Réception de Daniel-Rops
M. DANIEL-ROPS, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Édouard LE ROY, y est venu prendre séance, le jeudi 22 mars 1956, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Il y a quatre ans, dans une petite ville du Canada, au cours d’une de ces réunions où le conférencier de passage découvre, ému, tant d’amitiés ignorées, un vieil homme qui parlait un français nuancé avec un savoureux accent angevin m’entreprit sur l’Académie française. Il était, sur ce sujet, disert et documenté. Non seulement il récitait sans défaillance la liste de vos quarante membres, non seulement, sur l’historique de maints fauteuils, il possédait d’abondantes lumières, mais, sur l’importance de votre illustre Compagnie, sur le rôle, qu’elle joue pour la défense et l’illustration de la langue française, et, plus encore, des valeurs de civilisation dont cette langue est l’expression, il me tint des propos d’une pertinence extrême. « L’Académie c’est le conservatoire des fidélités françaises, et c’est pourquoi nous l’admirons, nous qui devons la vie à la France. » Je vous laisse à penser dans quel sentiment d’accord intime écoutait de telles paroles le candidat putatif que j’étais alors, mais il se sentit assez mal à l’aise, ce candidat, en pensant à la distance qu’il y a entre les lèvres et la coupe, quand son interlocuteur, avec une conviction chaleureuse, lui conseilla de briguer les suffrages d’une assemblée si utile, afin d’être à même de participer à ses travaux.
Cet ami canadien était prophète, et me voici parmi vous, appelé à collaborer à une œuvre qui est bien, à mes yeux, nécessaire et admirable, puisqu’il s’agit de sauvegarder la culture, la pensée, l’âme même de la France. Si je voulais jouer le jeu d’une humilité dont les clauses de style doivent vous lasser quelque peu, je vous assurerais que c’est pour suivre les conseils de Chicoutimi, Rimouski et Trois-Rivières que j’ai désiré appartenir à votre Corps ; mais vous ne me croiriez pas. Et si j’ajoutais, — ce qui pourtant ne serait pas, cela, une simple clause de style, — que j’éprouve en cet instant des doutes lancinants sur les mérites qui m’ont valu l’honneur d’être choisi par vous, vous pourriez me taxer d’impolitesse, puisqu’en définitive ces mérites, c’est vous qui les discernez et les consacrez en m’élisant. Permettez-moi donc de laisser de côté toute formule et de vous dire, très simplement, selon le vers exquis d’un poète qui fut des vôtres, « ce sentiment si pur, le premier de mon cœur », ma gratitude.
Cette gratitude, il me serait particulièrement doux de l’exprimer à certains qui ont aidé avec bienveillance à l’accomplissement de mon vœu. Une règle très sage de votre Compagnie me l’interdit et enferme mon remerciement dans un anonymat qui défie tout calcul électoral mais a la plus haute valeur de symbole. Au surplus la générosité unanime de votre accueil me rend également reconnaissant envers tous. Mais me sera-t-il interdit d’évoquer du moins ceux qui avaient pour moi souhaité cette consécration et dont l’absence mêle à ma joie de la tristesse ? Si vous êtes, comme le disait mon interlocuteur canadien, établis conservateurs des fidélités, vous ne pouvez trouver mauvais qu’en ce jour certaines me soient présentes au cœur.
Je pense à Édouard Estaunié, cet homme secret, au regard de lumière, qui, tout en mûrissant des romans où transparaissait son âme, trouva le temps d’entourer de judicieux conseils les débuts d’un cadet. Je pense à André Bellessort, bon bourru à grosse voix, aux yeux si vifs derrière le lorgnon lourd, qui fit à un béjaune tant de confiance qu’il lui donna son premier contrat d’édition pour un livre qui n’était pas encore écrit. Je pense au cher Maurice Donnay, dont maints d’entre vous n’auront pas oublié le rire, qui le premier m’introduisit aux arcanes de ce qu’on nomme « une campagne académique ». Et je pense au grand poète qui rappela si impérieusement à notre temps l’exigence souveraine du surnaturel, celui que nous menâmes, par un clair jour de septembre passé, au pied de ce haut peuplier solitaire, qui semble être, sur sa tête, le lien visible entre la terre et le ciel, Paul Claudel.
Un des plus grands de ceux qui occupèrent ce siège, Henri Bergson, a souvent exprimé cette idée que penser une absence c’est, en réalité, penser une présence. Il m’eût paru manquer à un devoir si je n’avais pas associé, à des amitiés vivantes, des absences qui pour moi sont autant de présences.
I
Comment cette pensée bergsonienne ne s’imposerait-elle pas à moi au moment où l’honneur m’incombe d’évoquer un grand absent, aujourd’hui si présent parmi nous ? Car c’est précisément M. Édouard Le Roy qui me la cita au cours d’un des entretiens que j’eus avec lui, dans les dernières années de sa vie. Il l’appliqua, ce jour-là, à Celui dont la présence est si irrécusable que la seule idée de son absence paraît monstrueuse à ceux qui l’aiment : le Christ Jésus. Le mot paraît ultime du Fils de l’Homme, « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde », lui fournit matière à un commentaire spontané, que j’écoutai longuement, dans un sentiment profond d’admiration. De sa belle voix grave, lente, il improvisa, pour l’auditeur unique que j’étais, comme un grand musicien improvise aux claviers des orgues, une suite de développements qui eussent honoré un cours du Collège de France ou une communication à l’Institut. Avec une précision stupéfiante, il citait de mémoire non seulement l’Écriture mais les Pères de l’Église, voire les décrets les moins connus des Conciles. Les arguments s’enchaînaient avec cette aisance royale qui n’appartient qu’à ceux dont la science fait corps avec l’être. C’était merveille de voir comment sa pensée s’appliquait à se saisir plus précise, s’analysant en outre, parfois, d’un mot, dans son opération. C’était merveille surtout, de sentir combien ce jeu supérieur était tout le contraire d’un jeu, mais comportait un engagement vital, une participation de l’âme. Impossible d’allier plus de profondeur à plus de simplicité dans les termes, plus de science à une foi plus certaine. Je compris alors la fécondante influence que ce maître exerça sur d’innombrables esprits.
Je le revois, devant ce petit bureau où l’admirable compagne de toute sa vie l’avait elle-même amené, — puisque, vous le savez, comme à Bergson, la maladie lui infligea la suprême épreuve d’une quasi totale immobilité. Massif, majestueux au sens le plus fort du mot, mais d’une majesté qui ne devait rien au décorum ni à l’artifice, il avait une carrure de capitaine au long cours qui faisait impression, mais, en même temps, il émanait de lui une sérénité si évidente, une si véritable charité, qu’on se sentait aussitôt en amitié et confiance. Dans le visage barbu, les yeux étaient purs et pénétrants. Rien n’échappait à ce regard, mais les prunelles couleur de pervenche reflétaient cette vertu d’enfance à qui le Royaume fut promis.
Fut-ce à sa jeunesse maritime, — le père d’Édouard Le Boy, bien qu’appartenant à une vieille famille parisienne, s’était fait armateur, — qu’il dut ce je ne sais quoi de rêveur et de mystérieux qui achevait de donner à sa physionomie tant de charme ? Toute sa vie, durant ses vacances bretonnes, on le vit, chaque fois que la mer se déchaînait, sortir de son cabinet de travail et demeurer immobile, longuement, comme envahi par la fascination du grand large. Et peut-être fut-ce à la fréquentation des hommes de la mer qu’il dut, mêlé à beaucoup de sagesse, ce tempérament assez aventureux, cette audace à courir les risques, étant bien entendu que pour lui, l’aventure véritable était tout intérieure et les risques nécessaires, ceux de l’esprit.
