Discours de réception de Pierre de Nolhac

Le 18 janvier 1923

Pierre de NOLHAC

M. Pierre DE NOLHAC, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Émile BOUTROUX, y est venu prendre séance, le 18 janvier 1923, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Neuf ans se sont écoulés depuis le jour où M. Émile Boutroux, se levant à cette place, le 22 janvier 1914, vous adressait son remerciement. Vous aviez devant vous un des maîtres de la pensée française, un des représentants les plus éminents de notre Université, à qui il vous plaisait d’accorder, alors qu’il honorait l’Institut depuis longtemps, un laurier suprême. Sa carrière chargée d’ans et de labeur était pleinement comblée, et il ne vous semblait pas que sa grande figure fût appelée à grandir encore. Les épreuves de la patrie l’obligèrent à d’autres travaux. Une immense désillusion passa dans sa vie, un nouveau devoir le prit tout entier ; il y jeta ses dernières forces et y prodigua son cœur. Ce drame de l’esprit et ce généreux effort couronnent la biographie intellectuelle que vous m’avez confié l’honneur d’esquisser devant vous.

Que cet honneur soit immérité, Messieurs, personne n’en est plus assuré que celui qui vous parle. Il se sait tellement inférieur à sa tâche que ce sentiment trouble l’expression de la reconnaissance qu’il vous doit. Si certain qu’il soit de votre indulgence, il n’oublie pas qu’il est de cette race à qui Platon refusait l’accès de sa République et que les poètes ont, au jeu des idées, des méthodes moins sûres que les philosophes. Mais quoi ! ce n’est pas de méthodes, ni de systèmes que vous voulez qu’il vous entretienne ; vous ne lui permettriez pas de prétendre ajouter au discours récent, qui présenta ici même à M. Boutroux comme un miroir lumineux de sa doctrine. En relisant dans les Nouvelles pages de critique de M. Paul Bourget, celles qui accueillirent votre illustre confrère, j’ai compris qu’un rôle plus humble m’était réservé ; et, tout en indiquant au passage quelque chose de l’action exercée sur les idées de notre époque, c’est une vie seulement que j’essaierai de raconter, une belle existence de sagesse, logiquement déduite dans sa simplicité comme un théorème d’Euclide.

 

Émile Boutroux, né à Montrouge, alors commune de la banlieue de Paris, le 28 juillet 1845, appartenait à une famille que la Révolution avait amoindrie dans l’ordre de la fortune, mais que le bouleversement social laissait intacte dans l’ordre de la culture et des mœurs. De ces foyers, qui font depuis des siècles la forte armature de la nation, combien traversent aujourd’hui des épreuves du même genre et les surmontent à force de courage et d’esprit de sacrifice ! Un père laborieux, employé dans les services de la Ville, put assurer à ses enfants les avantages de l’éducation secondaire. Ils ont gardé les petits cahiers où cet homme de bien inscrivait les principes moraux recueillis pour eux dans ses lectures. La mère, qu’ils perdirent de bonne heure, eut le temps d’élever leur enfance dans la tendresse. Autour d’eux, rien que de bons exemples. Il y a parfois dans nos familles moyennes une sorte de grand homme, dont le souvenir, pieusement entretenu, modèle les jeunes ambitions. Le « grand homme » des Boutroux était au moins un grand honnête homme, ce Lauze de Perret, député des Bouches-du-Rhône à la Convention, qui siégea aux bancs de la Gironde, vota contre la mort du Roi, et reçut la première visite de Charlotte Corday, débarquant à Paris pour son œuvre héroïque. Cette visite et la hauteur de son âme le désignaient pour l’échafaud ; il fut de la fournée légendaire des Girondins. Plus tard, les muses de la Restauration célébrèrent Charlotte par les vers d’un certain Boutroux, de Montargis, poète abondant et oublié que je restitue sans insister à l’histoire littéraire. Notre philosophe, paraît-il, en sa première jeunesse, a fait lui-même beaucoup de vers. Il eut la sagesse de n’en conserver aucun, et laissa même ignorer à ses enfants l’existence poétique de l’oncle de Montargis.

Toutes ses études furent excellentes. Au sortir de l’école primaire de Montrouge, il fut admis, à dix ans, à l’institution Jubé, rue de la Vieille-Estrapade, qui conduisait ses élèves au lycée Napoléon (Henri-IV). Le chef de l’institution atteste qu’il y tint le premier rang ; il ajoute que cet écolier d’exception fit également honneur aux catéchismes de première communion et de persévérance de Saint-Étienne-du-Mont, et que sa ferveur d’adolescent édifia, pendant ces trois ans, le clergé de la paroisse. M. Boutroux aima toujours cette église où il avait bénéficié d’une formation catholique solide et complète, et où il revint méditer plus d’une fois près de la tombe de Pascal.

 

Émile aida son père, devenu veuf, à élever ses deux jeunes frères. Il prit en main leur instruction. Chaque jour, à la première heure matinale, il faisait avec eux le chemin de Montrouge au Panthéon, leur servant à la fois de répétiteur et de mentor. Sa gaîté jeune de bon travailleur se répandait autour de lui. Le dimanche, la famille canotait sur la Marne, ou se promenait sur la vieille route d’Anthony, dans cette banlieue verdoyante que la bâtisse moderne n’avait pas encore défigurée. Bientôt, parmi les innombrables couronnes scolaires qui s’accumulaient dans la maison, parut un beau second prix de dissertation française au Concours général. Ce genre de succès désignait un jeune homme pour l’École Normale, M. Boutroux y entra en 1865.

