Discours de réception de Maxime du Camp

Le 23 décembre 1880

Maxime DU CAMP

M. Maxime Du Camp, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Saint-René Taillandier, y est venu prendre séance le jeudi 23 décembre 1880, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

« Il faut laisser trace de son passage et remplir sa mission », a dit Joubert, une des intelligences les plus exquises de notre temps. Il semblerait que M. Saint-René Taillandier ait pris cette parole pour devise, car nul autant que lui n’a laissé une meilleure trace de son passage, nul n’a rempli sa mission avec un plus parfait dévouement. Il est un exemple accompli de la probité professionnelle ; il a aimé les lettres ; pour elles et par elles il a vécu, dédaignant les choses extérieures et, depuis son adolescence jusqu’à l’heure trop tôt sonnée de sa mort, s’enfermant dans le culte exclusif des grands intérêts intellectuels qui sont la gloire de l’esprit humain. Il fut un lettré, un lettré assidu, ne se croyant jamais parvenu au terme de sa tâche, se plaisant à rechercher les matériaux des labeurs futurs, et voulant que nulle journée ne fût perdue pour l’accroissement de ses connaissances. Ce fut là entre tous son caractère distinctif et son originalité : il a travaillé sans trêve. Aux jours de mon enfance, dans ces fêtes universitaires où je n’allais, hélas ! qu’avec un désintéressement peu recommandable, je me souviens que le nom de Saint-René Taillandier était celui qui retentissait le plus souvent sous les voûtes de la vieille Sorbonne, et je sais que, lorsque la mort vint brusquement le saisir, il travaillait encore, s’efforçant d’apporter à la France quelques notions nouvelles d’histoire ou de philosophie. Il est mort debout, la plume à la main, sans s’être jamais reposé. Ceux-là sont honorables entre tous, Messieurs, qui ont à peine trouvé dans une existence entière le temps de mettre à exécution les projets qu’ils ‘avaient conçus.

Il était né vers la fin de 1817, à cette heure où la France, pleurant ses enfants comme la Niobé antique, redressait son front meurtri et tentait le noble effort de substituer le régime de la liberté politique à celui de la gloire à outrance sous lequel elle avait fléchi. Il me paraît que, tout petit encore, dès que son oreille put distinguer le sens des mots, il a grandi entre les récits de l’épopée impériale et les espérances que le nouvel état de choses faisait concevoir aux esprits éclairés ; de là sans doute s’est formée en lui cette aspiration, qui jamais ne s’est démentie, pour la grandeur de notre pays et pour la liberté ; il ne les croyait pas inconciliables, et, si l’on regarde de près dans son œuvre, on reconnaîtra que cette conviction a dominé et inspiré tous ses travaux. Les impressions de la première enfance sont très fortes, vous le savez, et ont parfois sur la destinée d’un esprit une influence décisive. Est-ce donc près de son père qu’il a conçu l’amour des lettres qui a été l’axe de sa vie et l’a maintenue dans une inflexible direction ? Peut-être, car, si l’on avait bien cherché derrière les dossiers et les grosses des procès, on aurait trouvé dans l’étude de l’avoué une lyre, — c’était le mot de l’époque, — une lyre dont les cordes un peu molles et parfois détendues rendaient un vague murmure qui n’est point parvenu jusqu’à nous. Le procureur se délassait de la procédure en chantant la Prise du Trocadéro sur le mode héroïque et en glanant quelques bouquets à Chloris dans les jachères qui végètent loin du Parnasse. C’est peu de chose, je le sais ; mais, là où les lettres sont honorées, on apprend à les respecter et on les aime. Les muses gardent un sourire indulgent pour ceux qui n’ont que de bonnes intentions ; elles les encouragent à apprendre, et je m’imagine que M. Saint-René Taillandier père, pour se reposer de ses efforts poétiques, lisait à haute voix les vers de Lamartine, et que son fils en profitait.

Lorsque la révolution de Juillet éclata, M. Saint-René Taillandier allait avoir treize ans. Amoureux de nouveautés, comme sont les enfants, le futur professeur d’éloquence à la Sorbonne a dû dresser l’oreille au chant de la Parisienne, acclamer La Fayette et s’intéresser aux émeutes qui essayaient alors, presque chaque jour, de renverser une couronne, encore mal affermie ; ce n’était sans doute pour lui qu’une sorte de distraction objective, et je me figure qu’il était entraîné par un mouvement révolutionnaire bien autrement fécond que celui qui venait de pousser vers l’exil un vieillard et un enfant, derniers débris de l’antique famille à laquelle la France doit des siècles de gloire et de prospérité.