Une aventure tout intérieure : sa vie, en vérité, ne fut rien d’autre, et il n’y a pas à noter dans sa biographie un seul fait qui puisse affrioler la curiosité de ceux qui ne tiennent un écrivain pour célèbre que si sa conduite défraie la chronique. Né en 1870, Édouard Le Roy reçut, lui futur grand professeur, une éducation aussi peu conforme que possible aux canons de l’école, puisqu’il n’alla jamais en classe, étudiant tout seul, sous le contrôle d’un précepteur. Sans doute y gagna-t-il beaucoup, et en tout cas d’échapper à cette surcharge des programmes que le monde n’envie pas à l’enseignement français. « Un savant, a dit Claparède, est un individu dont la curiosité native a survécu au cataclysme scolaire. » Édouard Le Roy allait donc devenir un savant.
Mais non pas tout de suite. Sa vocation scientifique ne s’éveilla qu’assez tard, ses premières études ayant été exclusivement littéraires. Dans un précieux petit texte inédit, que la courtoisie de son fils aîné m’a permis de lire, Édouard Le Roy a raconté comment, au seuil de l’adolescence, il sentit brusquement s’éveiller en lui « l’attrait des grands problèmes scientifiques... sous la forme d’un appel suggestif aux puissances d’imagination ». Et c’est là sans doute le premier trait où se marque son génie, d’avoir ainsi deviné que toutes les questions qui se posent à l’homme moderne sont, de quelque manière, en relation avec les sciences, qu’on ne peut pas essayer d’y répondre sans se référer à leurs disciplines.
Ces problèmes scientifiques, pour bien les comprendre, il décida de ne pas se borner à les considérer en « vastes ensembles pris en gros », mais « d’entrer d’abord effectivement dans le détail technique ». Ce fut pourquoi, bifurquant tout à coup, il résolut de suivre, à la célèbre « rue des Postes », la classe de mathématiques spéciales. Cette démarche inattendue devait lui valoir une difficulté singulière. Quand il fut reçu à l’École Normale Supérieure, section des sciences, il faillit voir la porte de la rue d’Ulm devant lui demeurer close, car il était bachelier ès lettres et non ès sciences, ce qui donna quelques insomnies aux fonctionnaires du Ministère... On n’en saurait douter, cette formation littéraire, antérieure et sous-jacente à sa formation scientifique, devait pour lui se révéler féconde. Les grandes synthèses où culmine sa pensée ne seraient pas telles s’il n’avait été préparé aussi bien à lire dans le texte Homère et Virgile qu’à pratiquer le calcul intégral. Et s’il n’avait été nourri de Pascal, des classiques, de Victor Hugo, nous ne lirions sans doute pas cette langue pure, claire, authentiquement française, qui est la sienne, puisque aussi bien, il faut le dire tout de suite, Édouard Le Roy appartient à l’espèce, en voie, semble-t-il, de disparition rapide, des philosophes qui écrivent pour être compris et savent être profonds sans recourir au jargon.
Normale Supérieure donc, de 1892 à 1895. L’agrégation des sciences mathématiques cette année-là. Trois ans plus tard, une thèse sur l’Intégration des équations de chaleur si remarquable qu’elle fit l’objet d’un rapport d’Henry Poincaré devant l’Académie des Sciences. Diverses suppléances en des établissements parisiens, chaires de mathématiques spéciales au Collège Stanislas, puis au lycée de Versailles, puis au lycée Saint-Louis. Carrière unie de professeur, avec tout ce que ce terme sous-entend de compétence et de désintéressement, de ces vertus profondes qu’on sait au corps admirable et méconnu des maîtres des lycées de France. Dire que, jusqu’à sa mort, il devait rester, essentiellement, un professeur, c’est sans doute rendre à Édouard Le Roy un hommage qui lui agréerait.
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Cependant, l’enseignement des mathématiques était loin d’épuiser ses énergies. Dans le même texte inédit, Édouard Le Roy a rapporté encore comment, simultanément à la découverte de l’univers scientifique, « des expériences religieuses étaient vécues (par lui) au plus intime de l’âme, qui ne détournaient en rien des préoccupations rationnelles, mais s’affirmaient révélatrices d’un monde nouveau, non moins réel, paraissait-il, que celui de la science, bien que d’une réalité différente. D’où, ajoute-t-il, une tendance irrésistible à rêver comme tâche principale une œuvre de synthèse philosophique ».
Avec le même soin qu’il avait mis à approfondir les sciences, il établit donc ses bases philosophiques. En ce domaine, la rencontre décisive, il la fit aux alentours de sa vingt-sixième année, à l’heure des grands enthousiasmes. Il découvrit, en cet instant privilégié, un homme dont la pensée lui sembla accordée à la sienne par une harmonie préétablie, et grâce à qui tout ce qui en lui était encore bouillonnement et attente, allait pouvoir s’élucider, se formuler. Henri Bergson n’était pas encore l’illustre professeur du Collège de France, celui qui, quatre ou cinq ans plus tard, ferait courir les foules, mais déjà les lecteurs des Données immédiates de la Conscience et de Matière et Mémoire savaient que, dans l’ordre de l’intelligence, il opérait une révolution. Édouard Le Roy s’est donné au bergsonisme avec toute la ferveur de l’esprit autant qu’avec les puissances du cœur : il a aimé l’homme si digne de l’être. Dans la philosophie bergsonienne, il a puisé ce qu’empruntant un mot aux chimistes, on pourrait appeler le « catalyseur » de ses opérations intellectuelles ; mais, dans Bergson lui-même, il avait trouvé, au seuil de sa jeunesse, l’exemple de ce qui devait régir toute son existence : l’exigeante pureté des actes et des sentiments.
Désormais, Édouard Le Roy connaissait sa route. Sa carrière aussi était tracée. Tout en enseignant les mathématiques dans les lycées que nous avons dits, puis à la Faculté des Sciences de Paris, il professa aussi la philosophie : en 1914 il fut désigné par Bergson pour le suppléer au Collège de France : bientôt, il l’y remplaça. En dehors de cette dualité de vocation, rien de piquant dans cette existence. Sur le plan temporel, les seuls événements qui, pour Édouard Le Roy, avaient vraiment de l’importance, étaient ceux qui s’accomplissaient dans le cadre d’une magnifique famille, qui lui donna des joies profondes, et dont tous les membres, en des ordres divers, devaient entendre ses leçons et suivre ses traces.
Les honneurs, cependant, lui vinrent, — sans qu’il les cherchât, selon une formule usuelle, en ce cas pleinement justifiée. L’Académie des Sciences Morales et Politiques l’appela dans son sein en 1919 ; l’Institut, en 1923, fit de lui un de ses représentants au Conseil Supérieur de l’Instruction Publique ; vous-mêmes, Messieurs, en 1945, vous rendant, j’imagine, au vœu secret de Bergson, l’élisiez comme son successeur et le témoin parmi vous de cette haute pensée. Ces honneurs, il les reçut comme un chrétien doit les recevoir, c’est-à-dire dans un sentiment profond de gratitude pour les témoignages d’estime qu’ils constituent, mais en ne se laissant point abuser par eux. Édouard Le Roy était fier d’appartenir à votre Compagnie ; il participait avec plaisir aux travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques ; mais, de ces titres, de cet habit brodé, il ne tirait aucune vanité, seulement des raisons d’être plus exigeant envers soi-même. Et le dernier acte de sa vie devait montrer à quelle place exacte il situait la gloire de ce monde, lui qui, pour ses obsèques, refusa les pompes et les discours auxquels lui eût donné droit la dignité que vous lui aviez conférée, pour retourner dans cette poussière dont nous sommes tous faits avec la simplicité d’un modeste paroissien.
