Discours de réception de Stanislas de Boufflers

Le 29 décembre 1788

Stanislas de BOUFFLERS

M. le chevalier de Boufflers, ayant été élu par l’Académie française à la place de M. de Montazet, Archevêque de Lyon, y est venu prendre séance le lundi 29 décembre 1788, et prononça le discours qui suit :

 

     Messieurs,

     Je parcourois naguère ces plages désolées dont le premier aspect offre l’emblème et la preuve de l’esprit inculte de leurs habitans. J’aimois à pénétrer dans ces pays si peu connus, si mal observés, où la main de la nature a tout fait, où la main de l’homme n’a rien changé ; j’y conservois avec ces hommes simples, qui, réduits aux seuls besoins physiques, bornés à des notions pour ainsi dire animales, ignorant jusqu’aux noms d’arts et de sciences, paroissent condamnés à des ténèbres éternelles. Hélas ! Jusqu’à présent ils n’ont point reçu de nous le bienfait que l’obscurité doit attendre de la lumière ; notre cupidité s’est fait une étude barbare d’ajouter encore à leurs erreurs. Vainqueurs de l’Océan (c’est le nom qu’ils nous donnent) vainqueurs, dis-je, de cet Océan qui les séparoit de nous, possesseurs de richesses qui leur étoient inconnues, distributeurs avares de mille dons perfides, nous leur sommes apparus comme des Dieux, mais comme des Dieux malfaisans qui viennent exiger des victimes humaines.

     Voilà les hommes que je quitte, et je me trouve au milieu de ceux dont les plus éclairés attendent et reçoivent à chaque instant de nouvelles lumières, de ceux à qui la pensée doit ses plus riches trésors et ses plus brillantes conquêtes. J’ai vu jusqu’où l’esprit humain peut tomber ; je vois jusqu’où il peut s’élever ; j’ai vu ce que la nature avoit fait de l’homme, je vois ce que l’homme a fait de la nature. Dans ces brûlantes régions, la foible étincelle de raison que chaque homme reçut en naissant, ne sert qu’à lui seul ; elle suffit à peine à le conduire, pendant le cours d’une vie oisive, dans le cercle étroit de ses besoins, et s’éteint avec lui, sans laisser aucune trace. Dans nos climats, au contraire, où l’art d’écrire et l’impression transmettent les idées à l’absence et à l’avenir, l’esprit d’un homme peut appartenir à tous, et celui de tous à chacun. Riches en naissant du bien de nos ancêtres et de celui de nos frères, nous partons du point où les autres sont parvenus, et toujours une nouvelle ambition, toujours de nouvelles entreprises, toujours de nouveaux secours accroissent notre domaine.

     C’est à vos travaux, Messieurs, qu’il appartient sur-tout d’étendre et d’assurer la gloire du génie, en fixant le destin de notre langue, en la garantissant des caprices des peuples et des vicissitudes des temps, en lui conservant avec la pureté qu’elle doit à vos savantes observations, cette clarté naïve où se retrace encore la franchise de nos ancêtres. De tels soins vous furent confiés par un grand Ministre, qui, sourd aux murmures de son siècle, briguoit l’admiration des siècles à venir, et qui voulut, en éternisant notre langue, éterniser son nom. Pour un aussi grand dessein, il falloit donner des lois à la pensée, qui de sa nature est libre, et les faire suivre à la postérité, qui n’a point de maître. Ambitieux de ce nouveau triomphe, il se servit d’un nouveau moyen ; il recourut à cette opinion générale qu’il avoit si souvent bravée, et conçut l’idée d’un tribunal qui, pour régler cette opinion dans tout ce qui tient au langage, la consulteroit ; qui, en écoutant le public, s’en feroit écouter, et qui, soigneux, dans ce tumulte de voix discordantes et mal articulées, de compter les avis, de les peser, et sur-tout de les rédiger, sauroit opposer la plus saine partie de la multitude à la multitude même, la maîtriser par le raisonnement, et lui dicter des arrêts qu’elle-même auroit prononcés.

     Les vues de Richelieu furent secondées après lui par les soins d’un célèbre Magistrat, dont le nom vous est cher à plus d’un titre, et par la constante protection de ce Monarque qui montra pendant si long-temps à l’Europe étonnée un front digne de toutes les couronnes, avec une ame supérieure à toutes les fortunes. Il appartenoit à de telles mains de donner une impulsion durable. La langue françoise épurée, enrichie, et soumise à des principes fixés par la raison générale, et à des règles tirées de sa propre organisation, de vient non-seulement commune à tout le Royaume, mais familière à toute l’Europe, et ne sentira plus que les bienfaits du temps, au lieu des ses outrages. Par une conséquence naturelle, le talent, livré autrefois à ses propres caprices, suivit le sort de la langue, et reçut des lois ; et le génie lui-même, semblable à Phaéton mieux instruit par son père, apprit que dans la région inaccessible où il aime à s’égarer, il est encore des écueils qu’il doit éviter. Désormais l’un éclairé dans sa marche, et l’autre averti dans son vol, n’ont plus rien à redouter du retour de la confusion et de la barbarie ; et ce que les utiles inventeurs de l’imprimerie avoient fait pour étendre et pour conserver les productions de l’esprit humain, votre immortel fondateur l’a renouvelé dans un ordre plus sublime, pour étendre et pour assurer à jamais l’empire du bon goût et de la saine critique.

