Discours de réception de Victor de Broglie

Le 3 avril 1856

Victor de BROGLIE

M. le duc de Broglie, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le comte de Sainte-Aulaire, y est venu prendre séance le jeudi 3 avril 1856, et a prononcé le discours suivant :

    

Messieurs,

Celui qui vient siéger dans cette enceinte et recueillir, en un jour, le fruit des veilles, des travaux de toute une vie, honoré de votre choix, sait ce qu’il vous doit de reconnaissance ; son premier soin, d’ordinaire, son vœu le plus cher et le plus pressant, c’est d’en rendre grâce à votre indulgence, bien plus qu’à votre justice. Quel qu’il soit, il a raison. Fût-il le premier de son temps, dût la postérité le compter au rang de nos maîtres dans l’art d’écrire, et graver son nom près de leurs grands noms sur le marbre de ces voûtes, il a raison. En l’associant à leur gloire, en l’admettant à partager l’héritage qu’ils vous ont transmis, quel qu’il soit, vous l’élevez au-dessus de lui-même ; en l’adoptant, vous lui conférez, dans les lettres, la plénitude du droit de cité.

Pour moi, Messieurs, que vous dirai-je, et quels termes suffiraient à rendre ce que j’éprouve ? Ou plutôt, comment suis-je ici ? Qu’ai-je fait ? Où sont mes titres ? Engagé de bonne heure et sans retour dans l’activité de la vie publique, tout entier aux devoirs qu’elle impose, aux préoccupations qu’elle entraîne, je n’ai rien écrit dont on se souvienne. En me présentant devant vous, je n’ai pas même le droit d’être modeste. Pourquoi m’avez-vous accueilli ? D’où me vient cette fortune, au déclin de l’âge et dans l’obscurité de la retraite ?

À ces questions, je ne sais qu’une réponse.

Il fut un temps où la France se félicitait, pourquoi ne dirai-je pas se glorifiait d’avoir conquis, à grand prix, tout un ordre d’institutions dont la parole était, en quelque sorte, l’âme et la vie. Il fut un temps où le pays s’associait aux travaux, s’animait aux débats des assemblées délibérantes, où tout autre intérêt s’effaçait devant celui-là, où le public intervenait volontiers, trop même, nous dit-on, dans les affaires publiques.

En ce temps-là, la littérature et la politique marchaient de pair ; il existait entre elles une étroite alliance.

Appelés sur le terrain des affaires par le vœu de l’opinion, par le choix du prince ou du peuple, les hommes de lettres devenaient des hommes d’État, et, j’ai hâte de le dire, des hommes d’État dignes de ce nom.

Historiens ou philosophes, moralistes ou publicistes, critiques de l’ordre le plus élevé et du goût le plus délicat, ils portaient à la tribune et cette éloquence vive, naturelle, l’éloquence qui naît de la lutte, du choc des partis, du jeu des intérêts et des passions, et cet art de bien dire, de discipliner ses idées, de les disposer dans un ordre lumineux, cet heureux choix des tours et des termes qui ne s’acquièrent que dans le commerce assidu des grands écrivains. Ils imprimaient aux actes publics, aux papiers d’État, aux documents officiels, ce caractère de gravité et d’autorité, de sobre bon sens, de simplicité sévère, qui commande aux esprits en les éclairant, et s’élève au ton de l’histoire.

Leur exemple portait ses fruits.

Les rivaux qu’ils rencontraient dans ce champ clos ouvert au talent, au savoir, au patriotisme, en ressentaient, à certain degré, l’influence. On voyait, sur tous les bancs des assemblées, dans les rangs de tous les partis, se former, à l’envi et comme à vue d’œil, des orateurs, de vrais orateurs, des théoriciens hardis, ingénieux, des esprits prompts à la repartie, féconds et redoutés dans la polémique. L’instinct leur tenait lieu d’études suivies. L’inspiration du moment leur révélait les procédés de l’art, les secrets du langage ; et dès lors, il arrivait que, par un juste retour, l’ambition littéraire, si j’ose m’exprimer ainsi, s’éveillait avec le succès ; il arrivait que cette ambition, souvent légitime, trouvait grâce devant vous ; que l’Académie, choisissant entre les noms entourés de la faveur publique, se plaisait à récompenser les plus dignes, et parfois même, sagesse ou faiblesse, ne craignait pas d’encourager les humbles efforts.

Je suis, Messieurs, le dernier produit de ce libre échange entre les lettres et la politique ; le dernier en ordre de date comme en ordre de mérite, le dernier vestige de ce qui n’est plus. L’Académie, qui n’oublie rien, en recueillant les moindres débris du passé, s’élève au-dessus de l’instabilité des temps et de la versatilité des esprits. Mon titre à ses yeux, le voilà ; qu’il me suffise et la justifie.

Je me trompe, néanmoins, et j’ai tort de me tromper.

Une autre considération, sans doute, aura plaidé ma cause auprès de vous, et celle-là me va droit au cœur. J’ai été pendant quarante ans l’ami de l’homme excellent dont je viens devant vous, avec vous, déplorer la perte, son ami politique, et, Dieu merci, bien plus encore, son ami intime et fidèle ; nous avons traversé ensemble les bons et les mauvais jours de la vie publique, les bons et les mauvais jours de la vie privée, sans qu’aucun dissentiment ait altéré notre confiance mutuelle. Huit ans se sont à peine écoulés depuis le moment où, pressé de venir goûter près de vous le repos qui sied à la vieillesse, il n’a désiré, pour prix de ses services, en quittant un poste élevé, que d’en déposer sur moi le fardeau. Qu’il me soit permis de le croire ; cette fois encore, c’est à son amitié que je dois l’honneur de le remplacer. Vous aurez pensé qu’entre les concurrents qui s’offraient à vos suffrages, nul, peut-être, ne pouvait mieux que moi vous parler de lui.

Je m’efforcerai de répondre à cet appel.

