Discours de réception d’Ernest Lavisse

Le 16 mars 1893

Ernest LAVISSE

M. Ernest Lavisse, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. l'amiral Jurien de la Gravière, y est venu prendre séance le jeudi 16 mars 1893, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Personne n’est entré dans votre Compagnie plus reconnaissant que je ne le suis, ni plus ému. À mon émotion se mêle le chagrin de ne pouvoir remercier tous ceux qui siégeaient dans la séance où vous m’avez honoré de vos suffrages. Un des confrères dont vous déplorez la perte devait vous présider aujourd’hui. M. Renan malade et déjà touché par la mort, s’était fait porter ici le 2 juin de l’an dernier. Quand je le vis, après l’élection, il me dit d’une voix entrecoupée par son souffle pénible : « Les linteaux du Temple se sont élevés pour vous recevoir ; » et il ajouta qu’il espérait présider l’Académie, quand j’y prendrais séance, mais qu’il n’osait me le promettre : « Je vais partir pour la Bretagne ; si la Bretagne ne me guérit pas... » Je l’interrompis : « Elle vous guérira. » Je croyais en effet qu’elle lui devait de le guérir, sa Bretagne dont le charme rare, goûté par quelques initiés seulement, fut répandu par lui dans nos âmes.

L’Académie m’excusera d’avoir rappelé ce souvenir dont je suis fier, et d’exprimer, au lendemain d’un nouveau, d’un si grand malheur, ma gratitude particulière envers ceux qui ne sont plus.

Messieurs, en m’appelant à succéder à M. l’amiral Jurien de la Gravière, vous avez voulu qu’un professeur d’histoire étudiât l’œuvre d’un écrivain qui fut surtout un historien, et la vie d’un homme qui préleva dans l’histoire de notre temps sa part d’honnête homme. Je dirai tout de suite que l’étude de l’œuvre et de la vie m’a été bienfaisante. À les voir unies l’une à l’autre étroitement, et conduites par les mêmes idées très simples et très nobles, j’éprouvais, avec les émotions de la sympathie et du respect, comme le sentiment d’un grand calme. L’amiral Jurien de la Gravière fit en ce monde ce qu’il y devait faire ; il est entré dans l’autre tranquillement. Voilà, en une ligne, sa biographie et son éloge.

C’est un grand éloge, Messieurs, car, s’il fut un temps à lasser l’esprit de suite, je crois bien que c’est le nôtre ; et si jamais homme fut contrarié obstinément par son temps, ce fut l’amiral. Il était conservateur en un siècle qui semble vouloir ne rien conserver. Classique, au point que les hardiesses littéraires de sa jeunesse n’allèrent pas au delà d’admirer Béranger et Casimir Delavigne, il vit le romantisme outrager ses Dieux, puis le naturalisme les ignorer. Monarchiste, servant du culte des grands hommes et des génies providentiels, prêt à s’accommoder d’une aristocratie, pour y trouver précisément l’esprit de suite, — un jour, sur les rives d’un fleuve chinois monotone, devant la platitude d’alluvions immenses où « la butte Montmartre, dit-il, paraîtrait un Himalaya », il s’écrie : « Voilà la démocratie ! » Et il vit la démocratie prendre possession de la France, après que trois monarchies de sortes différentes se furent écroulées, comme pour lui démontrer sans réplique qu’aucune des formes du gouvernement de son choix ne sied à notre temps. Si, du moins, l’esprit de révolution l’avait laissé tranquille à son bord ! La mer isole le marin sous le ciel perpétuel, et le bruit de nos agitations arrive à peine jusqu’à lui. Mais Jurien de la Gravière ne dut pas seulement changer cinq fois son pavillon ; son bateau lui-même fut changé ; à la marine à voile succéda la marine à vapeur ; tout de suite après commença le combat de la cuirasse et du canon, qui semble ne devoir jamais finir. Il ne restait à l’amiral aucun refuge contre la persécution.

Cependant, l’amiral suivit sa route à travers ce siècle adverse ; il fit même son chemin. Les honneurs du métier lui vinrent avant l’heure accoutumée. D’autres s’y ajoutèrent, qu’il estimait très grands avec raison. Il siégeait depuis longtemps sur les bancs de l’illustre Académie des Sciences, quand vous lui fîtes la plus belle joie de sa vie, en l’appelant dans la compagnie qui porte, par privilège, le nom de la France. Et personne ne s’étonna que l’amiral fût comblé d’honneurs ; personne ne crut qu’il aidât sa fortune autrement que par ses mérites. Tel il était, tel il se montrait à visage découvert, ou plutôt à visage naturellement ouvert. Il a beaucoup écrit et il parla beaucoup ; sa langue et sa plume étaient sincères toutes deux. Il sut plaire, sans jamais le flatter, à son temps qui ne lui plaisait pas. Comment fit-il ? Il lui fallut des qualités sérieuses, mais aussi, car je crois bien que le sérieux n’aurait pas suffi, des qualités charmantes.