     Telle est, Messieurs, la sublime tâche qui fut confiée à de si dignes mains. Et quelles sont mes forces pour les joindre aux vôtres, pour suivre vos pas dans une carrière que vous applanissez, il est vrai, mais que vous étendez à toute heure ? Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ici pour moi l’instant d’être modeste ; peut-être même serois-je moins fier de tout mériter, que de tout rapporter à la tendresse et sans doute à la prévention de celui1 qui m’a fait espérer votre suffrage. Je ne feindrai donc point d’accuser un choix que vous pourriez être embarrassé de justifier ; il est fait, et j’en jouis. Si vos talens, si vos travaux, si vos triomphes vous ont ouvert les portes de ce temple, j’avois des droits aussi, moins éclatans sans doute, mais plus chers à mon cœur ; parent, ami de plusieurs d’entre vous, compatriote des uns, condisciple des autres, disciple de tous, que manque-t-il à mes titres ? Qui de vous entra dans ces lieux sous de plus heureux auspices ? C’est l’amitié, c’est la commune bienveillance qui m’ont admis d’une voix unanime ; et ce que chacun de vous n’a dû qu’à lui seul, c’est à chacun de vous que je le dois.

     Cependant, au milieu des transports d’une si douce et si juste reconnoissance, j’éprouve un remords secret en tardant à payer le tribut que réclame la mémoire d’un prédécesseur si difficile à remplacer, vous ne le savez que trop, Messieurs, et l’attendrissement de plusieurs d’entre vous atteste encore qu’à cette place même vous avez autrefois vu dans cette assemblée M. de Montazet, archevêque de Lyon. Ici, Messieurs, le rang, les dignités et les titres s’évanouissent ; on n’y voit que le mérite, et parmi vous il n’en est point qui n’y trouve son avantage. Je ne parlerai donc point d’une race privilégiée, où les talens et les succès en tous genres ont toujours été le premier et le commun apanage. Je pourrois citer à cette occasion un frère de M. l’archevêque de Lyon qui, dans ce moment, le pleure au fond d’une retraite où il a porté des vertus dont il parut orné dès ses premiers ans, et des agrémens qui embelliront encore ses derniers jours ; et cet autre frère enlevé trop tôt à l’espoir de l’armée et à l’amour de deux grandes Nations qu’il servit également, ce brillant François dont les talens distingués et la noble valeur trouveroient encore pour garant dans cette assemblée, l’ennemi le plus à craindre et l’approbateur le plus à désirer2.

     Mais c’est M. l’archevêque de Lyon que je dois peindre, et l’on n’aura qu’une esquisse de cet homme vraiment rare, en qui tant de qualités et de vertus différentes, et presque opposées, sembloient offrir plusieurs hommes différens à l’estime et à l’applaudissement de tous les états et même de tous les partis. Vit-on jamais en effet l’homme d’église, l’homme du monde et l’homme de lettres, prononcés d’une manière plus distincte, et réunis d’une manière plus intime ? Un mot le peindra ; il fut ce qu’il devoit être : le tableau de ses devoirs devint le plan de sa vie ; il sembloit avoir prescrit à ses pensées la marche qu’elles devoient suivre, et à ses agrémens le cercle où ils devoient se renfermer. Ses études, constamment dirigées vers les objets de ses fonctions, ne faisoient que l’affermir dans ses principes, tandis que la grâce, inséparable de toutes ses actions et de tous ses discours, loin d’affoiblir la dignité de son état, en avoit pris l’empreinte, et plus piquante encore dans sa décence, elle sembloit se parer du voile même qui la couvroit. Strict observateur des règles qu’il vouloit faire observer ; attentif à prévenir les abus, prompt à les réformer, indulgent pour l’erreur, redoutable ennemi de la mauvaise foi, protecteur compatissant de la foiblesse, vigilant défenseur d’une autorité qui dans ses mains devenoit un bienfait public ; il montra constamment l’homme de bien sous les traits les plus mâles et sous les formes les plus douces ; et nul ne sut mieux que lui mêler dans sa conduite et dans ses manières cette humanité, cette bienveillance ; servons-nous du terme consacré par le langage de son état et par le souvenir de ses actions, cette charité qui donne la vie à la vertu, et sans laquelle le bien qu’on fait n’est qu’un devoir, au lieu d’être un délice.