C’est de lui, de lui seul que j’entretiendrai l’Académie. Il me conviendrait moins qu’à tout autre de traiter devant elle des questions d’art ou de goût, de prétendre enseigner ici ce que je m’estimerais heureux d’y apprendre. Je m’en tiendrai au sujet qui m’est naturellement indiqué. J’en écarterai même, à mon grand regret, tout ce qui ne paraîtrait pas répondre entièrement à la dignité de ce lieu et à la solennité de ce jour. Mon prédécesseur a servi l’État ; sa vie publique appartient à son pays ; j’ai droit et j’aurai plaisir à la retracer. Sa vie privée appartient à sa famille ; quelque intérêt qui s’attache, pour elle et pour moi, aux souvenirs d’une longue intimité, je n’y puiserai qu’avec réserve ; les affections sincères craignent le grand jour, et l’Académie ne doit rien entendre qui ne soit digne de l’occuper.

M. de Sainte-Aulaire est né en 1778.

Nous l’avons perdu en 1854.

Durant ce laps de temps, qui comprend les trois quarts d’un siècle, il a vu tomber notre ancienne monarchie ; il a vu passer la première monarchie constitutionnelle, la première république, le premier empire ; puis la seconde et la troisième monarchie constitutionnelle ; puis la seconde république ; puis, enfin, il a vu poindre et bientôt naître un second empire.

Huit gouvernements, neuf révolutions, si l’on tient compte des événements de 1815.

Heureux qui, dans cette longue série de vicissitudes, tour à tour victime, acteur et témoin, atteint le terme de sa course sans regretter ce qu’il a souffert, sans désavouer ce qu’il a fait, sans désespérer de l’avenir !

Né de nobles parents, issu de deux familles justement considérées dans le Périgord et dans la Bretagne, M. de Sainte-Aulaire avait onze ans quand éclata notre première révolution. Il commençait ses études au collège Mazarin, c’est-à-dire ici même, dans ce palais, devenu depuis l’École centrale des Quatre-Nations, avant d’être l’Institut, et où moi-même j’ai reçu, quelques années plus tard, les premières leçons de mes premiers maîtres.

Il avait seize ans lorsque, en 1794, il fut admis à l’École polytechnique, presque au moment où se formait cette école, devenue bientôt l’honneur de la France et de la science, et qui devait garder, sous tant de régimes différents, l’empreinte de sa généreuse origine, l’instinct de sa haute vocation, le souvenir des grands maîtres qu’elle a reçus et qu’elle a donnés.

Il y trouva un refuge contre le malheur des temps.

Son père était émigré. Son aïeul n’avait échappé que par un miracle à la commune destinée des gens de bien sous la Terreur. Son patrimoine était confisqué ou séquestré. Sa digne mère, modèle également admirable de piété filiale et de tendresse maternelle, en disputait pour lui quelques débris au pillage, avec ce mélange d’activité intrépide et de prudence consommée qu’elle avait déployées peu de mois auparavant, en disputant à l’échafaud la tête de son propre père.

Il avait dix-huit ans lorsque, en 1796, réduit à faire vivre sa mère et à vivre lui-même du produit de son travail, il obtint, au concours, la place d’ingénieur géographe.

Ces places étaient les seules qui fussent alors réservées, dans l’ordre civil, aux élèves de l’École.

Elles étaient au nombre de six.

Les juges du concours étaient Laplace, Monge, et Lagrange.

Ainsi s’écoulèrent laborieusement les premières années de sa jeunesse. C’est à ces conditions qu’existaient, dans leur patrie, les enfants de ceux que la persécution forçait à s’expatrier.

L’événement qui garde encore, dans la langue de nos troubles civils, le nom de 18 brumaire, perpétuant ainsi le souvenir du calendrier républicain, devait naturellement inspirer à M. de Sainte-Aulaire, à peine majeur, mais déjà bien exercé, bien meurtri par l’adversité, les mêmes sentiments qu’à la France entière.

Quelque jugement qu’on porte, en effet, sur la nature et le caractère politique de cet événement, il fut heureux pour la France. On peut tout exagérer, mais non pas le grand service qu’il lui a rendu.

On peut tout exagérer, mais non pas l’état où cet événement a trouvé la France, après huit ans de bouleversements.

La France était aux abois.

Épuisée de son meilleur sang par l’échafaud et par la guerre, décimée par les coups d’État, par la déportation sur un rivage empesté, ses ennemis entamaient sa frontière et se disputaient déjà ses dépouilles. Plus de sécurité sur son territoire, pour rien ni pour personne ; l’emprunt forcé, la loi des otages ; plus de culte ; les temples fermés ou profanés ; des nuées d’oiseaux de proie s’engraissaient, sous des noms divers, du peu qui lui restait de substance. Ses lois s’acharnaient à détruire le peu qui lui restait de mœurs et d’esprit de famille. Ces grandes, ces saintes idées de raison, de liberté, de progrès, de justice civile et sociale, dont elle avait fait des idoles, étaient devenues, comme le sont toutes les idoles, cruelles, impures, stupides. Le sage regrettait presque les erreurs du passé, et l’homme de bien, ses abus. Tout périssait.

Ce fut le mérite du consulat de rendre à la France, en moins d’un an, la victoire et la paix : la victoire pour plusieurs années, la paix pour un temps bien court ; d’implanter très-avant dans notre sol labouré mais non fécondé par la révolution, les racines d’un pouvoir vigoureux, vivace, dont les esprits fermes et pénétrants prévirent, sans doute, et prédirent, dès l’abord, la tendance, les entraînements, mais qui, pour le temps, et pour un temps, n’avait peut-être rien d’excessif. Ce fut surtout son mérite de remettre en crédit, dans le gouvernement, le bon sens et la prévoyance ; dans l’administration, le bon ordre, l’économie ; dans la législation, le respect du droit et des saines traditions ; de fermer la plaie des confiscations politiques ; puis bientôt, relevant les autels, replaçant la France sous la protection du Dieu des chrétiens, de dégager dans les décombres de l’ancien régime les éléments d’une société nouvelle, d’une société simple et sensée, fondée sur les principes éternels de la raison, sur les rapports naturels des individus et des familles.

