Réception de Marcel Pagnol
M. Marcel Pagnol, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Maurice Donnay, y est venu prendre séance le jeudi 27 mars 1947 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Le règlement, et surtout la reconnaissance m’imposent de commencer ce discours par un profond et sincère remerciement ; mais ma présence parmi vous me paraît si insolite que je vous dois une explication : non pas de votre choix dont vous êtes seuls maîtres, mais des circonstances qui m’ont amené à solliciter vos suffrages.
Certes, je ne vous dirai pas mon grand étonnement de m’entendre parler sous cette Coupole, je ne feindrai pas la surprise, je ne dirai pas « comment est-il possible que vous ayez pensé à moi ? » Je sais bien que j’y ai pensé le premier, et je me souviens d’avoir écrit, à l’adresse de Monsieur le Secrétaire perpétuel, une lettre fort explicite, par laquelle je me proposais délibérément à votre choix. C’est cette décision, au moins prématurée, que je vous demande la permission de justifier.
Nous étions au lendemain de la capitulation de l’Allemagne, c’est-à-dire à la fin de nos véritables malheurs.
Pendant les cinq années que dura la guerre, l’Académie avait décidé de ne point réparer ses pertes ; parce qu’elle craignait l’ingérence des puissants du jour, elle refusa de faire un choix qui n’eût pas été entièrement libre.
Cependant, la Providence ne voulut point lui tenir compte de la dignité de cette attitude ; en cinq ans, quinze membres de la Compagnie partirent pour un monde que l’on dit meilleur, mais qui, à cette époque, ne pouvait être pire.
Lorsque Monsieur le Secrétaire perpétuel ouvrit enfin les portes, il vit, alignées tout au long des murs de la cour d’honneur, une centaine de personnes qui applaudirent sa venue sans rien perdre de leur dignité et s’avancèrent en rangs serrés. Effrayé par le nombre, il referma les grilles et convoqua les plus sages de l’Académie pour en délibérer.
Je passais par hasard, Messieurs. Je vis cette longue file — et je crus — de loin, que j’approchais de l’un de ces théâtres d’ombres que l’on appelait autrefois des cinématographes, que nous appelons cinémas, que nos enfants appellent ciné, et que nos petits-fils appelleront Dieu sait comment si l’Académie n’y met bon ordre.
En quelques pas, je fus détrompé, car je reconnus dans cette queue un bon nombre de personnes d’un grand mérite, généralement trop occupées par leur rêve intérieur pour en acheter de tout prêts, et qui ne vaudraient pas les leurs.
D’un air faussement indifférent, je fis deux ou trois allées et venues, saluant au passage ceux que j’avais l’honneur de connaître, scrutant à la dérobée les visages qui m’étaient nouveaux. Et j’essayais d’estimer le poids du bagage littéraire que chacun d’eux portait sous son bras.
J’allais partir, découragé, lorsqu’une voix me dit à l’oreille :
— Il n’y a là aucun auteur dramatique.
Je fis une nouvelle revue de l’imposante troupe. Je vis quelques écrivains qui avaient obtenu, au théâtre, de brillantes réussites, mais dont l’œuvre littéraire était le mérite principal.
Je songeai ensuite que, dans le sein de l’Académie elle-même, il ne restait aucun auteur dont la gloire théâtrale ne fut dépassée par la gloire littéraire...
À ce moment, la voix me dit encore :
— L’Académie a toujours compté dans ses rangs au moins quatre hommes de théâtre, elle en a reçu jusqu’à sept.
Cette remarque me fit réfléchir. Je me souvins alors que mes confrères venaient de me faire un grand honneur, en me confiant la Présidence de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques.
Trente-sept de nos présidents avaient siégé sous la Coupole, et Maurice Donnay, qui venait de nous quitter, avait lui-même été l’un d’eux. Cette idée, je l’avoue, m’induisit en tentation. Cependant, j’hésitai longuement, et la fausse modestie, naturelle à tous les hommes, et bien plus puissante que la vraie, aurait peut-être triomphé, lorsque je fus brusquement jeté en avant par une force invincible, celle-là même dont je venais d’apprendre l’existence par la lecture d’un petit ouvrage philosophique qui traitait de la psychologie des foules. Cet ouvrage affirmait, entre autres choses, que la loi de Newton s’appliquait aux hommes comme aux astres, et que tout individu isolé, passant à proximité de l’une de ces files d’attente que l’on appelle des queues, ressentait une attraction proportionnelle à la longueur de la file, et au magnétisme des personnes qui la composaient.
