Discours de réception François-Henri d’Harcourt

Le 26 février 1789

François-Henri d’HARCOURT

M. le Duc DE HARCOURT ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de M. le Maréchal-Duc DE RICHELIEU, y vint prendre séance le Jeudi 26 Février 1789, & prononça le Discours qui fuit.

 

Messieurs,

Il ne convient pas de se présenter dans ce Sanctuaire des Muses, de prétendre être agrégé à cette Assemblée célèbre, que le mérite, le génie, la science & les talens rendent aussi imposante que respectable, sans s’être annoncé par des travaux utiles à la Nation, à la Littérature ; sans avoir contribué à l’instruction de l’Europe, & payé à la société le tribut de ses veilles qu’elle a droit d’exiger en échange de son estime. Tout homme dont la vie est inutile doit rester écarté, inconnu, indifférent ; mais celui qui se dit, non sans effroi : La France attend beaucoup de moi, vient vous dire qu’il attend plus de vous. Oui, Messieurs, il vous est ordonné par le patriotisme de me recevoir parmi vous, de me communiquer vos lumières, d’ajouter à mes foibles moyens, pour former un homme que sa haute destinée doit appeler à influer sur l’Univers. C’est ainsi que se justifie mon ambition d’occuper la place dont vous avez bien voulu m’honorer.

La reconnoissance due au Roi, Fondateur de cette Académie, qu’elle a acquittée incessamment depuis par son utilité, vous presse en ce moment ; les Sages, les Professeurs de la saine Philosophie se livreront, s’associeront à mes fonctions augustes : c’est ici que sont mes exemples & mes leçons. L’étude de la vertu, celle de la morale pure, de l’humanité, des devoirs de l’homme envers l’homme, sont les élémens de la science de les gouverner. Quand le cœur est développé, réglé par ces principes ; quand l’ame est échauffée par le désir, le besoin, & enfin la connoissance du bien, aisément l’esprit s’étend & embrasse les moyens d’y parvenir : il part de ces bases immuables & sûres, pour s’élever à la politique, à l’administration ; le génie, alors ardent à s’élancer vers les grandes combinaisons, dirige le jugement, s’empare de la conduite, & fonde la réputation du Prince sur le bonheur de ses sujets ; il est juste, il est aimé, il est heureux : & quelle Nation plus ouverte que la nôtre à l’amour de son Souverain, récompense avec autant de chaleur, d’enthousiasme, le bienfait si attendrissant de sa félicité ? Avec quelle sollicitude & quelle agitation je fixe mes regards sur ce germe qui contient peut-être le fort de tant de millions d’hommes, & dont le développement dépendra également de la nature & de l’éducation ! Je me rassure sur la bonté, la vertu, l’union qui forment le caractère invariable de la Maison royale : trois Princes qui, depuis leur enfance, n’ont jamais altéré cette cordialité fraternelle, le premier bien des hommes, & surtout des Souverains ; six Princesses qui partagent ces sentimens, dans un siècle où les devoirs de la Nature sont si souvent méconnus ou affoiblis, offrent un exemple bien rare dans les Cours, & bien attendrissant. On les voit se réunir journellement dans l’intérieur de leur famille, & vivre pour le bonheur commun ; on les voit exerçant dans le silence une bienfaisance éclairée, d’autant plus louable qu’elle est plus ignorée, d’autant plus estimable que l’humanité souffrante les environne, sans oser se montrer à leurs cœurs compatissans.

Je ne puis vous annoncer que des espérances ; mais un naturel charmant, une sensibilité douce, la justesse des idées, la facilité du mot propre, le goût de la lecture, le choix des amusemens, ne peuvent-ils pas présager un caractère, & motiver l’intérêt que prend la France au retour de la santé de M. le Dauphin ?

Ce n’est pas la louange (elle se tiendra long-temps au moins loin de lui), c’est la vérité qui s’en approchera toujours, que vous entendez avec l’émotion du sentiment national. Le meilleur des Pères, la plus tendre des Mères, ont confié à mes soins ce dépôt précieux, sur le seul garant de la franchise de mon ame : puissent-ils ne s’être pas trompés sur les talens qui demanderoient un Montauzier, un Fénelon, plus éclairés encore par ce siècle de lumières & par les circonstances !

Mais il est temps, Messieurs, de vous retracer vos pertes, comme il est juste qu’un de ces Lieutenans auquel Richelieu donna des leçons de guerre, s’empresse de compter devant les juges des talens les lauriers qui ombragent son mausolée.

Ce nom vous rappelle un protecteur illustre, grand par son caractère, fameux par les événemens de son ministère, utile à son Souverain, & dont les qualités, les défauts mêmes portoient l’empreinte d’une ame forte, ployant tous les obstacles sous l’effort impérieux de son génie.