Un gouvernement dont l’unique mission semblait être de rétablir la paix au dehors et l’ordre au dedans ; de rendre, en tout, le haut du pavé aux hommes, aux choses honnêtes, avait droit au concours des honnêtes gens et le recherchait. La fidélité personnelle, la fidélité fondée sur des motifs de reconnaissance ou d’affection, devait s’y refuser. L’idée que je n’ai garde de discuter, que je respecte sans la partager, l’idée qu’il existe en politique des dogmes, comme en religion, y pouvait faire obstacle ; mais au lendemain de tant de malheurs, à la veille, si le nouveau gouvernement succombait, de malheurs plus grands encore, de tels scrupules ne se rencontraient que de loin en loin ; c’étaient de rares exceptions.

M. de Sainte-Aulaire était libre de tout engagement. En politique, son esprit n’avait rien d’absolu. Préférant, néanmoins, dès sa jeunesse, comme dans son âge avancé, la vie privée à toute chose, il se tenait paisiblement à l’écart, quand tout à coup, à sa très-grande surprise, une faveur, si c’était une faveur, lui fut signifiée d’en haut.

L’empire, au bout de quatre ans, avait remplacé le consulat. À l’empire, il fallait une cour ; à la cour, des écuyers, des chambellans, tout le cortége d’un établissement monarchique. On les cherchait, sinon exclusivement, du moins de préférence, dans l’ancienne noblesse. On ne tolérait pas de refus.

Indiqué par sa naissance, M. de Sainte-Aulaire ne l’était assurément ni par ses habitudes, ni par la position modeste et retirée qu’il avait prise. Sans nourrir, contre les fonctions qui lui étaient assignées d’autorité, aucun préjugé puéril, il n’y avait aucun goût. Il hésita, et, tout compte fait, ne s’y résigna que dans l’espérance d’échanger, au plus tôt, ces fonctions contre d’autres plus actives et plus sérieuses.

Peut-être, s’il eût été déjà ce qu’il fut depuis, et, je suis le premier à le reconnaître, ce qu’aucun de nous n’était alors ; peut-être, dis-je, aurait-il décliné même celles-là.

Tout, en effet, était déjà bien changé.

À l’état de paix, qui n’avait guère duré plus d’une année, avait succédé un état de guerre à peu près permanent, un état de guerre à peine interrompu par quelques trêves courtes et menaçantes ; aux protestations de désintéressement, l’ambition des conquêtes, qui rend l’état de guerre perpétuel ; à l’exercice tutélaire et mesuré d’une autorité sans limites, ce qu’entraîne nécessairement, dès qu’elle a cessé d’être nécessaire, une telle autorité.

Il y avait là de quoi réfléchir.

Mais comment résister dans la jeunesse, comment résister dans un temps de gloire et d’espérance, à l’entraînement de tout un peuple Comment ne pas admirer, trop admirer, sans doute, le plus grand capitaine des temps modernes, et peut-être de tous les temps, formant lui-même ses armées, dressant, de ses mains, ses soldats, dictant la nuit ses plans de campagne ; le matin, partant comme la foudre pour les exécuter, supportant les privations, les frimas, la fatigue, comme le plus aguerri de ses vétérans ?

Qui de nous, d’ailleurs, pouvait regretter, à cette époque, autrement qu’en théorie, la liberté dont nous n’avions connu que les excès, des garanties qui, jusque-là, n’avaient profité qu’au plus fort ?

L’empereur, héritier de ce droit du plus fort, que toutes les factions avaient successivement exercé, n’en abusait pas autant qu’elles. Il était absolu ; il imposait la soumission et le silence, mais ce n’était ni pour son repos ni sans utilité pour le pays ; il disait : L’État, c’est moi, et cela était vrai sous plus d’un rapport. Infatigable, inépuisable, ayant l’œil et l’oreille à tout, parcourant sans cesse, à pas de géant, ses vastes États, réprimant sévèrement tout excès du pouvoir qu’il n’eût pas autorisé lui-même ou prescrit ; inexorable envers les traitants, les aventuriers, ce qu’il nommait les faiseurs d’affaires, consumant ses jours et ses nuits à supputer des chiffres, à dépouiller des budgets, à retrouver un centime égaré ou oublié, épargnant chaque année la moitié de sa liste civile pour récompenser ses soldats et ses serviteurs, mais prêtant plutôt qu’il ne donnait, exigeant en retour tout ce qui se peut exiger. À le servir, il ne fallait ni compter les efforts, ni mesurer les sacrifices ; le servir, c’était servir plus que lui.

Appelé à l’administration du département de la Meuse, M. de Sainte-Aulaire s’en tint pour satisfait, et ne profita point de sa position pour prendre sa part des prospérités de l’empire. Aux approches de la catastrophe, en présence de l’invasion étrangère, il remplit activement, fidèlement, tous les devoirs que de telles extrémités imposent aux bons citoyens. Ces devoirs étaient rigoureux. Ce qu’il y porta de justice et de ménagements, ce qu’il laissa dans tous les cœurs d’estime, d’affection et de respect, un seul mot le dira. En 1815, au plus fort des entraînements de cette époque, le département de la Meuse, oubliant les impôts de guerre, la conscription, les gardes d’honneur, choisit pour représentant son ancien préfet.

On ne peut complaire à tous les partis.

Celui qui triomphait alors ne pouvait avoir pour agréable la conduite et les sentiments qui valaient à M. de Sainte-Aulaire la confiance de ses commettants. Ce parti avait, d’ailleurs, contre lui, un autre grief.

La première restauration avait précédé 1815.

À la chute de l’empire, la première restauration, ayant trouvé M. de Sainte-Aulaire préfet, préfet estimé, considéré, lui avait très-sagement confié l’administration d’un département important. Quand intervint ce qu’on est convenu d’appeler les cent-jours, il donna sur-le-champ sa démission. C’était son devoir ; il ne faut point lui en faire un mérite. Il s’abstint d’engager ceux de ses administrés qui pensaient comme lui dans une lutte, à ses yeux, dépourvue de toute chance de succès ; c’eût été folie de sa part. En les quittant, il s’efforça, dans une proclamation sincère et sensée, de calmer, chez ces hommes auxquels il demeurait fidèle, l’emportement des passions violentes qui n’ont depuis que trop éclaté. Ce fut un crime que ces passions eurent peine à lui pardonner.