D’abord, il avait une façon très jolie d’être conservateur, point entêtée, point maussade, et de s’accommoder des nouveautés en gardant sa fidélité aux choses disparaissantes.

Il aimait la vieille marine par tradition de famille ; son père était contre-amiral et préfet maritime, au moment où lui-même faisait, en 1829, sa première campagne d’aspirant. Il l’aimait aussi, parce qu’il la trouvait belle. Voyez ce portrait du brick-aviso la Comète, qu’il commandait en 1839. Il en décrit l’élégance naturelle, la guibre élancée portant un buste doré de jeune femme avec une étoile au front, la poulaine à jour, décorée de herpes et de jambettes fines, la mâture hardiment rejetée en arrière et ouverte en éventail ; et il ajoute, avec un air de fausse modestie : Tous ces charmes « eurent, j’ose le dire, quelques succès en leur temps ». Ne croirait-on pas la confidence, faite au penchant de l’âge, d’une bonne fortune au temps du roi Louis-Philippe ? La première fois qu’il eut affaire à un bateau de la marine nouvelle, il lui rit au nez. Il naviguait de Toulon vers Cadix sur l’Iéna, vaisseau à voiles auquel on avait adjoint pour le remorquer un bateau à vapeur, le Phare. L’Iéna daigna plusieurs fois accepter les services du remorqueur, mais, à peine la brise s’élevait-elle, il rejetait le câble inutile, et les officiers, parmi lesquels le lieutenant Jurien, s’amusaient de voir et d’entendre le pauvre gros Phare, sous la fumée qui salissait ses voiles, s’essoufflant, roulant et tanguant. Jamais, disait le lieutenant Jurien, on ne fera rien de bon de cette marine-là.

Mon Dieu ! cela s’appelle, il faut bien que je l’avoue, n’être point bon prophète, mais, avant de reprocher aux marins d’alors leur répugnance pour la machine, dites-moi si vous aimez l’automobile charrue à vapeur, et la faucheuse ou bien le semoir, qu’un charretier traîne, indifférent à sa besogne, comme nos balayeurs leur appareil à déplacer la poussière de nos rues, et la batteuse, cette grosse armoire qui secoue le blé dans un tiroir avec un bruit stupide, ou si vous préférez, dans le silence des champs, la charrue attelée du couple de bœufs, et l’escouade alignée des faucheurs, balançant la faux, sur laquelle versent les épis, et le semeur qui lance la graine au sillon, de son « geste auguste », et les batteurs en grange, qui brandissent le fléau et frappent la gerbe, ahanant et geignant, comme pour exprimer la douleur du travail de l’homme. Sur terre et sur mer, combien de beautés tuées par la machine ! Une poésie s’en va, qui naissait du contact de l’homme avec la nature, de notre corps à corps avec le sol, le flot et le vent, et de la vieille croyance que la sueur du front de l’homme doit, d’ordre de Dieu, tomber sur le travail de ses mains. Pardonnez donc au lieutenant Jurien d’avoir méprisé « l’usine flottante, » du bord de son navire frissonnant et filant sous ses ailes.

Pour regretter le passé, l’amiral n’avait pas seulement des raisons d’esthétique. Dans la marine d’autrefois, la personne du marin comptait pour beaucoup et le navire lui-même était une personne. De deux navires construits par le même ingénieur sur les mêmes gabarits, à l’épreuve, quand il fallait serrer le vent, l’un se révélait fin voilier, l’autre maladroit et bête comme une bouée. Mais le fin voilier, comment s’obtenait-il ? Personne ne l’aurait su dire : il y avait dans son fait de la grâce de Dieu. Et, de deux marins, élevés l’un comme l’autre et nourris aux mêmes études, l’un se trouvait un médiocre et l’autre un excellent manœuvrier. On naissait manœuvrier comme on naît poète ; ici encore il fallait la grâce de Dieu. Marin et navire s’entendaient parce qu’ils se ressemblaient. Un navire bien ne se prêtait docilement aux goûts de son capitaine. Le grand marin Lalande, qui fut le maître et l’ami de Jurien de la Gravière, vous prenait une frégate, l’habillait, la façonnait, la troussait, afin qu’elle « répondît à sa pensée ». Une fois que les deux personnes avaient fait connaissance, elles se liaient d’intimité. Dans le combat contre la tempête ou contre l’ennemi, la barre, l’écoute et la voile obéissaient au geste du chef et à sa voix enflée par le porte-voix. L’âme du marin et celle du navire se confondaient. De cette façon de vivre et de combattre, il est bien permis de regretter la poésie héroïque, qui s’en est allée.