Les vertus guerrières & politiques ont aussi illustré la carrière honorable du Maréchal de Richelieu.

Né en 1696, le Duc de Fronsac passa presque son enfance sous les yeux de Louis XIV. Élevé dans cette Cour, qui fut pour l’Europe ce que l’École d’Athènes fut pour l’Asie ; où la science militaire, la politique, l’administration, les sciences, la politesse, même la galanterie, portoient ce caractère élevé qui produit les grands talens ; initié dans l’art de la guerre par ces fameux Capitaines que tant de campagnes heureuses & malheureuses avoient formés, son ame s’ouvroit entière à la gloire. Ces Vétérans de la renommée ne croyoient pas avoir assez fait pour l’État, s’ils ne servoient d’Instituteurs au zèle naissant, à l’espérance des qualités militaires. Turenne fit des Élèves, & les Élèves de Turenne furent aussi des Héros. Richelieu servit sous eux. Alors le respect, la considération marquoient la distance d’un homme à un grand Homme : cette noble & satisfaisante récompense des victoires, des succès, étoit acquittée avec ardeur par la Nation ; la jeunesse étoit encouragée, éclairée, protégée : alors il n’étoit que préjudiciable de s’appesantir sur les détails ; on les effleuroit pour les connoître ; on obéissoit pour commander ; on s’élevoit rapidement au dessus des rudimens, pour embrasser le grand théâtre des événemens, avec la louable ambition d’y surpasser ses Maîtres.

Le Duc de Fronsac fit ses premières armes, en 1712, dans les Mousquetaires, dans ce Corps dont la valeur, souvent utile, toujours brillante, servoit bien le caractère de Louis XIV, à qui toute résistance étoit insupportable, & qui, long-temps gâté par la victoire, se l’assuroit par le courage invincible de la réserve que composoit la Maison du Roi.

Ce n’étoit pas pour le vain éclat d’une fastueuse décoration, mais par une combinaison savante & profonde, que ce Prince s’étoit entouré d’une Noblesse nombreuse & distinguée. Il avoit calculé le génie national, qui, depuis César, n’a pas changé, qui ne changera jamais. Il savoit que le François, toujours exalté dans l’attaque, s’exagère quelquefois le danger dans les revers. Il sentoit que des corps d’élite décidoient le succès balancé d’une bataille, &, en assurant les retraites, garantissoient une armée de la destruction : il n’y a pas eu, il n’y aura pas de guerres dans lesquelles ces Corps n’aient rempli & ne remplissent ces deux objets.

Le Duc de Fronsac se trouva, dans cette campagne de 1712, au combat de Denain, si décisif pour le sort de la France, où Villars apprit aux Alliés qu’une disposition trop étendue ne les tenoit en forces nulle part.

Il servit au siège de Landau, fut blessé à celui de Fribourg : le même Villars, prévoyant ce qu’il deviendroit, occupé de favoriser son avancement, le chargea de porter au Roi la nouvelle de la prise des châteaux de Fribourg. Louis XIV en voulut entendre les détails, & dit au jeune Fronsac : « Je suis content de la netteté du compte que vous me rendez, il me prouve que vous êtes destiné aux grandes choses ».

La paix de Rastadt mit un intervalle à ses campagnes, qui lui valurent un régiment d’infanterie de son nom, à la tête duquel il servit en Espagne pendant celle de 1719, & se distingua dans les différens sièges qu’entreprit le Maréchal de Berwick.

C’est en arrivant en France, qu’à l’âge de vingt-quatre ans, par attachement pour son nom, par présage de ce qu’il y devoit ajouter, & par estime de ce qu’il étoit déjà, l’Académie lui décerna une place dont il s’est rendu digne pendant soixante-huit ans. De grands événemens, de grands succès remplirent souvent cet espace. Il entra peu de temps après dans la carrière politique, par une ambassade dont l’importance prouve l’opinion que le Gouvernement avoit de sa capacité.

En 1725, l’Empereur, à l’insu de la France & de ses Alliés, venoit de conclure, avec le Roi d’Espagne, un Traité par lequel sa puissance s’étoit accrue de plusieurs Provinces que lui céda Philippe V. Le Roi craignit pour la liberté du Corps Germanique, dont il est garant, & pour le repos de l’Europe : cette inquiétude étoit fondée, puisque l’Empereur & l’Espagne armèrent. Alors la France, la Cour de Londres, & la République d’Hollande, ses Alliés, se lièrent plus étroitement, engagèrent le Roi de Prusse dans leur alliance, & armèrent également : leurs préparatifs en imposèrent à l’Empereur.