Peu lui importait, au surplus.

Il ne demandait rien ; il n’entendait plus rentrer dans la carrière des emplois. Une autre s’ouvrait devant lui, une carrière nouvelle, non moins honorable, et plus conforme à son caractère.

La restauration avait deux avantages : d’une part, elle renouait la chaîne des temps ; elle ralliait à la société nouvelle ce qui restait de l’ancienne, elle faisait revivre de beaux souvenirs, et relevait dans les cœurs ce culte du passé, qu’on peut nommer en quelque sorte la piété filiale des nations : d’une autre part, elle donnait à la France ce que l’empire ne lui avait ni donné ni même promis, un gouvernement fondé sur le partage, la pondération et le contrôle réciproque des pouvoirs publics.

Réconcilier tous les sentiments généreux, quelle qu’en fût la date ou la nature, tous les intérêts légitimes, quelle qu’en fût l’origine, les placer tous également sous la garantie d’institutions justes et sages, c’était là sa mission.

Ainsi la concevait l’auteur de la charte, ainsi les ministres qu’il honorait de sa confiance, et dont les plus illustres ou siègent encore, ou siégeaient naguère au milieu de vous ; ainsi le jeune ministre qui devint bientôt, pour lui, l’objet d’une prédilection presque paternelle.

Ce ministre était entré dans la famille de M. de Sainte-Aulaire. Durant les cinq années où son influence s’est exercée sous des titres divers, il a trouvé dans son beau-père un ami à toute épreuve, un conseiller désintéressé, un défenseur éloquent de cette politique juste précisément parce qu’elle gardait le milieu entre les extrêmes, de cette politique supérieure aux partis, supérieure aux prétentions du moment, aux passions de tous les temps ; politique qu’en tombant, il a transmise aux plus éclairés de ses successeurs, en quelques rangs que le cours des événements ait conduit le prince à les choisir, et que la restauration, dans un jour néfaste, n’a répudiée qu’à sa ruine.

La restauration a duré seize ans.

Je ne dirai rien des vicissitudes de ces seize années. Ce qu’y fut M. de Sainte-Aulaire, chacun le sait. Chacun sait qu’il unissait, dans les luttes de la tribune, à l’énergie du citoyen, les lumières de l’homme d’État, l’élégance et l’urbanité de l’homme du monde ; à la fierté du gentilhomme, la confraternité du député. En toute question, en toute occasion, la justice et le bon droit pouvaient compter sur lui. Royaliste de cœur, on l’a vu se lever, lui troisième, pour maintenir aux juges de Louis XVI les garanties de la charte. Catholique fervent, on l’a vu dénoncer, avec indignation et persévérance, les cruautés exercées sur les protestants du Gard. Modéré de sentiments et de langage, on l’a vu défendre, dans une circonstance délicate, le droit de tout dire, l’inviolabilité de la parole, l’inviolabilité quand même ! Étranger à toute ambition personnelle, étranger à toute animosité, à toute arrière-pensée, homme de parti, exempt d’esprit de parti, on l’a vu tour à tour s’asseoir sur des bancs opposés, selon que la politique du moment lui paraissait servir ou compromettre la cause qu’il avait embrassée.

Cette cause, je la nommerai de son nom, c’était la cause de la liberté, de la liberté réglée mais réelle, loyale mais sérieuse.

C’est encore à cette cause qu’il a consacré, dans les loisirs que lui faisaient les alternatives de la politique, le livre qui lui a ouvert les portes de l’Académie.

Il n’est personne, personne ici, dans la réunion brillante et polie qui daigne m’entendre ; il n’est, dis-je, personne qui n’ait lu l’Histoire de Fronde, personne qui, l’ayant lue, n’en ait été, tout ensemble, éclairé et charmé.

Les documents abondent sur cette époque ; les Mémoires fourmillent, si l’on peut s’exprimer ainsi ; nous possédons trente, quarante volumes et plus de confessions, qui ne sont pas dictées, il est vrai, par un grand esprit de sincérité ni de pénitence, mais qui, respirant au contraire tout le feu, toute la vivacité des passions du moment, nous ouvrent à chaque instant d’inépuisables sources d’instruction et d’agrément.

Le dirai-je cependant ? Vous ferai-je, à mon tour, ma confession ? et celle-ci sera sincère. Avant d’avoir lu l’Histoire de la Fronde, je ne comprenais pas grand’chose à ce singulier épisode de nos troubles domestiques. En prêtant à la série des faits et des transactions, aux récits des acteurs et des témoins oculaires, l’attention la plus suivie, je m’égarais de l’un à l’autre ; dans ce dédale d’intrigues qui se croisent et se brisent à tout propos, le fil que je croyais un instant saisir se brisait lui-même entre mes doigts ; en comparant, à chaque levée de boucliers, d’une part, la réalité des griefs, l’importance des motifs ; de l’autre, l’incohérence des actions, la misère des événements, je croyais parfois vivre dans un de ces rêves où les incidents se produisent de fantaisie et s’enchaînent à l’aventure, où les effets n’ont point de cause, et les causes point d’effets ; en suivant à travers leurs transformations, coup sur coup, leurs tristes palinodies, leurs changements à vue de parti, de principes et de langage, tous les grands personnages fourvoyés dans ces tracasseries, j’arrivais à ne savoir plus qu’en penser ; il me semblait que ces divinités destinées à peupler bientôt l’Olympe du grand roi, à faire cortège au char du soleil, préludaient un peu trop à l’apothéose par la succession des métamorphoses, et que le grand Condé lui-même ne gagnait rien à confondre ainsi, dans sa personne, le héros de la Fable et celui de l’histoire.

