Discours de réception, et réponse de M. Michel Déon

Le 27 mars 2003

Frédéric VITOUX

Réception de M. Frédéric Vitoux

 

   M. Frédéric Vitoux ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques Laurent, y est venu prendre séance le jeudi 27 mars 2003, et a prononcé le discours suivant :

 

 

    Mesdames et Messieurs de l’Académie, ou devrais-je dire plus simplement, selon une règle que vous aviez autrefois adoptée,

     Messieurs,

     Ce masculin pluriel qui est dans notre langue la forme du neutre, ce mot bref, sonore, cuivré, un peu « mousquetaire » ou « Ruy Blas » d’allure, qui ressemble à un claquement de talons, une façon de vous saluer avec respect.

     J’aime ce mot de « remerciement » par lequel vous désignez le discours que chacun de vos confrères prononce devant vous le jour de sa réception. J’aime cette fidélité aux premiers temps de votre Compagnie, quand l’usage voulait moins, pour le nouvel élu, de rendre hommage à son prédécesseur que de saluer avec gratitude le Prince protecteur de l’Académie et, bien entendu, ses nouveaux confrères. C’était l’occasion d’un admirable déploiement de louanges, de métaphores, d’hyperboles pyrotechniques appuyées sur des références à l’Antiquité ou la mythologie.

     Un exemple ? « On trouve dans cette docte assemblée tout ce que Rome et Athènes ont pu produire de plus merveilleux. » Le ton était donné. D’autres variations allaient suivre : « Je vous laisse toutes les couronnes, toute la gloire du Parnasse, je me contente de vous applaudir et de semer quelques fleurs sur votre route, aux jours de votre triomphe. »

     Ces fleurs ou ces bouquets, je pourrais les multiplier avec mélancolie, tant cette rhétorique nous semble aujourd’hui lointaine. Qu’importe s’il s’agissait de vraie ou de fausse modestie ! « La fausse modestie, c’est déjà très bien », disait Jules Renard. Surtout quand elle s’appuyait sur les vertus irréfutables du style. Quand cette modestie témoignait en somme de la plus exquise des politesses.

     Permettez-moi donc, sinon avec les mêmes fleurs du moins avec la même politesse et une ferveur, une sincérité qui n’ont rien à envier à celles de nos aînés, de vous exprimer à mon tour ma gratitude pour m’avoir accueilli parmi vous.

     Une voix vient en écho redoubler la mienne. Je suis sans doute le seul à l’entendre. Il s’agit de la voix de mon père.

     Du jour où j’ai publié mon premier livre, il n’a cessé de me répéter : « Quand tu seras à l’Académie française », avant d’ajouter avec le sourire, pour mieux souligner la malice de ses propos ou la dimension inaccessible de son rêve : « Ce qui ne saurait tarder ! »

     Lui, si mélancolique et si exalté, qui sut me faire partager la seule grande passion amoureuse et littéraire de sa vie, celle qu’il ne cessa d’éprouver pour la marquise de Sévigné, lui dont la vie et la carrière avaient connu bien des vicissitudes, s’inquiétait de voir son fils embrasser la profession d’écrivain, par définition si aléatoire.

     Qu’est-ce qui aurait pu le rassurer ? Un grand prix littéraire ? Les conditions de son attribution sont souvent si douteuses, et la récompense d’une année oubliée de toute façon l’année suivante. Une présence durable sur les listes des meilleures ventes ? Il y a toujours quelque chose de suspect dans l’adhésion du grand public, au mieux une affaire de malentendu, pensait-il. À ses yeux, l’unique, l’indiscutable symbole de la réussite, la seule consécration digne d’un écrivain restait l’Académie. Toute sa vie, il avait construit, pour lui-même et pour ses enfants, des châteaux en Espagne. Eh bien ! il n’hésitait pas à faire mieux, il imaginait une coupole au-dessus de la tête de son fils.

     Mon père est mort il y a huit ans. Il me semble qu’il est de mon devoir, avec l’émotion que vous devinez, de vous remercier aussi en son nom.

     Si je veux évoquer sans tarder Jacques Laurent, je n’en aurais pas fini pour autant avec les remerciements, car cet homme qui, en quelque sorte, me tend aujourd’hui son fauteuil, m’avait, à mes débuts littéraires, tendu d’abord la main.

     C’était en janvier 1974. Mon premier roman, Cartes postales, venait de recevoir le prix des Quatre Jurys, dont Jacques Laurent était membre. Il m’attendait à Marrakech, où la récompense était décernée. J’ignorais tout du monde littéraire. Le soir même, après la fermeture du bar de l’hôtel, il m’entraîna dans sa chambre pour poursuivre notre conversation.

     Difficile d’oublier cette première rencontre : les minutes et les heures qui se succédaient, les mégots qui s’entassaient dans les cendriers, le niveau qui baissait dans la bouteille de whisky et la somnolence qui gagnait son épouse suédoise Elizabeth. Jacques Laurent, l’insomniaque, avait trouvé cette nuit-là un interlocuteur. Je revois sa petite taille, son allure saccadée d’étudiant, sa cigarette au coin des lèvres et ses yeux plissés, malicieux, perçants, qui lui donnaient l’allure d’un mandarin chinois.

     Je crois que l’on se disputa un peu sur Céline. Il ne tenait pas en grande estime littéraire l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Nous nous réconciliâmes avec Stendhal. L’érudition de Laurent était égale à sa ferveur. Il connaissait tous les détails cachés, tous les détours, toutes les énigmes de l’auteur de La Chartreuse, qu’il démasquait avec une intelligence de détective. Il me fit penser ce soir-là au personnage de Rouletabille non dans Le Mystère de la chambre jaune mais penché sur les secrets plus délectables encore du Rouge et le Noir. Il me parla aussi de politique, évoqua pêle-mêle la débâcle de quarante, l’Occupation, la Libération et la guerre d’Algérie. Je n’étais guère dépaysé. Mon père tenait depuis longtemps sur ces sujets des propos comparables.