La longueur de la file était considérable, son magnétisme irrésistible : de plus, je n’eus point le courage de démentir une loi qui justifiait si clairement mon ambition : sans faire de bruit, et les yeux baissés, je pris mon rang qui était le dernier. Votre indulgence a fait le reste ; elle m’a mis à la place où je suis aujourd’hui, et d’où j’ai l’honneur de vous remercier.
Je vous demande maintenant la permission de consacrer quelques mots au souvenir de deux grands auteurs dramatiques ; je veux parler de Jean Giraudoux et d’Édouard Bourdet. Je dois à tous deux une reconnaissance égale à mon admiration : c’est parce qu’ils avaient porté si haut la gloire de la scène française que l’Académie a jugé indispensable d’élire un auteur dramatique : ce fut leur façon de voter pour moi.
Je sais aussi que si la mort ne les avait appelés, au sommet de leur carrière et de leur talent, ils siégeraient aujourd’hui parmi vous, et que ma présence sous cette Coupole n’est que la preuve de leur absence. J’ajoute, enfin, Messieurs, qu’une récompense imméritée est la plus douce des injustices, tout au moins pour celui qui en est l’heureuse victime. Mais elle impose des devoirs. Je saurai ne point les méconnaître : soyez assurés que, dans la mesure de mes moyens, mais avec toute la force de la reconnaissance, j’essaierai de justifier votre choix.
Lorsque vous m’avez confié l’honneur de prononcer l’éloge de Maurice Donnay, plusieurs personnes ordinaires, et même deux immortels, m’ont dit :
— Vous avez de la chance. Il avait tant d’esprit. Il vous sera facile de composer l’éloge le plus spirituel du monde...
Je fus naïvement de cette opinion, jusqu’au moment où je commençai ce panégyrique. Je m’aperçus alors que ce n’était pas lui qui le rédigeait, et qu’il me fallait compter, non pas sur son esprit, mais sur le mien.
Cette découverte me jeta dans un vrai désarroi. Il me vint aussitôt l’idée de relire encore une fois tout ce qu’il avait écrit dans sa vie, et jusqu’aux articles de journaux ; mais au rebours de certains auteurs, dans les œuvres desquels il serait possible de trouver leur éloge tout préparé, Maurice Donnay n’a jamais parlé de lui-même, si ce n’est pour critiquer les productions de son talent, et pour dire qu’il n’était qu’un « inventeur de divertissements » : si bien que de tous les ouvrages littéraires, son panégyrique est le seul que je sois assuré de faire mieux que lui.
Maurice Donnay naquit à Paris, le 12 octobre 1859, dans une modeste maison du passage Sandrié.
Son père, venu du Mans, avait fait toutes ses études dans la capitale. Sorti de l’École Centrale dans un bon rang, il était ingénieur des Chemins de fer du Nord.
Sa mère, Pauline Béga, était née à Paris.
Notre auteur est donc un Parisien de race presque pure.
Cette espèce est en somme assez rare, surtout parmi les auteurs dramatiques, sans qu’il soit possible d’expliquer pourquoi.
Jusqu’à son adolescence, il fit de très brillantes études. Elles furent, cependant interrompues par le siège de Paris, et par la tragédie de la Commune. Il les avait commencées dans des pensions privées, il les continua dans les lycées d’autrefois, où la discipline était d’une sévérité militaire.
Déjà sa vocation s’affirmait. Il nous dit, dans ses souvenirs : « Faire des vers, des pièces de théâtre, des romans, des articles même, écrire, écrire en un mot, rien ne me paraissait plus enviable et plus noble ». Et voici qu’un Proviseur, perspicace autant que bien informé ajoute, à la fin d’un bulletin trimestriel, cette note : « Enfant rêveur. Ses camarades l’appellent « Le Poète ».
Malgré cette révélation inquiétante, ses parents le conduisent, pour la première fois, à la Comédie Française. Il y voyait Jean de Thommeray, d’Émile Augier. Cette représentation produisit sur l’adolescent une impression profonde : il acheta aussitôt le portrait de Mlle Croisette, puis celui de Mlle Baretta, et les garda désormais dans son portefeuille précieusement serrés contre son cœur. Six mois plus tard, une représentation de l’École des Femmes, en lui révélant le génie de Molière, toucha plus directement son esprit.