     Que n’existe-t-il encore parmi vous, Messieurs, celui dont la voix harmonieuse sembloit éveiller au fond de la tombe les illustres morts qu’il choisissoit pour les faire revivre dans la pensée ! Selon l’ordre de la nature, M. Thomas devoit survivre à mon prédécesseur ; il lui devoit le bien le plus cher, la conservation du plus digne ami, et sans doute il eût tenté de s’acquitter au moins envers sa mémoire, en la rendant immortelle. Hélas ! Ce fut M. l’archevêque de Lyon lui-même qui lui ferma les yeux de ses mains hospitalières. Avec quel intérêt touchant cet illustre écrivain auroit dépeint ce qu’il ne fit qu’entrevoir dans l’étendue de ce vaste diocèse ! Par-tout l’instruction offerte à l’ignorance, le travail à l’oisiveté, les secours à la misère, le soulagement à la douleur ; par-tout les dons répandus avec les lumières ; par-tout les instructions liées à des bienfaits, et les plus salutaires intentions réalisées par des libéralités sans bornes. Ici de jeunes ecclésiastiques reçoivent gratuitement une éducation si nécessaire au bonheur des hommes qui leur seront un jour confiés ; plus loin s’élève un asile respectable, où des prêtres, affoiblis par l’âge et par des travaux trop peu récompensés, viennent au moins terminer dans l’aisance et dans le repos une vie qui cesse d’être utile. Aucun état, aucune condition, aucune circonstance n’échappent à ses regards protecteurs ; ils suivent les hommes depuis les premières jusqu’aux dernières heures de leur existence ; et pendant que la caduque vieillesse, les infirmités incurables, que la misère a réduites aux secours publics, sont recueillies dans de pieux hospices augmentés par ses bienfaits et dirigés par sa vigilance ; pendant qu’elles marchent vers la tombe à pas moins précipités, au milieu des soins et des consolations, ses yeux paternels observoient cette humble classe de femmes laborieuses, qui, condamnées à préférer le modique, mais nécessaire produit de leur travail, aux tendres oins qu’elles doivent à leurs enfans, livrent ces foibles créatures, ou plutôt les sacrifient à des nourrices mercenaires. Il voit ce qu’il en coûte à l’État, à la morale, à la nature ; il arrête le cours de ces désordres, et ses dons, compensateurs d’une si meurtrière économie, assurent à l’enfant son premier droit, le lait de sa mère, et à la mère un bienfait encore plus doux, les délices maternelles.

     M. Thomas aimeroit sur-tout à montrer dans toute sa pureté cet esprit public, si peu connu jusqu’à notre âge, et qui fut toujours le mobile et, pour ainsi dire, l’ame de M. l’archevêque de Lyon. C’est lui, quand la providence sembloit oublier son diocèse, qui en remplissoit les fonctions ; c’est lui qui veilloit aux besoins trop souvent renaissans d’un pays où les campagnes attendent leur subsistance de la prospérité de la capitale, tandis que le sort de cette capitale elle-même dépend des goûts et des caprices du luxe de tout l’univers : on ne sait que trop sur quelle base mobile repose l’opulence de cette cité superbe ; et la fortune, qui a tout fait pour elle, est toujours prête à détruire son ouvrage.

     Tantôt la mort, frappant successivement plusieurs têtes augustes, couvre l’Europe d’un deuil universel, et plonge Lyon dans la misère ; tantôt une loi somptuaire, ou de nouvelles manufactures établies chez un peuple étranger, réduit chez nous les salaires et la subsistance de cent mille artisans, et disperse les instrumens vivans de notre richesse chez nos voisins et chez nos rivaux ; tantôt les fléaux du ciel, et les fléaux politiques, souvent plus terribles encore, répandant le trouble, l’inquiétude et la défiance dans les esprits, amènent à leur suite une économie à laquelle, pour le bonheur commun, il falloit ne jamais renoncer, ou ne jamais revenir. Alors tout ce que les grands et les riches croient devoir retrancher sur leurs dépenses superflues, se trouve en partie retranché du nécessaire des utiles habitans de la ville de Lyon ; et plus d’une fois, sans la main protectrice de M. l’archevêque, cette précieuse colonne de notre commerce étoit prête à s’écrouler. Dans ces momens de crise, prompt à se montrer au milieu de son peuple affligé, ses discours promettoient des temps plus heureux, ses bienfaits permettoient de les attendre ; et pendant que ses revenus sembloient doubler pour les aumônes, sa touchante éloquence attiroit de nouveaux secours, et son génie préparoit des ressources imprévues. C’est ainsi que, dans la commune détresse, il devenoit le trésor commun, et que la vertu d’un homme balançoit une calamité publique.

     On dira peut-être que l’orgueil pourroit se parer de tels sacrifices. Eh bien ! Qu’il s’en pare, et nous lui applaudirons. Mais, pour nous assurer des motifs de M. l’archevêque de Lyon, suivons-le dans ces tristes refuges de la pauvreté souffrante, sur lesquels les regards des riches se sont de tout temps si rarement abaissés. Il veut tout voir, tout entendre, appaiser tous les murmures, écouter toutes les plaintes, satisfaire à toutes les demandes ; et du moins opposer tous les biens qu’il peut faire, à tous les maux qu’il ne peut soulager. Aussi voyez son image si religieusement conservée dans ces lieux de douleur, et qui les console encore par le souvenir du consolateur qu’elle retrace. Long-temps attendue, elle paroît enfin. Aussitôt on se lève, on se traîne de toutes parts à sa rencontre, on lui tend des mains défaillantes ; elle est arrosée de larmes de joie par des yeux prêts à s’éteindre, et des voix mourantes la bénissent. Mais bientôt le désordre succède à l’ivresse ; on ne veut point perdre de vue un objet aussi cher, on le demande, on le réclame pour toutes les salles ; on se presse, on se pousse, et les plus malades ont retrouvé des forces pour se le disputer. Ces pieux transports, si tumultueusement exprimés, avoient un motif, et j’oserai le dire Un jour que, dans ces tristes asiles, il avoit porté ses bienfaits et sa vigilance accoutumés, il crut encore apercevoir un mécontentement général ; il en demande la raison. Tous les lits étoient infestés par de fâcheux insectes, ennemis trop communs du repos des hommes. Il consulte ; point de remède : il faudroit des lits de fer, et la dépense seroit énorme. On calculoit. Il ne calcula point : tous les lits furent bientôt changés ; et le retour du sommeil, dans une demeure où il est si nécessaire, est encore un de ses bienfaits.