Cependant, quatre années seulement ont passé depuis que Jurien de la Gravière ramena au port de Toulon la Bayonnaise, qui l’avait porté dans les mers de la Chine, et qu’il aima presque autant que la Comète. Nous sommes dans la mer Noire, au temps de la guerre de Crimée. L’amiral Bruat, vieux « toilier» demeuré fidèle à la voile, répugne à mettre son pavillon sur le Montebello, récemment pourvu d’une hélice. Il préfère un ancien vaisseau de ligne, quitte à le doubler d’une frégate à roues. À la fin, il se décide pour le Montebello, sur les instances très vives de qui ? De son aide de camp, le capitaine Jurien. Le capitaine Jurien n’aimera jamais la machine, mais il avait cessé de rire d’elle, lui voyant la mine très sérieuse. L’expérience de la guerre de Crimée parlait clair, d’ailleurs. Nous n’avions pas le temps d’attendre le bon vent pour refouler les courants des Dardanelles et du Bosphore ; et l’héroïsme de Sébastopol aurait-il succombé, si la vapeur n’avait fait ce miracle que Marseille fût tout près de nous, pendant que Moscou était si loin de l’armée russe ? Déjà Jurien de la Gravière prédisait des progrès nouveaux. Il avait vu, dans la mer Noire, les batteries flottantes annoncer les navires cuirassés. Hélas ! nos vaisseaux vont s’enlaidir encore, et, par contraste, s’embellira la souvenance de la guibre élancée de la Comète et de ses jambettes si fines. Et quelle période étrange, celle de la lutte entre le rempart et le canon ! Jurien de la Gravière en plaisantait : « On marche et on trébuche à chaque pas sur un progrès nouveau ; des forêts descendent des arsenaux, des armées d’ouvriers sont debout auprès des chantiers, attendant le modèle qui n’est pas encore sorti du cerveau de l’ingénieur. Et cependant les budgets se lassent les haches s’émoussent... » Mais il suivait en connaisseur les péripéties du duel de la cuirasse et du projectile ; il lui avait fallu recommencer ses études ; il les avait recommencées. Il avait fait sa soumission à la machine.

Il lui demandait seulement, mais avec de grandes instances, une toute petite chose, qui était de ne pas prétendre supprimer, dans la marine, le marin. Il a répété plus de cent fois que la principale éducatrice des gens de mer, sera la mer toujours. Il se plaignait que l’on exigeât du futur officier trop de science de trop bonne heure, et il disait à son petit-fils, en étudiant avec lui le programme des examens de l’École navale : « Je ne me chargerais pas de passer ces examens-là. »

Ah ! les programmes d’examens, Messieurs ! Je crois bien savoir comment cela se rédige. Un certain nombre de personnages, vieillis comme moi dans l’étude de quelque spécialité, se réunissent autour d’une table. Chacun apporte sa partie de programme ; il trouve longue celle du voisin et que celui-ci en exagère l’importance ; on discute, quelquefois même on se querelle un peu, mais tout s’arrange à la fin, comme il convient entre hommes bien élevés et pressés. Les listes sont mises bout à bout, et la commission publie le programme d’une encyclopédie. Alors des candidats par centaines ou par milliers peinent sur la besogne énorme. Il faut bien, dit-on, hausser la difficulté en proportion du nombre des candidats qui monte sans cesse. Mauvaise excuse ! Faiseurs de programmes et jugés d’examens, nous oublions qu’après les études, il y a encore la vie, pour apprendre. Certainement nous oublions la vie. Et ceux qui voient chaque année des visages pâlir, des jeunesses sans liberté, sans fantaisie et sans joie, des printemps épuisés à produire les fruits de l’automne, ont peur que nous n’énervions l’énergie vitale, chose utile pour vivre.

Prenez garde, disait donc l’amiral aux jeunes marins ! La technique de la marine est changée ; son « histoire dramatique » ne changera pas. Comme il avait raison de résister aux inspirations mauvaises que le progrès du machinisme militaire souffle insensiblement dans les âmes ! Il ne faut pas que l’orgueil de tant de découvertes nous mène par une contradiction étrange à la basse opinion que la force morale comptera peu dans l’avenir. Il ne faut pas tant croire à nos esprits que nous doutions de l’utilité de nos cœurs. Mais, pourvu qu’on lui accordât que le sang-froid, le dévouement et l’endurance ne s’acquièrent pas à fréquenter des livres et des laboratoires, l’amiral honorait la science, il en sentait la grandeur, et cette poésie, que notre temps a connue le premier, la poésie de la puissance et de la victoire de l’homme. Il l’exprimait d’une note fière : « Nous luttions contre les vagues ; à présent, nous les courberons sous notre proue ! — Allons, ajoutait-il, l’avenir est plein de promesses, le passé plein d’enseignements. ». Il réconciliait ainsi les deux marines. C’était un homme de bonne volonté, de bonne humeur aussi, et qui aimait que les choses, finissent bien. Aussi finissaient-elles bien pour lui. L’amant de la jolie Comète eut l’honneur de conduire à la Vera-Cruz le premier navire cuirassé qui ait traversé l’Atlantique.