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Telles sont les grandes leçons d’une vie à tous égards exemplaire, et cependant, il ne convient pas de s’en tenir à elles. Humilité, discrétion, modestie, ces mots qui, à tout instant, viennent aux lèvres quand on essaie d’évoquer la figure d’Édouard Le Roy, sont bien loin de rendre compte de tout son être. Il y a même, il faut le dire, un prodigieux contraste entre les dehors de cette existence grise, et l’éclat, la grandeur, voire parfois les extrêmes audaces, de l’œuvre que cette vie a produite. Cet universitaire modeste, c’est l’homme qui écrit et publie des livres rares et riches, aux allures de manifeste et qui provoquent des bagarres. Ce professeur qui consacre tant d’heures à corriger des copies d’écoliers, c’est aussi ce prodigieux esprit « très mathématique et très métaphysique en même temps », comme disait Leibniz de Pascal, qui pénètre à la fois Poincaré et Bergson et « remplit tout l’entre-deux ». Ce modeste passant du quartier Saint-Sulpice, c’est aussi l’homme qui s’est donné pour tâche de poser à son temps les plus graves problèmes et dont la hardiesse ne recule devant rien, quand il s’agit de saisir ce qu’il pense être la vérité. Et ce reclus de la rue Cassette, c’est encore le grand esprit intact qui se passionne pour toutes les énigmes que le Sphinx jette à notre monde, ce monde dont il parait coupé.
C’est par l’ampleur de son œuvre, par la profondeur des vues qu’elle exprime, par la noblesse constante et l’élévation de pensée dont elle témoigne, que la figure d’Édouard Le Roy prend toute sa taille. C’est par elle qu’il se place à côté d’un Bergson, d’un Boutroux, d’un Lachelier, d’un Hamelin, d’un Lagneau, d’un Blondel, au premier rang de cette génération de grands esprits qui, au seuil de ce siècle, rendirent à la philosophie française sa vigueur et sa primauté.
II
Au moment d’essayer de rendre compte de cette œuvre, vous me permettrez d’avouer, Messieurs, combien je me sens inégal à cette tâche, historien que je suis, plus habitué à considérer les temps et les destins qu’à manier les concepts, aux prises, de surcroît, avec cette difficulté, ou pour mieux dire cette impossibilité, que relevait déjà Édouard Le Roy en prononçant devant vous l’hommage de Bergson, « de faire tenir en un bref discours l’analyse et la discussion tant soit peu sérieuses d’une telle œuvre ». Aussi bien s’agira-t-il seulement d’une simple tentative pour tracer la courbe d’une pensée, essayer de comprendre comment elle s’est formée, selon quelles coordonnées elle s’est développée, et indiquer, par quelques exemples, comment elle a trouvé ses points d’application.
La pensée d’Édouard Le Roy repose sur deux fondements ; lui-même l’a bien marqué en déclarant que pour lui la philosophie est une « synthèse de science et de spiritualité ». La science : on a vu quelle place elle tint dans sa formation et dans sa vie ; aussi bien est-elle sous-jacente à toute sa méditation. Sa spécialité était la mathématique, qu’il concevait évidemment, ainsi que tous les vrais mathématiciens, non pas comme une simple technique, mais comme un moyen d’appréhender le réel. C’est bien au delà de sa spécialité cependant qu’il poursuivit, toute sa vie, une enquête à la lettre illimitée qui, de la géologie des îles volcaniques au mystère de la relativité einsteinienne, de la reproduction des méduses à la théorie des quanta, des galaxies perdues dans l’univers en expansion jusqu’à la morphologie des monstrueux sauriens, qui, avant l’homme, furent les maîtres de la terre, lui fit explorer toutes les avenues de la science, cependant qu’un don très rare lui permettait, dans les domaines les plus hétérogènes, de saisir le trait caractéristique qui viendrait appuyer sa thèse. Ce par quoi il appartient bien à la grande tradition philosophique française, qui s’est toujours méfiée des jeux dialectiques et des abstractions, pour demeurer en contact avec le réel, avec l’humain.
Mais l’autre élément n’est pas moins fondamental dans l’élaboration de sa pensée, celui qu’il a désigné du mot de spiritualité. Qu’entendait-il par là ? Souvenons-nous de ces expériences religieuses qui, au seuil de sa jeunesse, lui avaient donné la révélation d’un autre monde, d’un autre réel, que celui qu’on peut espérer atteindre par les méthodes rationnelles. La spiritualité, ce fut donc pour lui, dans un éclairage religieux qu’il conviendra de définir, la conviction qu’il existe une autre réalité que celle que nous livrent nos sens, et qui cependant soutient celle-là et l’explique. Ce fut, aussi, la volonté de saisir cet autre réel par les moyens qu’il impose : la vie intérieure, l’expérience mystique, la poésie et l’art.
La « grande œuvre de synthèse philosophique » dont rêvait Édouard Le Roy avait donc ses deux éléments constitutifs : restait à trouver les données qui les uniraient et le vocabulaire qui la formulerait. Ces moyens d’éducation et d’expression, il les demanda aux deux philosophies qui l’avaient aidé à se faire lui-même : le bergsonisme surtout, mais aussi l’idéalisme, qu’il avait étudié par la suite, et qui, de la méditation du Cogito cartésien jusqu’aux vues de Lachelier, des démonstrations de Kant aux intuitions de Berkeley, ne fut pas sans exercer sur lui une profonde influence. À l’une et l’autre doctrines il emprunta, s’acharnant même, avec une audace que d’aucuns critiquèrent, à les unir comme s’il n’y avait pas entre elles de contradictions. Seule la publication des inédits considérables qu’il a laissés, et notamment d’un Essai de philosophie première permettront de discerner comment, pour lui, ces contradictions se résolvaient.
Cette philosophie nouvelle, celle de Bergson, qu’il exposait en 1912 dans un petit livre fervent, que lui apportait-elle, à lui, dans sa recherche ? Elle le confirma d’abord dans la certitude qu’il existe, par delà « le morcelage » des idées formulées, une réalité essentielle, immédiate. Mais elle fit davantage : elle lui apprit à la saisir. L’intuition bergsonienne n’établit-elle pas le contact avec la réalité ineffable et mobile ? L’action, en déployant les énergies de l’être, ne vient-elle pas manifester et vérifier les virtualités de la vie et de la conscience ? L’évolution créatrice ne nous montre-t-elle pas l’esprit à l’œuvre dans son effort pour appréhender le réel ? Édouard Le Roy devait demeurer jusqu’au bout fidèle aux grandes thèses de Bergson, comme le meilleur de ses disciples.
Non pas cependant, ainsi qu’on l’a beaucoup trop dit, et très injustement, en simple suiveur. S’il fut bien un disciple du maître de l’Évolution créatrice, ce fut à la façon que Bergson lui-même le souhaitait, en s’associant à l’œuvre magistrale par un constant effort de progrès, d’élargissement, de développement. Sur un point capital, il se sépara même de son maître, puisqu’en proclamant « l’exigence idéaliste », il professa toujours que le flux mobile de la vie a un sens, obéit à une intention, qu’il y a une finalité dans son tâtonnement. Sur d’autres points, il est allé plus loin que Bergson : par exemple, nous le verrons tout à l’heure, en enrichissant d’innombrables analyses les intuitions assez sommaires de celui-ci sur la métaphysique de la vie. Pour employer le vocabulaire de l’école, il a été bergsonien au sens « ouvert » et non « fermé » du mot.
À cette première influence vint s’ajouter celle de l’idéalisme. Que demanda-t-il à cette doctrine ? d’affirmer la primauté de l’idée, facteur déterminant de l’homme, de réduire l’être à la pensée ? Non. Bien davantage : l’affirmation du droit et de l’aptitude qu’a la pensée à connaître l’être tout entier, et la soumission de cet être lui-même à ce qui gouverne la pensée et lui donne son sens. L’homme est d’autant plus homme qu’il est plus capable de « faire oraison » sur des idées et d’en inventer de nouvelles ; mais il est aussi d’autant plus homme qu’il ordonne et soumet mieux ses idées à une intention qui l’exalte lui-même et le réalise. L’idéalisme recouvre à la fois la notion d’idée et celle d’idéal.