Vous vous rappelez, Messieurs, les années qui immédiatement précédèrent et suivirent la commotion de 1830 ; il en est peu de plus illustres dans les annales du monde. Il ne s’agissait pas de politique, il ne s’agissait pas de ces bouleversements brutaux dont la responsabilité remonte à ceux qui devaient commander et à ceux qui auraient dû obéir, il ne s’agissait pas, en un mot, de choses éphémères ; il s’agissait de choses éternelles, de science, d’art, de littérature et d’histoire. Quelle, révolution que celle-là, et quelles lueurs elle a répandues sur le monde, qui en est resté éclairé pour toujours ! Dans ces heures magnifiques, notre pays a bien mérité de l’humanité, car il lui a ouvert des routes nouvelles, où elle peut se guider à l’aide du flambeau qu’il a allumé. On eût dit que les hommes engendrés aux jours de la Révolution et de l’Empire, alors qu’il fallait des porte-glaives prêts à la conquête, avaient modifié leur nature en s’épanouissant dans la paix et dans la liberté. Les forces préventives qu’ils avaient reçues pour dompter les nations, ils les employèrent à pénétrer des mystères inexplorés, à renouveler les anciens systèmes et à établir une série de principes qui ont la fermeté d’un dogme. Cuvier a reconstruit les mondes transformés par les déluges ; Geoffroy Saint-Hilaire démontre l’unité de la composition organique, prouve ce que Vicq d’Azir, Buffon, Newton, Bacon n’ont fait qu’entrevoir et arrache un cri d’enthousiasme à Goethe qui allait mourir ; Jean-Baptiste Dumas, — une de vos gloires, Messieurs, — fonde une science nouvelle et par la chimie organique recule au-delà du probable la limite des investigations et des découvertes. Champollion le jeune, — le grand Champollion, — conquiert l’Égypte ; il déchire les voiles qui enveloppaient la vieille Isis ; du premier pas, il s’élance au cœur même de l’initiation ; d’un seul geste il met à nu tous les secrets ; au lieu de cette Égypte muette que gardaient ses sphinx et qui semblait dormir sous les sables de la Libye, il arrache à la légende une Égypte réelle, documentaire, qui illumine l’histoire jusque dans ses profondeurs et lui apporte une si prodigieuse quantité d’éléments qu’elle a eu jusqu’à présent à peine le temps de les énumérer. De Chézy donne une impulsion extraordinaire à l’étude des langues oubliées, des langues hiératiques de l’Orient ; il apprend, il enseigne le sanscrit, il traduit la Délivrance de Sacountala et offre ainsi à notre littérature la clef d’un trésor encore ignoré. Notre littérature, du reste, n’avait pas besoin d’émulation ; elle inaugurait elle-même sa propre renaissance. Quelle époque ! Où donc et dans quel siècle en fut-il de plus belle ? L’écho des vers de Lamartine vibre dans toutes les mémoires ; Casimir Delavigne a chanté la résurrection de la Grèce, ce Lazare plein de grâce, embaumé dans les plus grands souvenirs qui soient et qu’à Navarin la France a tiré de son tombeau ; Victor Hugo rajeunit toute poésie, revêt sa pensée de formes impérissables et par l’altitude de son génie nous apparaît comme un Apollon vainqueur que le temps ni l’oubli ne peuvent effleurer ; De Vigny a poétisé l’histoire de Cinq-Mars, il dit les lamentations de Stello, et se prépare, en racontant les grandeurs et les servitudes militaires, à léguer aux lettres un chef-d’œuvre d’art et de vérité ; Alfred de Musset ne manie encore que la guitare joyeuse des Contes d’Espagne et d’Italie ; bientôt il va saisir le luth à jamais retentissant sur lequel il a modulé Rolla, les Nuits et la Lettre à Lamartine ; Balzac, qui s’appelait lui-même le grand vétérinaire des maux incurables, pose les premières assises de l’énorme monument qui sera la Comédie humaine ; Alexandre Dumas, — dont Michelet disait : « Ce n’est pas un homme, c’est un élément ! » — Alexandre Dumas, exubérant d’imagination, d’intelligence, crée réellement le drame moderne, invente le roman historique, verse sur toutes ses œuvres la vie dont il déborde et, entre temps, caresse la tête blonde d’un enfant qui sera son successeur, son émule et apportera à la révolution dramatique une puissance d’analyse et une hardiesse de conception inconnues jusqu’à lui. Même effort, même esprit de conquête et d’agrandissement dans les arts. Géricault est mort, il est vrai, mais voici Ingres, voici Decamps, voici Delacroix ; Rude travaille à l’un des plus grandioses monuments de la sculpture héroïque, et Pradier, qui prend Paris pour Athènes, assouplit le marbre comme un fils adoptif de Praxitèle. Ce n’est pas tout : écoutez les voix qui retentissent à la tribune parlementaire ; n’est- ce pas l’éloquence même qui parle sur les lèvres de Royer-Collard, de Thiers, de Guizot, du duc de Fitz-James, de Berryer et du duc de Broglie ?

Lorsque vers le déclin du jour un voyageur est arrivé au sommet d’une montagne, il s’arrête, se retourne et jette un regard sur le pays qu’il vient de parcourir. Les ravins qu’il a franchis, les torrents où il a mouillé ses pieds, la forêt où il a failli s’égarer, lui apparaissent alors embellis par les teintes du lointain ; tout lui semble harmonieux, et, dans les perspectives confuses, il découvre des splendeurs qu’il a peut-être côtoyées sans les apercevoir. Suis-je donc comme ce voyageur ; et, parvenu à ce point de la colline de l’existence où la route ne peut plus que descendre, est-ce que j’obéis à l’invincible attrait du passé ? Est-ce que, me rappelant le mouvement intellectuel qui s’agitait aux heures de mon enfance, je me fais illusion en m’écriant : Ah ! c’était le bon temps ? Je ne le crois pas, Messieurs, et, vous reportant par la pensée vers ces jours fertiles, vous reconnaîtrez avec moi que cette époque fut exceptionnellement belle et pleine d’espérances qui n’ont point été déçues.

C’est au milieu de cette explosion de la pensée française que grandissait M. Saint-René Taillandier, attentif, recueilli, déjà sérieux, étonnant par la persistance de ses succès les professeurs du collège Charlemagne, et terminant ses études scolaires en remportant le grand prix d’honneur au concours général. Les années du premier apprentissage sont terminées ; il semble que l’École normale attend cet adolescent tout chargé de palmes universitaires ; il s’en détourne cependant, et l’on croirait que, sur le seuil, de la vie, il refuse d’obéir à la vocation qui bientôt le sollicitera irrésistiblement. Pourquoi n’a-t-il pas fait son stage dans cette retraite favorable aux lettres, qui a donné tant d’hommes illustres à la France ? Je ne sais que répondre, et je ne serais pas surpris que la volonté paternelle ait pesé, plus que de raison, sur ce fils respectueux jusqu’à faire l’abandon de ses plus chers désirs. Il y avait une tradition à continuer, un dépôt à recevoir, et M. Saint-René Taillandier fit son droit. L’étude des biens paraphernaux et des contrats pignoratifs ne l’absorbait pas au point de l’empêcher de marcher dans sa voie de prédilection, car, dès qu’il a obtenu son diplôme de licencié en droit, il est reçu licencié ès lettres ; bien plus, lorsque l’heure est venue pour lui de s’asseoir près de son père et de libeller les papiers timbrés, il combat pour le salut de sa destinée et publie hardiment un poème de huit mille vers. Cette fois la Basoche fut vaincue ; elle recula d’horreur et lui rendit la liberté.