     En l’écoutant, je mesurais surtout ce qui nous séparait. Il était né à Paris, entre l’armistice de 1918 et le traité de Versailles. J’étais né en août 1944 dans un petit village du Loiret, entre le départ des Allemands et l’arrivée des troupes du général Patton. Mais il y avait plus que la guerre et la paix entre nous. Laurent avait tout connu sinon tout partagé des grandes convulsions politiques de la France contemporaine. J’étais d’une génération qui n’avait rien vécu, trop jeune même pour avoir été mobilisée en Algérie. Il avait parcouru la terre entière. Sédentaire de tempérament, fidèle à mes deux patries, l’île Saint-Louis et l’Italie, je quittais, à l’occasion de ce prix, l’Europe pour la première fois. De Jacques Laurent, je n’ignorais ni les noms, ni les dons, ni les facettes multiples. J’avais lu Caroline chérie et Le Petit Canard. Son prix Goncourt, en 1971, pour Les Bêtises, avait assuré sa notoriété auprès du grand public et réconcilié les intellectuels de toutes sensibilités avec son œuvre – et sa personne. Moi-même, encore une fois, je n’étais qu’un débutant. Pourtant, il me parlait comme si j’étais l’un des siens.

     Vers le milieu de la nuit, épuisée sans doute, sa femme se leva et s’enferma dans la salle de bains. Je voulus prendre congé. Jacques Laurent me retint. Le cendrier n’était pas encore tout à fait plein et la bouteille de whisky tout à fait vide. J’entendais de l’autre côté de la cloison des ruissellements de douche alors que Jacques Laurent continuait d’évoquer les personnalités contrastées de Mathilde de La Mole et de Madame de Rénal. Enfin les ruissellements cessèrent. La porte de la salle de bains s’ouvrit. Elizabeth revint dans la chambre avec cette impudeur paisible et résolue que l’on prête aux Nordiques. Elle se glissa entre les draps, posa un masque noir sur ses yeux, enfonça des boules dans ses oreilles et s’endormit. J’étais mal à l’aise, on le croira sans peine. Non plus en présence d’un romancier mais en train de vivre les prémices d’une situation qu’il développa dans Les Bêtises ou Les Sous-Ensembles flous, où tant de couples ont besoin du regard d’un tiers.

     Bien entendu, mon trouble dut ravir Jacques Laurent. Il fit mine de ne pas s’en apercevoir. Songea-t-il que cette réalité rejoignait ses propres fictions ? Quel baptême du feu tout de même ! Il y avait l’Afrique inconnue, la palmeraie de Marrakech devinées au loin derrière les fenêtres, et tout près de moi une jeune Suédoise qui dormait ou prétendait dormir alors que son mari, un écrivain que j’admirais, continuait de me parler politique et littérature avec le plus parfait naturel. Mieux, il m’entraînait dans son propre univers romanesque.

     Ni lui ni moi ne soupçonnions pourtant, durant cette nuit à mes yeux si étrange, une autre étrangeté qui allait établir entre nous une complicité, hélas ! posthume. Le quinzième fauteuil de l’Académie, qui avait été occupé par Eugène Labiche, Henri Meilhac, André Chamson ou Fernand Braudel, pour ne citer que quelques noms parmi les plus illustres, serait tour à tour le nôtre.

     Un seul fauteuil pour Jacques Laurent, est-ce si sûr ?

     À l’évidence, c’est le romancier, le critique, le biographe et l’essayiste que vous aviez choisis autrefois pour venir vous rejoindre. Certains d’entre vous avaient peut-être songé encore au romancier populaire, au scénariste de films, à l’auteur du Lola Montès mis en scène par Max Ophüls, qui signait ses travaux du pseudonyme de Cecil Saint-Laurent. D’autres, qui sait, à l’historien Albéric Varenne qui avait publié une étude sur la France révolutionnaire et impériale, intitulée avec un brin de provocation pour l’époque : Quand la France occupait l’Europe. Une grande place lui était donc déjà nécessaire.

     Vous comprendrez, dès lors, mon désir de passer sous silence ses autres pseudonymes : Dupont de Ménat, l’artiste peintre, Gilles Bargy et Laurent Labattut les fabricants de romans policiers, Jean Parquin, le critique théâtral ou Roland de Jarnèze, qui signait d’obscurs romans sentimentaux. Ce ne serait plus une rangée de fauteuils qu’il me faudrait dans de telles conditions évoquer devant vous, mais une salle entière, un orchestre ou un homme-orchestre, auteur d’une centaine d’ouvrages ou d’opuscules, rien de moins.

     Il y a une quarantaine d’années, le cinéaste américain Orson Welles répondit à l’invitation d’un ciné-club, aux Pays-Bas. Avant la projection de Citizen Kane, on lui demanda de prendre la parole. Les spectateurs se comptaient sur les doigts de la main. Devant eux, il déclara en substance : « Mon nom est Orson Welles, je suis réalisateur de cinéma, metteur en scène de théâtre, comédien, magicien et peintre, j’ai également produit et écrit des émissions de radio, signé des scénarios, dessiné des décors » Après avoir énuméré de la sorte un grand nombre de ses qualités ou de ses métiers, il s’interrompit puis ajouta, songeur : « Je m’étonne ce soir d’être venu si nombreux et vous si peu. »

     Les rôles, toutes choses égales bien entendu, sont aujourd’hui inversés. Je m’étonne ou m’inquiète d’être venu si seul ou si peu, sous l’unique nom de plume que je dois à mon père avec mon prénom, pour rendre hommage devant vous à un homme si nombreux.

     Par où, ou plutôt par qui commencer ?

     Par le jeune écolier du lycée Condorcet, peut-être. Il comptait parmi ses ancêtres des soldats, des marins, des hommes de loi et un oncle vice-président du Conseil d’État. À peine les cours finis, il se rendait dans la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare pour ses rencontres, ses premiers flirts – le cadre idéal d’une éducation sentimentale, avec ses désirs, ses impatiences et ses enthousiasmes adolescents.

     Plus tard, cette salle lui fera penser à l’un de ces corsos italiens tant aimés par Stendhal. On y bavarde à l’infini. On s’y regarde avant de se connaître. Stendhal, toujours Stendhal ! Comment y échapper ?