Des assises scientifiques solides, des convictions spiritualistes marquées d’idéalisme, le tout fondu dans une conception du monde et de l’homme d’origine bergsonienne, c’est ainsi donc que pourrait sommairement se caractériser la philosophie d’Édouard Le Roy. Mais il faut ajouter que cette analyse, ce « découpage » comme il eût dit, laisse échapper l’essentiel. Car ces données fondamentales n’étaient pas en lui juxtaposées, et il ne cherchait pas, comme tant d’autres, à les faire tant bien que mal concorder. À tout instant, à toute occasion, il pensait à la fois en réaliste formé par la science, en idéaliste, en bergsonien, et tout aussi bien, en spiritualiste, c’est-à-dire en chrétien. Et c’est cet effort continu pour créer l’unité de sa vie qui, en définitive, donne à sa pensée son style, ou, pour mieux dire, qui fait qu’elle est elle-même un style ; vivante, chaleureuse, audacieuse, prompte à courir ses risques. À travers ces livres, plus encore que le philosophe, on saisit l’homme, et c’est ce qui les rend si attachants.
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Le premier point où Édouard Le Roy appliqua ses idées fut la théorie de la connaissance, ou, pour dire plus exactement, ce fut en cette occasion que, pour la première fois, il les dégagea et les formula. La question qu’il se posa, lui, scientifique, fut en substance celle-ci : « Que vaut la science ? peut-elle saisir la vérité ? » Tel fut le thème des retentissants articles « Science et philosophie » publiés en 1899-1900 dans la Revue, alors toute jeune, de métaphysique et de morale.
Pourquoi avait-il choisi cette question ? Parce qu’au fond c’était celle que se posait toute sa génération. Nous l’avons peut-être trop oublié : ces vingt ou vingt-cinq années qui encadrent l’an zéro de notre siècle furent décisives dans l’histoire des idées, et nous sommes tous plus ou moins les débiteurs des efforts accomplis alors. Admirable époque que celle où, agenouillé au pied d’un pilier de Notre-Dame de Paris, Claudel s’arrache définitivement à ces « marécages du rationalisme » dont Rimbaud lui avait déjà donné l’horreur, — où, dans une autre Notre-Dame, celle de Pascal, à Clermont-Ferrand, Bourget médite, prie, et bientôt va sentir naître en lui l’histoire dramatique du Disciple, — où Maurras, sur les bords de l’étang des Martigues, rêve de transcender le positivisme par un appel aux fidélités de l’âme nationale, — où Péguy, tout en rassemblant dans ses Cahiers de la Quinzaine, de Romain Rolland à Daniel Halévy, la jeune élite des lettres, découvre les premiers jalons de la route qui le mènera à Chartres. Cette génération, comme toujours, se pose en s’opposant à ses aînés. En littérature, le naturalisme paraît vétuste et dépassé. Le rationalisme de Taine et de Renan, malgré les retouches qu’eux-mêmes y apportent, ne satisfait plus guère. Le « réalisme spiritualiste » prévu par Ravaisson s’annonce. On ne pense plus que l’Avenir de la Science doive conduire l’humanité fatalement vers un paradis matériel et moral.
C’est contre les excès d’un certain scientisme que se développe une triple réaction. Celle des hommes de lettres, la plus bruyante, comme il convient, mais souvent faible et exagérée : celle surtout de Brunetière, proclamant « la faillite de la science ». L’autre, celle des savants honnêtes, tels Henri Poincaré, cherchant à situer exactement la science dans son rôle et ses limites. Celle de la philosophie enfin qui, avec Boutroux, Bergson, Lachelier, revendique les droits de la pensée. C’est dans ce concert que le jeune Édouard Le Roy tint sa partie : on peut même dire qu’il y fit un solo remarqué.
Il se demanda donc, en philosophe, ce que valent exactement les fameuses « lois scientifiques » et si elles permettent d’appréhender le réel. Sa réponse fut catégorique. « Le savant crée le fait. » Il a la prétention d’en partir : ce n’est pas vrai ; il y arrive. Ce qu’il appelle « fait » dépend non seulement de ses instruments de mesure mais des postulats qu’il a dans l’esprit. Donc la science peut être utile à l’homme pour conquérir le monde, mais elle ne saurait l’expliquer. Il faut qu’il y ait une autre explication, et celle-ci relève non pas du logique et du rationnel, mais du spirituel.
Il faut évidemment tenir compte, devant ces formules paradoxales, de la jeunesse de leur auteur et d’un caractère qu’on a vu un peu aventureux. Henri Poincaré ne se gêna pas pour remettre au point les choses et souligner ce qui distinguait sa critique de la science de celle de son bouillant élève. Et d’ailleurs, plus tard, en 1935 et 1937, Édouard Le Roy devait apporter bien des atténuations aux affirmations péremptoires de sa jeunesse. Mais, dès le moment où il publiait son fracassant article de 1899, il avait le double mérite de promouvoir une critique féconde en subordonnant « ces choses mortes que sont les résultats aux progrès vivants de la pensée », et de poser les bases d’une doctrine où sans cesse sera affirmé le rôle essentiel de l’initiative créatrice de l’esprit.
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L’initiative créatrice de l’esprit, voilà le centre de la méditation d’Édouard Le Roy. Pour saisir le réel, sortez, nous dit-il, du cadre des théories, des faits prétendus établis, et résolument placez-vous au point de vue de « la recherche créatrice, du dynamisme vivant » pour tout dire, placez-vous « au point de vue de l’invention ». L’invention, voilà le mot-clé de sa pensée et de son vocabulaire, un mot auquel il a conféré un sens tout personnel, mais qui lui a paru si plein, si riche, qu’il s’en est servi pour caractériser l’ensemble de sa doctrine et que, pour la définir, très légitimement, ses deux meilleurs exégètes, Louis Weber et M. Jean Lacroix, reprenant sa formule, l’ont appelée « une philosophie de l’invention ».
C’est dans la Pensée intuitive, parue en 1930, qu’il a le plus clairement exposé ses vues sur ce point. Mais, en fait, on retrouve l’invention tout au long de son œuvre, comme un moyen d’élucidation, comme une constante référence. Comment entend-il ce mot ? Évidemment pas dans le sens étriqué « qui le réserve aux trouvailles de l’ingéniosité mécanique », comme on parle des inventeurs du Concours Lépine, mais dans une acception large où il recouvre toute l’attitude spirituelle de l’homme qui vise à découvrir et à saisir la réalité profonde, en faisant appel à toutes les puissances de l’âme et de l’esprit.
Considérez un homme en travail d’invention : quel admirable, quel mystérieux spectacle, mystérieux même pour celui qui en est l’acteur et l’auteur ! L’esprit plonge d’abord dans l’inintelligible et le contradictoire. Il sent qu’il y a là, en lui, une réalité qui veut être appréhendée par lui, mais il ne sait pas encore laquelle. Il tâtonne ; il essaie d’avancer dans une direction, puis dans une autre, se heurtant à d’indéfinissables barrières, multipliant les échecs, recommençant encore. Tout cela est-il intentionnel ? Non, car cette réalité se laisse saisir beaucoup moins par un travail conscient que dans une sorte de passivité, de silencieux acquiescement qu’Édouard Le Roy compare à la nuit obscure des mystiques. Des heures, des jours, des années peut-être, l’homme promis à l’invention va donc guetter, scruter, au comble de l’attention. « Dans attention, dit Édouard Le Roy, en un jeu de mots qui eût enchanté Victor Hugo, n’y a-t-il pas attente et tension ? » Bien des fois, cette attente sera déçue, cette tension s’effondrera, cette attention ne saisira que du vide. Mais aussi, parfois, peut-être parce que le climat, les circonstances auront été favorables, et surtout parce qu’aura éclaté l’étincelle du génie, tout à coup ce que l’esprit cherchait en tâtonnant s’impose à lui comme une vérité irrécusable. Tout ce qui était obscur est devenu clair, tout ce qu’on ne comprenait pas s’élucide. À travers les ténèbres traversées d’éclairs, l’esprit a atteint « les sources vives de la pensée qui est action ».