Ce poème, Béatrix, porte sa date ; il est de 1840 ; M. Saint René Taillandier allait avoir vingt-trois ans. C’est l’aspiration d’une âme croyante qui se cherche encore, et qui ne tardera pas à se trouver tout entière dans le culte de l’éternelle vérité ; c’est l’écho d’Ahasvérus, c’est la paraphrase un peu vague du cri d’Alfred de Musset :

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

On dirait une image entrevue dans les brumes du matin de la vie, heure fugitive et charmante pendant laquelle on rêve l’union des âmes, le platonisme transcendant et le sacrifice de soi-même ; je plains ceux qui n’ont pas traversé ces illusions idéales que la brutalité de l’existence se hâte de dissiper ! Dans ce poème, dans la préface qui le précède, je trouve déjà M. Saint-René Taillandier semblable à lui-même, calme, maître de lui, respectueux des traditions respectables et n’écrivant jamais rien dont plus tard il pourrait se repentir. Tous nous n’avons pas été ainsi aux jours des premiers emportements de la jeunesse, et j’en pourrais citer un qui, depuis longtemps, a fait son acte de contrition et auquel vous avez prouvé, Messieurs, que vous pratiquez sans effort l’oubli des injures.

Pour savoir résister aux ardeurs de la virilité qui s’affirme, il faut avoir la double vertu du caractère et du talent fortifiés par l’étude et mûris par la méditation. Cette double vertu, M. Saint-René Taillandier la possédait à un degré éminent, et c’est là un fait digne de remarque dans le monde des arts et des lettres, monde impressionnable et nerveux où ne manquent pas les Sicambres adoucis qui brûlent ce qu’ils ont adoré et adorent ce qu’ils ont brûlé. Demander à un homme de ne jamais changer, de se montrer dans l’âge mûr ce qu’il était au sortir de l’adolescence, c’est lui imposer de renoncer aux bénéfices du raisonnement et de l’expérience ; tout ce que l’on peut exiger de lui, c’est que l’intérêt personnel n’ait jamais part aux modifications qu’il subit. Ces modifications sont parfois profondes ; chez M. Saint-René Taillandier, elles sont si légères que l’on a quelque peine à les apercevoir ; ses derniers travaux semblent être la continuation de ses premiers essais. On serait tenté de croire que, lorsqu’il se décida à acquérir « la gloire orageuse des lettres » comme dit Bernardin de Saint-Pierre, il avait une vision de l’avenir et qu’au milieu des bouleversements politiques dont sa vie devait être le témoin, il avait choisi avec discernement la route qui conduit à la célébrité et à la considération. Il n’en dévia pas. À quelque distance qu’il fût de son point de départ, il put voir le chemin parcouru, car la ligne fut toujours droite ; il y marcha avec la sécurité d’un homme qui, connaissant le but, ne le perd jamais des yeux. Aux derniers jours de sa vie, il put relire les œuvres de sa jeunesse et ne point les désapprouver. Heureux ceux qui sont nés sages, que leurs passions n’ont jamais égarés, et que leur équilibre naturel écarte de toute erreur ! Edgar Quinet lui dit un jour : « Nous avons conquis le champ de la science du bien et du mal, il faut choisir ! » M. Saint-René Taillandier n’eut point à hésiter ; il choisit le champ du bien, et, jusqu’à l’heure suprême, il le cultiva.

Semblable au pèlerin qui, à l’heure du départ, rejette tout bagage inutile, afin d’avoir le pas plus léger, M. Saint-René Taillandier paraît n’avoir composé son poème de Béatrix que pour se débarrasser des rêveries dont sa jeune imagination était troublée. Résolu dès sa sortie du collège à pénétrer les secrets de l’histoire, il comprit que ses instruments d’investigation ne seraient jamais assez nombreux, jamais assez précis, et, pour mieux compléter son instruction déjà fort étendue, il se dirigea vers l’Allemagne. Il s’arrêta sur les bords du Neckar, à l’Université de Heidelberg ; il a exprimé d’un mot la sensation qu’il y éprouva : « On eût dit un couvent de Bénédictins au milieu de la plus riante nature. » Couvent un peu bruyant parfois, Bénédictins qui ne haïssent pas les coups de rapière et ne dédaignent pas de choquer leurs verres en l’honneur du roi Gambrinus, mais néanmoins séjour de travail et de recherches, où M. Saint- René Taillandier trouva la studieuse hospitalité qu’il cherchait. Il était là rêvant, travaillant, contemplant avec amertume le château dont les ordres de Louvois ont fait une ruine, regardant avec un sourire la fenêtre par où la princesse Palatine, mère du Régent, sautait pour devenir un homme, comme cette Marie Germain dont Montaigne a parlé, se mêlant aux fêtes des étudiants, fouillant les bibliothèques, s’asseyant parfois sous les châtaigniers du Heiligenberg pour causer d’art et de philosophie avec ses amis Édouard Laboulaye et Alexandre Thomas, et s’occupant si peu de politique qu’il semblait avoir oublié l’existence des gouvernements européens. Aussi fut-il très surpris lorsque, quelques années plus tard, il découvrit dans les mémoires du vieux Kreutzer que lui, Saint-René Taillandier, et ses deux amis étaient trois agents secrets envoyés par M. Thiers afin de préparer — tout-simplement — la conquête de l’Allemagne. Pour un peu le bon Kreutzer se vanterait d’avoir déjoué le complot. M. Saint-René Taillandier s’étonna et protesta : à quoi bon ? Une telle billevesée méritait à peine un sourire. Dans son zèle ultrapatriotique, Kreutzer oubliait que la France avait été son meilleur allié, et que son livre de la Symbolique dont les hypothèses se sont singulièrement affaissées devant les progrès de la science philologique, aurait fait médiocre figure en Europe, s’il n’avait été traduit et clarifié par deux savants français, MM. Guignant et Alfred Maury.