     Bonté touchante, secourable inquiétude, besoin délicieux des plus belles ames, soyez à jamais la base de la morale universelle, le lien de tous les peuples, et le ralliement de toutes les religions ! S’il vous falloit des récompenses, ne craignez point d’en manquer. Les hommes peuvent être ingrats, mais le genre humain ne l’est point. Et si l’on conserve dans la ville de Lyon un si tendre respect pour l’image de son vertueux bienfaiteur, quels hommages réservons-nous à la vivante et sensible image3 de la bienfaisance même qui, des rives paisibles du plus beau lac du monde, est venue au secours de tout ce qui souffre parmi nous, telle que la fable nous dépeint les intelligences supérieures qui se plaisoient à porter sur la terre leurs conseils et leurs bienfaits.

     Mais la jalousie survit quelquefois long-temps à ceux qui l’on fait naître ; et je crois l’entendre demander sourdement pourquoi M. l’archevêque de Lyon, avec des vertus aussi douces, aussi propres à faire le bonheur des hommes, ne fut-il point heureux lui-même ? Pourquoi n’a-t-il point préféré la paix à tant de contentions, à tant de débats dont les tribunaux ont si souvent retenti ? Pourquoi a-t-il passé volontairement, au milieu des orages, tant de jours qui pouvoient être plus sereins ? S’il falloit une apologie à la vertu, je saurois montrer M. l’archevêque de Lyon sortant vainqueur de toutes ses discussions, sans que jamais on ait imputé ses triomphes à la faveur, que l’envie croit être d’un si grand poids dans la balance même de la justice. Qu’en est-il résulté ? Son faste ou sa fortune en furent-ils accrus ? Mais non ; toujours simple dans sa noblesse, il ne connut de luxe que pour la bienfaisance : mais en mourant, il ne laissa que son nom et ses exemples. J’en atteste ses parens chéris et déshérités, qui, dans ce moment, fiers de sa gloire, émules de ses vertus, jouissent de voir le patrimoine public accru de l’héritage qu’ils avoient le droit d’attendre ; et leur amour a fait graver sur le marbre de sa tombe, un fait qui n’eût peut-être été connu que par les murmures de tant d’autres familles.

     Gardons-nous donc d’accuser M. l’archevêque de Lyon ; et respectons plutôt cette invariabilité dans ses principes, qui lui fit toujours mettre son devoir avant sa tranquillité. Toute place en effet n’est-elle pas un dépôt dont on doit compte à son successeur ? Il faut le transmettre, non-seulement tel qu’on le reçut, mais tel qu’on auroit dû le recevoir : c’est un empire qu’on ne doit pas se contenter de bien gouverner, et qui vous impose encore l’obligation de défendre ses frontières, et de le rétablir dans ses anciennes limites, par un juste respect pour les conventions primitives qui les avoient marquées. En tolérant même les anciens abus, on leur prête le funeste secours du temps et de l’exemple ; on préfère son repos à l’ordre public ; et l’on manque peut-être à la sainteté des lois, lorsqu’on ne leur demande pas tout ce qu’on en doit attendre.

     M. de Montazet, toujours calme au milieu de tant d’agitations, sut au moins garantir son cœur et son esprit de leur nuisible influence ; la nature l’avoit formé pour la société, et s’il n’y avoit pas trouvé de charmes, il y en auroit moins répandu. Tout ce qui le connoissoit admiroit en lui en ton aussi simple qu’élégant, une politesse à-la-fois noble et naturelle, une conversation également solide, facile et prudente, et souvent même une plaisanterie délicate, dont les traits toujours sûrs, toujours fins, mais toujours doux, étoient applaudis même par ceux qui les recevoient. Mais à mesure que le cercle devenoit plus étroit, son cœur sembloit s’épanouir, digne à-la-fois et capable de la confiance la plus entière ; il méritoit trop d’amis pour n’en pas avoir, et il eut les amis qu’il méritoit : il trouvoit dans leur estime un encouragement à la vertu, dans leur tendresse une consolation à ses peines, et dans leur entretien un délassement de tant de devoirs dont il se faisoit une sérieuse affaire, et de tant d’affaires dont il se faisoit d’impérieux devoirs. Tel est en effet le charme attaché à l’amitié : au milieu de tous nos mécontentemens, au milieu de notre indignation même la plus juste, cette sage passion plaide encore au fond de notre cœur la cause du genre humain, et nous fait toujours voir, soit en réalité, soit en illusion, le degré de perfection dont l’homme est susceptible. Ah ! sans doute elle ne trompoit point M. l’archevêque de Lyon ! Aussi quand ses regards, fatigués de voir toujours des mécontens, des envieux, des adversaires, et même des ennemis, ne lui montroient plus que du mal dans le monde, il les tournoit vers son ami le plus cher4, et il pardonnoit à l’humanité.