Le Duc de Richelieu, revêtu du caractère d’Ambassadeur extraordinaire, arriva à Vienne dans ces circonstances critiques. Des propositions lui furent faites par les Ministres de l’Empereur & par le Nonce du Pape ; elles furent réitérées avant que l’on y fît quelque attention en France : alors des projets, des contre-projets furent remis par les Ministres des deux Puissances. Ceux de l’Empereur parurent équivoques, ambigus, & ne rassuroient pas sur les desseins hostiles de ce Prince. Les Espagnols, ses nouveaux Alliés, faisoient le siège de Gibraltar ; des escadres sortirent des ports de France & d’Angleterre. L’Empereur sentit la nécessité de proposer un plan de pacification plus raisonnable, que le Roi & ses Alliés adoptèrent ; il fut signé à Paris le 31 mai 1727, sous le titre d’articles préliminaires, & ensuite à Vienne par le Duc de Richelieu.

Dans les fonctions publiques de son ambassade, il déploya cette magnificence, cette dignité qui l’ont toujours distingué. Il soutint avec fermeté les prérogatives du caractère dont il étoit revêtu.

Le Roi, par une faveur particulière & pour récompenser ses services, lui permit de porter les décorations de l’Ordre du Saint-Esprit, dont il l’avoit créé Chevalier le 1er janvier 1728.

Le Duc de Richelieu quitta la Cour de Vienne, après avoir reçu du Roi les ratifications des préliminaires, pour être remises aux Ministres de Sa Majesté Impériale.

Ce Traité sembloit devoir assurer la tranquillité de l’Europe ; mais bientôt les démêlés des Cours de Madrid, sur l’investiture de la Toscane, déterminèrent le Roi à agir, de concert avec les Rois d’Espagne & de Sardaigne, contre la Maison d’Autriche & ses Alliés, après avoir engagé les Puissances maritimes à garder la neutralité.

Une armée s’assembla sur le Rhin, aux ordres du Maréchal de Berwick, passa ce fleuve dans le mois d’octobre 1733, & investit Kell, qui se rendit après neuf jours de siège : le duc de Richelieu fut fait brigadier la même année.

Son régiment fit aussi la campagne suivante. Le Maréchal de Berwick passa le Rhin, prévint les Alliés, força les foibles lignes d’Etlingen, & assiégea Philipsbourg qui fut pris devant le Prince Eugène.

Un siège est la plus prompte & la plus sûre école du courage ; le soldat le commença avec inquiétude, en soutint la fatigue excessive avec patience & gaîté, en brava le danger avec audace, lorsqu’il croissoit chaque jour.

Ces succès firent regretter à la France la perte de Berwick, & annoncèrent aux Impériaux la caducité des talens d’Eugène : dix ans plutôt il n’eût pas fait les lignes d’Etlingen, & l’on n’eût pas fait le siège de Philipsbourg.

La campagne de 1735 se borna à dévaster, avec économie, les deux rives du Rhin, & l’espace du Necker à la Mozelle : le Duc de Richelieu ne put s’y instruire que dans l’art de faire subsister les troupes, auquel sont soumis tous leurs mouvemens, qui commande despotiquement aux Généraux. & porte bien souvent atteinte à leur réputation, parce que cette excuse est rarement jugée par des experts, & impartialement approfondie .

La paix de 1736 termina cette guerre & le Duc de Richelieu fut nommé Maréchal de Camp.

La mort de l’Empereur Charles VI rouvrit le théâtre des combats. En 1741, les armées françoises occupèrent la Bohème, & se portèrent sous les murs de Vienne : pendant que cet instant de détresse développoit le génie, la fermeté de Marie-Thérèse ; pendant que cette Princesse assembloit autour d’elle les cœurs & les forces de la Hongrie & de l’Autriche, en portant son fils à ses sujets, & les chargeant du sort de leur Souverain, le Maréchal de Noailles assembla, en 1742, une armée d’observation en Flandre, & le duc de Richelieu fut employé comme Maréchal de Camp. Il le fut de même en 1743 sur le Rhin, & combattit à Dettingen.

Lieutenant général en 1744, il servit en Flandre aux sièges de Menin, d’Ypres, de Furne, & passa en Alsace avec le Roi, qu’une maladie violente arrêta à Metz. Ce Prince y éprouva ce genre de satisfaction qui laisse bien loin après lui l’éclat des conquêtes ; il y jouit de l’amour de ses sujets : qu’il soit à jamais, pour ses successeurs, l’exemple du bonheur que reçoit un Roi, en raison de celui qu’il procure à un peuple fidèle ! c’est en ce moment heureux que, lisant dans les cœurs, il sent le prix de sa couronne, & qu’il est averti de ses devoirs. C’est sur ce modèle que Louis XVI, jaloux de cette douce jouissance, a formé le projet touchant de régner sur un peuple plus libre, de recevoir en don ce que d’autres Rois perçoivent en tribut, de s’entourer de sa Nation, & de la consulter sur ses intérêts, qui seuls sont les siens.