Il nous dit : « J’étais transporté dans un autre monde… De cette soirée-là j’emportai une sensation inoubliable, et peut-être le désir vague, obscur, d’écrire un jour des pièces de théâtre... »
C’est à ce moment que son père, quittant la Compagnie du Nord, acheta un important atelier de mécanique, où l’on fabriquait des machines-outils, et proclama son intention d’en accabler son fils. En conséquence, il décida que le jeune Maurice allait abandonner les Lettres, pour se consacrer tout entier aux sciences. En son langage d’ingénieur des chemins de fer, il appelait ce déchirement une « bifurcation ». Le jeune étudiant n’ose pas protester. On lui avait enseigné dès le berceau, et comme une vérité première, qu’il n’y avait rien de plus beau que d’entrer à l’École Centrale, et d’en sortir ingénieur.
De plus, ce père n’estimait que le Fer, le Bronze tendre, l’Acier trempé. Pour lui, la feuille de sauge, c’était une lime, une fraise, c’était une toupie tranchante, et même les tarauds n’étaient que des outils…
Maurice Donnay nous avoue : « Si j’avais dit à mon père que je voulais écrire, il m’aurait demandé « À qui »
Il ajoute : « J’étais voué à l’industrie et, dès les premiers contacts, l’industrie me parut sans attrait.
J’étais comme un jeune homme à qui ses parents auraient destiné une jeune fille que, dès la première entrevue, il trouverait antipathique... Était-ce pressentiment des excès du machinisme, de la surproduction, de l’américanisation, de la taylorisation, de tous les maux dont le monde civilisé est en train de mourir ? J’avais l’industrie en horreur... »
C’est pourquoi ses études scientifiques, au lycée Louis-le-Grand, ne furent pas couronnées de succès. Il nous explique son échec par cette précieuse confidence : « Non, je n’ai pas de goût pour les mathématiques. Ça n’est pas chez moi inintelligence complète, ni incompréhension totale. Mais je n’ai qu’une mémoire affective, je ne me rappelle que ce qui atteint ma sensibilité. »
Les mathématiques ne l’atteignirent pas, et l’élève Donnay, refusé à la session de juillet, n’obtint son baccalauréat qu’au mois d’octobre, après deux mois de boîte à bachot.
Pendant deux ans, pour obéir à son père, il se prépare subir l’examen d’entrée à l’École Centrale. Il n’est pas admis. Le jour même, son père reçoit une médaille d’or pour avoir construit une machine à tailler les fraises.
Un an plus tard, il est refusé à nouveau, et s’engage dans l’armée pour y faire son volontariat. Quand il en sort, son père l’habille d’une cotte bleue de mécanicien, et l’installe devant un tour à décolleter... Son rendement fut si misérable qu’on le mit assez vite au bureau de dessin. Il y fit certains progrès, si bien qu’en 1882, son père eut la joie de le voir entrer à l’École Centrale, alors qu’on ne l’espérait plus, Il y passa les trois années réglementaires : c’est pourquoi, vingt ans plus tard, Maurice Donnay fut chargé d’écrire l’histoire de la grande École, sur le seuil duquel il avait attendu cinq ans.
Ingénieur diplômé, il revint au bureau de dessin et prépara des plans de machines. Il y serait peut-être resté toute sa vie s’il n’avait rencontré, au cours d’une période militaire, un certain Gabriel Bonnet, chimiste dans le civil, mais qui était aussi humoriste, et familier d’un cabaret célèbre, le « Chat Noir ».
Il nous faut ici ouvrir une parenthèse.
Il y a des détails qui frappent le grand public beaucoup plus fortement que ne ferait un monument. Ces détails, parce qu’ils sont pittoresques ou colorés, surgissent comme un relief sur un ensemble : ils arrivent à le cacher à ceux qui ne font pas comme un acteur qui joue un peintre, trois ou quatre pas en arrière pour élargir le champ de leur vision.
Ainsi, pour la grande masse, nos ancêtres les Gaulois passaient leur vie entière à lancer des flèches contre le ciel. Napoléon n’est qu’un Petit Chapeau qui presse sa main sur son estomac ; Denis Papin, c’est la Marmite, et notre vaillant général Cambronne n’aurait jamais dit qu’un seul mot. De même, pour beaucoup de jeunes gens de notre époque — époque peu propice à l’érudition, et même à la connaissance — Maurice Donnay, c’est le « Chat Noir ».
Eh bien, non, ce n’est pas le « Chat Noir ».
Nous allons cependant parler de ce cabaret célèbre, non pas pour le dénigrer, ni pour nier l’influence qu’il eut sur l’Auteur d’Éducation de Prince, mais pour remettre à sa vraie place, et réduire à sa véritable importance ce célèbre épisode de sa vie.