Ce fut au retour de son voyage en Allemagne que M. Saint-René Taillandier entra dans la carrière que ses succès scolaires et son goût dominant devaient lui ouvrir tôt ou tard. Il fut appelé à la Faculté de Strasbourg pour suppléer François Génin dans la chaire de littérature française. Le jeune professeur, — il avait alors vingt-quatre ans, — se trouvait là dans un milieu qui semblait fait pour lui ; notre vieille, notre glorieuse littérature dont les maîtres ont été vos prédécesseurs, Messieurs, ne lui avait dérobé aucun de ses secrets ; l’étude des lettres étrangères auxquelles il se complut toujours, lui fournissait des points de comparaison qu’il sut faire valoir avec la sage ingéniosité qui lui était propre, et il développa dans son cours un tel talent d’exposition, une si vive perspicacité d’analyse que l’on put, dès lors, prévoir la fortune littéraire qui lui était réservée.

L’Université, dont il semble avoir symbolisé l’esprit de recherche, venait de le convier à ce grand banquet des intelligences où se sont assis les hommes les plus considérables de notre pays ; il lui resta fidèle ; et son ambition de bon aloi, son ambition désintéressée, si j’ose parler ainsi, lui montra la plus haute récompense dans l’accomplissement régulier de sa mission. En est-il de plus élevée que celle du professeur de l’enseignement supérieur ? Féconder les intelligences à cette heure parfois pleine de périls où l’enfant n’est plus et où l’homme n’est pas encore, redresser les idées fausses qui semblent être le fruit naturel de l’adolescence, jeter à pleines mains dans les jeunes cerveaux la semence des fortes vertus que l’expérience de la vie fera germer, prémunir les cœurs contre les doctrines décevantes, leur apprendre à aimer la vérité, l’honneur et la patrie, c’est là, Messieurs, la plus noble des taches, et M. Saint-René Taillandier n’y faillit jamais. Cette œuvre poursuivie à travers tant de vicissitudes est une des gloires de la France. M. Saint-René Taillandier peut en revendiquer sa part ; et il n’est pas le seul ; jetez les yeux autour de vous, Messieurs, vous reconnaîtrez ses compagnons de travail ; j’allais dire ses compagnons d’armes, car ils ont, comme lui, combattu le bon combat, contre l’erreur et pour la vérité.

À Strasbourg, à Montpellier, où son souvenir n’est pas près de s’éteindre, à Paris, où il succéda à Saint-Marc Girardin, je trouve M. Saint-René Taillandier toujours animé d’un bon vouloir que rien n’affaiblit. Peut-être sa modestie, qui fut sincère, lui donna-t-elle quelque émotion lors qu’il monta pour la première fois dans une de ces chaires célèbres où avait retenti la voix des Villemain, des Cousin, des Guizot ; mais il a dû se rassurer en constatant que la somme des connaissances distribuées au Collège de France et en Sorbonne est énorme. On a pu, grâce à certains talents exceptionnels, y développer plus d’éloquence et y faire des leçons qui étaient des modèles de beau langage ; mais en aucun temps l’enseignement n’a été plus fertile, car chaque jour il est fécondé par des découvertes nouvelles ; en cela comme en toutes choses, la loi du progrès est absolue, et il faut se rappeler ce que disait Burton : « Les anciens étaient des gens de science et de philosophie ; soit, je veux l’admettre ; mais, à l’avantage des modernes, je dirai avec Didacius Stella : Un nain sur les épaules d’un géant voit plus loin que le géant lui-même. » Ce mot est strictement vrai ; le professeur a aujourd’hui sur ses prédécesseurs une indiscutable supériorité, car il a fouillé dans le trésor qu’ils ont accumulé.

Le professorat et les longues études qu’il exige n’étaient point pour satisfaire complètement l’activité intellectuelle de M. Saint-René Taillandier ; l’amour du travail le dévorait. C’est là le propre des hommes d’élite ; tout ce qui n’est point labeur excessif leur paraît oisiveté ; dans leur besoin de tout connaître, ils ne se contentent jamais du savoir acquis ; comme Goethe mourant, ils diraient volontiers : De la lumière, de la lumière, encore plus de lumière ! Lorsque la mort vient les saisir, est-ce la vie qu’ils regrettent ? Non pas ; ils regrettent d’abandonner la moisson commencée et de n’avoir pu détacher tout le fruit de l’arbre de la science.

C’est ainsi que le jeune poète, devenu professeur, voulut élargir le cercle du public auquel il s’adressait ; sans négliger les auditeurs qui se pressaient autour de sa chaire, il rechercha les auditeurs multiples et inconnus avec lesquels on ne peut entrer en communication que par la parole écrite, et il parut à la vaste tribune du haut de laquelle l’esprit français se fait écouter des deux hémisphères. Il avait vingt-cinq ans à peine lorsqu’il débuta dans cette Revue célèbre qui, si souvent, Messieurs, a été le salon d’attente de votre compagnie. Il en fut un des plus sérieux, un des plus assidus collaborateurs. Lorsque l’on parcourt la liste des travaux qu’il y a donnés, on reste surpris de la diversité de ses connaissances, et l’on comprend que le fondateur de la Revue des Deux Mondes n’ait rien négligé pour attacher à la fortune de son entreprise un coopérateur si particulièrement utile.