     Laurent lui consacrera plus tard l’un de ses meilleurs livres – un hommage en forme de confidences peut-être. L’invitation tacite à accéder à l’indiscipline qu’il distingue chez Stendhal, il l’a faite sienne bien entendu. La vitesse d’écriture de Stendhal, qui suivait la course de sa pensée et où l’on sent la promptitude éblouissante d’un orage, ce fut celle de Laurent. Lui aussi dictait souvent ses ouvrages, à commencer par ce Stendhal comme Stendhal qu’il aurait pu intituler Laurent comme Stendhal. N’oublions pas qu’il s’était permis avec malice de donner une conclusion à Lamiel, son roman inachevé. Quant aux contradictions de Stendhal, qui réclamait la liberté mais en dénonçait les dangers, vouait les rois à l’exécration mais pensait qu’un gouvernement royal est préférable à la meilleure république, n’en parlons même pas ! Des contradictions de ce type, on les retrouvera à chaque pas chez Laurent, ce goût ou ce courage des idées à contretemps, un art de vivre en somme et d’être heureux en marge de ses contemporains plutôt que parmi eux.

     Lycéen en classe terminale, Laurent écrit déjà dans le mensuel étudiant de l’Action française, L’Étudiant français. Est-il royaliste pour autant ? Plutôt enclin à admirer Bonaparte, il fumera toute sa vie des « Royales », ce n’est pas tout à fait la même chose. Pour l’heure, à vrai dire, il achète surtout des « Parisiennes » (un nom qui le poursuivra). Ce sont les moins chères, en boîte de cinq, qu’il partage avec son ami François Sentein. Que faire de la cinquième cigarette ? La question est décisive. Ils la coupent équitablement en deux. Je veux croire qu’ils l’offrent de temps à autre à un ami. Au futur historien Raoul Girardet par exemple, cet autre intime des années étudiantes, qui entrera dans la Résistance, sera arrêté par la Gestapo, s’évadera du camp de Compiègne d’où il devait partir en déportation pour l’Allemagne et retrouvera Laurent quelques années plus tard pour militer en faveur de l’Algérie française. Déjà Laurent éblouissait ses camarades par sa culture immense, sa liberté d’expression et ses succès féminins. À leurs yeux, il était un homme du XVIIIe siècle.

     La guerre menaçait. La jeunesse étudiante s’affrontait, animée d’ardeurs idéologiques contradictoires. Laurent, dans sa belle autobiographie intellectuelle intitulée Histoire égoïste, nous explique comment il avait été, un moment, attiré par le marxisme et le fascisme. Cioran l’avait bien noté : « Celui qui avant la trentaine n’a pas subi la fascination de toutes les formes d’extrémisme, je ne sais si je dois l’admirer ou le mépriser, le considérer comme un saint ou un cadavre []. Sans désir ni volonté de détruire, il est suspect, il a triomphé du démon ou, chose plus grave, il n’en fut jamais possédé. »

     Cette « possession », chez Laurent, ne dura guère. Charles Maurras, qu’il qualifie de « magistral nettoyeur de l’intelligence », l’en préserva. Pourquoi ? Parce que, nous dit encore Laurent, Maurras sut lui faire partager sa détestation du romantisme, qui est souvent la substitution des idées généreuses aux idées justes. Dans le fascisme, la part du romantisme, lui paraissait à l’époque si évidente qu’elle avait suffi à l’en détourner.

     Laurent aurait pu s’orienter vers la philosophie, dans sa grande tradition française et non pas germanique. Ce côté sec, analytique, pas romantique du tout. Ce côté stendhalien de Laurent, pour parler vite. Mais il n’était pas fait pour jongler avec les abstractions. Ni pour se limiter, si j’ose dire, aux idées générales. Laurent sentait le besoin de définir aussi ce que tout homme a d’unique. De cultiver et d’exprimer son égotisme, son énergie vitale. La nécessité, en bref, de se réfugier dans l’imaginaire, quelque part entre la réalité et la fiction, là où s’établit ce courant électrique (pour reprendre une image qui lui était chère) qui permet seul la création romanesque.

     Le temps hélas ! était à la mobilisation et non plus aux rêveries, aux bagarres et aux proclamations estudiantines.

     Après la débâcle, le caporal Jacques Laurent, âgé de vingt et un ans, est versé dans l’armée d’armistice. Il veille sur la ligne de démarcation, près de Moulins. Cette fraternité militaire ne lui a pas fait horreur, si l’on en croit les confidences qu’il nous en livre dans Les Bêtises. Il aime toutefois se retirer dans la solitude et le silence, seuls propices à la création littéraire, et il commence son premier roman intitulé Les Corps tranquilles.

     Écoutons-le : « Je suis devenu romancier par besoin de ne plus voir les gens qui m’entouraient, la baraque qui m’abritait, pour ne plus sentir le froid. Et pour m’inventer à ma guise tous les personnages, et ils sont nombreux dans Les Corps tranquilles, que j’avais envie de voir. »

     Pour autant, il n’en a pas encore fini avec les tentations ou les velléités de l’homme d’action. À la fin de la guerre, nous raconte-t-il dans son Histoire égoïste, et aussi dans Les Bêtises par le détour de son double de fiction, il se voit chargé par Vichy, lui le modeste fonctionnaire au ministère de l’Information où il a échoué, d’une mission confidentielle : négocier les conditions de la transmission des pouvoirs du maréchal Pétain aux maquis de la Résistance, représentés par le docteur Ingrand, commissaire de la République des F.F.I. d’Auvergne. Des contacts sont établis en août 1944, dans une atmosphère aventureuse, trouble et quasi surréaliste.

     Je dois vous dire que je n’ai pas cru tout d’abord à cette aventure. Laurent est mythomane. Laurent invente. C’est un romancier. C’est un fabulateur. Impossible de le prendre au sérieux. Pourtant Henri Amouroux, qui compte parmi les meilleurs historiens de cette période me l’a confirmé, des témoins de l’autre camp l’ont attesté : de tels contacts ont bien été établis à l’époque. Laurent, parmi d’autres, y participait. Bien entendu, ces négociations tournèrent court. Comment les gaullistes auraient-ils accepté de reconnaître la légitimité de Vichy pour mieux la voir transférer à leur chef ? Les nazis, de toute façon, tranchèrent le dilemme en s’emparant sans attendre du maréchal Pétain pour le conduire à Sigmaringen. La suite de l’histoire est connue. Reste qu’il faut nous représenter encore un instant le jeune Jacques Laurent, âgé de vingt-quatre ans à peine et mêlé à cette tragi-comédie sous un ciel d’apocalypse.