J’ai lu le livre de M. de Sainte-Aulaire, et dès lors, pour la première fois, j’ai compris la Fronde ; dès lors, pour la première fois, j’ai pu relire les Mémoires du temps avec un plaisir exempt de mélange.

Non-seulement, en effet, l’exposé des événements est, dans ce livre, d’une lucidité parfaite, et, pour ainsi dire, transparente non-seulement la narration vive, simple, naturelle, dégagée de digressions, marche droit au but, d’un pas égal et rapide ; non-seulement l’élocution est élégante sans recherche, ingénieuse sans subtilité, correcte sans effort, mais les faits y sont distribués et les acteurs groupés avec un art qui met tout en lumière, sans altérer en rien la vérité.

Il y a là trois époques distinctes, trois périodes successives. La première, où prédomine l’intérêt général, où les hommes infectés de l’amour du bien public (ainsi s’exprime madame de Motteville) ont la haute main ; où les ambitions de cour et les cupidités privées sont contraintes d’emprunter, vaille que vaille, le masque du patriotisme, et d’en affecter le langage.

La seconde, où c’est le contraire ; où l’ordre rétabli dans les rues, le désordre éclate dans les hauts lieux ; où la cour étant divisée contre elle-même, c’est du partage des gouvernements, des charges, des emplois qu’il s’agit entre les princes et les grands, d’une part ; de l’autre, la régente et son ministre ; où l’intérêt public et ses défenseurs sont traînés à la remorque, trop heureux lorsqu’on leur permet d’élever la voix de temps à autre, et de faire acte de présence

La troisième enfin, où tout concours, toute alliance ayant pris fin entre ces intérêts divergents, les magistrats ayant, de guerre lasse, regagné leurs sièges, les bourgeois leurs boutiques, le pauvre peuple son pauvre gîte, ce qui reste sur le champ de bataille n’y reste que pour tirer, à temps, son épingle du jeu, et pour se vendre un peu plus cher soit au vainqueur, soit à l’ennemi.

C’est à la clarté de ces distinctions que tout, dans l’histoire de la Fronde, se dessine et s’illumine.

Il faut voir, au début, l’auteur s’attacher à bien établir les griefs trop vrais, trop réels de la nation ; le désespoir des paysans, la ruine des rentiers, les exactions du fisc, tous les maux d’une guerre qui, datant déjà de vingt ans et plus, ne semblait se prolonger que dans l’intérêt d’un ministre, étranger de naissance, et indifférent aux souffrances du pays.

Il faut le voir rechercher avec soin et définir avec exactitude ce qu’offraient de protection, de garanties les institutions d’alors, aux personnes, aux propriétés, à la bourse de chacun, au trésor public, cette bourse de tous qu’en ce temps-là on nommait l’épargne, apparemment par dérision.

Il faut le suivre et pénétrer avec lui dans l’enceinte de ces parlements, seuls corps intermédiaires entre le prince et le peuple, dans ces chambres assemblées, où, le cours des événements, le poids des circonstances, les devoirs même de leurs charges ayant introduit la politique à flots pressés et tumultueux, on voyait, pour la première fois, les principes de la monarchie française, les maximes de notre droit public invoqués, avec sagesse et résolution dans la grand’chambre, par les grandes barbes, par les vieux magistrats, avec emportement dans les enquêtes, par les jeunes conseillers, les nouveaux venus ; où tout semblait marcher, au souffle de l’opinion publique, sous le feu de la discussion, vers un ordre de choses à la fois antique et nouveau, antique de droit, nouveau de fait, et qui, s’il eût duré plus d’un jour, aurait changé la face de notre pays, et le courant de sa destinée.

C’est cet âge d’or de la Fronde que M. de Sainte-Aulaire s’est appliqué à retracer vivement, parce qu’il y voyait ce qu’en politique il avait le plus à cœur, le progrès dans l’ordre, la réforme sans révolution. Il n’était point, en effet, de ces historiens qui, les yeux exclusivement fixés sur 1789, regardent peut-être avec un peu trop d’indifférence ou de dédain, les efforts que la France a faits jusque-là pour se donner un gouvernement libre et régulier. Il n’était pas de ceux qui traitent légèrement l’humble droit de remontrance, cet unique fondement à l’intervention des parlements dans les affaires publiques, sachant bien qu’en Angleterre l’initiative et l’autorité des communes ont pris naissance dans l’humble droit de pétition. Il n’était point enfin de ceux qui, trouvant en 1648 le parlement de Paris un peu trop empêtré dans les formes juridiques, un peu trop novice dans le maniement des affaires, un peu trop dépourvu d’esprit politique, s’en étonnent et s’en irritent. Il savait qu’à toutes choses il faut le temps ; que l’esprit politique ne se forme qu’en s’exerçant ; que ni l’expérience ne s’acquiert, ni les habitudes ne se perdent, du premier coup. Heureux qui réussit en ce monde ! heureux non-seulement parce qu’il réussit, mais parce que ses fautes s’oublient ou lui tournent à mérite ! Malheur, au contraire, à qui échoue ! il devient l’âne de la fable ; c’est à qui criera haro sur ses moindres torts.

Mais si M. de Sainte-Aulaire s’est arrêté de prédilection sur ce tableau des premiers temps de la Fronde ; s’il n’a rien négligé pour faire partager sur ce point ses sentiments à ses lecteurs, il n’a pas dépeint sous des traits moins vifs l’époque suivante, cette époque des ambitions effrénées et des prétentions sans limites que déchaîne la guerre civile ; cette époque de rivalités acharnées, d’intrigues galantes ou futiles, qui, forcées pour réussir de prendre leur point d’appui dans les partis politiques, d’en suivre les évolutions, d’en arborer tour à tour et d’en déposer le drapeau, forcées de se produire au grand jour et de manœuvrer sur la place publique, d’habiter en quelque sorte la maison de verre du sage romain, offraient tout ensemble le spectacle le plus triste et le plus risible qu’on eût jamais vu ; découvrant sans pudeur ce qui se cachait d’ordinaire dans les détours des palais et l’ombre des ruelles, entraînant dans leur tourbillon la cour et la ville, la province et l’étranger ; compromettant bon gré mal gré les plus grands noms, les plus hautes renommées, les dignités les plus saintes ; couvrant d’un ridicule égal le bâton du maréchal, la pourpre du cardinal, la mitre de l’archevêque et l’hermine du magistrat.