Entre M. Bulot et M. Saint-René Taillandier, il y eut commerce d’amitié et affection réciproque. Malgré une certaine rudesse native, que le contact permanent de l’amour-propre littéraire n’était pas fait pour adoucir, Buloz gardait un cœur plein de qualités excellentes et il était dévoué à ceux qui se dévouaient à sa Revue. De cette Revue, il avait fait son œuvre et sa chose ; rien ne passait avant elle dans ses préoccupations. Depuis cinquante ans qu’elle existe, elle est devenue pour les idées françaises un organe d’expansion d’une incomparable puissance ; on peut dire qu’elle a accueilli, sans distinction d’opinions, tous les talents dont s’honore la France lettrée ; elle leur a prêté l’appui de sa publicité sans pareille, et, par ce seul fait, elle a protégé les lettres plus que bien des gouvernements.

C’est bien réellement une tribune chacun a pu y venir parler à son tour, pourvu que la voix fût autorisée et que les doctrines ne fussent point contraires aux principes qui régissent les sociétés civilisées. La large initiative laissée aux auteurs n’empêchait cependant pas des heurts fréquents entre le directeur de la Revue et les écrivains qui parfois confondaient leur désir d’avoir du talent avec le talent même. Dans ce cas-là, Buloz était inflexible ; et souvent on l’accusait d’aveuglement lorsqu’il n’avait prouvé que de la clairvoyance. Un jour un auteur, à la suite d’une contestation un peu vive avec Buloz, s’en alla tout chaud de mauvaise humeur et de ressentiment, trouver un éditeur célèbre. De prime-saut il lui dit : Pourquoi ne fonderiez-vous pas une Revue pour faire concurrence à la Revue des Deux Mondes ? Dans votre clientèle d’auteurs, vous avez des romanciers, des historiens, des poètes, des philosophes, des voyageurs, des économistes ; c’est là un corps d’armée sérieux, fait pour engager la bataille et remporter la victoire. — L’éditeur écoutait son interlocuteur qui continuait et disait : — Le difficile et l’important sera de trouver un bon directeur ; il faudrait découvrir un homme inaccessible à tout autre intérêt que celui de la Revue, qui saurait résister aux sollicitations et ne tenir aucun compte des vanités personnelles, qui aurait assez d’intelligence pour provoquer des travaux, signaler les omissions, rectifier les erreurs, qui, en un mot, serait l’âme et la force de son recueil. — L’écrivain avait parlé avec conviction. L’éditeur, qui est un homme d’esprit, se mit à rire et répondit. Je ne connais qu’un seul homme qui possède tant de qualités, c’est Buloz. — Le projet en resta là, et la Revue rivale fut enterrée avant d’avoir vu le jour.

Lorsque M. Buloz dit adieu à la vie, ce fut M. Saint-René Taillandier qui porta la parole sur sa tombe ; c’était justice ; car nul plus que lui n’avait concouru au succès de la Revue dont le fondateur venait de s’éteindre. Dès ses débuts, il y avait apporté un esprit de maturité qui dépassait son âge. « Qui veut trop savoir vieillit vite », dit un proverbe russe que M. Saint-René Taillandier semble justifier, car son intelligence, habituée à fouiller les choses de l’histoire, n’eut aucun écart de jeunesse ; elle ne fut jeune que par l’ardeur, la persévérance et l’aspiration vers un but élevé. Plus que toute autre branche des connaissances humaines, l’histoire le sollicitait et le poussait vers l’étude des documents écrits dans les langues étrangères. N’allez pas croire d’après cela, Messieurs, que M. Saint-René Taillandier fût un simple traducteur, se contentant de transcrire en français les livres que l’Angleterre, la Bohême, l’Allemagne, la Hongrie publiaient sur leurs origines ; nullement. Le livre d’autrui n’est jamais pour lui qu’un élément autour duquel il groupe le résultat de ses recherches ; c’est le noyau d’une cristallisation dont il fournit toute la matière.

Il est passé maître en cet art ; il lui suffit d’avoir un document sur une époque déterminée, pour ressusciter cette époque entière. Il comble les lacunes, il évoque les morts ensevelis sous la poussière des parchemins, il rattache les fils brisés de la trame historique, il verse toute lumière sur les points obscurs, et, là où l’on n’apercevait que le brouillard des traditions et la confusion des légendes, il découvre l’histoire étincelante de clarté, comme un diamant dégagé de sa gangue. C’est à ces reconstitutions qu’il excelle et qu’il se plaît. Il semble avoir créé une science nouvelle que l’on pourrait appeler la paléontologie historique.

Ce n’est pas seulement sur les faits passés que s’exerce sa sagacité ; les faits contemporains n’échappent point à sa vigilance ; il regarde le travail des peuples voisins, il surveille l’éclosion de leurs idées, il signale leurs ambitions, il s’inquiète de leurs doctrines et des conséquences qu’elles peuvent avoir. Il applique aux polémiques quotidiennes, aux aveux échappés dans l’improvisation parlementaire, le sûr diagnostic d’un homme rompu aux secrets de l’histoire, et il reconnaît les tendances secrètes dont notre pays aura peut-être à souffrir un jour. Malgré la paix dont le désir est dans nos cœurs, malgré les illusions que nous nous faisons sur nous-mêmes, il n’hésite jamais à pousser un cri d’alarme, dès que l’apparence d’un danger se dessine à l’horizon de nos frontières. Comme un bon soldat placé en sentinelle dans l’échauguette, il crie : Prenez garde à vous ! Les hommes politiques se retournent à sa voix et se rendorment de leur sommeil plein de songes agréables. Si on leur demande : Qui donc a crié ? Ils répondent : C’est un écrivain qui rêve. — Non ; c’est un historien qui voit, qui vous avertit, et que vous regretterez amèrement plus tard de n’avoir pas écouté. M. Saint-René Taillandier a lui-même défini le devoir patriotique qu’il s’était imposé, lorsqu’il a dit : « Aux heures claires, l’observateur est une vigie ; aux heures sombres, il est le gardien du phare. Son rôle est d’annoncer ce qui paraît ou de fournir les signaux qui préservent de l’écueil. À d’autres de mettre ses renseignements à profit et de sauver la chose publique. » Les historiens sont de bons prophètes, car la perspicacité n’est le plus souvent que le résultat de l’expérience développée par l’étude.