     Les belles-lettres se joignirent à l’amitié pour travailler au bonheur de M. de Montazet ; adopté par elles dès ses plus jeunes années, il ne leur fut jamais étranger : en vain sembloit-il se refuser à leur attrait, elles entrèrent d’elles-mêmes dans toutes ses occupations et dans toutes ses entreprises : compagnes assidues de ses travaux, elles veilloient à sa gloire au milieu des assauts qu’il eut à soutenir ou à livrer, et prenoient toujours le soin d’aiguiser ou de polir ses armes victorieuses. M. de Montazet avoit paru, dans ses premiers essais, également propre à tous les genres : son esprit, mûr dès son printemps, étoit encore jeune dans son automne ; et ses talens sûrs et modestes ne cherchèrent et ne manquèrent jamais l’occasion de se montrer dans tout leur éclat. On n’a point oublié, depuis plus de trente ans, cette chaleur communicative, cette douce éloquence avec laquelle il peignoit les sentimens et les besoins de la province de Bourgogne devant un jeune prince dont il prédisoit dès-lors les utiles et brillantes destinées ; discours mémorable, ainsi que plusieurs autres du même auteur, où les vertus empruntent l’organe du sentiment, où la force est toujours adoucie par la grâce, où la raison, sûre de convaincre, préfère de persuader.

     Mais M. l’archevêque de Lyon, par un sacrifice dont un si rare talent est encore plus rarement capable, se renferma presque tout entier dans le genre que l’austérité de ses fonctions lui prescrivoit ; et, par une conséquence naturelle, la plupart de ses ouvrages, étrangers aux goûts et aux connoissances de la plupart de ses lecteurs, auroient pu mériter la célébrité sans l’obtenir ; mais à coup sûr ils n’ont pu l’obtenir sans la mériter. Si par-tout il fait disparoître l’aridité des matières qu’il traite, s’il attache ses lecteurs, même les plus frivoles, à l’écrit qu’ils avoient peut-être hésité d’ouvrir, s’il mêle un charme imprévu aux choses qui en paroissent le moins susceptibles ; c’est moins l’ouvrage de l’art que le triomphe de la raison : ce ne sont point des fleurs qu’il répand, mais des lumières ; et jusques dans les questions les plus abstraites, attentif à rapprocher toutes les idées de la portée de tous les esprits, il donne à chacun le moyen de connoître et le droit de prononcer.

     Je crois donc, Messieurs, rendre encore un hommage à sa mémoire, en vous soumettant quelques réflexions sur la clarté du style, sur cet attribut distinctif qui m’a frappé dans tous ses écrits, et qui me paroît leur avoir imprimé le sceau de leur perfection.

     La clarté du style est le premier indice et le plus sûr garant de celle de l’esprit ; semblable à la lumière du jour, qui se compose de plusieurs rayons, elle dépend non-seulement de la propriété des expressions, mais du choix des images, de la justesse des tours, et sur-tout de l’ordre des idées. Il y a dans tous les genres, depuis le plus grave jusqu’au plus frivole, depuis l’Épopée jusqu’à l’Idylle, depuis la plus sublime philosophie jusqu’à la plaisanterie la plus légère, une marche constante, une dépendance successive, un enchaînement invariable, et presque une filiation de causes et d’effets, de principes et de conséquences, qui, observée ou méconnue, produit la lumière ou l’obscurité.

     Les ténèbres étoient avec le chaos, et la lumière parut avec le monde ; les travaux de l’esprit sont eux-mêmes une sorte de création ; ce qui n’étoit qu’idéal, ils le rendent sensible, et donnent une existence à ce qui n’en avoit point : les plus étonnantes productions tiennent à une idée mère, à un premier germe, dont la simplicité renferme les moyens secrets de son développement ; ce premier germe, il faut qu’une réflexion assidue le féconde ; il faut qu’elle suive, qu’elle dirige ses accroissemens divers ; que des principales divisions elle s’étende aux plus petites parties ; que, toujours attentive à ne rien admettre d’étranger, à ne rien négliger de nécessaire, elle assigne aux moindres détails leurs places, leur forme et leurs raisons ; et qu’après avoit tout fait, elle ne laisse au langage que le soin de tout dire. Une tâche ainsi préparée offre plus de charmes que de peines ; toutes les idées, clairement aperçues, semblent avoir adopté d’avance les expressions qui leur conviennent ; et les mots naissent des choses dans un esprit bien clair, comme dans une eau bien pure les images naissent des objets.

     Rendre fidèlement son idée, c’est à-la-fois le but et le secret de l’art d’écrire ; en imitant ainsi, l’on est sûr d’être original ; et dans ce genre, plus on est exact et moins on est servile.

