des industries chimiques que, plus tard, à la Direction du Centre d’Études et de Recherches des Charbonnages de France, Maurice Letort avait acquis une réputation internationale de physico-chimiste.
C’est ainsi que ses découvertes ont ouvert la voie à un champ de recherches activement exploitées depuis dans de nombreux laboratoires, celles qui concernent la polymérisation à l’état solide.
Savant de premier ordre, notre confrère s’est toujours attaché à l’application tant industrielle que médicale de ses travaux, en particulier dans le domaine de la lutte contre la silicose et la mise au point de nouveaux carburants.
Parallèlement à ses travaux de recherche et nourri par eux, son enseignement fut un des plus efficaces et il continuera de porter ses fruits, aussi bien au sein de l’Université que dans l’industrie.
C’est son inlassable action à la présidence de la Ligue nationale contre le cancer qui a rendu la personnalité d’Antoine Lacassagne familière du grand public.
S’il est vrai qu’il prit une part prépondérante à la lutte contre ce fléau qui perd trop lentement son mystère, Antoine Lacassagne, membre de la section des académiciens libres, fut avant tout, et plus spécialement à l’Institut du Radium et à la Fondation Curie, un expérimentateur.
Après avoir réalisé la première autohistoradiographie d’un tissu, il devait mettre en évidence, quelques années plus tard, le rôle des hormones sexuelles dans l’apparition de certains cancers, et le rôle également déterminant de la foliculine.
La production expérimentale des cancers lui permit de jeter des lumières décisives sur cette maladie et son éventuelle prévention par une alimentation strictement contrôlée.
Antoine Lacassagne possédait au plus haut degré ce désintéressement, cette lucidité et cet enthousiasme sans lesquels la Science ne saurait progresser.
La prestigieuse équipe qu’il avait su constituer autour de lui continuera son œuvre et en affermira encore l’audience internationale.
Une triste coïncidence nous met dans l’obligation, après avoir salué la mémoire d’Antoine Lacassagne, d’évoquer le souvenir de son beau-frère, Albert Policard, membre non-résidant de la même Académie.
Depuis 1913, année où il fut reçu à l’agrégation d’Histologie, Albert Policard a consacré ses travaux et son enseignement à cette science des tissus morts dont ses élèves admiraient qu’il sût si bien, par sa parole précise, leur restituer la vie.
Toute son œuvre, en effet, est dominée par la nécessité de relier la morphologie des structures biologiques à leur fonctionnement, la description à la dynamique, l’histologie à la physiologie. Il laisse une œuvre scientifique importante, au premier rang de laquelle il faut citer ce remarquable Précis d’Histologie physiologique qui assura la formation de toute une génération de médecins et de chercheurs.
Il laisse, plus encore, et lui aussi, l’exemple d’un savant discret, sensible, et entièrement voué à sa tâche, d’un de ces ouvriers modestes et obstinés qui construisent l’édifice éclatant de la Science.
La même Académie a eu encore à déplorer la perte de Wendell M. Stanley, un de ses éminents associés étrangers.
Après avoir isolé le virus de la mosaïque du tabac, Wendell M. Stanley se consacra au problème, si important, des rapports entre virus et cancer, et mit au point un vaccin permettant d’immuniser contre l’influenza. Œuvre considérable qui lui valut un prix Nobel amplement mérité, et qui rendit célèbre l’enseignement qu’il dispensa à Berkeley, en Californie.
C’est une très grande figure de la science américaine et mondiale qui vient de disparaître.
Salomon Lefschetz, membre lui aussi de la section des Associés étrangers, qui nous a quittés il y a un peu plus de deux semaines, avait fait ses études à Paris avant d’aller s’installer aux États-Unis, où il obtint son doctorat.
Professeur à l’Université de Princeton, il se fit très rapidement connaître par ses travaux de géométrie algébrique et de topologie.
Disciple d’Émile Picard, Salomon Lefschetz a apporté d’importants compléments aux théories de son maître ainsi qu’à certaines de celles de Poincaré.
Dès le début de sa longue carrière scientifique, les travaux de Salomon Lefschetz lui valurent d’éclatants succès et l’audience la plus étendue auprès des chercheurs du monde entier.
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L’Académie des Beaux-Arts a été frappée par la disparition de son doyen, en même temps doyen d’âge de tout l’Institut, Charles Lemaresquier, qui nous a quittés dans sa cent deuxième année. Il était un ami de ma famille et je l’ai bien connu dans l’entourage d’Aristide Briand, où il manifestait son libéralisme et son amour de la paix.