L’amiral était un officier charmant. Vous vous souvenez de la grâce de son accueil, de la courtoisie de son visage et de son geste. Nelson disait qu’un officier de marine, qui n’est pas gentleman, ne sera jamais un bon officier. L’amiral était un gentleman, et personne ne mérita plus que lui d’être appelé un galant homme. Il était à son bord comme dans le monde, commandant ainsi qu’il parlait ; on lui aurait obéi ne fût-ce que par politesse, pour lui faire plaisir.

La diversité des aptitudes de son esprit ajoutait à son autorité. Il était un admirable président d’une discussion technique : il laissait se produire toutes les idées et s’intéressait à toutes, avide qu’il était de raisons et de lumières. Chargé d’une mission scientifique comme en Sardaigne, ou d’un voyage d’exploration comme dans les mers de Chine et d’Océanie, il cherchait le pourquoi des choses dans la science et dans l’histoire, dût-il remonter au déluge. Un pays vu par lui était bien vu.

Il savait causer, et j’admirais en l’écoutant combien de choses ont à nous dire les marins sur les hommes et sur la nature, à nous, pauvres terriens, gens d’horizons étroits et d’atmosphères respirées, qui connaissons l’univers par des images et par des livres, ces reflets pâles de la vie, et nous démenons, si affairés et si importants, dans le tumulte de nos petites affaires et le cirque de nos monticules, entre Batignolles et Montrouge.

Enfin, l’amiral écrivait, et un grand public le lisait. Il discutait les questions du métier de la mer. Il plaidait devant la France, oublieuse souvent, ingrate peut-être, la cause de notre marine. À la France, dont l’accoutumance tient les regards tournés vers le continent et qui n’a retenu de son histoire maritime que des noms de défaites éclatantes, il rappelait que nous perdîmes trois batailles seulement sur vingt-trois livrées en mer depuis Richelieu jusqu’à Louis XVI. Il est vrai qu’ensuite, nous fûmes vaincus ; mais, vaincre l’Angleterre, tout entière attachée à l’empire des mers, pendant que toutes nos forces saisissaient la vieille Europe pour la briser, la jeter dans notre fournaise et la reforger sur notre enclume, cela était impossible évidemment. Un peuple ne pouvait suffire à l’une et à l’autre épopée, si grand fût-il, pas plus qu’un poète, se nommât-il Homère, ne put chanter l’Iliade et l’Odyssée. Mais nos marins de la République et de l’Empire n’avaient pas été vaincus sans gloire. Jurien de la Gravière se fit l’historien de leurs malheurs héroïques. En vérité, tous les honneurs de la carrière étaient dus à ce serviteur de la marine, qui si bien l’honorait.

Messieurs, voilà les qualités sérieuses et charmantes dont je parlais ; la vie devait offrir à Jurien de la Gravière des occasions tragiques de montrer des vertus. Sa carrière fut brillante, mais non pas heureuse jusqu’au bout. Le moment des grands honneurs lui apporta les grandes épreuves. Lorsqu’il rentra de Crimée, ramenant l’escadre qui avait perdu son chef, l’amiral Bruat, il reçut à Toulon son brevet de contre-amiral. Quatre ans après, pendant la guerre d’Italie, il commandait une escadre qui bloquait Venise, et il espéra un moment la gloire de délivrer une captive si belle ; bientôt, il était promu vice-amiral, mais presque aussitôt après chargé de diriger l’expédition du Mexique.

De cette aventure, où un rêve égara notre politique et nos armes, l’amiral n’aimait pas à parler, parce que seul il en sortit intact et grandi. Je n’ai pas le droit de vous dire cette page de son histoire : vivant, il ne voulait pas d’éloges qui étaient une condamnation pour d’autres. Aussi bien le souvenir de la guerre du Mexique est présent à vos mémoires ; il y persiste par delà de plus douloureux souvenirs. Vous savez que l’amiral, après s’être acquitté au mieux de ses fonctions politiques et de ses devoirs de chef d’armée, fut désavoué pour avoir signé une convention avec le gouvernement de Juarez, dont la perte était résolue et la succession réservée à l’archiduc Maximilien. L’injuste disgrâce fut notifiée au public en termes cruels : l’amiral était accusé d’avoir méconnu « la dignité de la France ». Autorisé à rentrer en France, il s’embarqua. Arrivé à Paris, il n’eut pas de peine à se justifier. Délibéra-t-il s’il devait refuser la réparation que l’empereur lui offrit en le nommant son aide de camp ? Je ne sais. Tous ceux qui connurent l’empereur Napoléon III disent que sa bonté inspirait des dévouements qui ne délibéraient pas. L’amiral accepta, mais la fièvre jaune ravageait notre escadre du Mexique ; il réclama sa place au péril de mort et il l’alla prendre. Puis il s’imposa sur les événements du Mexique un silence perpétuel. Je me trompe ; dans son livre, la Marine d’aujourd’hui, il raconte qu’en 1859, pendant qu’il bloquait dans Venise l’escadre autrichienne commandée par l’archiduc Maximilien, un aviso osa sortir du port en plein jour et s’approcher à portée de canon de nos bâtiments : « Nous le poursuivîmes jusqu’à l’extrême limite des hauts-fonds, dit-il, et peu s’en fallut que nous ne lui fissions payer cher son audace. Si un seul de nos boulets l’eût atteint, il est probable que je n’aurais jamais fait le voyage de la Vera-Cruz, et que la tragédie de Queretaro eût été épargnée à l’histoire ! » De la part d’un homme comme l’amiral, quel ressentiment d’une douleur aiguë, dans cette pensée qu’alors il aurait pu couler le bateau qui portait le futur César et sa fortune et la nôtre ! Cette confidence est la seule que nous ait laissée sur ces désastres le galant homme qui s’y montra un homme admirable.