 

D’après un usage normalien, chaque promotion se fait photographier en groupe, et cette image collective conserve le souvenir des camaraderies de jeunesse. Le cliché de 1865 a réuni sur le seuil de l’École une vingtaine d’élèves de la section des lettrés ; les uns sont vêtus à la mode, les autres en libre tenue de travail ; mais tous révèlent la même ardeur joyeuse et l’habitude des labeurs de l’esprit. Ils donnent à deviner les caractères. Boutroux, long, maigre et correct, domine le groupe ; Patenotre, les yeux rieurs et les mains dans la poche, s’appuie au mur avec nonchalance ; Maspéro lève sa belle face volontaire, tandis que Gazier s’efface avec modestie, et qu’un peu à l’écart, en élégante redingote, notre ami Maurice Croiset semble poursuivre avec son cher Platon une rêverie délicieuse. Que de science déjà dans ces jeunes têtes et que d’avenir sous ces jeunes fronts ! Quelques-uns sortiront du rang : tel sera ambassadeur en Espagne, tel autre directeur des Antiquités de l’Égypte, tel autre administrateur du Collège de France. La plupart auront leur carrière dans les lycées et les facultés. Tous feront honneur à l’Université et à l’intelligence française. Celui qui siégera parmi vous, Messieurs, doit prendre de bonne heure une place éminente parmi les philosophes de son temps.

 

En philosophie, l’enseignement universitaire d’alors suivait une ornière, celle du char triomphal où Victor Cousin avait promené sa gloire. Les beaux jours de l’éclectisme étaient cependant passés, et les esprits vivants, tout ce qui comptait dans les sciences et dans les lettres, s’adressaient à d’autres doctrines. Un Littré illustrait le positivisme national ; un Renan filtrait la Germanie dans son âme celte ; un Taine adhérait de toute sa logique à ce dur déterminisme, dont son génie eût mérité de dépasser les formules ; un Gratry s’en affranchissait par son vol lyrique vers le ciel ; un Ravaisson vivait avec Kant et les Grecs et rebâtissait en rêve, sous le ciel de Paris, le Lycée d’Aristote et le temple de Milo. L’École de nos futurs professeurs se tenait loin des uns et des autres, quand l’année 1864 y amena un des esprits les plus hardis du siècle, Jules Lachelier. Chargé des conférences de philosophie aux élèves de première année, le jeune maître trouva parmi eux celui qui allait être son meilleur disciple. M. Émile Boutroux fut conquis, dès l’abord, par ce savant de qualité rare, inapte à transmettre comme vérité démontrée l’enseignement estampillé par l’État. Bien que les titres de ses leçons restassent « à peu près » ceux des programmes officiels, Lachelier enseignait que « la philosophie n’est nullement une science faite, non pas même dans ses principes, d’autant que c’est l’étude des principes eux-mêmes qui est son objet propre. Ce qui existe, ce qui est susceptible d’une puissance toujours croissante et d’un continuel rajeunissement, c’est l’effort pour philosopher ». De cet effort, douloureux parfois, mais toujours récompensé, le maître donnait l’exemple, dans la chaire où sa parole familière et sans apprêt aboutissait à de merveilleuses trouvailles d’expressions et à une prodigieuse floraison d’idées. Ces jeunes gens voyaient avec surprise cet homme simple et modeste, et qu’on savait très religieux, se mouvoir dans le champ de la philosophie avec une indépendance et une témérité singulières. M. Boutroux se rappelait sur ses vieux jours ces impressions ineffaçables. « Rien de plus beau, écrivait-il, de plus émouvant, de plus propre à exciter une réflexion féconde, que le spectacle de ce rare penseur, de cette haute conscience, qui, avec une sincérité, une modestie, une puissance, une persistance, une sagacité, une tactique et une méthode hors pair, se travaille pour trouver et dire, telle qu’elle est en soi, la vérité. » Et vous sentez bien, Messieurs, que si j’insiste sur ce portrait, c’est qu’il vous rend trait pour trait l’image que les élèves de M. Boutroux lui-même garderont de lui.

L’Institut tout entier a entouré de respect la longue vieillesse de Lachelier. Celui-ci a vu se développer par l’œuvre de ses disciples connus ou lointains, par l’intervention progressive de la pensée pure dans le domaine grandissant des sciences positives, ce spiritualisme rénové, dont Ravaisson prépara les voies, mais dont il fixa la méthode. Dans une notice qui fut son dernier article (Revue de Métaphysique et de Morale de 1921), M. Boutroux l’a défini « une force créatrice », et il a marqué en quelques mots ce qui fut l’essence de sa doctrine : « En rétablissant la communication nécessaire (de la philosophie) avec la science, expression authentique de notre connaissance du monde, et avec la religion, source de notre vie la plus haute, il a rouvert devant elle des perspectives infinies. » Personne plus que M. Boutroux n’a aidé à prolonger cette double perspective ; et vous savez avec quelle ardeur, et quelle foi dans la liberté de l’esprit humain, les nouveaux théoriciens de la pensée moderne travaillent à la prolonger encore.