La multiplicité de ses aptitudes, la curiosité qui l’aiguillonne, lui font franchir les limites du champ de l’histoire ; il se souvient qu’aux jours de la jeunesse, il a écrit le poème de Béatrix ; toute poésie le met en éveil, car, dans bien des cas, elle lui apparaît comme la fleur de l’histoire ; il écoute, il recueille les accents de la muse étrangère. La Poésie n’a pas de patrie ; elle aussi, elle peut se dire universelle ; il le sait, et il s’en va prêtant l’oreille aux chants qui viennent du Caucase, aux mélodies qui résonnent dans la Pulzta, près des Carpathes, sur les bords du Danube ; il tressaille aux strophes de Lermontoff et de Pétœfi Sandor ; comme un écho fidèle, il répète ces voix harmonieuses et nous apprend à les aimer. Les deux poètes auxquels il accorde les lettres de naturalisation française, étaient dignes de cet honneur. L’un et l’autre, semblables à Folker, — le barde à l’archet de fer, — dont parle le poème des Niebelungen, ils portèrent l’épée et la manièrent avec vigueur. Comme lui aussi, ils devaient périr de mort violente.

Ce n’est pas seulement la destinée tragique de ces jeunes hommes qui sollicite l’attention de M. Saint-René Taillandier, ce n’est pas seulement la saveur étrange qui se dégage de leurs poésies, comme le parfum vierge des plantes épanouies sur les sommets ; non, quelque chose de plus élevé l’attire et captive son intérêt. Dans les chants de Lermontoff, dans ceux de Pétœfi Sandor passe un souffle de liberté qui vibre d’une façon en quelque sorte inconsciente, ainsi que vibre la corde éolienne sous l’action de la brise. À cette voix M. Saint-René Taillandier s’émeut ; car, lui aussi, il aime la liberté d’un amour constant que rien n’ébranla, et qui lui apprend à haïr l’injustice et à détester l’iniquité. Comme les cœurs élevés, il l’aime pour elle-même, sans jamais rien lui demander.

« Ceux qui, dans la liberté, recherchent autre chose que la liberté sont faits pour servir », a dit Joubert, que je cite encore, car le recueil de ses pensées est une mine abondante et délicate où l’on peut puiser sans jamais l’appauvrir. La liberté telle que la concevait M. Saint-René Taillandier, telle que la conçoivent les âmes désintéressées, n’est pas l’apanage d’un homme ou d’une faction, elle est le droit de tous ; elle respecte les actes émanés de la conscience, elle laisse chacun prier Dieu à sa guise, elle n’intervient pas dans la famille, et, sous prétexte de protéger une dès manifestations de la pensée humaine, elle ne persécute pas les autres. Volontiers il eût dit : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer à son gré toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe et la loi pour sauvegarde. » Messieurs, cette définition a été donnée par Saint-Just ; aujourd’hui elle paraît oubliée.

La destinée des hommes de bonne foi, comme fut M. Saint-René Taillandier, est singulière. Dans les temps de brutalité, lorsque, sous prétexte d’appliquer des théories nouvelles, on jette au néant toutes les traditions ; lorsque la volonté confuse de quelques ambitieux se substitue à l’action des lois, ces hommes, au nom de la liberté outragée, invoquent la modération, prêchent la concorde et flétrissent le crime. Lorsque la violence a naturellement engendré le despotisme qui supprime tous les droits et accapare tous les pouvoirs, ces mêmes hommes ne se lassent pas de réclamer la liberté. La révolution les appelle réactionnaires, la réaction les traite de révolutionnaires ; nous l’avons déjà vu, nous le verrons encore ; je crois qu’ils sont simplement dans la vérité qui, en politique, ne peut, ne doit être qu’une moyenne. « La seule loi absolue de la politique, a dit M. Saint-René Taillandier lui-même, est qu’il n’y a pas de loi absolue en politique. »

La liberté qui est vaine et stérile, si on ne l’affermit par le respect de la légalité, est un guide sûr pour M. Saint-René Taillandier ; elle lui montre les œuvres à entreprendre et d’où notre pays pourra tirer des enseignements profitables. Il lui doit son maître-livre qu’il a modestement intitulé : le roi Léopold et la reine Victoria, et qui est, en réalité, le récit de cinquante années de l’histoire contemporaine, récit parfois émouvant, toujours curieux, dévoilant des épisodes mal connus, et expliquant plus d’un évènement dont les causes étaient restées ignorées. Ce livre, que vous avez tous lu, Messieurs, est en quelque sorte le manuel des hommes politiques ; on pourrait l’appeler les confessions du gouvernement parlementaire.