Élève de l’architecte Victor Laloux, à qui il devait succéder à l’Académie des Beaux-Arts, Charles Lemaresquier commença sa longue et brillante carrière aux côtés de son maître.
Voisine de ce Palais, la gare d’Orsay fut pour le jeune architecte l’occasion de faire ses premières armes. Débuts, on le voit, éclatants. Une féconde amitié et une mutuelle estime unissait le maître et l’élève ; après les quatre années de guerre. Victor Laloux décide de faire appel à Charles Lemaresquier, d’abord pour l’assister dans son enseignement, puis pour lui succéder.
Rapidement les innombrables succès que cet atelier remporte aux concours de Rome lui confèrent une réputation sans égale. Les élèves étrangers affluent et en particulier les élèves américains qui appliquèrent ensuite à New York, et dans les grandes villes des États-Unis, l’enseignement qui leur fut donné à Paris.
Parmi les plus importants ouvrages réalisés par Charles Lemaresquier, les plus célèbres sont incontestablement le Cercle militaire de la place Saint-Augustin, l’Hôtel de l’Agence Havas rue de Richelieu, l’Hôpital Sainte-Anne de Toulon et l’École nationale vétérinaire de Toulouse, mais les plus surprenants sont les nombreuses églises rurales édifiées dans le nord de la France.
On ne peut qu’admirer la diversité des activités qui furent nécessaires à Charles Lemaresquier, pour exprimer tout à fait sa forte personnalité. Patron généreux et ardent, architecte toujours sur la brèche, il ne ménagea pas ses efforts au cours d’une carrière administrative, qui le vit successivement à la tête du Palais de Rambouillet et dans plusieurs directions de ministères.
Elu à l’Académie des Beaux-Arts en 1937, Charles Lemaresquier n’hésitait pas à proclamer la très haute idée qu’il se faisait du rôle que devait jouer cette Académie dans la Nation.
Et c’est aussi cette conviction affirmée qui lui valut le grand prestige dont il ne cessa de jouir, à l’Académie des Beaux-Arts comme dans l’Institut de France tout entier, jusqu’à sa mort.
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L’Académie des Sciences morales et politiques a été cruellement frappée par la disparition de deux des siens.
L’un d’eux, Maurice Reclus, ayant exprimé le souhait que son décès « ne fasse l’objet d’aucun discours ou allocution », je ne puis que m’y conformer.
La mort d’André Granpierre a été ressentie d’autant plus douloureusement par tous qu’elle est survenue un peu plus de trois mois seulement après son élection à la section générale de cette Académie.
Ancien élève de l’École Polytechnique, André Granpierre laissera le souvenir d’un grand patron.
Entré comme ingénieur à la Société de Pont-à-Mousson, il en devint le président vingt-huit ans plus tard, après y avoir fait toute sa carrière.
Membre du Comité Armand-Rueff, notre confrère s’était particulièrement attaché aux problèmes de la formation professionnelle des adultes et à la promotion sociale.
Partisan de la participation du personnel aux bénéfices des sociétés, il développa cette participation dans sa propre entreprise, et à tous les niveaux. En même temps, il s’attachait à créer puis à développer une coopération fructueuse entre les industries de la région nancéenne et l’Université.
Opposé au morcellement des activités, André Granpierre a témoigné dans les domaines multiples où il a exercé son activité, d’un esprit ouvert à tout et d’une vision globale de l’avenir.
Nous ne doutons pas que les nombreux écrits qu’il a laissés, en particulier son livre Une éducation pour notre temps, contribuent à répandre en France comme en Europe ses conceptions originales et lucides.
En rendant en commun cet hommage à leurs morts, les cinq Académies restent fidèles au vœu de Daunou : l’Institut doit rassembler, rapprocher les formes les plus diverses de la pensée, de la science et de l’art. Dans les débuts les plus lointains de l’Académie, Cimon, fils de Miltiade, et ensuite Platon ont médité au milieu d’autels consacrés à des divinités. Et c’est au cœur de cette piété que s’élabora la philosophie la plus novatrice de l’Antiquité. Que la vie évoquée de ceux que nous pleurons nous conforte donc dans l’amour de la vie moderne, de ses prodigieux rebondissements et de sa permanente renaissance.