Car ce sont bien les sources vives qui sont atteintes. Ce que l’homme saisit dans l’effort d’invention c’est le réel, le vrai réel, celui qui est au delà des théories et des apparences. Inventer, c’est se l’approprier ; d’ailleurs, le langage précis des juristes ne parle-t-il pas de « l’invention d’un trésor », et celui, non moins exact, de l’Église, de « l’invention des reliques » ? On invente ce qui préexistait, mais aussi, d’une certaine façon, on le crée, car en le formulant, on le rend saisissable. Les poètes le savent bien, puisque le mot qui désigne la plus haute forme de l’invention littéraire, poésie, étymologiquement signifie créer.
Voilà donc comment, partant d’une analyse du mécanisme de l’invention, Édouard Le Roy aboutit à voir en elle la saisie du monde par l’esprit. Il y reconnaît davantage : une exigence profonde de l’esprit humain. Car l’invention n’est pas réservée à ceux qu’on nomme « inventeurs » ; chacun de nous participe à cette puissance vitale. Les actes d’invention ne sont pas rares : chacun de nous en accomplit, presque sans le savoir, par exemple en cherchant à écrire ou à parler de façon un peu personnelle, chacun « réalise » sa personnalité. L’humanité entière, depuis qu’elle existe, invente et c’est ce qui fait sa grandeur ; on peut même dire qu’elle s’invente elle-même. Vivre pour l’homme, ce n’est rien d’autre que se livrer à cette activité créatrice, à cette force d’invention, grâce à laquelle, dans une expérience « fondamentale et joyeuse » il s’assimile le réel.
Tel est donc le terme de la méditation d’Édouard Le Roy. Parce que nous sommes des hommes, et non pas des animaux, nous sommes acculés à l’invention. Il y a en nous « une exigence profonde, radicale, première qui nous inspire, qui nous fonde dans l’être, qui nous ouvre la voie de notre destinée, qui nous y oriente et nous y guide. Elle est la source où nous puisons sans fin notre propre réalisation. Elle se présente à nous comme une réalité véritable, ou mieux, elle est en nous témoignage et action d’une réalité véritable ». Mais alors, une question vient à l’esprit. Cette réalité, qui nous la propose ? cette force qui nous conduit, qui la détermine ? « Elle est en nous, c’est en elle et par elle que nous devenons de plus en plus des êtres, des esprits, des personnes. Et cependant force est bien de reconnaître qu’elle n’est pas de nous, puisqu’elle nous précède, nous pose dans l’existence... puisqu’elle nous porte au delà de nous-mêmes et de toute réalité faite. » Tel est le sens ultime de cette « exigence idéaliste » qu’Édouard Le Roy a toujours proclamée. La Philosophie de l’invention, partie d’une analyse de la science, aboutit à une métaphysique. Au terme de sa quête du réel, l’homme découvre Dieu.
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Si j’avais la prétention d’être complet, il me faudrait montrer comment, de cette conception et de cette méthode, Édouard Le Roy fit l’application à nombre de sujets, ceux de la matière et de la morale, par exemple. Le temps ne me le permet guère. Deux de ces thèmes ont cependant tenu dans la démarche de son esprit une place si considérable qu’il convient de s’y arrêter.
Durant toute la seconde partie de son existence, un des buts que visa le plus assidûment Édouard Le Roy fut de tracer, en partant de sa doctrine de l’invention, une philosophie de l’histoire, de la vie, de la conscience et du progrès. C’est là le point certainement où il a complété et prolongé le plus utilement Bergson, le Bergson de l’Évolution créatrice. Il y fut aidé par les relations amicales qu’il entretint avec un savant dont l’immense érudition vint confluer à la sienne et dont aussi, il faut l’ajouter, les audacieuses extrapolations exercèrent sur lui une évidente influence, le R. P. Teilhard de Chardin : les deux hommes discutèrent tant et tant de ces problèmes qu’Édouard Le Roy avouait honnêtement qu’il ne pouvait plus distinguer ce qui venait de lui-même et de son ami jésuite. Deux ouvrages résument les réflexions sur ce thème : L’exigence idéaliste et le fait de l’Évolution publié en 1927, et Les Origines humaines et l’Évolution de l’Intelligence paru l’année suivante ; mais, en fait, il ne cessa de se passionner pour ce genre de questions et d’écrire sur elles des pages que nous lirons un jour.
À première vue, le rapport ne paraît pas s’imposer entre le mécanisme de l’invention tel qu’on le voit à l’œuvre chez un mathématicien ou un artiste, et le processus qui règle le déroulement des faits biologiques. Mais c’est précisément un des caractères majeurs d’un grand esprit que de saisir deux données en apparence hétérogènes pour faire jaillir, de leur rapprochement, une étincelle. La vie, telle que nous l’observons dans ses démarches, ne ressemble-t-elle pas à l’intelligence qui invente ? Elle tâtonne, elle multiplie les efforts, les poussées, les échecs, avant que, parfois, de soudaines illuminations ouvrent au réel de nouvelles routes. Donc « le langage qui convient pour parler de la vie est le même qui traduit les démarches d’invention ». Mais aussi puisque tout homme vivant est l’héritier d’un immémorial passé, que les constructions de son esprit sont l’aboutissement du patient travail d’innombrables générations, l’acte d’invention, qui fait surgir les créations de notre intelligence, n’est-il pas le résultat et le prolongement de l’obscur travail qui a fait apparaître l’une après l’autre, les formes nouvelles ?
Comme axe de cette recherche, Édouard Le Roy accepta l’hypothèse transformiste, qu’il appelait « le fait de l’Évolution ». Il va de soi, l’Évolution pour lui ne s’identifiait pas avec le transformisme, pas plus que le transformisme ne se limitait à la vieille théorie darwinienne, sur bien des points dépassée. Cependant n’y avait-il pas, dans ce choix, pour lui idéaliste, une contradiction ? L’Évolution biologique semble réfuter toute thèse idéaliste, puisqu’elle montre « la pensée émergeant de la matière, la conscience de l’inconscient ». Mais, sur ce point encore, Édouard Le Roy tenta d’opérer une synthèse audacieuse. Son évolutionnisme est résolument spiritualiste. Claude Bernard avait déjà observé : « le mystère de la vie n’est pas dans la nature des forces qu’elle met en jeu, mais dans la direction qu’elle leur donne ». C’est cette direction qu’Édouard Le Roy cherche à définir. En se penchant sur le devenir de la vie, il s’applique à révéler dans les faits une concentration de pensée, une spiritualisation croissante, une lente montée de la conscience : un élan d’invention. Et c’est pour nous montrer cette « puissance réalisante » en action que, menant la plus vaste, la plus passionnante des enquêtes, il écrit les pages les plus évocatrices de toute son œuvre.
Voici qu’à la surface de l’océan originel, lourde liqueur chargée de substances minérales non encore fixées, mais sur laquelle, comme il est dit au Livre de la Genèse, l’Esprit plane, la vie paraît, encore bien humble et rudimentaire, mais riche des virtualités de développements illimités. C’est là la première « invention », le premier grand événement de notre planète, bien plus important que tous les phénomènes géologiques : la vitalisation de la matière. Aux sphères matérielles qui constituent le globe, géosphère, hydrosphère, atmosphère, voici que s’est ajoutée la Biosphère : la terre est entrée dans un nouveau destin.