Déjà l’approche de malheurs plus grands était pressentie. L’amiral, aide de camp de l’empereur, vivait dans l’intimité de la famille impériale ; il s’y plaisait, comme il y plaisait. Les soirs où il était de service, l’Impératrice prolongeait tard dans la nuit la conversation, et je sais qu’il charmait la vive curiosité du jeune prince qu’il a tant aimé — que j’ai beaucoup aimé, moi aussi. À la vérité, l’amiral s’est toujours défendu d’être un politique : « C’est un privilège des officiers de marine, disait-il, que de vivre en dehors des affaires. » Son père et lui avaient changé de gouvernement plusieurs fois sans le savoir. Le père, embarqué en 1791 sur la corvette royale l’Espérance, rentra en France en 1794 ; il eut l’air d’un homme qui arrivait, non d’un tour du monde, mais d’un autre monde. Redevenu officier du roi après avoir servi le Directoire, le Consulat et l’Empire, il appareilla de la rade d’Aix en novembre 1814, pour aller reprendre possession de l’île Bourbon ; au retour, en vue de Brest, point de pilote à sa rencontre, pas de réponse au salut de son pavillon ; il attendait et il regardait. Enfin un canot sortit de la solitude mystérieuse de la baie ; l’officier qui le montait dit aux arrivants la fuite et la rentrée du roi, le retour de l’île d’Elbe et le départ pour Sainte-Hélène : un tel drame, en quelques paroles ! Seize ans après, le fils rentrait de sa première campagne sur l’Aurore, corvette du roi Charles X ; il apprend en rade de l’île d’Aix l’avènement du roi Louis-Philippe. Dix-huit ans après, il naviguait depuis un an dans les mers de Chine, — il lut dans un journal anglais en rade de Macao, la nouvelle de la révolution de Février. Comment les marins se fieraient-ils à la politique plus perfide que les flots et ne voueraient-ils pas leur fidélité à la France, qui vit et travaille, tranquille et solide, sous la surface agitée par l’inévitable longue lutte entre l’esprit du passé et les droits du présent et de l’avenir.

Cependant l’amiral était monarchiste, et la monarchie impériale avait sa préférence. Il avait douze ans à la mort de l’empereur ; sa jeunesse fut illuminée par l’aurore de la grande légende. D’ailleurs, ce conservateur était aussi — il le disait — un fils de 1789. Avec des Français par millions, il crut qu’il était possible de réconcilier l’ancienne France et la nouvelle, et de fêter cette réconciliation par la gloire. Ce fut pour lui une joie orgueilleuse de voir l’empire restauré prendre sa revanche de l’Angleterre, lorsque Bosquet sauva l’armée anglaise du massacre d’Inkermann, et de la Russie par la prise de Sébastopol, et de l’Autriche par les victoires d’Italie. Mais les jours terribles arrivèrent : ce fidèle de la dynastie ne put lui rendre d’autre service que de haranguer la foule à la grille des Tuileries, pendant que l’impératrice se retirait par les galeries du Louvre ; ce soldat n’eut pas même la consolation de combattre ; il dut borner son dévouement à contenir, avec toutes nos forces de la Méditerranée, une poignée de factieux niçois, qui s’imaginèrent que la France allait mourir.

La brillante carrière s’achevait dans des deuils, à décourager de la vie ou, tout au moins, du travail et de l’espérance, mais l’amiral ne savait pas se décourager ; il ne pouvait pas se reposer. La naturelle activité de son esprit, le sentiment inassouvi du devoir, l’amour des lettres aussi et la joie d’écrire lui rendirent une jeunesse et des ardeurs de débutant.

Vers l’année 1827, il avait hésité entre les lettres et la mer, et même il fallut, pour le décider à la mer, l’autorité paternelle, qui fut prévoyante et sage. J’ai dit que Jurien de la Gravière était né classique. À l’institution Massin, généreuse maison, — aujourd’hui fermée — que j’ai vue, un demi-siècle après lui, fidèle aux bonnes lettres et fervente au travail, ses maîtres lui enseignèrent les beautés de la rhétorique et de la poétique d’autrefois. Il fut un écolier docile : toujours il eut plaisir à employer l’olivier de Minerve et l’épi de Cérès, les caprices du Méandre et l’horreur du Styx, l’impétuosité d’Achille et la sagesse de Nestor, les colères de Neptune, la pâleur de Phébé. Et toujours, à l’ordinaire simplicité de son langage, il mêla quelque apparat de classique cérémonial. Or, en l’an 1827, un orage se levait sur ces tranquilles habitudes de nos pères ; il allait venter tourmente sur les lettres : la mer était plus sûre.