     La rhétorique peut chercher d’autres secours, mais la fière éloquence les dédaigne ; elle dicte, et l’autre essaie de répéter ; l’une cherche dans ses paroles un soutien à la foiblesse de ses pensées, l’autre attend de ses pensées mêmes les expressions qui les manifestent ; enfin, l’une est à l’autre ce que la galanterie est à la passion : ce sont les mêmes discours, ce n’est point le même accent. Pensez donc avant d’écrire, dirois-je à un jeune écrivain, et n’écrivez que ce que vous avez pensé, et tous les points seront remplis : ne vous défiez pas de la langue ; un foible talent peut s’en plaindre, mais elle n’a jamais trompé le génie ; vous la verrez s’enrichir à mesure que vous penserez : ayez des notions précises, et chaque terme sera juste, et les expressions ne manqueront pas plus à vos idées que les chiffres aux nombres. Un mot impropre décèle une pensée obscure. L’auteur ne cesse d’être entendu que lorsqu’il a cessé de s’entendre, et ce défaut est plus commun, plus pardonnable même qu’on ne pense ; l’inspiration est si rare, la disposition si variable, la méditation si facilement interrompue, que souvent les idées échappent dans leur vol à la mémoire qui veut les arrêter, et au discours qui essaie de les peindre ; souvent le portrait est à peine commencé, et déjà le modèle a disparu : alors suspendez le travail, ou renoncez au succès ; craignez sur-tout de montrer votre détresse, en essayant de le cacher sous ce luxe imposteur, cette parure artificielle, si chère à la médiocrité, si prodiguée par le mauvais goût ; voile inutile, dont on couvre, ou des beautés qu’il valoit mieux laisser voir, ou des défauts qu’il valoit mieux éviter ; rejetez les faux ornemens, les véritables s’offriront d’eux-mêmes, et bientôt, au lieu d’être cherchés au loin, arrangés avec inquiétude, et comme appliqués de force, vous serez surpris de reconnoître qu’ils faisoient partie de votre plan, que sans vous en occuper vous les aviez conçus, et qu’ils sortent naturellement du sujet, comme les feuilles et les fleurs de la plante qu’elles décorent ; croyez enfin que le projet d’orner son style tend presque toujours à le déparer. L’idée que vous avez à rendre est-elle agréable ? Laissez-la se présenter elle-même sous les traits qui vous ont séduit ; est-elle forte ? Qu’a-t-elle besoin de secours ? Il leur suffira de paroître comme elles vous ont apparu ; ce sera Vénus sortant de l’onde avec sa ceinture, ou Minerve s’élançant tout armée du cerveau de Jupiter.

     C’est un grand art sans doute que celui de s’exprimer clairement ; mais c’est un art dont la nature est tout le secret, dont elle prescrit ou plutôt dont elle dirige toutes les opérations presque à l’insçu de ceux qui la prennent pour guide. Les femmes en offrent un exemple bien sensible : est-ce au travail qu’elles doivent ce style si léger, si facile et si clair dont quelquefois nous sommes jaloux ? Non, c’est à la nature. N’attendez pas qu’elles réfléchissent long-temps sur l’ordre à mettre dans leurs idées ; mais leurs idées, rapidement exprimées, se trouveront dans l’ordre où la réflexion les auroit placées : rivales, dans leurs jeux, de nos plus heureux efforts, les difficultés même qui nous effraient le plus ne les arrêtent point ; et leur légèreté, qui franchit l’obstacle, nous apprend que la pénétration voit mieux que l’étude, et que la nature en sait plus que la science. Ne leur disputons point un avantage qui tient de si près à tant d’autres charmes : tout en elles est plus expressif ; des fibres plus délicates, une physionomie plus mobile, un accent plus flexible, un maintien plus naïf ; tout parle plus clairement à nos regards ; tout porte mieux l’empreinte de leur caractère, de leurs affections et de leurs pensées, leur ame enfin semble moins invisible ; et par ce qu’elles paroissent, on juge mieux de ce qu’elles sont, depuis la rustique habitante de la plus humble chaumière, jusqu’à la fille des Césars, que nous admirons sur le trône qu’elle embellit, dont l’air aussi auguste que son rang, dont l’éclat, vainqueur du diadème, laisse en doute, qui des deux a le plus fait pour elle, de la nature ou de la destinée.

     Pourquoi donc tant d’auteurs semblent-ils craindre d’écrire ce qu’ils pensent, et de se montrer tels qu’ils sont ? Est-ce comme Jupiter, pour ménager des yeux trop délicats ? Est-ce comme Protée, pour échapper à des regards trop curieux ? Pourquoi souvent les hommes les plus faits pour éclairer les autres, n’osent-ils répandre leurs lumières ? Ici, comme ailleurs, le faux honneur est ennemi de la vraie gloire ; et le vain scrupule de dire ce qui a été dit, l’emporte sur la nécessité de faire concevoir ce qui n’avoit pas été conçu. Il est vrai que plus d’un lecteur, lorsqu’on lui explique ce qu’il comprend, semble accuser l’écrivain de ne pas lui rendre justice ; l’esprit, toujours actif, prend plaisir à chercher, à trouver lui-même son chemin ; il aime, après quelques écarts, à se rencontrer avec son guide, à le devancer, à l’attendre, à le rejoindre ; enfin, il veut être associé au travail, et sait plus de gré de ce qu’il devine que de ce qu’on lui démontre. Prétexte frivole ! Faut-il, pour laisser aux autres le soin de méditer, s’en dispenser soi-même ? Faut-il, pour être agréable à quelques-uns, se rendre inutile à tous ? Que d’observations précieuses, faute d’un style plus clair, ont péri avec ceux qui auroient pu les éterniser ! Quelquefois un esprit supérieur, occupé de sublimes contemplations, suppose le commun des hommes plus près de lui, et néglige de s’en rapprocher. D’autres, fiers de leurs forces et de leur élévation, aiment mieux briller d’un vain éclat aux yeux du vulgaire, que de l’éclairer et de l’amener par des routes faciles au point où ils étoient arrivés ; ils ne permettent pas de les suivre, dans la crainte qu’on ne les atteigne ; ils ignorent que les élans du génie ne doivent se mesurer que par les pas qu’il fait faire à la raison.