Mais la « puissance réalisante » qui a « inventé » la vie, ne s’en tient pas là. Elle continue d’agir. Peu à peu, la vie se développe, c’est-à-dire se concentre et se complique. Les espèces animales se créent, procédant les unes des autres, chacune obéissant à des lois mystérieuses qui, l’ayant fait croître, la fait ensuite disparaître. Tâtonnements, échecs répétés, réussites sublimes ; et à travers tout cela, ne discerne-t-on pas une direction ? peut-être une intention ?
Si, car voici que va se produire le second phénomène capital de cette grandiose histoire, le second moment fulgurant de l’invention : l’hominisation de la vie. Cette onde vitale qui s’est propagée sur la terre aboutit à la plus compliquée mais aussi la plus parfaite de ses nappes : l’homme. L’homme, grâce à qui la confuse attente d’une pensée qui voulait prendre conscience de soi va être enfin comblée, l’homme qui apparaît ainsi comme porté par la pulsation de la vie, comme le but de l’Évolution. Quelles admirables pages Édouard Le Roy consacre à ce phénomène sublime entre tous ! Tel ce chapitre sur « la descente des arbres » digne de la plus haute poésie, où il nous montre pourquoi l’homme, malgré certaines apparences morphologiques, est fondamentalement différent des singes, fût-ce des primates supérieurs, lui qui marche droit sur ses pieds, c’est-à-dire qui fait face au monde, bientôt face au divin ! Voilà la plus belle « invention » de l’homme, ou plutôt voilà l’instant de « l’invention » de l’homme. L’homo faber existe, essentiellement irréductible à l’animal. Une nouvelle enveloppe terrestre s’est constituée, la Noosphère, la sphère de la pensée, de l’esprit, de l’âme, immatérielle et cependant qui va inscrire sa marque profondément sur la face de la terre, à son tour évoluer, se compliquer, se concentrer.
Et c’est l’histoire de l’homme, plongeant dans l’obscurité croissante d’un immémorial passé. L’homo faber peu à peu se transforme et devient l’homo sapiens. L’outil et le feu font leur apparition ; l’élan d’invention, c’est maintenant l’homme qui le possède. Sur les parois des grottes naît le premier art, qui est aussi le premier signe de l’inquiétude religieuse. Passant par les étapes connues, pierre taillée, pierre polie, bronze, fer, l’humanité lentement émerge dans la clarté de l’histoire, de cette histoire dont nous sommes provisoirement le terme.
Provisoirement. Car cette évolution est-elle arrêtée ? La « puissance réalisante » s’est-elle mise au repos ? Nullement : sur le plan matériel, somatique, il est probable, pense Édouard Le Roy, qu’avec l’homme, elle a atteint l’ultime point de l’Évolution. Mais il est d’autres plans où, malgré d’innombrables échecs, de terribles tâtonnements, elle continue à faire avancer le monde. Née de l’esprit, l’Évolution doit y aboutir ; elle doit créer un être pour qui l’Esprit sera pleinement sensible, pleinement intelligible. Nous autres, les hommes du XXe siècle, encombrés de nos ténébreuses passions, limités quant à notre domination sur le monde, nous sommes encore loin de ce terme que nous pouvons pressentir. Comme dit joliment un autre grand savant, l’abbé Breuil, « nous sommes encore les derniers des néolithiques ». Mais déjà l’on peut concevoir, dépassant l’homo sapiens, autant que celui-ci dépasse l’homo faber, un autre homme, l’homo spiritualis, « véritable surhomme ». L’Évolution n’est pas terminée : l’élan d’invention n’est pas tari ; il reste à l’orienter vers le progrès définitif de l’esprit, de l’âme, c’est-à-dire, en son essence, progrès de valeurs spirituelles et morales, progrès de la charité et de l’amour.
Images grandioses, thèses si exaltantes pour l’esprit, si consolantes pour la conscience, qu’on se retient malaisément d’y acquiescer. Cependant des critiques seraient possibles, et qui, effectivement, furent adressées à Édouard Le Roy, mais qu’il n’est ni le jour ni le lieu de développer. Laissons donc les biologistes lui demander comment et pourquoi se sont opérés les changements brusques dont il parle, notamment l’insertion de la conscience à un moment donné de l’évolution, et si la continuité génétique qu’il admet est conciliable avec la discontinuité qualitative. Laissons les théologiens s’inquiéter de ce que deviennent, dans de telles perspectives, la création directe de chaque âme par Dieu, la survie personnelle, la transcendance du surnaturel. Laissons les métaphysiciens l’inviter à préciser quels sont les rapports avec Dieu de cette Noosphère « impersonnelle et intelligente à la fois », et à dire si cette prise de conscience collective n’aboutit pas à un simple panpsychisme. Laissons enfin les moralistes s’écrier : mais que devient donc la liberté de l’homme, c’est-à-dire le fondement de toute morale, si cette liberté, manifestée dans « l’invention », n’est en fait qu’un processus naturel, même un processus ascendant ? que devient la distinction entre le bien et le mal, dans un système où il n’est jamais question du désordre de la volonté, de la révolte de l’homme contre Dieu, mais seulement d’échecs dans la marche de l’évolution ? Abandonnons ces développements à d’autres et en d’autres enceintes. Il nous suffit ici de retenir ce qu’il y a de beau, et de valable, dans une philosophie qui subordonne les progrès matériels à ceux de l’intelligence, et qui oppose au catastrophisme de tant de nos contemporains, l’image sublime de l’homme accompli dans la plénitude de son être, de l’homme réalisé enfin selon l’esprit.
III
Cette force mystérieuse « qui nous fonde dans l’être et nous ouvre les voies de notre destinée », Édouard Le Roy savait de qui elle procède. Cette « exigence de création orientée » dont il dit « qu’elle nous entoure et nous anime, nous et toute la nature », il savait à quels desseins elle est ordonnée. Et cet « homo spiritualis » qu’il nous montre au terme de l’évolution créatrice, il savait aussi quel en est déjà, situé au cours des temps, dans une irrécusable histoire, l’archétype, le seul modèle.
Il suffit d’exposer de façon succincte la pensée d’Édouard Le Roy, pour voir qu’elle est tout entière dominée par une nécessaire signification. La foi chrétienne n’a pas été seulement l’aboutissement de ses démarches ; elle est à leur origine : l’alpha et l’omega vraiment. Elle fut pour lui, selon une expression qui lui était chère : « la respiration de l’esprit ».
Une élémentaire discrétion retient ici d’insister sur l’admirable chrétien que fut, dans la pratique quotidienne, Édouard Le Roy. Puisque, sur ce point, il a gardé un silence total, il n’appartient à personne de le rompre, même pour évoquer les témoignages si émouvants qui nous ont révélé à quelles sources il puisait la force de certitude qui l’animait. Laissons sous le seul regard de Dieu celui qui voulut y vivre et y mourir, et ne retenons pour preuves de sa foi, que l’œuvre même où elle s’est affirmée.
Ses convictions religieuses, Édouard Le Roy n’entendit jamais les dissimuler, pas plus dans ses livres que dans ses cours au Collège de France, que dans ses communications à la Société française de philosophie. Il avait horreur de ce qu’il appelait joliment « la comptabilité de conscience en partie double » ; il se méfiait de ces penseurs catholiques dont on a pu dire qu’ayant « édifié le sanctuaire de leur foi au-dessus de leur cabinet de travail, nul ne sut jamais quel escalier dérobé les conduisait de l’un à l’autre ».