 

Ainsi orienté pour toute sa vie, M. Boutroux va chercher d’autres maîtres. L’opinion du temps les lui montre en Allemagne. Là coule, comme un fleuve puissant, le flot philosophique jailli de Leibniz et de Kant. S’y baigner fortifie incomparablement les jeunes lutteurs ; y nager trop longtemps énerve leurs forces et les brouillards épais qui le couvrent à certaines heures égare la vue de la raison. M. Boutroux sut garder la mesure.

En deux années de séjour, il apprit à connaître l’Allemagne, se pénétra de son génie, étudia sa littérature tout entière, connut assez la langue pour la parler aussi couramment que la sienne et même, disait-il, pour « penser en allemand ». Cependant il n’aliéna jamais, comme d’autres le firent, de sa propre culture. Plus tard, dans sa chaire de Sorbonne, on le vit exposer, avec l’ardente sympathie de l’intelligence, des doctrines qu’il ne partageait point, et clarifier avec aisance des obscurités où il ne lui déplaisait pas de perdre un instant ses auditeurs. Mais la force de sa critique et le choix délibéré du point de vue historique dans l’étude des systèmes l’empêchèrent de troubler l’esprit national. N’appartenait-il pas d’ailleurs, par son sang et sa tradition, à une race accoutumée de tout temps à raisonner devant les réalités, où l’enfant de cinq ans est déjà cartésien et qui n’a pas besoin à chaque instant de recréer le monde pour illuminer sa dialectique des lumières de la raison pure ?

L’étudiant de l’Université de Heidelberg jugea ses maîtres autant qu’il les admira. Il fut surpris d’entendre Eduard Zeller commencer une de ses leçons par ces mots : « Aujourd’hui, nous allons construire Dieu. » Il a raconté qu’il écouta « avec un véritable effroi », en 1869, dans la grande « aula » de l’Université, le professeur Treitschke, apôtre convaincu de l’absolutisme prussien, prêcher d’une voix violente la réalisation de l’unité par une guerre contre la France. Mais ne faisons pas de ce jeune homme un prophète qu’il ne fut point. Il croyait au succès des idées libérales de Bluntschli, à l’Allemagne libre et unifiée par le système fédératif, sans esprit d’hostilité à l’égard de ses voisins. Il ne vit donc pas venir la catastrophe qui se préparait pour nous.

La vie qu’il mena là-bas fut allègre, et l’aimable nature que signalent ses camarades s’est épanouie en lettres assez vives, qui sont d’un jeune Français de tous les temps. Il conte à Augustin Gazier qu’avant été gravement malade il a vu ses compatriotes résidant à Heidelberg se relayer chaque nuit pour le veiller, tant qu’il s’est trouvé en danger, puis hâter sa convalescence par des lectures de Rabelais et des histoires joyeuses. On fêta la guérison auprès de son lit, par un festin arrosé des vins du Rhin : « Ces bons Allemands, dit-il, ne comprenaient rien au chahut que faisaient mes sauveurs... » Lui-même les aime, « ces bons Allemands », sachant pourtant qu’ils ne nous le rendent guère. La nuit, de sa fenêtre qui donne sur le Neckar, il voit des radeaux illuminés descendre la rivière, portant des étudiants en costume de corporation, qui chantent contre la France leur chanson en l’honneur de Blücher. « Ils nous détestent bien, au fond, écrit-il, et on est obligé d’être flegmatique pour pouvoir vivre en bonne intelligence avec eux. Nos cerveaux brûlés de l’École se feraient des affaires tous les jours. » Pour lui, qui sait les prendre, il les trouve « très braves gens, hospitaliers, bons enfants, pleins de considération pour la France, qu’ils ne déprécient en somme que parce qu’ils en sont jaloux. Les jeunes gens allemands ne sont pas très intéressants. Ils sont lourds, mais instruits, accueillants, obligeants. Leur faculté maîtresse est la faculté de boire cent chopes de bière en un jour. Les jeunes filles... » Ici la lettre s’interrompt par des points ; l’ami de l’étudiant Boutroux n’a pas eu ses confidences sur Gretchen.

L’année suivante, il comptait s’inscrire à l’Université de Berlin ; mais ce fut la guerre et les vaincus ne songèrent plus à franchir le Rhin. Une santé délicate depuis l’École Normale était devenue tout à fait mauvaise. Elle éloignait déjà M. Boutroux de la vie extérieure, le laissant tout entier au travail. Nommé professeur de philosophie au lycée de Caen, il y prépara, trois ans, dans la paix de la province, ses thèses de doctorat, soutenues à Paris le 2 décembre 1874. La française dédiée à Ravaisson, était ce livre De la Contingence des lois de la nature, dont l’influence fut si profonde.