En 1745, le Maréchal de Saxe, mourant, combattoit à Fontenoy, pour ne pas lever le siège de Tournay. La marche d’une colonne angloise entre les redoutes qui couvroient son front, & qu’elle avoit déjà dépassées, rendoit la victoire incertaine. Les efforts redoublés d’une patrie de l’infanterie ne parvenoient pas à pénétrer cette masse imposante, qui, plus forte de sa profondeur que de son ordonnance, résistoit à ses attaques multipliées. En ce moment critique, la nécessité de repasser l’Escaut, si la retraite devenoit indispensable, fit désirer que le Roi songeât à sa sûreté, en se rapprochant des ponts. Le Duc de Richelieu savoit ce qu’est pour une armée françoise la présence de son Souverain ; il court à ses pieds le conjurer d’accorder aux troupes qui l’entouroient, le bonheur de vaincre sous ses yeux. L’ordre obtenu, tandis que le Maréchal de Saxe & le Comte de Lowendal font un dernier effort, la Maison du Roi, la Gendarmerie, les Carabiniers, ces troupes si sûres de leurs lauriers, s’ébranlent ; le Duc de Richelieu, après avoir placé une batterie destructive à demi-portée de canon, charge, à leur tête, la colonne ennemie, l’enfonce, décide la victoire, & la victoire décide du sort de Tournay & du succès de cette campagne.

Le Duc de Richelieu revint à la Cour, pour y concerter contre l’Angleterre une expédition à laquelle le Roi destinoit 18 bataillons & 9 escadrons, pour soutenir le Prétendant, qui, par le gain de la bataille de Preston, donnoit l’espérance au moins d’une grande diversion.

Les troupes s’assemblèrent à Dunkerque & à Calais ; les préparatifs furent très-longs : les circonstances changèrent ; l’embarquement n’eut pas lieu, malgré l’activité du Général.

En 1746, il continua de servir en Flandre, Aide-de-camp du Roi, & revint avec ce Prince, qui l’envoya à Dresde avec le titre d’Ambassadeur, pour faire la demande de la-Princesse, fille du Roi de Pologne, Électeur de Saxe, qui épousa M. le Dauphin. Cette négociation fut moins épineuse qu’utile à la France : les vertus de Madame la Dauphine y ont germé.

En 1747, le Duc de Richelieu servit encore en Flandre, Lieutenant-Général & Aide-de-Camp du Roi. Il précéda & couvrit, avec une avant-garde considérable, la marche de l’armée sur Lière, & se trouva à la bataille de Lawfeld.

C’est après son retour que, lancé dans la carrière qui marque le sang des Généraux, il partit pour l’Italie.

Les grandes opérations de l’art militaire consistent dans la guerre offensive & défensive, l’attaque & la défense des places : cette dernière est la seule où Richelieu ne partagea pas avec Boufflers le bonheur de se distinguer.

Les revers qu’éprouva l’armée combinée de France & d’Espagne en 1746, livrèrent Gênes aux Autrichiens. Les duretés, les exactions que souffrirent pendant trois mois les Génois, firent expier à leurs Vainqueurs l’abus de la victoire. Vous connoissez, Messieurs, la cause première de cette révolution. Un Bas-Officier frappe un citoyen attelé au canon ; le peuple indigné se rassemble ; le mot de liberté se prononce, il exalte les têtes : celui qui porte une pierre dans sa main, se croit armé ; l’explosion de la rage tient lieu de projet d’attaque ; on brise les chaînes pesantes que l’on n’osoit soulever ; un instant change le sort de la République : cette leçon d’urbanité coûta cher aux Autrichiens.

L’armée combinée étoit en Provence : elle voulut secourir Gênes ; & le Duc de Boufflers y arriva le 30 avril 1747, pour commander les forces des deux Couronnes, unies à celles que la République avoit armées. Tout l’État devint soldat ; chaque jour la liberté gagna du terrain, força des passages, fortifia ses postes ; le Duc de Boufflers délivra Gênes, & mourut le 2 juillet, trop tôt pour sa gloire & pour la Nation qu’il défendoit. La reconnoissance inscrivit le Duc de Boufflers, son fils, sur le livre des Nobles.