     C’est à bon droit qu’il va dès lors renoncer à l’action et devenir sans tarder un journaliste, un polémiste, mais aussi un écrivain, un solitaire inconsolable, voire asocial, enclin à se réfugier dans des chimères, des désirs inexprimés, en bref dans les bonheurs de l’imaginaire.

     Il me semble que l’on touche là à l’une des contradictions les plus constantes et les plus déroutantes de la personnalité de Jacques Laurent.

     Peu d’écrivains auront été à la fois aussi solitaires et aussi solidaires. Aussi fâchés avec leur époque et aussi engagés dans leurs temps.

     Journaliste, animateur d’équipes rédactionnelles, reporter, il va ferrailler sur bien des fronts avec le panache de celui qui cherche surtout à ne jamais rallier le camp des vainqueurs.

     S’il attaque Sartre, Les Temps modernes et l’existentialisme, c’est au début des années cinquante, quand l’écrivain exerce une autorité peu contestée sur l’intelligentsia nationale. S’il milite en faveur de l’Algérie française, c’est lorsque la cause semble entendue et l’Algérie algérienne devenue inéluctable. S’il se tourne contre François Mauriac, qui aimait s’entourer de jeunes écrivains et l’avait généreusement accueilli, quelques années plus tôt, dans sa revue de La Table ronde, c’est au moment où le grand romancier catholique retrouve, par son Bloc-notes, un nouveau souffle et de nouveaux lecteurs. S’il écrit par voie de conséquence un essai d’une violence inouïe contre le général de Gaulle, intitulé Mauriac sous de Gaulle, qui lui vaudra du reste un procès pour « offenses au chef de l’État », c’est au moment où le général s’apprête à devenir le premier Président élu au suffrage universel de la République française. Si enfin, à son retour du Vietnam peu avant la chute de Saïgon, il témoigne de la peur et de l’hostilité de la population du Sud face à l’invasion communiste du Nord, le voilà qui s’oppose du même coup aux consciences éclairées et progressistes des États-Unis ou d’Europe qui, avec une belle ardeur militante, proclament exactement le contraire.

     Vous l’avez compris, Mesdames et Messieurs de l’Académie, mon propos n’est pas d’argumenter ici sur le bien-fondé des idées et des combats de plume de Jacques Laurent. Sans insister davantage, je voudrais simplement saluer le courage de l’écrivain, son intrépidité et sa liberté de pensée. Il avait confié à un journaliste qu’« un écrivain a tout intérêt à s’opposer à son époque ». Le moins que l’on puisse dire est qu’il a tenu parole.

     Un adolescent ou un jeune homme a intérêt, de son côté, à s’opposer à son père. Il s’agit même là d’une étape inévitable dans toute éducation. Inutile de convoquer les vieux mythes grecs ou leurs remises à jour psychanalytiques pour s’en convaincre. Cette étape, bien entendu, je l’avais franchie à mon tour. Autant dire que les convictions de Jacques Laurent, si proches parfois de celles de mon père, je les refusais avec la même ardeur. Très vite, j’avais claqué la porte aux unes et aux autres.

     J’avais tort. Non pas de claquer la porte, mais de croire qu’il n’y avait qu’une simple cloison entre nous, que nous habitions en somme la même maison au même moment. Non, nous n’étions pas de la même génération. Mes aînés avaient affronté des choix, avaient mené ou esquivé des combats que je n’avais pas été en mesure de connaître. À chacun ses engagements et donc ses responsabilités ! Échappant à ma jeunesse, cette maladie dont on se guérit chaque jour, j’ai compris que j’avais déjà bien à faire avec mes propres convictions, mes propres tâtonnements dans la pénombre confuse de l’actualité, pour ne pas m’ériger en donneur de leçons ou en procureur des années que je n’avais pas vécues, adossé à la bonne conscience du présent. Ce qui, bien entendu, ne m’a pas dispensé plus que les autres d’un examen attentif et critique de l’Histoire.

     Je me souviens par exemple du Mauriac sous de Gaulle de Laurent. À sa parution, ce livre me sembla des plus suspects. Aujourd’hui, le sentiment d’urgence qui enflammait son auteur a disparu. Demeure un ouvrage de pure littérature dans la grande tradition française du libelle ou du pamphlet politique. Bonne foi ou mauvaise foi, peu importe ! Après tout, Les Provinciales de Pascal ne sont pas non plus un livre de très de bonne foi. L’essentiel reste toujours le mot « foi » ou celui de « ferveur », cette impatiente sincérité, cet élan qui emporte Jacques Laurent, cette intelligence qu’il manie comme un scalpel, son sens des raccourcis et son art de choisir, d’éclairer ou d’interpréter les données historiques pour justifier sa thèse.

     De façon très surprenante cependant, Jacques Laurent, totalement engagé dans son temps, demeure aussi le romancier le plus dégagé qui soit. Je vous parlais de contradiction. Rien ne lui fait plus horreur que le roman à message, que le récit à vocation démonstrative. D’où cet article resté dans bien des mémoires, publié dans la revue La Table ronde en 1951, repris bientôt en volume, et qu’il intitula Paul et Jean-Paul.

     Laurent rapproche Paul Bourget, l’académicien conservateur du début du XXe siècle (à qui il était du reste apparenté), et l’écrivain-philosophe progressiste de son temps, Jean-Paul Sartre. Pour eux, le roman est d’abord l’illustration d’une thèse, même s’ils se défendent d’une telle ambition. Le parallèle entre les deux hommes se révèle bientôt d’une drôlerie et d’une intelligence assassines. Toujours ce génie pamphlétaire de Laurent ! Pour lui au contraire, le roman est d’abord le genre de la liberté. Autant dire qu’il n’est pas un genre littéraire du tout. Ou alors par défaut. Nous y reviendrons.

     Ce n’est pas tout. Cet homme, qui s’est plongé avec tant de rudesse dans les combats de son époque, nous semble aussi par contrecoup fatigué de la réalité qui l’entoure et l’oppresse. Ce rebelle demeure un homme inaccessible, derrière l’écran de fumée de ses cigarettes.