     Qui sait à quel degré de sagacité pourroit un jour s’élever l’esprit humain, si tous les hommes, tendant au même but, s’occupoient, à l’envi les uns des autres, soit à porter dans tout ce qu’ils diroient, soit à chercher dans tout ce qu’ils entendroient, toute la clarté dont notre intelligence est capable ou susceptible ; s’ils exerçoient à présenter, à considérer les objets sous toutes les faces, prêts à tout rejeter lorsqu’ils verroient un côté défectueux, car la vérité n’en a point ? Le jugement se rectifie par l’application, comme un cordeau se dresse à mesure qu’il se tend. À force de regarder, on apprend même à voir ; et notre raison peut s’instruire à discerner la vérité, comme l’œil du lapidaire à connoître le diamant. Combien une vérité de plus, combien sur-tout une erreur de moins changeroit peut-être le destin du monde ! Reconnoître et marquer à des signes certains les vérités et les erreurs, voilà toute la tâche de l’esprit ; ce sont là les deux sources de nos biens et de nos maux ; sources trop voisines, hélas ! Où les aveugles mortels vont puiser indistinctement ! Quelle différence dans les conséquences ! Mais quelle ressemblance dans le principe ! Souvent la vérité, aperçue de trop loin, ne présente à l’esprit qu’une idée vague et confuse, qui n’attire ni son attention ni sa confiance ; souvent l’erreur offre un ensemble plus remarquable et des traits mieux caractérisés. La première est comme une terre éloignée, qui, dans les vapeurs de l’horizon, s’est montrée au navigateur sous l’apparence d’un nuage. La seconde est comme un nuage qui s’est montré sous la figure d’une terre éloignée ; chaque regard voit celle-ci abandonner sa première forme ; chaque regard ajoute à l’autre un nouveau degré de consistance et de réalité : ainsi la vérité se confirme, et l’erreur se dissipe à la réflexion ; ainsi, dans le style même où cette réflexion répandroit toute sa lumière, la vérité trouveroit sa preuve, et l’erreur sa réfutation.

     Jusqu’où la clarté du style ne peut-elle point atteindre ! Sans elle la science ne seroit qu’un doute, et la morale resteroit en question. Notre pensée entrevoit, dans l’immense domaine des sciences, une foule d’objets qui lui semblent encore inaccessibles. La clarté du style ne nous y mènera point sur-le-champ, mais elle en marquera du moins la distance, et peut-être la route ; elle n’écartera point tous les obstacles ; mais elle les fera connoître ; ce n’est qu’avec l’aide du temps qu’elle se répandra sur une aussi vaste étendue ; elle ne peut tout sans lui, mais il ne peut rien sans elle. Tôt ou tard plusieurs grands hommes, utiles et lumineux interprètes les uns des autres, rassemblant successivement au foyer de leurs génies toutes les notions acquises de leurs temps, en augmenteront la force, et les feront passer à d’autres génies, qui leur donneront encore un nouvel accroissement ; et, par ces moyens plusieurs fois répétés, ils rapprocheront enfin de l’esprit humain les vérités les plus éloignées de la portée actuelle de notre intelligence ; semblables à ces purs cristaux, qui, disposés par d’habiles mains, se transmettent successivement les rayons qu’ils ont concentrés, font disparoître l’intervalle, offrent distinctement à nos regards ce qu’ils ne devoient jamais apercevoir, et les promènent sur des terres et sur des eaux qui n’appartiennent point à notre globe.

     Espoir ambitieux, plus fait pour nos vagues désirs que pour nos vrais besoins ! Nous n’avons sur la science qu’un droit de conquête ; elle est pour nous un nouveau monde ; mais la morale est notre patrimoine ; c’est un champ qui ne s’étend pas au-delà de notre horizon ; dans son enceinte, il n’est rien que le flambeau de la méditation et la clarté du style qui en dérive ne puissent offrir à nos regards ; il faut la parcourir cette enceinte, il faut la cultiver, il faut connoître, indiquer, répandre les vrais semences du contentement particulier et de la commune félicité.

     L’ouvrage est commencé ; déjà les hommes, s’éloignant tous les jours davantage de leur première férocité, sont plus rapprochés pour des intérêts mieux connus. Les arts, les sciences, les lettres, des égards mutuels, une prévenance réciproque, une concorde au moins apparente, rendent la condition du genre humain plus douce, et la terre plus habitable. Tels sont les progrès que la société doit aux bienfaisantes leçons d’une morale clairement exposée ; mais combien elle peut leur en devoir encore ! Espérons que le jour de notre esprit n’est qu’à son matin, et que plus il approchera de son midi, et plus nous verrons diminuer cette ombre fatale où l’erreur trouve son refuge, et dont la mauvaise foi se fait un rempart. Pourquoi n’ont-elles point encore disparu ces trompeuses obscurités, si long-temps attachées à nos conventions, à nos pactes, à nos traités, et même à nos plus saintes lois ? Pourquoi cette barbarie, à laquelle chaque homme a renoncé, est-elle restée parmi les hommes réunis ? Pourquoi les nations, les familles, les différentes classes, les diverses professions conservent-elles cet égoïsme hostile, dont les individus semblent corrigés ? Quelle voix assez forte pourra faire entendre à tous les peuples, à toutes les sociétés, qu’il vaut mieux s’entr’aider que se nuire ? Qui pourra dire clairement à tous les hommes qu’ils se trompent, que tous les calculs de l’intérêt personnel sont faux, puisqu’au lieu de s’y compter pour un, on s’y compte pour tous ? N’écrira-t-on jamais en traits de lumière, que le mal des uns n’est point le bien des autres ; que le genre humain a reçu de la nature un héritage commun ; que la félicité générale est un champ indivisible où tous doivent semer, où tous doivent recueillir ; et qu’on attire sur soi la famine en desséchant les moissons de ses voisins ?