Le cabaret du « Chat Noir » semble avoir été assez différent de ceux qui ont aujourd’hui la gloire de Montmartre. La satire tenait moins de place, et l’on y disait plus de poèmes que l’on n’y chantait de chansons... De plus, les prétentions littéraires de ces chansonniers étaient si grandes qu’ils se faisaient servir par des garçons de café qui portaient, avec une élégance charmante, le costume de l’Académie ; enfin, ils publiaient une revue littéraire qui s’appelait aussi le Chat Noir, et qui eut l’honneur d’imprimer les premiers vers de Maurice Donnay.
Il en eut une grande joie, obscurcie soudainement par les malheurs de sa famille.
En effet, les affaires de son père périclitaient. Cet habile mécanicien n’était pas un bon commerçant. Après quatorze ans de lutte, l’atelier de la rue de l’Atlas passa aux mains d’un créancier qui vint à son tour y tremper ses fraises ; Maurice Donnay dut quitter sa famille, et chercher du travail.
Il se mit au service d’une maison amie, qui assemblait des charpentes métalliques ; c’est ainsi qu’il collabora, dans la mesure de ses moyens, à la reconstruction des « Folies-Bergères ».
Ce travail lui permettait, selon son expression affreuse, de « subvenir à ses besoins ».
Mais il était devenu un habitué du « Chat Noir ».
Un soir, ce cabaret, dont la célébrité ne cessait de grandir, donna la répétition générale d’une revue qui s’appelait — on ne sait pourquoi, mais on n’a pas besoin de le savoir — La Conquête de l’Algérie.
Rodolphe Salis, gentilhomme cabaretier, poussa Maurice Donnay sur la scène. Le charpentier en fer dut réciter deux poèmes, dont l’un s’intitulait Quatorze Juillet, et l’autre fort aimablement Ta Gorge ; ils obtinrent un grand succès. Le lendemain, Francisque Sarcey et Jules Lemaître faisaient pour la première fois, dans de grands journaux, l’éloge du talent de Maurice Donnay.
Cette réussite peut, à distance, nous paraître modeste. Mais il nous a dit lui-même que ce jour, qui le délivra de la charpente en fer, fut l’un des plus importants de sa vie.
Au seuil de l’éclatante carrière de l’écrivain on peut se demander, par une curiosité légitime quelles furent les causes qui déterminèrent une aussi tenace vocation. Maurice Donnay nous a dit, et comme à voix basse, qu’il s’était déjà posé cette question : « Pour moi, les mécaniciens n’existaient pas, il n’y avait que les poètes. Je n’aimais que la poésie. Il fallait que cette inclination eut en moi des racines bien profondes, et des causes lointaines... »
Il nous sera peut-être permis de hasarder ici une hypothèse assez peu scientifique, mais qui ne manque point d’intérêt.
Maurice Donnay, homme parfaitement sain de corps et d’esprit, n’eut qu’une manie, mais elle était assez singulière. Lorsqu’il avait décidé de consacrer un après-midi à la réflexion, il faisait apporter sur son bureau un gros morceau de mie de pain. Il en arrachait des fragments qu’il roulait longuement en boulettes, entre le pouce et l’index.
Cet exercice n’était pas sans rappeler celui des penseurs orientaux ; ils font couler entre leurs doigts, pendant des heures, les grains d’ambre d’un chapelet qui n’a aucune signification religieuse, mais ils disent que cette pratique calme les nerfs et les aide à réfléchir.
Or, Maurice Donnay fut un jour extrêmement surpris par la lecture d’un petit livre qui racontait la vie de Béranger. L’auteur y affirmait en effet que pour célébrer les charmes de sa Lisette ou la gloire de Napoléon, Béranger ne pouvait travailler s’il n’avait à sa portée une livre de mie de pain.
Maurice Donnay fut aussi surpris que nous le sommes en ce moment. Il le fut même plus que nous, parce qu’il savait certains détails que je vais vous rapporter à l’instant même.
Il savait, par exemple, que Béranger avait été l’ami intime de son grand-père, et le commensal du ménage, pendant de longues années. Il savait que Béranger s’était sérieusement occupé de l’éducation et de l’instruction de la petite Pauline Béga, qui devait être plus tard la mère de Maurice Donnay ; il savait qu’en reconnaissance, Pauline Béga, devenue Mme Donnay, avait donné le nom de Bérangère à la sœur aînée de l’écrivain. Reconnaissance, semble-t-il, méritée : on ne rencontre pas souvent de tels amis.
Et, dès lors, Messieurs, tout s’éclaire, et nous tenons la vérité. Il est certain qu’an cours d’une amitié si durable et si affectueuse, la grand mère de Maurice Donnay a dû se trouver souvent en contact avec le poète.