 

Imprégnant toutes les doctrines qui dominaient les esprits, le déterminisme prétendait rendre raison de l’ensemble des phénomènes. Il imposait à ceux de la vie morale des lois que justifie dans le monde physique la méthode expérimentale, la seule qui s’y puisse appliquer. M. Boutroux démontra que tout un monde spirituel échappe à ces lois, dont il délimitait strictement l’autorité en les réduisant au caractère de lois statistiques. Mais ce fut la nouveauté de sa démonstration qui fut féconde. Les positions du vieux spiritualisme ne semblaient insoutenables que parce qu’elles étaient défendues par des philosophes étrangers aux sciences, incapables d’en discuter les affirmations, battus d’avance sur les terrains nouveaux du combat. Le jeune champion disposait au contraire des armes même de l’adversaire. Depuis l’École normale, où il recherchait la compagnie de ses camarades « scientifiques », mathématiciens et naturalistes, et où il porta un effort remarqué aux épreuves de science exigées pour l’agrégation de philosophie, M. Boutroux avait fait à cet ordre d’études une grande place dans ses méditations. Il surprenait, par sa subtilité en ces domaines réservés, les plus qualifiés des spécialistes. Son cher Tannery, qu’il avait retrouvé à la Faculté des Sciences de Caen, a reconnu plus d’une fois quelles rectifications de raisonnement un pur mathématicien peut devoir à un pur philosophe. L’avantage de l’échange ne fut pas moindre pour M. Boutroux. Cette pénétration réciproque des deux méthodes caractérise son enseignement. Elle s’affirme au titre même de ses principaux ouvrages : De l’Idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines (1895), et Science et religion dans la philosophie contemporaine (1908). On y retrouve sans peine, comme aussi dans les conférences de Harvard, qui sont de 1910 (La Contingence et la liberté), les vues essentielles de son premier livre, enrichies toutefois par l’expérience de sa carrière et présentées à un public de mieux en mieux préparé à les comprendre.

Je m’interdis, Messieurs, d’analyser des travaux que trahit une exposition trop brève. Une autre Académie, celle où M. Boutroux occupa le fauteuil d’Ollé-Laprune, les entendra apprécier par un successeur digne de lui. Je tourne, en simple biographe, les pages d’une vie qui appartient désormais à l’enseignement. Aussitôt docteur, M. Boutroux est chargé du cours de philosophie à la Faculté de Montpellier. Sa leçon d’ouverture : la Grèce vaincue et les premiers stoïciens, se rattache au gros travail qu’il a sous presse, la traduction du livre de son maître Zeller sur la Philosophie des Grecs ; mais l’époque qu’il a choisie est celle qui correspond aux préoccupations de la France en train de réparer ses forces par la sagesse et le travail. La patrie diminuée recherche les exemples de virilité, et l’antiquité hellénique offre des leçons appropriées à toutes les heures de l’histoire.

Titularisé à Montpellier, M. Boutroux est bientôt appelé à Nancy, où il professe une année, puis à Paris, pour suppléer Alfred Fouillée comme maître de conférences à l’École normale. Quand, deux ans plus tard, Fouillée prend sa retraite, il lui succède, et son cours, qui suscitera tant de vocations philosophiques, va se prolonger huit années. Si bref qu’ait été le séjour dans la capitale lorraine, il y a préparé l’événement le plus heureux de sa vie. Il a rencontré, dans une ancienne famille riche de tous les dons de l’esprit, celle dont le cœur s’est donné à lui dans un élan d’admiration et qui doublera ses forces pour l’existence. Il épouse à Nancy, le 9 octobre 1878, Mademoiselle Aline Poincaré.

 

Ce que fut dans un modeste intérieur du Quartier latin le bonheur de ce jeune ménage universitaire, vous le devinerez sans peine, en songeant que ces deux êtres étaient faits à merveille pour se compléter. La femme ne se lassait jamais d’entendre le mari disposer ses idées devant elle ; sa plume était toujours prête à recopier des manuscrits, et sa mission semblait être, en allant chercher au dehors les tableaux et les informations de la vie, d’apporter aux abstractions du logis le contrôle des réalités. Pleine d’esprit, de finesse et de tendresse, nous avons vu Mme Boutroux entourer une santé toujours précaire de soins presque maternels. Elle s’effaçait dans ce rôle. Cette femme de haute culture, qui aurait pu écrire sous son nom, et qui préféra traduire les œuvres d’autrui, a toujours satisfait son amour-propre de la gloire dont elle recueillait le reflet.

Sa fierté d’épouse se doublait d’un orgueil fraternel, qui n’était pas moins légitime. Dès les débuts de son mariage, elle vécut entre son mari et son frère, cet Henri Poincaré, qu’il suffit de nommer pour évoquer une des plus puissantes figures de la science. Décidé à entrer dans l’enseignement et à soutenir ses thèses, le jeune beau-frère de M. Boutroux achevait de suivre les cours à l’École des mines de Paris. Il vivait, nous dit-on, avec son cousin-germain M. Raymond Poincaré, qui poursuivait, comme vous le savez, d’autres études. Ainsi se noua une intimité, que le temps devait rendre plus étroite, entre le philosophe, le mathématicien et le juriste. Elle nous a montré dans une même famille, du vieux type français, une éclatante réunion de serviteurs de la patrie et le plus beau triumvirat de l’intelligence.