En Août 1747, le Duc de Richelieu le remplaça, en qualité de Général & de Plénipotentiaire : la confiance, l’ardeur se ranimèrent.

Les ennemis occupoient en forces la rivière du Ponant. Pour se mettre en état de les en chasser, & assurer sa retraite, ce qu’un homme de guerre ne peut négliger sans une dangereuse présomption, le Duc de Richelieu ajouta des ouvrages à la défense de Gênes. Il rappela les troupes de Corse ; le Comte de Choiseul les ramena au commencement d’octobre : il exécuta alors son entreprise contre le Ponant. La nature du pays se refusoit à ses dispositions ; rochers, défilés impraticables, tout fut surmonté. Les Autrichiens défendirent chaque point d’attaque ; chaque colonne eut à combattre, & combattit avec succès ; Gênes fut libre de ce côté jusques à quinze milles de ses murs. De ce moment, la partie du levant occupa infatigable activité du Duc de Richelieu.

Les ennemis tenoient en forces le poste important de Varagio ; il est emporté. Le Général Nadasty attaque Voltry avec opiniâtreté pendant trois jours ; il trouve, partout où il se présente, une vigueur, un acharnement, qui le forcent à une retraite précipitée, après une perte considérable.

Le Maréchal de Brawn arrive sur les débouchés de rivière avec 35 bataillons & 3000 Croates ou Chauffeurs. Pendant que des combats partiels deviennent tous désavantageux aux ennemis, un établissement de subsistances qu’ils avoient formé sur les frontières de la Toscane, est ruiné par le Duc de Richelieu, réduit à la défensive. Le Maréchal de Brawn appelle des renforts, malgré sa supériorité, lorsque des préliminaires signés à Aix-la-Chapelle terminent les hostilités.

Le Duc de Richelieu reçoit le titre de Noble Génois ; une statue lui est érigée dans le Sénat, pour conserver à jamais la mémoire de ses services ; prix glorieux, & qui charme une ame généreuse, autant qu’il honore une Nation reconnoissante.

Il commanda à Gênes jusqu’à la paix, & fut élevé au grade de Maréchal de France en Octobre 1748.

En 1755, l’Angleterre, sans aucune déclaration de guerre, enleva à la France les vaisseaux l’Alcide & le Lis ; le Roi voulut punir l’injustice de cette agression.

Minorque balançoit dans la Méditerranée les avantages de Toulon : ce port en offroit beaucoup pour attaquer Mahon. Le siège en fut résolu, & le Roi confia cette expédition au Maréchal de Richelieu. Rien n’étoit préparé ; la diligence seule devoit assurer les succès : les Anglois alloient faire passer dans ces mers une armée navale. Le Maréchal déploya toute cette activité que le salut.de Gênes avoit prouvée, & qui ne se démentit jamais. Plus de 150 bâtimens de transport et d’immenses approvisionnemens furent rassemblés en deux mois. L’armée, partie sous la protection de douze vaisseaux de ligne & cinq frégates, aux ordres de M. de la Galissonnière, fut contrariée par les vents, débarqua avec des difficultés effrayantes pour le transport de son artillerie de siège ; mais l’exemple du Général, la fécondité de ses moyens, surmontèrent tout. Trois mille hommes défendoient le fort S. Philippe’ ; vingt-cinq bataillons l’attaquoient. Le Commandant écrivit au Maréchal, qu’ignorant qu’il y eût une déclaration de guerre entre l’Angleterre & la France, il étoit de son devoir de lui demander avec quelle intention il avoir débarqué des troupes dans l’isle. Le Maréchal répondit que son intention étoit absolument la même que celle des Anglois à l’égard de la Marine du Roi son Maître.

Les approches se continuoient, lorsque l’Amiral Bing parut avec une escadre supérieure à celle de M. de la Galissonnière, que des détachemens d’infanterie renforcèrent. Le Pavillon François eut l’avantage du combat : content d’avoir assuré l’opération du siège, ce Général revint à son mouillage ; & la conduite fut aussi fatale à son malheureux rival, qu’avantageuse au service du Roi, & honorable à ses armes.

Une nouvelle escadre étoit partie des ports d’Angleterre, pour se joindre à l’Amiral Bing. Une attaque audacieuse du fort Saint-Philippe devenoit nécessaire ; l’ardeur & la confiance la rendoient plus praticable que l’état de la place ; elle fut résolue.