Il est probable qu’avant de donner le jour à la charmante Pauline Béga, elle a pu voir, par un soir d’hiver, sous la lampe, Béranger roulant des boulettes, c’est-à-dire en pleine inspiration ; que ce spectacle l’impressionna si vivement qu’elle légua cette innocente manie à sa fille ; que celle-ci n’eût jamais à s’en servir, car les femmes, grâce à leur intuition, ont rarement besoin de réfléchir, qu’elle put ainsi transmettre à son fils une manie qu’elle ne se connaissait pas ; et c’est pourquoi le jeune Maurice, dès sa vingtième année, se mit à rouler des boulettes et a faire des chansons.
Aux personnes, qui ne me croiront pas, je dirai, avec l’approbation les plus grands médecins de ce temps, que l’embryologie n’est qu’une science en formation, comme son objet ; qu’elle n’a pas encore pu expliquer l’origine des cerises, des fraises et des framboises qui égaient parfois (sans l’embellir) le visage des enfants ; que le charmant mystère de ces boulettes chansonnières n’est jamais qu’un mystère de plus, et qu’il nous paraît raisonnable d’admettre que, littérairement parlant, Maurice Donnay fut le petit-fils de Béranger.
Il est vrai qu’il a fait assez peu de chansons et que son œuvre poétique, pour l’ampleur et la richesse, ne se peut comparer à son œuvre d’auteur dramatique : mais ces chansons annonçaient ses comédies aussi sûrement qu’un bourgeon annonce un fruit, si l’arbre a la force de le mener à maturité.
En effet, une chanson n’est rien d’autre qu’une fable chantée, et nos pères avaient même inventé le mot « chante-fable », qui a presque disparu, et c’est bien dommage.
Or, toute chanson, comme toute fable, contient la matière d’une œuvre dramatique, avec son thème, ses personnages, son action découpée en actes. La chanson, qui est sans doute plus ancienne, à même conservé le chœur antique, sous la forme du refrain qui se lamente, se réjouit ; énonce des maximes ou répète des conseils.
Si cela est vrai, pourquoi Béranger, prince des auteurs de chansons, n’a-t-il pas écrit pour le théâtre ?
Parce que son père n’était pas mécanicien.
À propos de l’Art dramatique, la critique parle souvent de construction et d’architecture : il semble que ces comparaisons ne soient pas exactes.
L’architecture ordonne et construit des masses qui ne doivent pas changer de place, ni même trembler. Nous savons en effet qu’un tremblement de terre, c’est-à-dire un frisson de l’écorce terrestre, suffit à détruire des villes entières, comme Lisbonne ou San Francisco.
Or, les véritables œuvres dramatiques ne sont pas des monuments immobiles, ni des architectures minérales.
Ce sont des machines qui se meuvent sous nos yeux et ceux qui en parlent avec compétence sont forcés de choisir des comparaisons mécaniques.
Ils disent d’une comédie « qu’elle ne tourne pas rond », ils examinent « les ressorts » de l’intrigue, les « rouages de l’action », son démarrage, sa vitesse, ou sa lenteur.
En somme, ils emploient non pas le langage de l’architecte, mais celui de l’ingénieur.
C’est peut-être dans ce bureau où il dessina, de si mauvais gré, tant de bielles, de cames, de rochets et d’épaulements où il organisa, avec une morne tristesse, le mariage des cycloïdes, l’alignement des arbres, et le contentement des paliers, qu’il apprit, sans y penser, par la rigueur de la mécanique, les secrets de la dramaturgie, et qu’il put agrandir ses chansons jusqu’aux dimensions de la comédie.
Certes, nous ne voulons pas dire qu’il suffirait à un chansonnier-mécanicien de faire un stage chez Citroën pour écrire Asmodée, ou Le Soulier de Satin. Nous voulons dire qu’un chansonnier-mécanicien, s’il est d’abord un grand poète, et s’il aime les hommes et les femmes de son pays, peut devenir Maurice Donnay.
À partir de la fameuse soirée du « Chat Noir », il n’est plus nécessaire de séparer la vie de l’écrivain de celle de son œuvre
Nous dirons semblent qu’après une jeunesse qui connût les orages de la passion, l’écrivain trouva la paix auprès d’une compagne digne de lui ; qu’il partagea son temps entre son cher appartement de la rue de Florence, et sa propriété du Prieuré de Gaillonnet, où il avait coutume de passer la belle saison et que les principaux événements de sa vie furent ses œuvres dramatiques, et son élection à l’Académie.
Voici à ce propos son dernier trait de son caractère, trait d’une délicatesse assez rare.