     Ces maximes salutaires, si souvent, si vainement répétées, n’ont besoin, sans doute, que d’être mieux expliquées, pour être à jamais suivies. Si la vérité n’est point la loi du monde, c’est moins la faute de ceux qui l’entendent, que de ceux qui la disent ; elle n’est rejetée que tant qu’elle est méconnue ; elle n’est méconnue que tant qu’il reste un moyen de la méconnoître. N’oublions pas qu’il lui faut la sanction de l’évidence ; que cette évidence n’est point à son comble, lorsque la mauvaise foi elle-même essaye encore de s’y refuser ; qu’elle doit avoir sur tous les esprits le même pouvoir que le jour sur tous les yeux ; enfin qu’elle est à-la-fois le devoir de celui qui parle, et le besoin de ceux qui écoutent.

     Le moment approche où l’éloquence françoise va prendre un nouvel essor ; trop long-temps captive dans l’enceinte de nos tribunaux, elle s’est vue réduite à la défense de quelques intérêts ignorés ; et des voix souvent dignes d’instruire le genre humain, étoient à peine écoutées d’un petit nombre d’auditeurs ou distraits ou prévenus ; les magistrats eux-mêmes, souvent troublés par elle, au lieu d’en être éclairés, et trop accoutumés à lui voir soutenir les deux partis contraires avec le même art et la même chaleur, ne lui prêtoient qu’une attention inquiète, et se défioient également de ses erreurs et des ses piéges. Mais la scène s’ouvre, et que vois-je ? C’est, comme dit le chantre de Caton, c’est l’auguste image de la patrie, ou plutôt c’est la patrie en personne ; c’est cette multitude immense, inconnue, pour ainsi dire, à elle-même depuis tant de générations ; c’est la France enfin éclairée par l’étude, par les discussions, par de sages conseils, et par de longues souffrances : ses maux ont touché le cœur vertueux et sensible de son roi ; il en médite la guérison ; il rappelle à son aide un génie qu’elle invoquoit ; il l’appelle elle-même, comme un excellent père appelleroit une famille adulte, pour délibérer sur les intérêts communs. Non, une bonté si profonde, des vœux aussi purs, d’aussi généreux projets ne seront point trompés ; il les verra payer de plus de gloire que jamais un roi n’en acquit, de plus de bonheur que jamais un roi n’en donna. Mais déjà les nations attentives se transportent par la pensée au milieu de cette assemblée auguste, et croient d’avance entendre les interprètes qu’elle aura choisis pour parler en son nom.

     Ah ! Qui que vous soyez qui devez remplir un aussi auguste ministère, connoissez le devoir sacré qu’il vous impose ! Ce devoir, c’est la vérité ; cherchez-la dans toute son étendue, montrez-la dans toute sa candeur : le règne de l’exagération est fini ; elle disparoît devant la grandeur des choses qui se préparent. Vous ne parlerez point à ces flottantes multitudes d’Athènes et de Rome, toujours prêtes à changer d’avis à la voix d’un orateur, machinalement soumises à l’impulsion de ses mouvemens, et plus dociles à la véhémence qu’à la raison. C’est l’élite imposante d’un des peuples les plus nombreux et les plus spirituels de l’univers, qui vous entendra dans le plus éclairé des siècles ; et la raison de plusieurs milliers d’hommes sera comme déposée dans chacun des hommes qui vous écouteront. Les fastes de l’univers n’offrent point d’exemple d’un pareil auditoire. Et quel audacieux concevroit le projet de le séduire ou de le subjuguer ? Non, non, et les expressions emphatiques, et les tours adroits, et l’insidieuse finesse, et la vaine hyperbole, et les mouvemens impétueux, toutes ces armes enfin, si souvent utiles au mensonge, offenseroient la sainteté du lieu. Là, tout appareil seroit vain, tout prestige seroit découvert, tout artifice confondu ; et la vérité seule, brillante de sa douce et native lumière, osera paroître à de tels regards.

     Rappelons-nous, dans ces grandes circonstances, la savante fiction du phœnix que le prodige de la renaissance affranchit de la condition mortelle, et qu’il soit l’emblème de la plus belle et de la plus durable des monarchies, prête à se régénérer ! Lorsque cet oiseau, favorisé du ciel, est averti par ses forces déchues et par ses ailes moins légères, que le cours de ses destins est prêt à s’arrêter, ce n’est point aux flammes des incendies, ce n’est point au tourbillon des volcans qu’il épure les principes de son existence ; mais il s’élève, au-dessus des vapeurs de cette sphère tumultueuse, au-dessus de la région des vents et du tonnerre ; et c’est dans le séjour du calme et de la sérénité, c’est aux rayons les plus clairs de l’astre du jour, qu’il allume ce bûcher mystérieux où il prend un nouvel être.

  

Notes

  1. M. le maréchal de Beauveau.
  2. Le prince Henri.
  3. Madame Necker.
  4. M. le duc de Nivernois.