Mais si la foi était vraiment l’axe polaire de sa pensée, il lui semblait tout aussi indispensable que l’effort intellectuel travaillât à rendre cette foi plus lucide, plus assurée. Fides quaerens intellectum : Édouard Le Roy avait fait sienne la célèbre formule de saint Anselme. « Vivre, c’est croire en Dieu », disait-il, mais il ajoutait : « être chrétien ne saurait dispenser d’être homme, c’est-à-dire de penser sa vie et de vivre sa pensée ». Selon la même démarche qui, savant, l’avait amené à pousser loin la critique de la science, croyant, il voulut approfondir la critique de sa foi.
Il faut ajouter qu’il fut poussé dans ce sens par un des plus beaux traits de son caractère : le souci des autres, le sentiment aigu de la responsabilité du fidèle en face des infidélités. Chrétien, il souffrait jusqu’à l’angoisse de voir se creuser un fossé entre le monde moderne et sa foi, entre des hommes de bonne volonté et le message qui est « la voie, la vérité, la vie ». Une intention apologétique est à la base de certaines thèses d’Édouard Le Roy parmi celles qui paraissent les plus audacieuses. Et il faut avouer que le besoin d’une nouvelle apologétique se faisait singulièrement sentir à une époque où un certain concordisme prétendait faire coïncider les jours de la Genèse avec les périodes géologiques, et où de candides interprètes de la Bible expliquaient « scientifiquement », « le fait de Jonas vivant et priant dans le sein de la baleine » en comparant sa position « à celle de l’enfant dans le sein de sa mère ou à celle des crapauds restés enfouis au sein de pierres très dures et qu’on a vu sortir vivants après des centaines ou des milliers d’années ». Aujourd’hui que de telles billevesées sont radicalement abandonnées, que, sous l’influence de Celui qui, à tous égards admirable, est parmi nous le Vicaire du Christ, tant de savants chrétiens ont accompli un si fécond effort pour faire cesser le divorce entre croire et savoir, le besoin d’une telle apologétique nous paraît moins immédiat. Mais l’on ne saurait sans injustice méconnaître le rôle de ceux qui, difficilement, douloureusement, en se déchirant parfois les mains aux ronces, tentèrent de frayer des routes nouvelles, et qui prouvèrent par l’exemple qu’un savant peut croire et qu’un chrétien peut être savant.
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Sur sept livres qu’a publiés Édouard Le Roy, trois sont consacrés aux problèmes religieux. Le premier, Dogme et critique, paru en 1907, reproduit, en le faisant suivre de commentaires, le retentissant article : Qu’est-ce qu’un dogme ? paru dans un périodique. En 1930, le Problème de Dieu, reprenant un mémoire écrit vingt-trois ans plus tôt, le complète, et dans une certaine mesure, le retouche par une suite de conférences, d’un tout autre ton, où est rapporté un émouvant itinéraire. Le dernier, édité en 1944, est à la fois une mise au point des positions antérieures et une introduction à des travaux projetés. Le fait religieux tint donc une place capitale dans les préoccupations d’Édouard Le Roy.
Faut-il dire qu’il y trouva l’occasion d’appliquer les principes de sa critique ? Ce ne serait pas exact : il faut aller plus profond. C’est en considérant le fait religieux qu’il dégagea quelques-unes des lignes de force de sa pensée. Dans l’expérience scientifique, il avait montré l’importance de l’activité créatrice ; il la saisit également dans l’expérience religieuse. Ce pouvoir d’invention qui caractérise l’esprit humain, comment ne serait-il pas à l’œuvre dans cette forme d’activité supérieure où l’homme cherche à appréhender le divin ? Sur ce terrain, il fit une autre rencontre décisive, aussi décisive que celle de Bergson en philosophie, d’Henri Poincaré en science, du Père Teilhard de Chardin en matière d’évolution ; celle du Père Laberthonnière, directeur des Annales de philosophie chrétienne, qui soutenait volontiers cette thèse peu orthodoxe que « le Christianisme tirait sa valeur beaucoup moins de la doctrine évangélique que de l’action du Christ dans les âmes ».
En se posant la question : « Qu’est-ce qu’un dogme ? » Édouard Le Roy obéit explicitement à un double souci : de « penser sa foi » et d’exercer un apostolat efficace. Il constate. — ou croit constater, — que les philosophes et les savants éprouvent de la répulsion envers les dogmes, parce que la formulation en est imprécise et le contenu invérifiable. Philosophe chrétien, il leur répond que la véritable signification catholique des dogmes n’est pas celle qu’ils pensent. Laquelle donc ? Un dogme est « une vérité religieuse irréformable parce que révélée », mais, entre cette vérité et nous s’interpose une expression, qui n’est qu’humaine, des concepts, des abstractions. Pour retrouver la vérité vivante du dogme, replacez-le dans l’intention même de Dieu, qui est d’en faire pour l’homme une formule de vie. Vivez le dogme pour le croire, et laissez son contenu intellectuel à l’état de problème ! C’est en recréant le dogme dans votre vie, en « l’inventant » que vous le prouverez.
Et voici des exemples. Un dogme dit : « Dieu est une personne ». Mais Dieu est incompréhensible à l’intelligence humaine et nous ne savons pas comment il peut être une personne ; voilà le mystère. Mais si nous disons : « Je dois me comporter dans mes relations avec Dieu comme avec une personne humaine », le dogme devient une réalité infiniment proche de nous, une expérience vitale. De même, un autre dogme nous enseigne que Jésus est ressuscité, mais le fait même de la Résurrection est insaisissable pour notre raison. Le dogme signifie donc pour Édouard Le Roy : « Soyez, par rapport au Christ ressuscité, comme vous auriez été avant sa mort, comme vous seriez vis-à-vis d’un contemporain. »
C’est dans la même perspective qu’Édouard Le Roy aborde le « problème de Dieu ». Critiquant les preuves classiques de l’existence de Dieu, il leur en oppose d’autres, plus intérieures. Dieu est une réalité concrète, et une réalité concrète ne se démontre pas ; elle se perçoit, elle se découvre. Un raisonnement abstrait ne peut pas permettre de saisir Dieu. Partons donc de cette foi implicite en Dieu qui gît en toute action, en toute pensée, en toute vie ; de palier en palier remontons à la source d’où tout procède. « Vivre, c’est croire en Dieu, et connaître Dieu, c’est prendre conscience de ce qu’implique l’acte de vivre. » Et puisque la puissance d’invention caractérise la vie, qu’elle est en nous l’exigence de Dieu, elle est Dieu lui-même en acte. Penser, c’est penser Dieu ; créer, c’est créer Dieu : vivre, c’est vivre Dieu.
On ne saurait nier la grandeur d’une doctrine qui oblige à sentir l’exigence de Dieu partout et toujours présente dans la vie et dans la pensée, qui ne conçoit la vie que comme l’expérience plénière d’une foi implicite en Dieu, et qui enveloppe toute l’activité de l’intelligence du rayonnement de l’Esprit créateur. Mais qu’une telle doctrine comporte des périls et appelle des réserves, il est impossible aussi de ne pas le dire
Contre ces interprétations, les théologiens se dressèrent. Ils reprochèrent, non sans raison, à Édouard Le Roy de vider les dogmes de leur contenu intrinsèque de vérité, de les réduire à de simples principes de vie morale. Ils lui dirent que son recours à l’invention comme moyen de saisir les réalités spirituelles aboutissait à nier la Révélation et que son intuitionnisme s’opposait à toute démonstration objective de l’Existence de Dieu. Ils soutinrent contre lui, que, sous leur revêtement d’images, les formules dogmatiques permettent, autant que l’action et la vie morale, de saisir Dieu dans ses signes. Discussions d’école ? Non, pas seulement, car ces discussions furent l’occasion d’un drame, le drame de la vie d’Édouard Le Roy.