Nous avons déjà dit qu’au « Chat Noir », les garçons qui servaient à boire portaient le costume de l’Institut.
Ainsi, les bourgeois peu lettrés et les chansonniers dont le nom n’est point parvenu jusqu’à nous pouvaient se donner le plaisir, en frappant dans leurs mains, de voir accourir l’une de ces caricatures d’académicien.
Si je rapporte ici ce détail, c’est pour la plus grande gloire de l’Académie : avec une sérénité parfaite, avec une indulgence écrasante, elle accueillit, en 1910, le chansonnier de Montmartre qui était devenu un grand écrivain ; elle lui accordait ainsi le droit de porter, dans les plus nobles cérémonies, l’habit des garçons de café du « Chat Noir ».
Il semble que Maurice Donnay, avec sa conscience inquiète et scrupuleuse, se soit pardonné moins facilement que ne fit l’Académie : c’est peut-être pour réparer, d’une façon secrète, mais solennelle, cette impertinence de sa jeunesse, qu’il a voulu partir pour l’éternité dans son costume d’Académicien.
Il aborda la scène avec une comédie en un acte, qui fut jouée au « Casino de la Bourboule », et qui s’intitulait Eux. Il ne semble pas que cette saynète ait fait grand bruit dans le monde du théâtre. Cependant, le petit succès qu’elle obtint fut suffisant pour encourager le débutant, et pour confirmer sa vocation
II se mit résolument au travail ; le 22 décembre 1892, le rideau du « Grand Théâtre », que dirigeait alors Porel, se levait sur Lysistrata, comédie en quatre actes, d’après Aristophane. C’était en effet une adaptation assez libre dans tous les sens du mot de la célèbre comédie grecque.
Le fastueux directeur avait traité le débutant avec une efficace générosité. Il lui avait donné pour interprètes : Réjane, Aimée Tessandier, Napier-kowska, Lucien Guitry, Lugné Poé. Ils précédaient une troupe de trente comédiens du boulevard, agréablement complétée par les « cent plus jolies filles de Paris ».
Il est certain qu’un tel spectacle s’apparentait aux « Folies-Bergères » plutôt qu’à la « Comédie Française », qu’on y goûte l’esprit parisien plus souvent que le comique de Molière, qu’on y entend de temps à autre le ronron du « Chat Noir », et que pour en faire la plus gracieuse des opérettes, il n’eut fallu que des couplets.
C’était à l’époque d’Ibsen, du symbolisme, de la pénombre, des huit sœurs aveugles, et de la chasse au Canard Sauvage dans le grenier des photographes.
La critique, dans son ensemble, ne fut pas très bienveillante. Les uns ne virent que le spectacle. D’autres, après avoir longuement regardé les Cent plus Belles filles de Paris, eurent l’ingratitude de blâmer l’emploi.
D’autres enfin examinèrent le texte comme si Maurice. Donnay avait eu dessein de proposer une version nouvelle, avec un glossaire et notes, à la sévérité des érudits.
Mais Jules Lemaire ne bouda pas son plaisir, et il écrivit fort clairement : « J’aime cette fantaisie au miel attique, où craquent des grains de poivre parisien ».
Le public fut de son avis : en quelques mois le triomphe de Lysistrata apportait au débutant la fortune et la célébrité.
Cependant, malgré l’approbation et la louange de Jules Lemaître, les critiques adressées à son œuvre avait fait sur l’esprit de l’auteur une impression assez vive. Il décida de renvoyer dans la coulisse les Cent plus pelles Filles de Paris, de répudier l’esprit du « Chat Noir », et de composer une vraie comédie, une peinture de mœurs modernes. Ce fut Pension de Famille qui fut jouée deux ans plus tard.
Les conseils donnés par la critique à ce trop docile débutant produisirent leur effet ordinaire : la pièce s’effondra.
Ce fut pour l’auteur une grande déception, et qui laissa dans cette âme sensible une blessure secrète : trente et un ans plus tard, il voulut refaire cette Pension de Famille sous le titre Un homme léger. Le succès n’en fut pas plus grand. Admirons au passage la mesure et la prudence de ce Parisien raffiné : il devait rencontrer deux échecs dans sa carrière mais il eut le tact et l’adresse de les mériter avec la même comédie.
Après avoir salué ce double début nous n’allons pas suivre pas à pas la brillante carrière de Maurice Donnay.