Enfin, ou l’auteur excelle surtout, c’est à bien expliquer, à nettement caractériser le dénoûment de cette tragi-comédie, à faire ressortir avec évidence tout ce qu’a de supériorité nécessaire et facile la position d’un homme en possession du pouvoir, poursuivant un intérêt unique, son propre et personnel intérêt, lorsqu’il n’a plus devant lui qu’une nation fatiguée, avide de repos, dégoûtée d’illusions, des gens de bien désarmés et découragés, des adversaires divisés, jaloux les uns des autres, aigris par des ressentiments, par des animosités réciproques, et lorsqu’il est lui-même bien résolu à ne reculer devant rien pour en triompher.

À coup sûr, bien qu’il ne manquât point de courage, Mazarin n’avait ni la grande âme ni l’intrépidité de Mathieu Molé ; bien qu’il eût servi dans sa jeunesse, il n’avait ni l’héroïsme impétueux de Condé ni l’héroïsme réfléchi de Turenne ; bien qu’il connût à fond le cœur humain et sût fort bien traiter avec les hommes, il n’avait au fort de l’orage, lorsqu’il fallait payer d’audace et d’éloquence, ni le coup d’œil, ni l’instinct rapide, ni la décision prompte et ferme du cardinal de Retz ; bien qu’il fût homme d’expédients et fidèle à sa royale maîtresse, d’autres étaient fidèles autant que lui, quel que fût leur chef ou leur parti, et comme lui féconds en ressources. Mais par cela seul qu’il n’avait qu’un but, garder le pouvoir, et qu’un conseiller, lui-même ; par cela seul qu’indiffèrent aux moyens, étranger aux scrupules, rien ne lui coûtait pour y réussir : ni le temps, il savait attendre ni l’argent, il puisait au trésor public ; ni les protestations ni les promesses, par cela seul qu’il savait plier, patienter, louvoyer jusqu’au bon moment ; étranger, sans autre appui que le grand nom de son prédécesseur, sans avoir rien fait, du moins jusque-là, qui pût jeter un grand éclat sur le sien, il a définitivement eu raison de tous les hommes illustres de son temps. Laissant crier les misérables et chansonner les mauvais plaisants, il a fermé la bouche aux parlements, détruit leur meilleur ouvrage, rallié Turenne et Molé, envoyé le cardinal de Retz à Vincennes, relégué Condé dans les Pays-Bas ; et, resté maître du terrain, il a porté dans l’exercice du pouvoir les qualités qu’il avait déployées pour l’acquérir et le conserver. Il en a joui quelques années sans obstacles et sans partage ; il a régné sur le roi, sur la régente et sur le royaume, signé le traité des Pyrénées, son véritable titre de gloire, et laissé sa propre fortune, il faut bien le dire, en meilleur état que les finances du pays.

Malgré le succès de l’Histoire de la Fronde, M. de Sainte-Aulaire était trop modeste pour se faire homme de lettres à cinquante ans, et se livrer exclusivement aux travaux historiques ; son temps appartenait à la vie active, et les événements lui préparaient de nouveaux devoirs.

Il était absent et hors de France au mois de juillet 1830.

Il n’eut point à délibérer avec lui-même ; il n’eut point à prendre parti dans cette crise soudaine et terrible. Tout était décidé avant son retour.

Je le dis pour rendre témoignage à la vérité. Je n’entends, quant à moi, d’ailleurs, ni regretter ni rétracter le parti que j’ai pris à cette époque. J’ai fait ce qui m’a paru juste et nécessaire. Si je me suis trompé, je me trompe encore ; mais ce qu’il en coûte en pareil cas de combats intérieurs et d’anxiété, Dieu seul le sait ; je le remercie de les avoir épargnés à l’âme la mieux faite pour en être douloureusement éprouvée.

Le prince, appelé au trône dans ces circonstances redoutables, avait plus d’un devoir à remplir, plus d’un péril à conjurer.

Poursuivre l’œuvre du consulat, dans ce que cette œuvre avait d’excellent dans la politique intérieure ; – faire respecter partout, au dehors, les sentiments et les droits de la France, sans exciter, sans soutenir, nulle part, l’esprit de révolution ; – poursuivre l’œuvre de la restauration dans ce que cette œuvre avait d’excellent, en affermissant, en étendant les libertés publiques ; – maintenir l’ordre sans verser de sang, sans lois ni mesures d’exception, sans coup d’État ; – couvrir le sol de travaux utiles, sans accroître le fardeau des impôts, ni celui de la dette publique, c’était là sa tâche. Je ne sache pas qu’une plus noble et plus difficile soit jamais échue au chef couronné d’un grand peuple.

Je me tairai sur ce prince : il ne me siérait pas de lui rendre justice. Honoré pendant tant d’années, je n’oserais dire de son amitié, mais de ses bontés, appelé plusieurs fois dans ses conseils, conservant à sa mémoire une fidélité inutile et sans mérite à mon âge, j’attends, avec confiance, le jugement qu’en portera l’histoire : l’histoire dira si les dix-huit ans de paix qu’il nous a donnés ont été achetés aux dépens de l’honneur et des intérêts du pays ; si sa sagesse n’est pas entrée pour quelque chose dans la prospérité dont nous moissonnons les fruits à pleines mains ; si l’armée qu’il a formée s’est montrée digne de la France, si ses fils se sont montrés dignes de cette armée.

Devenu, par la mort de son père, membre de la chambre héréditaire, M. de Sainte-Aulaire y fut ce qu’il avait été dans la chambre élective, indépendant, éclairé, laborieux ; c’était l’ordre qui se trouvait en péril, c’est à l’ordre qu’il porta l’appui constant de son vote et de sa parole.