La nuit du 27 au 28 juin, les trois principaux ouvrages avancés furent emportés, deux d’assaut, le troisième par escalade. Malgré le feu continuel & meurtrier des assiégés, malgré l’explosion & le succès d’une mine, la valeur des troupes Françaises ajouta un nouveau laurier à la gloire du Général & de la Nation ; le fort se rendit par capitulation. Deux cent onze pièces de canon, soixante-dix mortiers, des magasins remplis de munitions de guerre & de bouche, & l’état du corps de la place, attestèrent que les prodiges de courage de l’infanterie avoient seuls rendu tous ces moyens insuffisans à l’ennemi. La conquête la plus importante de la guerre fut assurée à la France jusques à la paix.

Le Maréchal la dut, cette conquête, à la confiance des troupes ; il l’obtint toujours par son brillant courage, ses soins pour son armée, sa gaîté & son estime pour l’Officier & le Soldat. Il suivoit cet adage d’un de nos Poètes :

II faut, pour les mener, les prendre dans leur sens.

Il parloit à l’honneur, réservoit la flétrissure au crime, & livroit les fautes à la honte.

Le courage, enfant du devoir & de l’énergie, fait braver ce que l’homme heureux a le plus à craindre, sa fin, que le malheureux redoute aussi, dans l’espoir d’un meilleur sort. L’habitude d’un péril en rend le mépris plus facile ; mais l’élévation de l’ame rend la valeur plus assurée, plus égale.

Eh ! quel bonheur de commander à des Guerriers qui, conservant dans le combat l’usage & la liberté de leurs facultés intellectuelles, jugent les actions de leur Chef, s’associent à ses travaux, se croyent plus grands de sa gloire, & lui en présentent la première couronne, par un attachement porté jusques à l’enthousiasme !

Quel homme peut leur préférer les esclaves abrutis de l’obéissance passive ? Sur leur ame pèsent la force & la crainte ; sombres, timides, ils reflètent, mais n’enlèvent pas ; & la défensive peut seule tirer quelques parti de leur apathique soumission.

Qu’il me soit permis, Messieurs, de vous citer deux de ces traits qui caractérisent & font juger les Généraux.

Le Maréchal de Lowendal, lors de l’assaut de Berg-op-Zoom, veut faire distribuer de l’eau-de-vie aux Grenadiers- ; ils répondent : après, mon Général , mais pas avant.

Le Maréchal de Richelieu, pour arrêter à Mahon l’usage immodéré du vin, défend la tranchée à tout Soldat qui s’y livrera ; pas un ne s’expose à subir le déshonneur.

Lowendal avoit servi des Puissances étrangère ; Richelieu commandoit à des François, & calculoit mieux le génie national. En mettant en jeu ce ressort infaillible, on peut tout entreprendre ; mais il faut se faire aimer. Le moyen est doux ; il étoit naturel au Maréchal de l’employer ; il lui a toujours réussi.

En 1757, la France assembla une armée formidable dans l’Évêché de Munster, sous les ordres du Maréchal d’Estrées : les Alliés lui en opposèrent une sous ceux du Duc de Cumberland.

Le Maréchal d’Estrées l’attaqua, le battit, & l’obligea de se rapprocher du Pays d’Hanovre.

Pendant que le Maréchal gagnoit la bataille d’Hastembek, l’impatience du Ministère lui nommoit un successeur. En arrivant à l’armée, le Conquérant de Mahon, dont on attendoit plus de rapidité dans ses opérations, trouva soumis aux armes françoises tout le pays du Rhin au Vezer, & de la Hesse à la mer d’Ostfrise.

Le Duc de Cumberland couvroit encore l’Électorat d’Hanovre & le-Duché de Brunswick, attendant les renforts que l’Angleterre lui annonçoit, & qu’il étoit intéressant de prévenir.

Les ennemis se replioient sur leurs magasins ; le Maréchal de Richelieu formoit des établissemens pour ses subsistances, qui ralentissoient ses mouvemens. Des corps avancés s’emparèrent d’Hanovre, de Brunswick, de Wolfembutel, de Nienbourg & de Zell.

Les Alliés, en se retirant par une marche forcée jusques à Bremerworden, laissoient entre eux & les troupes du Roi, un pays inculte, inquiétant par sa nature, & que quelques jours de pluie n’auroient pas permis de pénétrer. L’armée s’arrêta sur la Wurnm ; mais le Maréchal se porta sur Closter-Seven avec un corps considérable de Grenadiers, de Carabiniers, de Dragons & de troupes légères. Cette disposition ôtoit aux ennemis tout espoir de passer l’Elbe devant lui, & les réduisoit à se retirer vers Staden, n’ayant plus que la mer derrière eux.