     Je crois qu’il avait peur d’aller au-devant des autres. Il n’ouvrait pas son courrier, laissant cette redoutable besogne, dans les vingt dernières années de sa vie, à sa secrétaire et collaboratrice Marie-Hélène Goré. Il ne décrochait jamais le premier son téléphone. Dans son portefeuille, il gardait la photo d’un des chats qu’il avait aimés et non pas celle d’une femme, d’un parent ou d’un ami. Même pas un portrait de Stendhal ! C’est vous dire s’il était misanthrope. L’imagination était son refuge. Un paradis artificiel parmi d’autres. Ce qui lui rendait sans doute la vie supportable. Il aimait travestir les apparences. Ce n’est pas par hasard si son autobiographie s’intitule Histoire égoïste et si le mensonge lui inspirera à la fin de sa vie un bref essai ou plutôt un vif éloge.

     Résumons-nous. Entre l’homme d’action qui fonce dans la mêlée et le rêveur solitaire et assoupi qui s’en retire, Jacques Laurent a peut-être inventé une nouvelle posture intellectuelle à laquelle il donnera le titre d’un de ses derniers ouvrages : Le Dormeur debout.

     Pour la rédaction de son premier et monumental roman, Les Corps tranquilles, ébauché sur la ligne de démarcation, Jacques Laurent a dû passer en tout état de cause bien des nuits blanches. Ce sera au total un travail de six ou sept ans pour un livre de plus de mille pages. Une somme qui brasse avec une liberté sans égale bien des genres littéraires : le monologue intérieur, le dialogue théâtral, le roman d’initiation, l’analyse psychologique, le précis philosophique, l’observation phénoménologique ou la parodie. Dont les personnages multiples ne cessent de se croiser, de s’éloigner, de s’affronter, de se séduire au sein d’une loufoque association chargée d’analyser les causes des suicides pour mieux en prévenir dorénavant la tentation.

     Jamais le cadre ou le procédé formel ne pèse sur Laurent comme une contrainte. Ce roman des Corps tranquilles, qu’il considérait parfois comme le plus important de son œuvre – « Je me demande pourquoi je ne suis pas mort après », dira-t-il à l’un de ses proches – semble obéir d’abord à l’empire du plaisir. Un plaisir que partagèrent quelques dizaines de lecteurs ou de happy few lors de sa parution en 1948 chez un petit éditeur néophyte, l’un de ses anciens camarades de classe au lycée Condorcet, Frémanger.

     Par chance, Jacques Laurent, que la littérature occupait à temps plein depuis la guerre, venait de trouver un mécène. Pour lui témoigner sa gratitude, il éprouva le besoin de le sanctifier en retour. Il l’appela donc Saint-Laurent et le dota d’un prénom aussi exotique qu’androgyne, Cecil sans accent et sans « e » final, comme un magnat de superproductions hollywoodiennes et bibliques. Cet homme lui donna son argent sans compter. Lui offrit pour un temps des voitures américaines avec chauffeur. Lui permit de financer et d’animer des revues comme La Parisienne de 1953 à 1958 et, pour un temps — non moins ruineux –, l’hebdomadaire Arts dont Laurent ouvrit les colonnes à son ami Félicien Marceau, à Jean Giono pour couvrir le procès Dominici, de même qu’à de jeunes critiques de cinéma qui s’appelaient François Truffaut ou Jean-Luc Godard.

     L’origine de la fortune de Cecil Saint-Laurent est connue : les vertigineux droits d’auteurs perçus sur son roman populaire, Caroline chérie, publié chez le même éditeur, quelques mois avant la parution des Corps tranquilles.

     Dicté à la hâte dans une chambre d’hôtel durant l’été 1947, cet ouvrage prétendait rivaliser avec les volumineux best-sellers anglo-saxons dont le public raffolait, Ambre ou Autant en emporte le vent, ce romanesque en crinoline soulevé par les vents tourbillonnants de l’Histoire.

     L’auteur gagna son pari. Caroline chérie devint, après quelques mois de flottement, un phénoménal succès éditorial, le plus grand sans doute d’après-guerre.

     L’auteur perdit son pari. Caroline chérie et les Fils de Caroline chérie qui n’allèrent pas tarder à naître ne furent en rien des pastiches de Margaret Mitchell et de ses émules, mais des romans populaires français dans une tradition qui remontait au moins à Alexandre Dumas.

     Sans le soupçonner, Jacques Laurent, ou plutôt Cecil Saint-Laurent, exprimait là le premier ce qui allait bientôt devenir le climat ou le credo d’une époque. Son héroïne, si jeune, si libre, si insouciante, qui revendiquait ses caprices, ses désirs et sa sensualité, c’était déjà la jeune fille des années cinquante qui saluait la tristesse d’un bonjour désinvolte, avant de s’ébrouer dans la Nouvelle Vague. Moins qu’à l’actrice Martine Carol, qui allait pourtant l’illustrer avec tant de persuasion à l’écran, on pense à une autre demoiselle, Brigitte Bardot, qui fut le symbole pour toute une génération de cette séduction et de cette liberté de mœurs.

     Je ne sais si Caroline chérie restera au plus haut dans les annales de la littérature française, mais ce livre s’inscrira sans nul doute dans l’histoire de nos mentalités. C’est à cela aussi que servent les romans. À deviner et à respirer l’air du temps. Les nouvelles façons de voir, de sentir et d’aimer.

     Jacques Laurent n’appréciait pas que d’autres écrivains disent du mal de Cecil Saint-Laurent ou s’offusquent de la complicité des deux hommes. « Puisqu’il m’arrivait, quand je me couchais, d’hésiter entre un livre d’Alexandre Dumas et un livre de Proust, pourquoi m’étonner de mon double comportement d’auteur puisque mon double comportement de lecteur ne me choquait pas ? », écrira-t-il dans son Histoire égoïste.

     Tout de même, entre Laurent et Saint-Laurent, il y eut souvent la distance, je n’ose pas dire l’abîme, du style.

     Quelques lignes de La Chartreuse de Parme permettent d’en prendre la mesure : « Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d’extrême passion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne fut opposée. » Voilà, rien de plus – « aucune résistance ne fut opposée » – et tout est dit du premier abandon de Clélia à Fabrice dans la Tour Farnèse.