Pour lui rendre pleine justice, il est nécessaire de la dépasser dans le temps ; et puisque nous avons le triste avantage de savoir que son œuvre est terminée, nous la regarderons dans son ensemble, comme nous pourrions le faire pour Marivaux ou Beaumarchais, et du haut de cette tribune, qui reste le premier tribunal littéraire du monde, nous parlerons de lui comme d’un classique. Et parce que son couvre est toujours vivante, il nous sera permis de dire ses faiblesses, et de parler d’abord de son pire, qui serait aujourd’hui notre meilleur.
Maurice Donnay a composé deux comédies d’idées ; deux pièces sociales. La première, c’est La Clairière, écrite avec la collaboration du généreux Lucien Descaves.
L’idée qui supporte la pièce nous est exposée au moyen d’une histoire très simple.
Il s’agit d’un groupe d’honnêtes gens qui essaient loyalement de vivre ensemble selon la célèbre devise : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Ils n’y réussissent pas mieux que nous, et sont forcés, finalement, de se séparer, à cause de l’imperfection — d’ailleurs bien connue — de la nature humaine.
La pièce obtint un grand succès d’estime, mais il ne semble pas que le public l’aie longtemps soutenue de sa présence.
La seconde pièce d’idées s’appelle Les Éclaireuses.
C’est une comédie de grande envergure, très habilement faite, écrite avec beaucoup de verve. Mais elle traite du féminisme.
Nous voyons sur la scène vingt-deux personnages. Ils discutent fort spirituellement à propos des dimensions du crâne de la femme comparé à celui de l’homme, et font appel à la formule de Dubois, qui permet, paraît-il, de calculer le poids d’un cerveau sur pieds. Ils établissent aussi le compte des inventions dues à nos compagnes, ils s’étonnent en citant le jurisconsulte Gaius, que la femme mariée soit en tutelle.
Ces questions nous semblent fort intéressantes, mais elles n’ont aucune valeur dramatique. D’autre part, les revendications des principaux personnages ont été satisfaites depuis cette époque, et l’histoire des suffragettes n’a plus qu’un intérêt documentaire. C’est pourquoi la pièce de Maurice Donnay, qui a certainement aidé la cause du féminisme est morte de sa réussite, comme le frelon du vol nuptial ; ainsi les Avariés, de l’admirable Brieux, se sont évanouis dans la coulisse à la première piqûre d’arséno-benzol.
D’autre part, dans les pièces d’idées, les personnages ne sont jamais très vivants. La thèse semble les conduire, et leur imposer, à point nommé, leurs actions, et parfois leurs sentiments. C’est là le danger du théâtre démonstratif. Il peut fournir d’excellentes démonstrations, mais il les fait, en général, devant des fauteuils vides, parce que le théâtre n’est pas un cours du soir.
Disons tout de suite que La Clairière et Les Éclaireuses ne tiennent pas une grande place dans l’œuvre de Maurice Donnay, et venons-en aux Comédies de mœurs.
Voici en quels termes on le louait au lendemain de sa comédie Paraître, en avril 1906.
« Dans ses premières pièces, avec ce mélange de blague parisienne et de pitié humaine qui est la marque personnelle de son talent, il se contentait de peindre les conflits, les contradictions, et les amertumes de l’amour. Peu à peu, le champ de son observation s’est élargi ; il s’est mis à étudier notre société moderne et les formes nouvelles qu’elle impose aux travers, aux vices, aux passions qui sont l’apanage éternel de l’Humanité. »
Nous ne serons pas tout à fait de l’avis de ce critique qui, en somme, félicite Maurice Donnay d’avoir momentanément abandonné les grands thèmes pour écrire des comédies d’actualité.
D’ailleurs, ces mêmes critiques, après avoir dit tout l’agrément de l’œuvre nouvelle, après avoir admiré, une fois de plus, la verve et la grâce de l’auteur, firent d’assez sérieuses réserves.
Paul Souday nous dit :
« Il est certain que Paraître n’est pas une pièce rigoureusement composée. Il n’y a pas un ou deux personnages principaux : il y en a sept ou huit. »
C’est que le sujet de la pièce, c’est Paraître et qu’un infinitif n’est pas un vrai sujet.
Comme dans les pièces d’idées, on sent que l’auteur n’est point parti d’un personnage vivant, mais qu’il a eu le dessein de mettre à la scène un travers particulier de son époque.
Ainsi l’action dramatique n’est point née des personnages eux-mêmes ; ce sont les personnages que l’auteur a créés de toutes pièces pour illustrer son action : et nous savons qu’une illustration ne peut prétendre au rang d’un tableau de maître.
C’est pourquoi La Clairière, Les Éclaireuses, Paraître, l’Affranchie, La Chasse à l’Homme, qui auraient pourtant suffi à la gloire d’un auteur dramatique de premier rang, ne sont pas les œuvres maîtresses de Maurice Donnay.