Dans cet état de détresse, la politique leur parut plus sûre que la résistance ; & le Comte de Linar, Ministre du Roi de Danemarck, revêtu des pouvoirs du Roi d’Angleterre, vint offrir au Maréchal de Richelieu les articles dune convention qui furent rejetés. Le Maréchal en dicta de plus conformes à l’état des deux armées, &, pour les appuyer, se fit joindre par sa première ligne : cette manière de traiter fut décisive. Le Comte de Linar rapporta ces articles acceptés le 10 Septembre. Il seroit inutile de les détailler, mais il ne l’est pas, pour la suite, d’observer qu’une capitulation signée par les Généraux, est sans retour, & qu’une convention emporte les ratifications des différentes Puissances.

Bientôt de nouveaux événemens exigèrent de nouvelles combinaisons. Le roi de Prusse passe l’Elbe en Saxe, pénètre dans la Thuringe, arrête l’armée combinée de la France & de l’Empire, la force à prendre une position à l’entrée de la gorge d’Eizenack. Le Maréchal de Richelieu la renforce de 20,000 hommes, qui la mettent en état de s’avancer sur la Saala ; il reçoit l’ordre de faire prendre des quartiers d’hiver à ses troupes.

Celles de Brunswick & de Hesse sont offertes à la France par leurs Souverains. Le Cabinet de Versailles balance sur les ratifications & sur ces propositions, que le succès du Roi de Prusse à Rosback anéantit. Entre ces revers & ces débats politiques, que l’on juge de la situation du Maréchal de Richelieu ! Le Roi de Prusse remet en mouvement l’armée Hanovrienne, y joint.des troupes, un Général.

Les hostilités commencent par la prise de Harbourg. Le Maréchal marche à Lunebourg ; mais la supériorité des ennemis le force à rapprocher de Zell le 3 Décembre, pour se réunir à ce qu’il avoit laissé de troupes sur ses derrières : elles ne furent rassemblées que le 13.

Le Duc Ferdinand se présente en forces : les faubourgs de Zell sont attaqués on brûle le pont sur l’Aller, & les Alliés se campent sur les hauteurs ; l’Aller sépare les deux armées. Si le Maréchal eût différé de quelques jours son rassemblement, il perdoit l’Électorat d’Hanovre, son activité le conserva. Soixante-quatorze bataillons & soixante-six escadrons souffrirent, sans murmure, les rigueurs d’un froid excessif ; les subsistances étoient épuisées. Le Maréchal sentit la nécessité de se replier : l’ordre en fut donné ; mais son ame courageuse se refuse à ce mouvement rétrograde. Les armes du Roi ne céderont pas le pays qu’elles ont conquis, & le talent prouvera encore les ressources d’un grand caractère. Chacun reprend ses postes. Des dispositions savantes & promptes menacent l’ennemi ; sept colonnes doivent traverser l’Aller le 25 devant lui, l’attaquer au delà. Cette audace presse la retraite du Prince Ferdinand, il lève son camp dans la nuit, & ne s’arrête qu’à Lunebourg : son arrière-garde est suivie ; cinq cents prisonniers, des bagages enlevés démontrent sa précipitation. Le Maréchal, content de ce succès, prend des quartiers dans le pays d’Hanovre, & va rendre compte au Roi de sa campagne.

C’est à l’occasion de cette fameuse Convention de Closter-Seven, que le Maréchal de Richelieu reçut la marque flatteuse de l’opinion que le Roi de Prusse avoit conçue de lui. Ce Prince, que la dispersion de l’armée des Alliés & l’affoiblissement de ses propres forces inquiétoient sur le sort de la guerre, se confiant dans les sentimens nobles d’un ennemi généreux, lui écrivit la lettre que je vais mettre sous vos yeux.

« Je sens, M. le Duc, que l’on ne vous a pas mis dans le poste où vous êtes pour négocier. Je suis cependant très-persuadé que le neveu du grand Cardinal de Richelieu est fait pour signer des traités, comme pour gagner des batailles. Je m’adresse à vous par un effet de l’estime que vous inspirez à ceux qui ne vous connoissent pas même particulièrement. Il s’agit d’une bagatelle, de faire la paix, si on le veut bien. J’ignore quelles sont vos instructions ; mais dans la supposition, qu’assuré de la rapidité de vos progrès, le Roi, votre Maître, vous aura mis en état de travailler à la pacification de l’Allemagne, je vous adresse M. Delchezet, dans lequel vous pouvez prendre une confiance entière : quoique les événemens de cette année ne devroient pas me faire espérer que votre Cour conservât encore quelques dispositions favorables pour mes intérêts, je ne puis cependant me persuader qu’une liaison qui a duré seize années, n’ait pas laissé quelques traces dans les esprits. Peut-être je juge des autres par moi-même Quoiqu’il en soit enfin, je préfère de confier mes intérêts au Roi, votre Maître, qu’à tout autre. Si vous n’avez, Monsieur, aucunes instructions relatives aux propositions que je vous fais, je vous prie d’en demander, & de m’informer de leur teneur. Celui qui a mérité des statues à Gênes, celui qui a conquis l’Isle de Minorque, malgré des obstacles immenses, celui qui est sur le point de subjuguer la Basse Saxe, ne peut rien faire de plus glorieux que de procurer la paix à l’Europe ; ce sera, sans contredit, le plus beau de vos lauriers : travaillez-y, Monsieur, avec cette activité qui vous fait faire des progrès si rapides, & soyez persuadé que personne ne vous en aura, Monsieur le Duc, plus de reconnoissance que votre fidèle ami. »
Cette franchise ; cet abandon d’un Roi fameux par ses succès, par l’universalité de ses talens, par des conquêtes qui réculèrent les bornes de ses États jusques-aux limites que les Puissances rivales ont respectées depuis, prononcent mieux que moi sur le mérite de Richelieu.