     Sans aucun doute, Cecil Saint-Laurent aurait longuement développé cette phrase – ou cette situation – si Clélia s’était prénommée Caroline, alors que Jacques Laurent s’enchantait à bon droit de cet admirable laconisme.

     Il savait que l’écrivain est celui qui se débarrasse des mots inutiles, que la suggestion vaut toujours mieux que la redondance, le silence que le cri, que l’érotisme et donc l’imagination se glissent dans les lacunes d’un récit et non dans la gesticulante précision anatomique d’un discours.

     En page de garde des Corps tranquilles, publié en 1948, son éditeur annonçait, du même auteur, un roman à paraître intitulé Les Bêtises de Cambrai. Les rares lecteurs de Jacques Laurent n’avaient plus qu’à prendre leur mal ou leur bonheur en patience. Une longue, très longue patience de vingt-trois ans (le soupçonnaient-ils ?), avant de voir enfin cet ouvrage en librairie, première partie, de fait, d’un roman qui s’intitulera plus succinctement Les Bêtises.

     Cette éclipse de l’écrivain entre ces deux romans immenses, tempétueux – ces romans-fleuves comme le Saint-Laurent, l’image s’impose, pardonnez-moi ! – ne fut guère interrompue que par la publication en 1954 d’un court roman tout à fait contraire à son caractère et qui demeure néanmoins un chef-d’œuvre : Le Petit Canard.

     « Après le grand orchestre, je passais au clavecin à deux doigts », dira-t-il.

     Laurent renouait ainsi avec la tradition française du roman d’analyse ou d’éducation, servi par une prose dégraissée de tout superflu, d’une limpidité de cristal. Comme s’il avait fait sien ce précepte d’Hugo von Hofmannsthal : « Il faut cacher la profondeur. Où ça ? À la surface. »

     Antoine a dix-sept ans au moment de la déclaration de guerre, quand son lycée est transféré sur les côtes bretonnes. Amoureux de sa camarade Sophie, il n’ose lui déclarer sa passion alors que l’écolière se donne sans scrupules excessifs à son professeur de français puis à un réfugié polonais qui ne tarde pas à s’engager contre les nazis. Par dépit, Antoine, lui, va s’enrôler peu après dans la Légion des volontaires français qui combattent les bolcheviques aux côtés des mêmes nazis. À la Libération, il sera fusillé.

     À quoi tiennent certaines destinées ? Parfois moins à un choix idéologique délibéré qu’à de minuscules et dérisoires péripéties biographiques dont aucune leçon hélas ! ne peut être tiré. Ce que bien des critiques ne comprirent pas à l’époque, qui voulurent respirer dans ce livre un parfum factieux ou réactionnaire. En vérité, c’était plus un sentiment de l’absurde qui y régnait, dont les grands romans de l’anglais Thomas Hardy nous avaient déjà permis de mesurer les effets et que les ouvrages d’Albert Camus popularisaient en France auprès de nouvelles générations de lecteurs.

     Le Petit Canard s’achevait par une lettre bouleversante du père à son fils condamné, comme pour nous dire que les rapports entre parents et enfants s’établissent toujours trop tard. Un aveu autobiographique sans aucun doute chez Laurent, et qui éveille aujourd’hui en moi, de façon inversée, un écho déchirant.

     J’ai évoqué tout à l’heure La Parisienne. Cette revue restera dans notre histoire littéraire pour avoir donné aux années cinquante, face à la gravité militante et péremptoire de l’époque, une tonalité plus désinvolte, où il s’agissait bien moins de ne pas désespérer Billancourt que de s’enchanter du bonheur frivole (peut-être) et nécessaire (sans aucun doute) d’une simple métaphore. En bref, la liberté et l’allégresse du style semblaient à ses animateurs un sauf-conduit plus précieux qu’un certificat de bonne conscience idéologique.

     À la couverture de La Parisienne, Jean Cocteau avait donné le ton ou la ligne par l’esquisse d’une élégante demoiselle inspirée d’une peinture minoenne du musée d’Héraklion. Quels sommaires où se côtoyaient dans la plus effervescente diversité Paul Morand et Jacques Perret, Henry de Montherlant et Louise de Vilmorin, André Fraigneau et Jean François Deniau, Jacques Audiberti et Marcel Jouhandeau, Marcel Aymé et André Pieyre de Mandiargues, Michel Mohrt et Lise Deharme, sans oublier bien sûr les amis, les proches, les complices de Laurent : Antoine Blondin et Michel Déon !

     Non, ces derniers ne formèrent pas, avec Roger Nimier, cette école ou ce groupe littéraire à qui un jeune homme à la plume insolente, Bernard Frank, donna le nom de « hussards » dans un article fameux des Temps modernes de décembre 1952.

     « Jamais, s’écriera Jacques Laurent, nous n’avons été une seule fois réunis tous les quatre ! » Peu importe ! La légende était née, une page de notre histoire littéraire écrite. L’image précieuse du fondateur de La Parisienne s’associe à jamais, pour cette période, à celle de ses amis écrivains à l’humeur vagabonde, qui faisaient volontiers l’Europe buissonnière, se rêvaient parfois en d’Artagnan amoureux, adressaient des pieds de nez aux idéologues dans le vent de l’histoire et préféraient aux temps modernes les poneys sauvages et les passions de toujours. D’autres rejoignirent cette imprécise nébuleuse, après des années de prison maritime, anciens caporaux épinglés amoureux désormais de bergères légères. Tous ne collaborèrent pas à La Parisienne. Je me demande toutefois si cette revue ne fut pas aussi le bulletin de manœuvre de ces cavaliers-là. Elle dura le temps d’une chevauchée. Relire l’un de ses anciens numéros m’inspire un sentiment de joyeuse et juvénile mélancolie.

     A la fin des années soixante, quand l’auteur des Corps tranquilles poursuit et achève son deuxième grand roman, Les Bêtises, cette Parisienne n’est plus qu’un lointain souvenir.