L’avenir du ménage se trouva tout à fait assuré le jour où son chef devint professeur à la Faculté des Lettres. Il y fut d’abord chargé d’un cours complémentaire de philosophie allemande ; mais, Caro étant mort, la chaire de philosophie revint à Janet et, le ler mars 1888, celle d’histoire de la philosophie moderne fut attribuée à M. Boutroux. Deux de ses meilleurs amis étaient titularisés en même temps que lui, M. Bouché-Leclercq, pour l’histoire ancienne, Ernest Lavisse, pour l’histoire moderne. Ils succédaient à Geffroy et à Wallon, qui venaient de prendre leur retraite, tandis que Luchaire remplaçait Fustel de Coulanges. Ces beaux noms qu’on a plaisir à faire entendre évoquent une heure de rajeunissement de la Sorbonne. Elle est fort présente à mon souvenir, car je commençais moi-même d’enseigner au voisinage, en cette École des Hautes-Études, présidée par Gaston Paris, qui occupait un coin, le plus modeste, non le moins vivant, de la vieille maison de Richelieu. Ces murs vénérables, où tant de noble labeur s’était abrité, allaient disparaître dans une destruction sans pitié. Ceux qui ont vécu et travaillé dans l’ancienne Sorbonne se rappellent avec regret les hauts murs mêlés de brique d’une cour austère et majestueuse, les étroits degrés carrelés, aux rampes de bois massif, qui desservaient tout l’édifice, et aussi les petites salles de la bibliothèque commune à nos divers enseignements et d’une incommodité attendrissante. J’y rencontrais parfois M. Boutroux en recherche sur les rayons. Nous ne puisions pas aux mêmes livres, mais tous étaient à cette date des livres allemands.

Au début de son titulariat, M. Boutroux abandonne pour un temps l’exposition exclusive des systèmes germaniques. Ses premiers programmes portent sur Descartes, sur les théories mécanistes du XVIIe siècle, sur les origines de la philosophie critique ; il fait, pendant deux années, sur « l’idée de la loi naturelle », les admirables leçons historiques qui sont publiées par ses élèves. Après un congé (1893-94), pendant lequel il est suppléé par Brochard, il s’attache deux ans à la philosophie de Kant, deux autres à la doctrine philosophique de Pascal, deux années encore aux théories modernes relatives à l’induction ; enfin ses derniers cours sont consacrés, l’un à la morale de Kant, l’autre au système d’Auguste Comte considéré dans ses rapports avec la métaphysique. Il cesse d’occuper sa chaire en 1902, étant appelé à la direction de la Fondation Thiers.

Ce long enseignement, trop souvent interrompu par la maladie, a honoré la demeure où il fut donné. Quand il prit fin, le doyen Croiset exprima son regret de voir s’éloigner « cette parole si profonde, si pénétrante et si lumineuse », souveraine autorité des soutenances de thèses. Mais c’est à son cours même qu’il fallait entendre M. Boutroux. Il parlait sans notes, dans le plus pur langage, assuré d’une imperturbable mémoire qui lui fournissait sans défaillance la suite et l’équilibre de son discours et jusqu’aux textes qu’il avait à citer. Sa voix, grave et un peu lente, modelait ses inflexions sur le mouvement de la pensée. Son regard passait au-dessus de l’assistance qu’il semblait oublier ; et, sur le visage émacié, le sourire avait d’autant plus de grâce qu’il y apparaissait rarement. On sortait recueilli, comme d’un temple, de ces leçons où, sans avoir fait appel au sentiment, ce maître de raison avait offert l’émouvant spectacle d’un noble esprit en quête de vérités.

Jamais cette impression ne fut plus forte qu’à ce cours célèbre sur Pascal, où l’amphithéâtre fut trop étroit pour contenir les auditeurs. Il y avait longtemps que M. Boutroux vénérait, dans un des sanctuaires de son esprit, l’image hautaine et humiliée de notre Pascal. Ce beau sujet l’assurait, par sa seule existence, que ses idées familières correspondaient à des réalités vivantes. Un des plus grands hommes de la science, et des moins contestés dans son génie, est en même temps un des grands hommes de la foi, que dis-je ? un mystique au sens exact de ce terme, un esprit d’une lucidité totale mis en la présence directe de Dieu. M. Boutroux, qui avait trouvé de la sympathie pour le mysticisme confus d’un Jacob Boehme, germanique mélange de luthéranisme et d’alchimie, rencontrait tout autre compagnie avec le mathématicien et le physicien qui habitèrent la même enveloppe mortelle que l’écrivain des Pensées. Il étudia Pascal dans une familiarité respectueuse, mêlée de fraternelle pitié pour ses souffrances. Il ne resta pas, comme tant d’autres, sur le seuil de son âme, et, s’il n’a sans doute point exprimé sa vie religieuse dans toute sa profondeur, il eut un juste sentiment de la qualité de cette vie. Le livre qui sortit de son cours, achevant de nettoyer ce grand portrait français des bariolages romantiques, l’a fait apparaître dans sa pure lumière et sa définitive sérénité.

La France célébrera cette année, Messieurs, le troisième centenaire de la naissance de Pascal, et ma province d’Auvergne vous conviera à cette commémoration nationale. Vous trouveriez parmi vous, pour vous y représenter, le plus brillant interprète de la pensée pascalienne ; mais votre hommage se doublera du souvenir des pages que M. Boutroux nous a laissées.