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Il faut s’en souvenir. Le moment où parut Qu’est-ce qu’un dogme ? était exactement celui où l’Église catholique était secouée par une très grave crise, la crise du Modernisme. Il n’entre évidemment pas dans mes intentions de m’appesantir sur ce que la revue de la Compagnie de Jésus appelait naguère si bien « des phases aujourd’hui dépassées ». On imagine à peine la violence des controverses qui alors dressèrent les uns contre les autres des hommes également de bonne volonté. Le modernisme procédait de l’intention louable de faire cesser le divorce entre la religion et le monde moderne, entre la science et la foi, intention qui d’ailleurs était partagée par maints hommes qui ne furent jamais modernistes, tel Paul Bourget. Mais l’erreur du modernisme fut de rechercher avec excès, un accord qu’en aucune manière l’Église ne pouvait accepter d’acheter par une modification des vérités immuables dont elle a la garde, ni même par ce que les modernistes appelaient une « adaptation » de ses principes. À cette erreur de base s’en ajoutèrent d’autres, de comportement parfois, de vocabulaire plus souvent encore. En 1907, par l’encyclique Pascendi, le pape s. Pie X condamna le modernisme.
On a beaucoup discuté de savoir si Édouard Le Roy avait été moderniste, dans le fond de sa pensée, ou s’il ne s’agissait précisément pour lui que d’erreur de vocabulaire. On a beaucoup dit aussi qu’il fut victime de la fidélité qu’il garda aux amitiés qu’il avait dans le camp moderniste. Quoi qu’il en soit, le Magistère de l’Église jugea qu’il y avait, dans ses thèses, un danger pour la foi de ceux qui liraient ses livres, et les condamna, en les inscrivant au Catalogue de l’Index. Condamnation dont il faut bien préciser le sens, qui « n’entache pas d’erreur tous les détails d’une pensée complexe, ni les conclusions d’ordre purement scientifique, mais incite plutôt à continuer les recherches dans un sens meilleur ».
Pour le croyant profond qu’était Édouard Le Roy, cette condamnation fut infiniment douloureuse. Sur le drame intérieur que provoqua en lui la censure romaine, il ne s’est jamais ouvert publiquement, et sur ce point encore, en dépit de témoignages émouvants, il convient de respecter la pudeur d’une âme. Mais ce qu’il est permis de dire, parce que cela relève de l’histoire, et de l’histoire aussi de sa pensée, c’est ce que fut son attitude dans cette épreuve. Sa soumission aux décrets qui le frappaient fut totale, sans réserve, sans réticence. Le coup lui fournit même l’occasion de préciser sa pensée dans le sens d’une fidélité absolue aux principes catholiques. Dans une brève et admirable lettre au Cardinal archevêque de Paris, pour répondre à certains commentaires de presse, il déclara croire « au sens même de l’Église, à la possibilité d’une démonstration objective de l’existence de Dieu, à la distinction entre le Créateur et la créature, à la création de l’homme en général, et spécialement de l’âme par Dieu, à la valeur objective de la connaissance humaine ». Ce par quoi il répondait à la fois aux critiques adressées à son œuvre de philosophie religieuse et à celles qui avaient été formulées contre ses théories évolutionnistes.
Une telle attitude a de la grandeur. Édouard Le Roy se soumit, non seulement parce qu’il avait horreur de toute polémique, plus encore de toute rébellion, mais parce qu’il se voulait le fils de cette Église dont il avait lui-même montré qu’il était légitime qu’elle imposât à ses fils son autorité « effective et durable ». Il se soumit parce qu’il savait bien que la contestation de telle ou telle problématique ne pouvait pour lui entraîner le moindre doute sur l’authenticité et la qualité intrinsèque du témoignage de l’Église. Au contraire de quelques modernistes qui, placés devant des décisions semblables, crurent pouvoir y échapper par la révolte, il donna, au sens plénier du mot, la preuve qu’il était un fidèle. Et je ne pense pas déroger à la discrétion en disant que, dans les derniers temps de sa vie, il avait eu la joie d’apprendre, par une lettre d’un des collaborateurs immédiats du Souverain Pontife, que le Père Commun avait mesuré à son prix cette attitude exemplaire.
Mais ce n’est pas seulement par son exemple qu’Édouard Le Roy apporte à la vie chrétienne de notre temps des éléments positifs. S’il a mis souvent de l’excès à souligner certains traits de l’expérience religieuse, si son langage, comme il en a convenu lui-même, a parfois manqué de pertinence, on n’en doit pas conclure qu’il s’est trompé sur tous les points. Au contraire. Il a contribué à mettre en lumière des aspects de la foi qu’on laisse trop souvent dans l’ombre. Il est vrai que les dogmes ne sont pas seulement des spéculations, que le croyant doit connaître comme des théorèmes, mais qu’ils constituent aussi des règles de vie, qui doivent commander le comportement moral et religieux. Il est vrai que, tout en utilisant les ressources de la raison, la connaissance de Dieu ne se satisfait pas d’une idée abstraite, mais aspire à une expérience plus intime et plus vivante. Il est vrai que, pour reprendre son vocabulaire, nous inventons Dieu, nous découvrons sa réalité, à mesure que nous nous inventons nous-mêmes, c’est-à-dire que nous sommes fidèles non seulement aux exigences du progrès moral, mais à celles d’une recherche et d’une enquête religieuse. Voilà par où la pensée d’Édouard Le Roy nous touche, et pourquoi, insérée dans le contexte de la Révélation, débarrassée des ambiguïtés que lui-même a cherché à corriger, elle nous parait féconde. À qui en douterait, je conseillerais de lire les pages sublimes où il a montré que « toute recherche de Dieu hors de la prière est athée dans son principe » et que prier, c’est vivre Dieu.
Le dernier livre que publia Édouard Le Roy en 1944, sous le titre modeste Introduction à l’étude du Problème religieux, est, dans une large mesure, une mise au point de ses positions, une rectification de ce qui, dans les œuvres de sa jeunesse, le vieillard considérait comme inadéquat ou inexactement formulé. Ce mince ouvrage, dans son esprit, n’avait pour but que « d’amorcer une enquête » ; il annonçait une œuvre future, bien plus développée, où toute sa pensée religieuse se trouverait exposée. Mais tel qu’il est, cependant, ce petit ouvrage introductif, à qui le lit avec attention, fournit déjà bien des réponses.
Les tout dernières lignes de ce livre ont une singulière valeur de signe : ne sont-elles pas en effet les dernières de toute l’œuvre éditée par Édouard Le Roy de son vivant ? Or, concluant une note sur les idées de surnaturel et de révélation, elles proposent, comme la réponse à l’apparente opposition entre les conclusions de la philosophie et les convictions de la foi, un mystère dont elles disent qu’il « échappe totalement à la compétence du philosophe », le mystère de l’Incarnation. Ainsi, déjà, bien longtemps avant, achevant la série des émouvantes leçons qui constituent la seconde partie du Problème de Dieu, Édouard Le Roy nous avait-il proposé comme ultime modèle, comme vivante réponse à nos interrogations angoissées, « l’homme de douleur qui n’a voulu qu’aller à Dieu et y conduire les autres », — le Dieu incarné qui, en assumant toute la condition humaine, permet à tout homme qui croit en lui de vivre en Dieu, de vivre Dieu.
Cet acte de foi suprême, voilà ce qui, en définitive, met le sceau à l’œuvre d’Édouard Le Roy ; voilà ce qui, malgré les points où un catholique doit se séparer d’elle, la rend cependant chère et amicale. Et comment ceux qui partagent sa foi n’auraient-ils pas l’espoir, mieux, la conviction profonde, que lorsque le 9 novembre 1954, il ferma ses yeux si purs à la lumière de la terre, Celui qui « sonde les reins et les cœurs », et sait reconnaître les volontés droites, était là pour accueillir au Monde de l’Esprit celui qui, toute sa vie, en avait été le témoin ?