     Difficile en quelques mots d’évoquer un tel livre aux échos autobiographiques manifestes, et qui semble écrit en une série de « repentirs », comme on le dit en peinture. Un récit de jeunesse dont le héros-narrateur se retrouve après quelque péripéties militaires sur la ligne de démarcation – récit que suit l’examen critique de ce premier écrit par son auteur, qui en corrige les invraisemblances, en rétablit les perspectives depuis les certitudes de sa « vraie » vie. Un troisième regard sur ce héros fatigué, dandy, désinvolte, qui poursuit ses aventures en Extrême-Orient, contribue à son enrichissement. Sans oublier, pour conclure, une analyse théorique de son comportement où Laurent retrouve son goût pour la philosophie.

     Il se livre là sans détour, dans un véritable « nouveau roman » que n’encombre aucun dogmatisme formel, avec sa lucidité sarcastique, ses doutes, ses obsessions sentimentales ou érotiques, l’acuité de son regard, la vitesse de ses analyses, son goût heureux des formules.

     Il faut être très intelligent pour écrire un livre intitulé Les Bêtises ou encore Les Sous-Ensembles flous, qui poursuit l’aventure copieuse du précédent roman avec une silhouette centrale si proche de l’auteur, metteur en scène de sa mort pour mieux la conjurer.

     L’excès d’intelligence est-il compatible avec le travail du pur, du simple romancier ? Je me le demande parfois. D’une page à l’autre, des scrupules assaillent Laurent, des réflexions générales le détournent de sa ligne dramatique. Alberto Savinio, l’un des intellectuels européens les plus cultivés et subtils du XXe siècle, évoquait, avec le goût du paradoxe qui lui était habituel, « ce nécessaire bloc de stupidité qui est à l’artiste fort ce que le lest est au navire ».

     ce « lest » ou ce « bloc de stupidité », Jacques Laurent en était pour sa part dépourvu. D’où l’aspect louvoyant de ses grands romans qui ne cessent de tirer des bords selon les vents contraires de son inspiration, de ses réflexions ou de ses humeurs. Certaines pages, chez lui, demeurent éblouissantes de perspicacité, d’autres sont de purs joyaux littéraires. L’ensemble souvent déconcerte. Il intimide aussi. Ou, pour reprendre un terme un peu trop galvaudé de nos jours, il inspire le respect.

     Vous connaissez sans doute, Mesdames et Messieurs de l’Académie, cette réflexion de Jules Renard dans son Journal : « Le talent est une question de quantité. Le talent, ce n’est pas d’écrire une page ; c’est d’en écrire trois cents. Il n’est pas de roman qu’une intelligence ordinaire ne puisse concevoir, pas de phrase si belle qu’elle soit qu’un débutant ne puisse construire. Reste la plume à soulever, l’action de régler son papier, de patiemment l’emplir. Les forts n’hésitent pas. Ils s’attablent, ils sueront. Ils iront au bout. Ils épuiseront l’encre, ils useront le papier. Cela seul les différencie, les hommes de talent, des lâches qui ne commenceront jamais. En littérature, il n’y a que des bœufs. »

     Si fragile, de si petite taille, si dévoré de l’intérieur par la seule passion de la littérature, la silhouette de Jacques Laurent n’évoque pas précisément celle d’un bœuf. Il avait toutefois cette obstination, cette volonté, ce courage implacables qui sont ceux des plus grands.

     Sans cesse, il était au travail. Sans cesse aux aguets, notant sur des carnets les phrases ou les réflexions qu’il développerait plus tard. Son intelligence, j’y reviens, agissait sur lui comme un aiguillon. Il l’appliqua non seulement à ses romans mais à ses propres réflexions sur le roman. En témoigne cet essai éblouissant d’intuition érudite, qu’il publia en 1977 : Le Roman du roman. Un essai assez paradoxal sur le genre romanesque puisque, pour Laurent, ce genre n’en est pas un. Puisque chaque roman fonde ses propres lois, invente ses propres règles, crée les conditions uniques de sa propre liberté.

     Au diable les universitaires, les théoriciens ou les doctrinaires obnubilés par leurs universités, leurs théories ou leurs doctrines ! Ils lui font horreur. Que veut dire par exemple cette fameuse unité psychologique que tout grand roman se doit de respecter ? Une faribole ! Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir est un ambitieux ? Certes, mais ce n’est pas son ambition qui le perd, seulement la vengeance. Laurent s’en frotte les mains. Et Madame Bovary, la bourgeoise provinciale et sottement romantique ? Elle se perd non parce qu’elle s’abandonne à ses rêves ou à son amant, mais parce qu’elle fait des dettes. Ce n’est pas du tout la même chose. Laurent, une fois de plus, est aux anges.

     Le roman tel qu’il l’aime doit vivre, doit faire sentir à chaque page comme l’incertitude du moment à venir, cette ivresse de l’attente et de l’imprévisible, le contraire même de l’art théâtral d’autrefois, où le dramaturge montre des types et non des êtres que gouverne le hasard.

     En somme, le roman pour Jacques Laurent est une rêverie. Un monde qu’il oppose et préfère au monde réel. Il reviendra sur ce thème, ou mieux, cette idée fixe, dans bien d’autres écrits. Comme pour nous faire mesurer à quel point lui qui avait été, on l’a compris, un écrivain de l’urgence, de l’actualité, un témoin pugnace ou un soldat perdu de son temps, pouvait se révéler un auteur, un lecteur ou, pour tout dire, un habitant mélancolique des univers romanesques où il pouvait impunément – et heureusement – se réfugier.

     Je pense à une anecdote que Laurent nous confie dans ses Moments particuliers, un livre composé de brefs et souvent minuscules souvenirs échappés aux naufrages de l’oubli.

     La pluie le força un soir à s’abriter sous le store d’une boutique, boulevard de Montparnasse. Des demoiselles qui avaient pour profession de s’attarder sur l’asphalte venaient d’y trouver refuge. Pour quelle raison demanda-t-il à l’une d’elles, la plus innocente, la plus virginale à ses yeux, de lui réciter une fable de La Fontaine ? La petite s’exécuta. « Maître Corbeau sous un arbre perché» Laurent, ému, la rémunéra. Ses compagnes ne furent pas en reste. La Cigale et la Fourmi, le Lièvre et la Tortue Jacques Laurent ne se montra pas moins généreux à leur égard. Bientôt le retour du beau temps les dispersa toutes. « Ah ! si l’on pouvait toujours réciter des fables », s’écria la plus jeune avant de disparaître à son tour.