 

Il dirigea pendant une vingtaine d’années la Fondation Thiers. Un de ses prédécesseurs présentait un jour à l’abbé Duchesne deux élèves de cette maison d’étude et de loisir : « Ce sont, je le vois, dit l’abbé, deux jeûnes moines de Thélème ! » Le savant directeur goûta médiocrement cette définition ; M. Boutroux, au contraire, l’adoptait en souriant. C’est, en effet, le caractère de la demeure fondée par Mlle Dosne que les jeunes intellectuels qui l’habitent, et à qui de sérieuses études ont mérité ce bonheur, y puissent passer trois années de retraite, sans soucis matériels d’aucune sorte, à préparer leur thèse ou des travaux désintéressés. Aucun règlement ne leur impose leur besogne : « Fay ce que vouldras ! » disait déjà la règle imaginaire de la Fondation Rabelais. La Fondation Thiers n’a jamais eu à regretter la confiance accordée à ses travailleurs. Tous ont su reconnaître l’avantage sans pareil de cette libre disposition d’eux-mêmes à l’âge où s’achève leur formation. D’excellentes recherches, de très bons livres et surtout de très bons esprits sont sortis de cette Thélème laborieuse, où l’autorité garde, aujourd’hui comme hier, un caractère de paternité spirituelle, assez discrète pour être aimée.

Celle de M. Boutroux fut toute indulgente. Il s’attacha à ces intelligences de choix, vouées aux sciences, aux lettres ou à l’histoire, qui s’aiguisaient l’une l’autre dans la vie commune et entouraient la fin de sa carrière d’un rayonnement d’avenir. Il s’intéressa non seulement aux travaux, mais aux pensées et aux âmes, et ces jeunes hommes lui en surent gré. Un tel directeur était pour eux un animateur et la dignité de sa vie, maintenant déclinante, le modèle offert à leurs premiers pas. Quand il fut élu à l’Académie, il y eut à l’hôtel du rond-point Bugeaud une cérémonie de félicitations tout affectueuses, où les anciens vinrent se réunir aux nouveaux. Le pensionnaire, qui prit la parole pour ces derniers, proclama le profit qu’ils tiraient tous, non seulement des encouragements quotidiens de leur chef, mais de l’exemple même de son labeur : « Nous aimons jusqu’au voisinage de votre pensée active, recueillie. Bien des fois, quand la vie extérieure est près de nous distraire, de nous entraîner dans son tourbillon, ce nous est une vue bienfaisante que celle des deux fenêtres éclairées de votre cabinet de travail, derrière lesquelles nous devinons, à travers les rideaux, votre tête penchée et votre visage méditatif. »

 

Peu de gens ont pénétré l’intimité morale de notre philosophe. Sa débilité physique et la nature de ses études avaient chassé la gaîté de sa jeunesse. Il était grave et semblait timide. Les plus riches intellectuels gardent souvent avec la vie courante des contacts mesquins ou passionnés ; M. Boutroux n’en avait point de cette sorte. Son séjour était-le monde abstrait dont on l’arrachait avec peine. C’était pour lui l’univers réel ; l’autre lui parut toujours d’une existence moins assurée. Il lui plaisait d’être seul, et il restait de longues heures sans nul besoin d’entendre une voix, Il oubliait les détails matériels, les événements de famille, jusqu’à l’âge et au nom d’enfants qui le touchaient de près. Obligeant et ponctuel à rendre service, il fallait que le service lui fût demandé ; il ne s’en avisait pas de lui-même, étant étranger la plupart du temps à ses propres affaires. Le don de comprendre à demi-mot lui était refusé ; il fallait qu’une phrase fût précise, et bien construite, pour qu’elle forçât son attention ; et souvent, arraché à son rêve, il tombait comme étourdi, dans le tumulte et le désordre terrestres, du haut des nues où se dérobait à son entourage l’ordonnance mystérieuse de sa pensée.

Quand il avait fait l’effort de descendre jusqu’à nous, il utilisait vite et bien cette expérience. Il parcourait journaux et revues, interrogeait sur les faits politiques, et se retirait chargé d’informations, qu’il passait au crible de sa logique pour s’en servir à l’occasion. Il goûtait l’art, mais à sa façon, ne donnant à l’œuvre une réelle valeur que s’il pouvait en extraire une idée nette et l’emporter dans son univers pour la méditer et la classer. Aussi était-il sévère pour la poésie dans laquelle il ne distinguait point aisément le fond de la forme, celle qui n’est, en effet, que poésie. Il aima naturellement Sully-Prud’homme, dont il a fort bien parlé, sans pourtant préférer ses poèmes de pure philosophie. Son poète favori fut Goethe, qu’il sut par cœur et qu’il citait de mémoire dans sa conversation, dans ses cours, dans ses écrits. Il était musicien et tirait de ce don autant de souffrances que de plaisirs, car la moindre fausseté de ton était intolérable à son oreille. Une mélodie fine, un thème désolé pouvaient le ravir ou le faire pleurer.