Mais lorsqu’une dizaine d’années après, Lalande, à qui le jeune officier confiait son ambition d’écrire, le dissuadait de ce « projet de l’autre monde », en disant qu’il était trop tard « pour faire l’article », qu’il faut que « cela vienne de jeunesse, comme le calfatage, et que, passé vingt-cinq ans, on n’est plus qu’une vieille bête », Lalande avait tort. Si Jurien de la Gravière l’avait écouté, nous perdions l’œuvre considérable d’un écrivain qui parle de choses vues, senties et souffertes, ou bien, portant dans le passé ses connaissances et ses émotions, fait revivre pour nous les drames humains de la mer.

Messieurs, mon œil inquiet reproche à la clepsydre, pour parler moi aussi comme au temps jadis, de couler si vite, du moins à mon gré. Songez que l’amiral navigua par toute l’histoire, qu’il s’embarqua sur le premier tronc d’arbre creusé, qu’il montait, avant la Comète, la galère d’Alcibiade et celle de don Juan d’Autriche, qu’il assiégea Tyr avec Alexandre, Rhodes avec Soliman, la Rochelle avec Richelieu, Sébastopol avec Pélissier, qu’il longeait avec Néarque la côte du golfe Persique, qu’il combattit tous les combats, vainqueur à Salamine avec les héros de la Grèce antique, à Lépante sous le pavillon bénit par le pape, vaincu à Rhodes avec la Croix, à Trafalgar avec la France. Quelle tentation de s’arrêter devant tous ces grands sujets ! Mais il faudrait qu’il me restât autant de minutes que l’amiral vécut de siècles.

Je dirai du moins que ses livres, achevant de le faire connaître, achèvent de le faire aimer.

J’aime d’abord sa curiosité toujours fraîche. « Quand on cesse de s’émerveiller, disait-il, il faut cesser de courir le monde. » Il était très curieux de la nature. Ce n’était pas dans sa manière de décrire beaucoup, mais il exprime très bien la vivacité de son plaisir devant « les aspects que n’ont point flétris de trop nombreux regards ». À Amboine, il hume les senteurs d’un pays parfumé ; — « l’écorce même des arbres est odorante et la brise qui passe appesantit d’une poussière embaumée son aile paresseuse » ; — il note les couleurs que les oiseaux agitent dans l’air bleu, que traînent les reptiles, que les madrépores étalent sur le sable, et que les poissons noient dans la transparence de l’eau. À Java, à l’ombre d’arbres entre lesquels s’ouvrent les échappées d’horizons lointains et dont les rameaux abritent des singes espiègles et de vieux magots à mine philosophique, il se représente la joie du Seigneur contemplant son œuvre au matin de la création et trouvant qu’elle est bonne. Mais si parfois il semble s’oublier et s’endormir au « murmure éternel de la végétation tropicale », il se secoue et se réveille. Cet état, délicieux sans doute, de n’être plus qu’un je ne sais quoi sensible, de laisser venir à soi la couleur, l’harmonie et le parfum, et la vie universelle abîmer dans son éternité notre âme passagère, l’amiral n’en connut que l’approche. Il tenait à son âme, et sitôt que la nature menaçait de la lui prendre, il la ressaisissait. Un jour, à cette nature luxuriante et qui dédaigne le travail de l’homme, il jette ce cri de guerre : « Honneur à la charrue, et gloire à l’aiguillon ! »

Il s’intéresse au pittoresque des scènes et des visages et des mines exotiques. Un prince javanais lui donne le régal d’une danse ; il faut que l’amiral ait regardé très curieusement, pour les si bien décrire, les bedayas s’avancer nonchalantes, sous leur corset de velours vert et leur jupe couleur safran, ceintes et casquées d’or, semblables « à des scarabées qui viennent de rouler leur robe d’émeraude dans le pollen » ; mais, levant la tête, il vit le teint hâve et l’œil terne du prince, son hôte : « Voilà, dit-il, la hideuse idole du temple de la Luxure, » et le charme fut rompu. Et partout ainsi, dans les lointaines contrées séductrices, il demeura fidèle à notre Europe. Un jour, à Tahiti, comme il recevait à son bord la reine Pomaré et sa cour, les princesses insulaires se mirent à parler beauté : « Ce ne sont pas les Chinoises, disaient-elles, ni les Malaises, ni les Polynésiennes qui sont jolies, ce sont les femmes françaises. » Il admira leur bon goût. J’admire à mon tour, — à notre tour nous admirons — le bon goût de l’amiral.