     Oui, si l’on pouvait toujours réciter des fables ! Cette nostalgie ne cessa d’habiter Jacques Laurent. Je voudrais, pour conclure, revenir sur ce dernier regret ou cette dernière passion d’un homme qui, au bout du compte, semble avoir choisi le camp des mots plutôt que le camp des choses.

     Là était sa liberté, son bonheur, son terrain de jeu favori. Rien ne lui faisait plus horreur que les dogmatiques qui tenaient Le Français en cage – le titre, soit dit en passant, d’un vagabondage polémique, savoureux et savant sur cette langue qui demeurait sa raison de vivre et de militer. Comme il avait guerroyé autrefois contre Jean-Paul Sartre ou François Mauriac, le voilà qui retrouvait la même ardeur pour fustiger son vieux professeur de lycée qui l’avait autrefois réprimandé pour avoir écrit dans un devoir : « il consent que » et non « il consent à ce que ». Molière, après tout, utilisait volontiers la forme « il consent que ». Pourquoi pas lui ?

     À l’opposé de bien des puristes, l’usage de « par contre » au lieu de « en revanche », ne lui faisait pas horreur. Il s’appuyait sur l’exemple décisif et absurde suggéré par André Gide : « Oui, mon frère et mon mari sont revenus saufs de la guerre ; en revanche, j’y ai perdu mes deux fils. » À l’évidence, le « par contre » s’impose ici. Certes, la tournure « je me rappelle le passé » est préférable à « je me rappelle du passé », mais Claudel tenait « se rappeler de » pour correct et même élégant.

     Heureux pays de haute civilisation où l’on se dispute encore sur de tels sujets ! Où l’on sait comme vous, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que le bon usage d’une langue ne relève pas de la seule esthétique ou d’une légitime fidélité au passé mais constitue le cadre indispensable pour l’exercice d’une pensée juste, une affaire de rigueur et, si j’ose dire, de morale. Cette morale, pour Jacques Laurent le libertin, n’était pas incompatible avec quelques dévergondages. « Je postule qu’on laisse aux mots la licence de rêver, comme nous, durant leurs longues nuits », s’écriait-il pour conclure.

     La rêverie, tout est là ! cette rêverie du langage qui, très tôt, allait bercer l’enfant qu’il était et réconforter plus tard l’adulte fatigué de la vie et de ses vains combats, si peu accordé à son temps, si indifférent aux progrès technologiques, si perplexe face aux machines. Un petit transistor réglé à jamais sur la seule chaîne de France Culture, et dont il ne savait même pas changer les piles, trônait par exemple chez lui, sur sa table de chevet. Il aurait été bien incapable de rechercher et de capter une autre longueur d’ondes, comme il restait impuissant face à une ampoule grillée. Comment ne pas aimer un tel homme aussi désemparé dans la vie – un homme qui savait que les livres seuls détiennent cet incomparable, cet indispensable pouvoir dont nous avons tant besoin : celui de la consolation ?

     Dans Les Bêtises, il l’avoue sans détours : « Aucun beau soir d’été ne m’a procuré la pleine émotion dont je jouis en lisant : par un beau soir d’été. » Ailleurs, il nous fait part de son intrépidité d’enfant face aux orages, mais pour ajouter : « C’est dans les livres que l’apparition de la brise me faisait frissonner. »

     Peu gastronome, il se régalait toutefois de plats dégustés dans des romans. Il aimait prendre son breakfast avec le docteur Watson et Sherlock Holmes, son omelette avec les héros du Tour de la France par deux enfants. « À douze ans, écrit-il encore, condamné par le médecin à un demi-jeûne, je me suis nourri délicieusement à la table des mousquetaires. » De ces repas anthologiques, on trouvera un écho dans le festin qu’offre à ses camarades venus pourtant l’assassiner l’un des personnages du Dormeur debout.

     Il ne faut pas s’étonner d’une telle ferveur. Après tout, les peines de cœur de Werther avaient déjà provoqué des suicides. On se souvient du mot d’Oscar Wilde à sa sortie de prison. « Le plus grand chagrin de ma vie ? La mort de Lucien de Rubembré dans Splendeurs et misères des courtisanes ». Ce mot, Jacques Laurent aurait pu le prononcer. À de nombreux journalistes, tout au long de sa carrière, il répéta qu’il ne lirait jamais Le Vicomte de Bragelonne, afin de ne pas être témoin de la mort de ses amis les mousquetaires.

     Se sentit-il vieillir ? Se jugea-t-il infidèle à ses passions d’adolescent, quand il se retrouva parmi vous ? lui, si complice de d’Artagnan et de ses amis, devint soudain membre d’une Compagnie fondée par Richelieu, garde du Cardinal en quelque sorte et tenu à lui rendre – comme nous tous – un légitime hommage.

     Il est vrai qu’il n’avait guère été assidu, paraît-il, à vos réunions du jeudi, et se réfugiait le plus souvent, seul, oublié de beaucoup, écrasé par la vie, dans une célèbre brasserie du boulevard Saint-Germain. Peu de temps avant sa propre disparition toutefois, le décès de son épouse Elizabeth bouleversa Jacques Laurent et il retrouva le chemin du quai de Conti. Votre Compagnie devint son unique famille. Ce qui ne l’empêcha pas d’adresser à la défunte une lettre déchirante que publia Le Figaro littéraire : « Je ne sais pas si je parviendrai à te survivre dans un monde que ton absence a transformé en cauchemar. »

     À un journaliste, quelques semaines plus tard, il avoua qu’il venait de lire Le Vicomte de Bragelonne.

     Celui-ci ne comprit sans doute pas la portée d’un tel aveu. Une façon à peine déguisée de laisser prévoir que le 29 décembre 2000, à trois jours d’un nouveau millénaire dont il se souciait bien peu, un grand écrivain allait prendre congé de nous. Il espérait retrouver les êtres qu’il avait aimés, et je pense à Mathilde de La Mole et à la Sanseverina aussi bien qu’à Stendhal, je pense à Athos, Porthos et d’Artagnan aussi bien qu’à Alexandre Dumas, quelque part de l’autre côté de la vie, dans cette immortalité que nous espérons et que nous ne connaissons pas.