Il a été composé à l’aide des notes recueillies par un homme que sa condition ne paraissait pas désigner pour léguer de tels éléments à l’histoire ; mais le confident n’est pas seulement une fiction théâtrale destinée à faciliter les tirades des héros de la tragédie classique ; c’est un personnage réel et indispensable. Les souverains, gardés loin de tout contact par leur grandeur même, n’en sont pas moins des êtres humains pour lesquels l’expansion devient parfois un besoin impérieux ; dans leurs entours, ils font souvent choix d’un homme devant lequel ils peuvent penser tout haut et parler sans contrainte : — « Je te nomme mon ami intime », dit le prince à Marinoni dans le Fantasio d’Alfred de Musset. Pour Frédéric-Guillaume c’est Bunsen, dont M. Saint-René Taillandier nous fait connaître la correspondance ; pour le roi Léopold, pour la reine Victoria, pour le prince Albert, c’est un simple médecin, le docteur Stockmar qui semble avoir été l’âme des deux monarchies constitutionnelles où l’Angleterre et la Belgique ont trouvé une sécurité enviable et de glorieuses destinées. Ce confident des rois a fait ses confidences à son tour. L’histoire s’en est emparée c’est un fil de plus dans son labyrinthe et qui permet souvent de pénétrer jusqu’au sanctuaire obscur où se cache la vérité.

Il est difficile de ne pas aimer ce livre qui raconte les évolutions toujours légales à l’aide desquelles la vieille Angleterre a jusqu’à présent évité les révolutions, malgré les compétitions qui l’agitent, malgré les passions perverses qui ne lui sont pas plus épargnées qu’à tout autre peuple. De la série d’évènements que déroule M. Saint-René Taillandier, il ressort que c’est la hiérarchie sociale, qui, formant une suite d’habiles contrepoids, permet à l’Angleterre d’être la nation la plus libre du monde et de ne jamais commettre une seule faute contre la légalité. En effet, la hiérarchie est aux peuples ce que le lest est aux navires ; elle les tient en équilibre et les aide à traverser les tempêtes.

En racontant au jour le jour, les incidents de la vie politique à laquelle il est initié, en expliquant le mécanisme de la constitution anglaise « qui, selon l’expression de M. Saint-René Taillandier, est sortie, non pas du cerveau d’un homme, mais de l’expérience des générations, vrai capital d’idées et de principes accumulé par un labeur séculaire », le docteur Stockmar ne se doute pas qu’il devient un professeur de droit constitutionnel ; non pas un professeur dogmatique, élucidant des doctrines abstraites et essayant d’en déterminer l’application ; mais un professeur pratique rassemblant les observations de sa longue existence pour en tirer une souple théorie, qui est la théorie du salut des gouvernements et des peuples. Ce sont là de précieuses leçons que M. Saint-René Taillandier sait faire valoir ; à l’ardeur avec laquelle il les commente on voit qu’il souhaite qu’elles soient comprises par notre pays.

Ce fut son dernier livre ; on dirait qu’avant de s’envoler vers les régions supérieures, son âme ait voulu laisser entrevoir tout ce qu’elle contenait de respect pour la justice et d’amour pour la vérité. Jamais son impartialité ne fut plus haute, sa sérénité plus parfaite que dans cet ouvrage qui restera la pierre fondamentale de sa réputation. C’est le reflet d’une haute intelligence pour laquelle le culte du bien est la loi suprême. N’aurait-il écrit que ce livre, M. Saint-René Taillandier mérite d’être compté au nombre des historiens moralistes dont la trace ne sera point effacée.

On sent que, s’il aime les luttes où la politique engage les grands esprits, c’est d’une façon platonique et qu’il n’eût point voulu y être activement mêlé. Son ambition est plus humble ou plus élevée : il écrit l’histoire, il ne la fait pas. Il ne regarde pas vers le nuage pour savoir d’où vient le vent ; il regarde l’astre, pour voir d’où vient la lumière. Il laisse la célébrité s’emparer de lui et dédaigne les moyens discutables par lesquels tant de gens éphémères ont momentanément forcé les portes de la renommée. Il se contente d’avoir du talent, d’apporter à ses travaux une probité de premier titre et de ne jamais se laisser détourner de son devoir par quelque considération que ce soit : comme un sage, comme un savant, il vit dans la retraite, et s’y plaît entouré d’une irréprochable famille ; on dirait qu’il s’est inspiré du mot de Saint-Martin : « Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit. »

On a dit de M. Saint-René Taillandier qu’il avait été heureux : le mot est vrai et porte juste. Oui, il a été heureux ; mais il l’a été, parce qu’il a borné ses désirs au développement et à l’emploi de ses aptitudes ; ceux qui n’essayent point d’escalader les cimes ne connaissent pas les chutes, et le bonheur, lui aussi, n’est peut-être qu’une moyenne. La vie paisible du travailleur a des joies profondes dont la source ne tarit jamais ; ces joies, M. Saint-René Taillandier les a connues, les a appréciées plus que nul autre, et elles ont suffi à son âme bien pondérée.

Dans le sablier de son existence, il y eut pourtant un caillou noir. Cet homme doux, mesuré dans sa parole et respectueux de toute convenance, eut à subir une avanie, comme tant d’autres professeurs illustres. Il suffit parfois de quelques perturbateurs étrangers au travail pour mettre en rumeur les salles de la Sorbonne, et pour faire calomnier la studieuse jeunesse qui s’y presse, afin d’entendre les voix de la science, de la philosophie et de l’histoire. Titulaire de la chaire d’éloquence française, M. Saint-René Taillandier, suivant l’ordre chronologique de son cours, en était arrivé à retracer les luttes de la Gironde et de la Montagne. Il paraît qu’on ne le trouva pas assez déférent pour la Terreur, dont Babeuf, — Caïus Gracchus Babeuf, — a dit : « C’est un gouvernement de sang que l’on voudrait effacer de l’histoire. » Ses paroles, écoutées par un auditoire attentif, n’appelèrent aucune protestation immédiate ; mais une manifestation fut préparée en dehors des jeunes gens qui fréquentent la Sorbonne, et il fut résolu que l’on donnerait une leçon au professeur : on la lui donna. Lorsqu’il reparut dans sa chaire, il fut accueilli par les cris de : Vive Robespierre ! Vive Marat ! Le tumulte fut tel que le professeur dut renoncer à se faire entendre. La politique peut avoir des défaillances ; l’histoire n’en a pas. Quelques feuilles publiques, qui n’ont pour principe et pour doctrine que la révolte quand même, eurent un bruissement de colère. En fut-il étonné ? non pas. Il avait l’âme bien trempée et ne se souciait guère des clameurs qui, sur certaines lèvres, deviennent naturellement des injures. Il savait en outre que les factions envieuses aboutissent nécessairement à l’extrême, et il put se consoler en se rappelant ce que M. Guizot écrivait au fils qui lui fut prématurément enlevé : « Quiconque a fait un peu de bien en ce monde encourt beaucoup de haines et suscite beaucoup de mensonges. » De plus, il était convaincu qu’il y a des insultes qui équivalent aux approbations les plus enviables. — Qu’avait-il donc fait pour ameuter tant de fureurs ? Il avait développé l’opinion que M. Louis Blanc a exprimée, lorsqu’il a dit : « Non seulement il est faux que la Terreur ait sauvé la France, mais on peut affirmer qu’elle éreinta la Révolution. »