Il espérait rester, sous le nouvel établissement, comme sous la restauration, étranger à toute fonction publique ; et ce ne fut pas sans une vive résistance qu’en 1831, cédant aux pressantes sollicitations de ses amis et aux instances du gouvernement, il consentit à représenter son pays, d’abord près de la cour de Rome, plus tard et successivement près des cours de Vienne et de Londres.

Ces trois missions ont occupé quinze ans de sa vie ; il s’est trouvé, dans chaque pays, aux prises avec des difficultés de nature très-différente.

En Italie, lorsqu’il y fut envoyé, tout était en feu. De Naples à Milan, le mouvement révolutionnaire gagnait et s’étendait de proche en proche ; l’existence du saint-siége était menacée ; une armée autrichienne occupait la Romagne la guerre civile appelait à grands cris la guerre étrangère.

L’ambassadeur de France avait, tout ensemble, à décourager, dans les États romains, et par contre-coup dans le reste de l’Italie, le parti révolutionnaire, en gardant, néanmoins, envers ce parti, des ménagements qui lui permissent de s’en faire écouter ; à désarmer le mécontentement des populations, en obtenant du saint-siége des réformes administratives telles qu’on y pût asseoir les fondements d’une pacification durable ; à rendre inutile ainsi, de l’aveu même de l’Autriche, l’intervention autrichienne ; et lorsque de nouvelles fautes en devinrent, pour la deuxième fois, l’occasion, à faire supporter sans trop de murmures, par le saint-siége, notre expédition d’Ancône.

À Vienne, au centre de la politique continentale, depuis la chute de l’empire, depuis les traités de 1815, l’ambassadeur de France avait à soutenir les droits et les intérêts de la France en face du ministre consommé qui tenait en main tous les fils de cette politique vaste et déliée il avait à soutenir l’honneur et la dignité de la France, la justice et le droit du gouvernement qu’elle s’était donné, en face d’une aristocratie hautaine et dédaigneuse, qui se croyait alors à l’abri de tous les coups de la fortune et de tous les contre-coups des révolutions.

À Londres enfin, à Londres où, pendant dix ans, nous avions rencontré l’appui d’une amitié constante, d’une bienveillance empressée et sincère, l’ambassadeur de France, en 1846, se trouvait tout à coup, par une étrange fatalité, avoir à tenir ferme contre le plus violent des orages, à contenir par son sang-froid et sa résolution une nouvelle et furibonde explosion de cette rivalité nationale qu’avaient excitée jadis l’établissement de la maison de Bourbon en Espagne, et le pacte de famille.

Comment M. de Sainte-Aulaire a rempli ces rôles divers, comment il a su concilier, dans une juste mesure, ses devoirs envers son pays et les égards que tout ambassadeur digne de ce nom doit conserver envers les souverains, les cours, les cabinets étrangers, il faut le demander aux ministres dont il a suivi les instructions, avec prudence et discernement, et qui, tous, se sont successivement accordés pour l’élever, de poste en poste, au premier de tous. Il faut le demander aux adversaires qu’il a rencontrés sur le terrain de la politique, et qui, tous, ou sont demeurés ses amis, ou conservent pour lui la plus haute estime. En quelque pays qu’il ait résidé, son nom n’est encore prononcé qu’avec respect et avec regret. Quand les Mémoires qu’il a rédigés, dans sa retraite, verront le jour, quand la raison d’État et la raison de convenance permettront de livrer au public ce dernier fruit de ses travaux, ce qu’il a déployé de qualités rares dans l’ensemble et dans le détail des négociations qu’il a poursuivies ou menées à fin sera dignement apprécié. Le public y trouvera ce qu’il a trouvé dans l’Histoire de la Fronde, beaucoup d’instruction, d’intérêt et de plaisir ; les hommes d’État, les hommes du métier y puiseront d’utiles leçons.

Ce fut en 1846 qu’ayant atteint sa soixante-neuvième année, s’estimant quitte envers son pays, il insista pour qu’il lui fût permis de consacrer à sa famille le temps qu’il avait encore à passer sur la terre, et de mettre, comme on disait au XVIIe siècle, un intervalle entre la vie et la mort. Chrétien sincère et régulier depuis son enfance, il n’avait rien à réformer dans sa vie extérieure, mais il n’en ressentait que mieux, au fond de l’âme, l’approche et la solennité du dernier moment.

Quand je dis qu’il entendait consacrer à sa famille ses années de retraite et de repos, vous ne vous offenserez pas, Messieurs, si sous ce nom de famille je suis presque tenté de comprendre l’Académie. Vous savez, en effet, ce que vous étiez pour lui, combien votre société lui était chère. Il vous a toujours donné tous les moments qu’il pouvait dérober à ses devoirs ; et je n’exagère point en affirmant qu’il a toujours compté ces moments au nombre des meilleurs et des plus doux de sa vie. Aussi, vous ayant longtemps entretenu de l’homme public, du député, du citoyen, qu’aurais-je à vous apprendre sur l’homme lui-même ? Qui de vous ne l’a pas connu, et l’ayant connu ne l’a pas aimé ? Tant d’élévation dans le cœur, tant de générosité, de fidélité dans le caractère, tant de bonté vraie, d’affection réelle dans la bienveillance, tant de solidité sous les dehors de l’aménité et de l’enjouement ; et s’il était permis, malgré l’extrême différence des temps et des personnes, d’emprunter un langage qui ne s’imite point, une amitié si commode, un commerce si doux, un si cher entretien, qui de vous n’en garde la mémoire ?

Je n’aurais que faire d’insister ; cette partie de ma tâche était remplie avant que j’eusse ouvert la bouche.

Rentré dans la vie privée, M. de Sainte-Aulaire espérait couler en paix ses derniers jours entre sa mère, presque centenaire, mais dont le cœur était encore plein de jeunesse, et l’épouse, objet de son affection pendant quarante ans ; il espérait la terminer, entouré d’une postérité nombreuse et charmante, à l’ombre d’un gouvernement heureux, libre et florissant.