Le père, si nous en croyons ses enfants, fut adorable. Ils venaient, tout jeunes, auprès de lui recevoir, sur toutes les matières, des leçons qui exigeaient une attention très forte, mais ne dépassaient point dix minutes. Il les faisait lire, écrire, chanter, jouer même, en anglais, en allemand et en italien. Plus tard, il résumait pour eux l’histoire en saisissants raccourcis, et, sans leur enseigner une philosophie dogmatique, les initiait à l’histoire des systèmes suivant sa grande méthode mise à la portée de leur esprit. Après ses deux filles, ce bienfait allait s’étendre à ses petits-enfants. Quant à son fils, il a mûri sous ses yeux une forte intelligence digne d’être comparée à la sienne. Ayant ouvert par ses travaux les voies les plus originales à l’histoire générale des sciences, Pierre Boutroux a quitté la vie au seuil de la renommée. Les succès qui la faisaient prévoir furent la dernière joie du père qui l’avait formé à son image.

M. Boutroux était un grand voyageur. Chaque année de sa vie est marquée d’une pérégrination en province ou à l’étranger. J’ai eu confidence du carnet continué jusqu’à la veille de sa mort, où sont notés jour par jour ses brèves indications de touriste et le nom des personnes intéressantes qu’il a rencontrées. En bon universitaire, il a fait son voyage de noces pendant les vacances, quinze jours en Provence et dans l’Italie du Nord. Puis ce sont des séjours de repos aux lacs de Suisse ou de Lombardie ; plus tard, des voyages pour l’instruction des enfants mènent toute la famille en Brisgau et en Bavière, à Venise, au Tyrol, et dans l’Engadine, puis aux châteaux de Touraine et aux plages bretonnes. Jamais un voyage n’a séparé un seul jour les époux, sauf une fois dans leur vie, pour un séjour à Vichy.

En juillet 1897, l’Association franco-écossaise invite pour la première fois le professeur à parler à Edimbourg. Mais, dès qu’il a quitté sa chaire, il est appelé sans cesse au dehors par des conférences, des congrès, des fêtes universitaires ou académiques. Toute l’Europe intellectuelle et bientôt l’Amérique veulent écouter cette parole respectée, dont les pays anglo-saxons notamment savent quels hommages elle a rendus aux principes du christianisme. Dans la seule année 1904, M. Boutroux parle à l’Université de Glascow, à l’Académie des Sciences de Berlin, à la Royal Society de Londres, pour la réunion internationale des Académies ; il reçoit le doctorat d’honneur à Oxford et séjourne à Genève, pour le congrès de philosophie. 1906 est à peine moins rempli : on le voit à Montpellier, à Londres, à Oxford, à Aberdeen et à Glascow. En 1907, il est à Glascow encore, pour les honneurs universitaires, à Cologne, pour discourir de Leibniz à Vienne pour la réunion des Académies. En 1908, un congrès philosophique le ramène dans le cher Heidelberg de sa jeunesse, et le congrès d’éducation morale, à Londres, où il se sent tout à fait chez lui, parmi des amis empressés à le fêter et la British Academy, qui vient de l’élire. Partout en mission utile, il se permet peu de voyages de pur agrément. Au printemps de 1909 cependant, il est à Rome pour son seul plaisir ; mais comme il le goûte en courant ! En huit journées, il a dû tout voir, y compris le Roi et ses confrères des Lincei. Il reviendra plus à loisir, quand il donnera en 1913 ses belles conférences du Collegio Romano.

M. Boutroux recherche le contact direct avec les esprits de tous les pays. Son premier voyage d’Amérique est de 1910. Il y est convié pour douze « lectures » à Cambridge (Harvard), et sa première visite, dès l’arrivée, est pour le professeur James, dont il aida à annexer les idées à notre domaine intellectuel. La conversation des hommes de science et sa réception à l’Université Columbia, l’intéressent beaucoup plus que les thés et les dîners de Washington et de New-York. Au congrès philosophique de Bologne, à la réunion des Académies, à la Haye, il note d’heureuses rencontres de collègues. Peu entraîné à l’étude des musées, il cherche plutôt en Hollande les souvenirs de Descartes et de Spinoza. En 1913, outre les conférences de Rome et de Milan, il en donne à l’Université de Copenhague, à l’exposition de Gand, puis aux grands centres d’enseignement d’outre-mer, Columbia, Yale, Harvard. En 1914, au mois de mai, il est invité à parler en Allemagne, à Berlin et à Iéna ; puis, comme il ajoute souvent à ces déplacements en quelque sorte professionnels une étape de sentiment, il s’accorde pour la première fois la joie du pèlerinage de Weimar. Il était temps d’aller saluer Gœthe : la guerre éclatait deux mois après.

 

Il ne fallut pas moins que l’ébranlement du monde pour arracher le philosophe aux plus chers de ses rêves. Ce que furent pour lui l’agression, le martyre du peuple belge, l’invasion dans le massacre et l’incendie, seuls le savent ceux qui vivaient alors auprès de lui. La surprise égala l’indignation. Les hommes qu’il avait fréquentés et admirés en Allemagne, ceux qu’il rencontrait avec plaisir dans les congrès et dont la sincérité scientifique semblait acquise, comment pouvaient-ils réclamer une part de complicité dans tant de crimes et mettre leur nom au bas d’un document de mensonge ? L’âme jadis si accueillante des penseurs allemands avait conçu un large idéal pour l’ensemble des hommes ; comment s’y était-il substitué une autre âme, avide et brutale, n’acceptant de devoirs que ceux qui servaient son orgueil ?