À certaines époques, il est imprudent d’aimer la vérité et il est parfois périlleux de la dire. Cela ne doit pas arrêter l’historien. « La violence n’a qu’un cours borné, a dit Pascal, au lieu que la vérité subsiste éternellement ! » M. Saint-René Taillandier le savait bien, lui qui a écrit : « Dès que la passion s’est emparée de la foule, qu’importe la vérité ? » Si la vérité importe peu à la foule, elle importe à l’histoire qui, sous peine de déchéance, ne doit jamais la taire. Au-dessus des polémiques éphémères, au-dessus de l’esprit de parti, des rancunes, des effrois, des intérêts, des erreurs politiques, supérieure à ces choses transitoires et ne se voilant jamais, on doit toujours voir la sincérité historique. Où en serions-nous, Messieurs, où en serait l’indépendance de la probité humaine-, si la Terreur, si la loi de prairial ne pouvaient être flétris, comme de douloureuses, comme de criminelles exceptions ? Ni les injures, ni les calomnies, ni les persécutions même ne peuvent contraindre un esprit droit à réhabiliter des forfaits : « Tu peux lier mon corps et torturer ma chair, disait un mollah au khalife Hââkem qui se croyait Dieu ; tu ne m’empêcheras pas de penser que tu n’es qu’un chien ! »

À ceux qui le vilipendaient, M. Saint-René Taillandier crut devoir répondre et répondit. Il a intitulé sa réponse : les Renégats de 89 ; à mon sens, il aurait dû dire : les renégats de la liberté. Les hommes de 89ont proclamé la liberté, les hommes de 93 l’ont étouffée ; les uns ont fait luire un flambeau, les autres ont brandi une torche ; il ne faut pas s’y méprendre. Rappelez-vous la parole de Baudot : « Nous avons allumé un phare dans la Constituante ; nous l’avons éteint pendant la Législative ; lors de la Convention, la nuit s’est faite, et nous avons tout tué, amis et ennemis ! » En présence du tumulte qu’il avait soulevé, M. Saint-René Taillandier maintint son opinion ; aux gens timorés qui lui reprochèrent d’avoir abordé des questions redoutables, il répondit qu’il est toujours opportun de dire la vérité, à tout risque, à tout péril et il eut raison.

Cet incident, que M. Saint-René Taillandier ne sut pas dédaigner autant qu’il aurait convenu, fut un des derniers de son existence. Lorsque nous pouvions croire que de longs jours lui étaient encore réservés, lorsque son intelligence plus ouverte que jamais nous promettait des travaux utiles, lorsque sa famille groupée autour de lui jouissait de la mansuétude de son caractère et de la vivacité de sa tendresse, la mort le saisit à l’improviste, matériellement du moins ; car, moralement, il était toujours prêt à paraître devant le père qui est aux cieux. Comme ceux dont la vie impeccable n’a été qu’un constant labeur, qui, selon le mot de Michelet, ont souvent traversé la mort dans l’histoire, il croyait. Lorsque, par l’étude, on a touché le résidu même des évènements, lorsque l’on a compris la faiblesse des choses humaines, le néant de nos efforts et la déception de nos espérances, c’est un impérieux besoin de regarder au delà, de s’appuyer sur une force rémunératrice, d’avoir foi dans les destinées de l’âme immortelle et de penser, avec l’Ecclésiaste, que, si la poudre retourne à la poudre, l’esprit remonte à Dieu qui l’a donné. Cette croyance était fervente dans le cœur de M. Saint-René Taillandier ; il adorait le Dieu qu’ont adoré Champollion, Cuvier, Chateaubriand et tant d’autres esprits supérieurs, — d’esprits forts, — qui sont la gloire même de l’humanité.

Telle a été dans son ensemble, Messieurs, cette vie trop courte que l’on peut proposer comme modèle à ceux qui rêvent les joies du travail et la satisfaction des succès littéraires. Vous avez regretté M. Saint-René Taillandier et vous le regretterez longtemps encore, car vous aviez apprécié la rectitude de son jugement, son savoir approfondi, l’aménité de ses relations et la sûreté de son commerce. Ce sont là des qualités rares et qu’il était impossible de ne pas aimer en lui. Lorsque vos suffrages m’ont accordé la plus haute récompense à laquelle puisse prétendre un écrivain, ce n’est pas sans trouble que je me suis vu appelé, par votre bienveillance, au périlleux honneur de lui succéder. J’aurais voulu pouvoir m’appliquer la vieille citation : Uno avulso non deficit alter ; mais c’eût été faire acte d’outrecuidance, car, si vous avez pu donner sa place, je sais mieux que personne, Messieurs, que vous ne l’avez pas remplacé.