Ses exploits militaires se terminent à cette campagne. Souvent on n’accorde pas à un Général malheureux l’occasion de se relever d’un échec ; mais il est rare qu’un État se prive d’un Chef que trois expéditions éclatantes paroissoient destiner à commander plus long-temps. Son ambition auroit été satisfaite, s’il eût pu mesurer ses armes avec le Prince qui soutint souvent & releva même le sceptre de Frédéric, s’il eût eu le bonheur de faire balancer la victoire, qu’aucun rival n’a pu ravir au premier des Généraux de l’Europe, & beaucoup l’ont tenté.

Les services du Maréchal ne furent pas bornés à ceux qu’il rendit à la guerre ; le Languedoc, la Guienne, où il commanda pendant la paix, remplirent les intervalles d’une vie consacrée à l’État. Il vit avec horreur, en Languedoc, les effroyables débris du fanatisme, & en refroidit les cendres par une tolérance plus humaine, qu’à peine il se permettoit encore de prescrire. Le calme se rétablit dans les esprits & dans les opinions ; la controverse se relégua dans les montagnes, dont elle ne frappoit plus que l’air ; & ce monstre, long-temps funeste, qui désola de si belles contrées, rentra dans le néant d’où il n’eût jamais dû sortir.

Quand notre siècle n’auroit que ce titre à présenter à la Postérité, ne suffìroit-il pas pour le rendre célèbre & pour lui mériter le respect des hommes ?

Il est peu de carrières plus longues, plus constamment protégées par la fortune, plus parsemées d’événemens intéressans, que celle du Maréchal.

À quinze ans, déjà follement présomptueux, il fut mis à la Bastille, sur la demande d’un père rigide, & y traduisit Virgile. Louis XIV lui demanda ce qu’il y avoit appris : À n’y plus retourner, Sire ; & il y retourna deux fois depuis. Marié sous trois règnes, il put être trois fois heureux, & réserva à ce bonheur d’être le consolateur de sa vieillesse.

Si l’austérité que je dois professer m’impose la loi rigoureuse de me refuser à l’affluence des anecdotes piquantes qui sèmeroient de fleurs brillantes l’éloge de plus aimable, du plus séduisant des Français ; interrogez Voltaire, Montesquieu ; ces génies sublimes dont la Littérature s’honore, & dont il fut l’ami : ils prisèrent son esprit, ils jouirent de son cœur. Sa jeunesse fut vive, ardente à servir la Gloire & la Beauté : eh ! quel mouvement porte plus l’ame aux grandes actions, que l’espoir de cette double couronne ?

Regrettons ces temps où le sentiment polissoit les caractères sans les énerver ; où la France étoit pour l’Europe entière le modèle des grâces, de la délicatesse, du bon goût, & de cette politesse noble, aisée, qui, sans retrancher rien des qualités essentielles, répandoit sur les formes, un charme par lequel tout étoit embelli. L’esprit est sans doute mieux employé, moins superficiel ; les connoissances, plus généralisées, se portent sur des objets d’une haute importance ; mais ces rayons de lumière, encore épars, lorsqu’ils se réuniront en un foyer, épureront les opinions, rectifieront le jugement, & feront évaporer les écarts d’une effervescence dangereuse.

C’est à vos Écrits, Messieurs, à l’amour pour le bien, qui les dicte, qu’il est réservé de diriger utilement les effets d’une explosion intéressante par la nature des objets qui enflamment cette Nation vive, douce, & bien intentionnée, que la vérité, la raison ramèneront à poser des principes exacts & sûrs, pour asseoir la base de l’édifice à jamais respectable où doit résider le bonheur national.

Le Prince Henri.