Mais bientôt cet esprit lucide s’interrogea. Nous avons dans ses articles, dans ses discours, échelonnés au long de la guerre, la trace des hésitations de sa conscience et de l’affermissement de ses conclusions. Il ne voyait plus de saut brusque dans la pensée germanique. L’Allemagne au-dessus du droit ou plutôt la domination de l’Allemagne confondue avec le droit, M. Boutroux reconnaissait cette doctrine meurtrière. Il y retrouvait des accents qui avaient frappé jadis ses oreilles d’étudiant, et s’apercevait, pour la première fois, qu’ils résonnent tout au long de la littérature philosophique elle-même. Chez les simples constructeurs de systèmes, dans la maison sereine de la science qu’il fréquenta sans défiance, il distinguait maintenant les paroles dangereuses. Elles sortaient des livres de Fichte, qui identifiait Germanisme et Providence divine et assignait à sa race le rôle d’absorber le monde ; elles couraient dans l’œuvre de Hegel, qui créait à l’État des droits omnipotents sur les volontés individuelles et mesurait la noblesse de toute politique à la force dont elle dispose pour l’imposer ; elles étaient en germe chez les plus grands, chez les plus purs, qui montraient tous une disposition évidente à rabaisser dans l’homme les puissances du cœur, à exalter uniquement l’intelligence et la volonté, et se rencontraient ici par avance avec les héros authentiques du prussianisme, Frédéric II et Bismarck. En vérité, l’Allemagne avait été « toujours la même dans son fonds, quelles que fussent les effusions superficielles de ses théologiens, de ses philosophes, de ses poètes, de ses musiciens ». Elle le resterait, annonçait M. Boutroux, même après sa défaite, dont il ne doutait pas, même après le traité final, qui ne serait pas observé. Elle garderait sa volonté d’agrandissement et d’oppression, et il n’y aurait aucune paix parmi les nations, puisque « la sincérité allemande consiste à employer, en conscience, les moyens les plus propre à tromper les autres au profit de l’Allemagne ».

Par ces paroles, et d’autres plus sévères, votre confrère soulageait son angoisse, avertissait ses compatriotes, inquiétait l’ennemi dans ses succès. Les injures personnelles qu’il recevait l’assuraient qu’il frappait juste. D’autres esprits s’égaraient en cherchant des coupables, accusaient une caste ou un empereur ; M. Boutroux n’hésitait pas sur la responsabilité d’un peuple.

À cette mission, qu’il jugeait de son ressort propre, d’autres se joignaient. Il organisa à la Fondation Thiers une ambulance modèle, dont Mme Boutroux fut l’âme agissante. Il présida le Comité franco-britannique, avec le sentiment de servir les deux pays en liant plus étroitement leurs relations intellectuelles. Il acceptait, en ce temps de voyages difficiles, d’aller parler à Besançon, à Toulouse, à Lyon, au Havre, à Nantes, et aussi à Londres, à Lausanne, à Oxford. Le thème qu’il développait le plus volontiers était celui de l’espérance. Il puisait une part de sa foi dans le réconfort qu’apportaient à ses méditations les lettres pleines d’entrain, de décision et de bonne humeur, des jeunes mobilisés de la Fondation. Ils lui écrivaient de la tranchée pour lui dire leur ardeur, de l’arrière, pour lui confier leur impatience. Aux actes de bravoure, aux belles citations, succédait trop souvent l’annonce d’une mort héroïque. Les larmes entraient dans la maison avec la gloire ; mais le pessimisme n’y pénétrait point. Là plus qu’ailleurs, on savait que le peuple qui donne à profusion de tels enfants est fait pour survivre et pour vaincre.

L’entrée en guerre de l’Amérique parut à votre confrère la récompense de tant de vertu. Il admirait depuis trois ans l’immense générosité des secours que nous apportait la grande nation fraternelle. De nouvelles violations du droit la décidèrent à offrir son sang même à la cause humaine pour laquelle les Alliés s’épuisaient. Après la victoire, M. Boutroux eût désiré d’aller remercier ses amis d’outre-mer, dont l’action personnelle avait été si persuasive Ses forces ne le lui permettaient plus. L’Angleterre et la Belgique l’entendirent une fois encore. Puis survint la grande épreuve : la compagne de sa vie lui fut enlevée, et nous comprîmes tous qu’il ne tarderait pas à la suivre.

Le travail soutint ses derniers jours. Sa vie continuait de se consumer dans le temple de la sagesse ; mais celle qui venait remplir la lampe n’était plus là. La flamme baissa lentement avant de s’éteindre, sans rien perdre de sa pureté. Aux jours prolongés de sa fin, satisfait de se voir entouré des siens, il se taisait pendant des heures dans son fauteuil de malade. Sa patience inaltérée montrait quelles ressources il trouvait en lui-même et dans la contemplation de l’infini. Le 22 novembre 1921, se brisa la frêle matière qui pesait à son âme. Il pénétra dans l’univers qu’il avait toujours pressenti. Jamais regard de métaphysicien ne fut mieux préparé à s’ouvrir sur les visions éternelles.