Il avait un grief contre ces pays et ces peuples : « Nulle ombre auguste n’erre sous ces ombrages ; nul débris..., la rêverie n’a pas de prise... le sol reste muet, parce qu’il est sans souvenir... » Il veut donc que les paysages eux-mêmes aient fait quelque chose et qu’ils le disent. Cet observateur, à qui rien n’échappe et qui n’est insensible à rien, ne s’intéresse vraiment qu’à l’activité des hommes. Et toute son œuvre d’écrivain nous dit les principes et les raisons de l’activité comme il la comprenait.

C’est d’abord l’amour du métier, de ses beautés et de ses vertus ; mais, n’aimer son métier que pour lui-même eût été un dilettantisme, et l’amiral n’était pas un dilettante. Pourquoi écrivit-il tant de livres après la guerre de 1870 ? À cause de la guerre. De ses recherches en histoire, de ses observations en voyage et de tous les temps, de tous les lieux, il se rabat brusquement sur l’heure présente. Il était fier que notre marine eût combattu si vaillamment sur terre, mais il déplorait qu’elle eût été presque inutile sur mer. C’était une de ses idées préférées qu’il faut, exercer nos armées de terre et de mer à manœuvrer ensemble pour les préparer à des actions communes. Est-ce que César, dit-il, ne débarqua pas une armée en Grande-Bretagne et Germanicus à l’embouchure de l’Elbe ? Pyrrhus et les Carthaginois savaient embarquer et débarquer des éléphants ; pourquoi est-ce aujourd’hui une affaire d’état que d’embarquer et débarquer des chevaux ? Est-ce qu’il est impossible de remonter les fleuves comme les Normands jadis ? Ne ferait-on pas de bonnes flottilles de transport avec les doubles pirogues des Malais ? Et César, Germanicus, Pyrrhus, les Normands, les Malais se rencontrent et se mêlent, et le lecteur ne sait pas au juste dans quel temps ni dans quel pays il est transporté, mais l’amiral sait bien où il est, lui ; il est en France ; il est à aujourd’hui ; il pense à demain.

Il aimait notre pays délicatement, noblement, pour les motifs et de la manière qu’il le faut aimer, à notre heure de l’histoire, avec ce sentiment d’inquiétude qui fait de notre patriotisme une passion poignante. Il avait toujours présent à l’esprit le péril immédiat et visible, celui que nous légua le passé de la vieille Europe ; car elle est bien vieille, la question du Rhin, aussi vieille que le Rhin sans doute ; voici à tout le moins dix-neuf siècles que le fleuve aux rives ennemies se donne et se reprend, selon que la discipline et la force habitent l’un ou l’autre bord. L’amiral ne crut pas que le Rhin se fût donné pour toujours, il y a vingt ans. Il ne douta jamais du relèvement de la France. Mais tandis que la France et l’Allemagne persévèrent dans leur séculaire querelle, l’histoire élargit son cours sans cesse. La Grèce, d’abord, puis Rome, puis l’Europe prétendirent longtemps la contenir tout entière ; tour à tour elles se vantèrent d’être le monde ; le monde aujourd’hui, c’est toute la terre. Des colosses grandissent en Amérique, et en Asie, qui prennent leur part de la vie générale. Et un jour les habiletés de nos politiques paraîtront jeux d’enfants auprès des conflits énormes où des États de plus de cent millions d’hommes heurteront leurs intérêts et leurs passions. Qu’un siècle encore s’écoule, puis encore un siècle, que serons-nous en comparaison de la force américaine, de la force russe, de la force chinoise, nous « chétifs » comme disait l’amiral. À cette question redoutable, il avait une réponse : « N’abdiquons pas devant la statistique ! » Pour garder à notre pays sa large place dans le monde, il comptait sur nos vertus militaires indestructibles et sur l’esprit même de la France. Il pensait qu’un esprit, qui élabore les grandes idées humaines et qui a la passion de les répandre, dût-il payer cet apostolat de son sang, sera toujours nécessaire aux hommes. Il disait : « Je n’ai pas le remords de nos générosités passées, » et il défendait contre ce remords, que tous nous avons senti, la raison d’être et la fonction vraie de la France.

Il avait sur les vagues amants de l’humanité l’avantage de la connaître tout entière : « Nous autres marins, disait-il, nous sommes citoyens de l’univers. » Il y aimait surtout les faibles, toute cette humanité mineure que possèdent les forts et qu’ils exploitent. Lui qui, presque jamais, ne prononce de paroles amères, il flétrit les méfaits commis sur ces barbaries nonchalantes par notre civilisation, lorsqu’elle s’abattit sur elles comme la peste sur une idylle. Dépopulation, corruption des survivants, disparition certaine de peuples à une échéance qui peut être calculée : n’est-ce pas en effet, disait-il, l’œuvre de l’Europe ? Au fond l’amiral plaignait ces pauvres gens de nous avoir connus. Il observait avec une attention pénétrante les divers modes de gouvernement dans les colonies et les effets produits par les religions des maîtres dans la vie des sujets : si un gouvernement et une religion laissent à ceux-ci un peu de bonheur, il leur en exprime sa reconnaissance. Aux îles Mariannes, ou bien aux Philippines, la guitare résonne sous les toits de bambou ; les Tagals écoutent dans leurs églises les chants des voix et des orgues, et ils admirent l’éclat des dorures et l’ondoiement des plumes autour de la Madone enveloppée de dentelles et de lumières. L’amiral sait bien que ces vieux enfants ne s’élèveront jamais aux sublimités de la foi, mais il est reconnaissant au catholicisme de leur donner, avec quelque sentiment vague du divin, la musique et l’éclat des cierges. Et comme l’Espagne, leur maîtresse, la fière, indolente et sobre Espagne néglige et dédaigne d’exploiter ses sujets à outrance, il parle du pays des Tagals comme d’un paradis terrestre.