La Providence en avait autrement disposé.

Ce que Cicéron a dit de Crassus, et Tacite d’Agricola, nous ne pouvons le dire de lui. Il ne lui a pas été donné de mourir à temps. Les malheurs prêts à fondre sur les siens et sur sa patrie ne lui ont point été épargnés. Avant d’être frappé coup sur coup dans ce qu’il avait de plus cher, il a vu tomber ce gouvernement qu’il avait honoré et servi dans la maturité de l’âge ; il a vu périr ces institutions généreuses, l’œuvre et l’orgueil de nos belles années. Moins heureux que les deux illustres Romains, il a vu le sanctuaire des lois assiégé, envahi à main armée ; il a vu la guerre civile dévaster nos cités ; il a vu les premiers de l’État poursuivis, proscrits, fugitifs.

Je m’arrête, Messieurs.

Je n’aurais ni le droit ni le dessein de poursuivre. Ce serait dépasser la mission qui m’est assignée.

Les événements de 1848 ayant brisé le dernier lien entre mon prédécesseur et l’État, il n’a plus quitté sa retraite. De là, tout à ses regrets, tout à ce qui ne trompe ni ne passe, il a vu tristement, mais sans s’émouvoir, ce ravage qu’exercent les commotions politiques dans les mœurs et dans les esprits, dans les cœurs et dans les idées, ou plutôt il a revu ce qu’il avait vu, ce qui toujours se voit en pareille occurrence, l’ingrat oubli du passé, l’indifférence aux principes, l’empressement à brûler ce qu’on adorait hier, l’ardeur des conversions, des convoitises nouvelles, la soif de l’or, du luxe et du repos.

Il a vu cela, et son âme n’en a point été ébranlée ; le découragement ne l’a point atteint.

S’il est vrai, comme l’a dit saint Augustin comme l’ont répété Bacon, Pascal et tant d’autres ; s’il est vrai que le genre humain s’élève d’épreuve en épreuve, que le genre humain ne soit en quelque sorte qu’un même homme qui passe, sous la main de Dieu, de l’enfance à la jeunesse et de la jeunesse à l’âge mûr ; s’il est vrai, comme l’a dit après eux l’un des plus beaux génies du dernier siècle, que ce mouvement ascendant de l’humanité s’opère de telle sorte qu’avançant toujours elle a parfois l’air de reculer, pourquoi l’homme de bien ne regarderait-il pas d’un œil ferme les alternatives d’action et de réaction dans la destinée des peuples ?

M. de Sainte-Aulaire avait d’ailleurs appris de plus haut que saint Augustin ? de plus haut que Bacon et Pascal ; il avait appris de l’esprit de Dieu lui-même que l’espérance est vertu divine, et qu’elle est imposée à l’homme en toutes choses, en toutes circonstances, durant sa traversée de ce monde à l’autre, et du temps à l’éternité. Il avait lu dans le livre des livres que Dieu châtie l’incrédulité des peuples en leur suscitant des révolutions ; et, voyant dans les calamités dont il était témoin une juste rétribution et un avertissement salutaire, volontiers aurait-il répété ces belles paroles d’un historien célèbre, qui fut son ami et le mien :

« Ne désespérons jamais des principes et des vertus qui forment le noble patrimoine de l’espèce humaine ; et lors même que nous les verrions mis en oubli, attendons le lent ouvrage du temps. Les vérités éternelles survivront aux attaques de leurs ennemis, et renaîtraient du cœur même de l’homme, s’il ne restait aucun monument sur la terre pour attester leur antique existence et le culte qu’on leur a rendu. »

Mais, Messieurs, souffrez que je vous le dise en terminant, ce culte des vérités éternelles, c’est sur vous qu’il comptait pour le relever. C’est sur vous qu’il comptait pour en réveiller la foi dans les cœurs, pour en parler le langage à la génération qui nous succède, à cette génération étourdie de sa chute, engourdie dans le doute, enivrée des intérêts du jour et de l’heure.

L’honneur des lettres, c’est de ne subir ni d’endurer l’abaissement des esprits de les rappeler sans cesse et de les maintenir dans ces régions sereines où germent les hautes pensées, les nobles vœux, les sentiments désintéressés.

Les lettres dignes de ce nom, les lettres humaines, humaniores litterae, nourrissent la jeunesse de sucs généreux, charment la vieillesse en lui retraçant les grands exemples et les beaux souvenirs, apaisent l’âme dans le tumulte des affaires, lui sourient dans la retraite des champs, et, pareilles à la colonne de feu qui guidait Moïse, accompagnent l’homme dans son voyage ici-bas, en l’échauffant de leur flamme, en l’éclairant de leurs rayons. On les dit humaines par excellence, précisément parce qu’elles assistent l’humanité dans le combat de la vie, et la raniment dans ses défaillances. L’humanité est ambitieuse et débile. Elle aspire a tout, et se dégoûte de tout : c’est sa misère et sa grandeur. C’est sa misère, car un rien l’abat et lui fait quitter la partie ; c’est sa grandeur, car le repos la fatigue plus que le travail, et le moindre espoir la remet à l’ouvrage. Sa nature, œuvre de Dieu, vaut mieux que sa condition sur cette terre d’exil. C’est le sceau d’immortalité qu’elle porte au cœur et sur le front.

L’empereur Sévère, soldat africain, porté au trône des Césars par la gloire et par la fortune, surpris par la mort à York, lorsqu’il accourait des extrémités de l’Asie pour repousser une invasion des Calédoniens, disait à l’ami qui, penché sur sa couche, soutenait sa tête accablée : J’ai été toutes choses et rien ne vaut, omnia fui et nihil expedit ; puis, voyant s’avancer le centurion qui, chaque matin, venait lui demander le mot d’ordre, il se leva sur son séant, et lui dit d’une voix ferme :

Travaillons, laboremus.

Ce fut sa dernière parole.

Que ce soit la mienne en ce moment ; que ce soit la nôtre aussi longtemps qu’il sera donné à chacun de nous de vivre, et d’élever une voix entendue de notre pays.