Il voulait que l’Européen respectât au moins chez ses sujets le droit à la vie : « Laissons-les vivre d’abord, dit-il; qu’ils passent, s’il le faut, sur la terre pour y croître, s’y multiplier, s’y étendre, comme ces plantes des tropiques dont la tige grandit inutile et ne s’élève que pour être balancée par le vent ou sourire aux ardents rayons du soleil. » Jamais il ne se targua de sa qualité d’Européen ; il semblait même qu’elle le gênât et qu’il voulût la faire oublier. Un jour, à Java, avant de monter en chaise, il raisonne pour se convaincre qu’un homme a le droit de se faire porter par un autre homme ; et le raisonnement, le voici « Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature... Le Javanais attaché à la chaise de l’Européen, ce n’est que l’aveugle qui porte le paralytique ; j’avoue que, sous ce soleil ardent, sous ce climat dont la langueur m’accablait, loin de voir dans l’assistance qui m’était offerte une offense à la fraternité humaine, j’en croyais contempler au contraire le plus touchant emblème. » Messieurs, je ne sais pas si jamais Hollandais ou Anglais ou Allemand fut pris de scrupules pareils devant une chaise à porteurs. Je ne crois pas qu’on puisse fonder des empires sur ce respect de la dignité des faibles, mais je suis touché de cette bonté, qui est la bonté de la France.

Enfin, c’est encore sur l’esprit de la France que l’amiral comptait pour convertir à la paix l’humanité supérieure. Il aimait à rêver de cette paix, à la façon des braves gens. Oui, il se représentait comme une possibilité, comme une probabilité de l’avenir, des États-Unis d’Europe, et le vieux marin, qui tant aimait sa marine, offrait un sacrifice à ce rêve. Un jour viendra peut-être, disait-il, où l’on ne saura plus ce qu’était un navire de guerre, qu’en un seul endroit, à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. La paix entre les forts, la pitié envers les faibles, voilà donc la politique de l’amiral.

Hélas ! cette vue optimiste des choses était obscurcie par des réalités trop visibles et trop fortes pour qu’il n’en fût pas troublé, mais alors il se réfugiait dans sa foi en la Providence. À la Providence il croyait en toute simplicité. Elle apparaît à chaque page de ses livres, même à des endroits inattendus, pour expliquer, par exemple, la passion de l’opium, sans laquelle la Chine refuserait toute relation avec le reste de l’humanité. Et la Providence n’était pas pour lui la fonction d’un Dieu de philosophes : il était chrétien ; il était catholique. Dans la préface de son dernier livre, où il s’excuse presque d’avoir trouvé des talents de capitaine à Julien l’Apostat, il écrit : « Catholique soumis, j’en suis resté aux enseignements de mon catéchisme. » Il ne voulait rien connaître des controverses embarrassantes et si des clartés douloureuses — le mot est de lui — s’offraient à son regard, il fermait les yeux. Et c’est ainsi qu’il demeura tranquille dans la vie, calme devant la mort.

Messieurs, c’est là une sagesse très simple, je le sais bien, et il serait trop facile d’opposer à chaque article de ce Credo les négations ou les affirmations contraires de la philosophie de notre temps et ses sourires, ou même les doutes d’hommes, respectueux de l’idéal ancien, mais qui ouvrent les yeux à toutes les clartés nouvelles et ne veulent pas sentir de douleur à regarder la lumière. Mais une vie comme celle de l’amiral n’a rien à redouter du jugement d’aucune philosophie ni de personne. Ne faudra-t-il pas toujours travailler, servir son pays et l’humanité, toujours aspirer vers Dieu ? L’amiral travaillait avec allégresse ; il aima son office et l’honora par la haute idée qu’il en avait; le « métier de la mer », qu’il étudiait dans tous les pays et tous les âges lui apparut comme une fonction humaine très noble. Il servit son pays de toutes ses forces ; il crut en lui aux heures redoutables, et la raison de sa foi était belle : c’était la générosité de la France envers l’humanité. Homme de son métier, il ne connut pas les petitesses de l’esprit professionnel ; ferme patriote, il répugnait à l’étroitesse de l’égoïsme national. Il donnait ainsi à ses vertus de larges horizons, en même temps qu’il les embellissait du charme de sa bonne volonté, de sa bonne grâce, de sa bonté.