Voici maintenant les œuvres qui ne veulent rien prouver, qui n’ont aucune ambition d’aucune sorte, et qui semblent avoir été écrites, pour le plaisir par le plus spirituel des poètes français.
Nous avons déjà parlé de Lysistrata.
Nous ne retrouverons pas cette vigueur dans le comique ni cette verdeur dans le Mariage de Télémaque, qu’il écrivit avec la collaboration de Jules Lemaître.
Il semble même qu’il soit possible d’en critiquer la trop parfaite élégance. Plutôt qu’un ouvrage populaire, c’est un divertissement de lettrés.
Mais la vitesse de l’action, sa simplicité classique, le charme et l’aisance de la longue font, de cette comédie à musique, le chef-d’œuvre de la comédie bouffe, et la seule peut-être que l’on puisse comparer à l’Amphitryon de Molière.
Voici maintenant Éducation de Prince.
L’auteur nous a dit lui-même que ce n’était qu’une fantaisie, et qu’il l’avait écrite pour se reposer, après La Clairière, ouvrage sérieux.
Notons cependant que cette fantaisie, il l’écrivit d’abord en 1893, pour le théâtre des « Variétés ».
La critique lui donna ses louanges, et le public lui fit un grand succès.
Cependant, six ans plus tard, Maurice Donnay, pendant une courte retraite à la campagne, écrivit à nouveau la pièce tout entière. Pourquoi ? Il nous l’a dit lui-même : « Parce que cela me plaisait », et il ajoute : « C’est ma pièce favorite. »
Cette confidence vaut qu’on s’y arrête, car Donnay était un excellent critique de soi-même, et si nous ne sommes pas tout à fait persuadés que cette comédie soit sa plus haute réussite, il nous semble pourtant que cette Éducation de Prince n’est nullement une œuvre d’actualité, que les chefs-d’œuvre ne sont pas toujours sévères, ni même sérieux, et que cette « fantaisie » est l’un des plus durables titres de gloire de notre auteur.
Voici un jugement qui a déjà quarante ans, et qui fait honneur au talent de M. Camille de Sainte-Croix : « Il viendra peut être un moment où le langage de ces jolies scènes ne sera plus le langage du jour ; mais alors au lieu de se montrer fanées, fripées, mornes, comme nous apparaissent certains succès artificiels, on leur trouvera un autre charme, on moins précieux, d’évocations justes, et de peinture d’époque... C’est une de ces comédies qui ne passent pas, parce que sous leur vernis moderne, elles sont avant tout des comédies de caractère, solides, naturelles, et qu’elles contiennent des idées et des pensées sous la légèreté des mots. »
Voici enfin les œuvres les plus nobles et les plus solides de son théâtre, et qui sont aussi les plus remarquables de l’Art dramatique, dans la première moitié de notre siècle.
Le Retour de Jérusalem est une vraie pièce de théâtre.
Il semble que l’auteur l’ait vécue lui-même au temps de sa jeunesse. Il nous a laissé entendre, dans ses mémoires, qu’il avait eu une sorte de roman avec une jeune femme israélite : c’est cette passion qu’il a mise en scène, avec beaucoup de tendresse, d’esprit et de tact : ce sont ces qualités rares que nous retrouverons dans les Oiseaux de Passage, qu’il écrivit plus tard avec la collaboration de Lucien Descaves, et ce n’est pas sans raison que nous parlerons de ces deux pièces en même temps.
Ces Oiseaux de Passage, ce sont des Russes, deux femmes et un homme. Ce sont des personnages extrêmement mystérieux et attachants, comme tous les Russes, et sous nos yeux, ils sacrifient leur bonheur personnel, à la cause sacrée qu’ils défendent. Cependant, la pièce n’a aucune couleur politique. Les auteurs ne nous disent point s’ils approuvent cette cause, ou s’ils la trouvent condamnable : ils ne l’ont même pas exposée.
Nous avons dit tout à l’heure, à propos de la Clairière ou des Éclaireuses, que la thèse semblait conduire les personnages et que l’œuvre avait un but démonstratif.
Ici, rien de pareil. Lucien Descaves et Maurice Donnay sont restés dans leur rôle d’auteurs dramatiques, qui est de peindre des personnages, avec leur caractère, leur tempérament, leurs passions.
Ils y ont si bien réussi que d’une part ces Russes ont reçu deux une vie hallucinante ; l’action naît de leur vie même ; l’œuvre n’a d’autre cause ni d’autre but qu’elle-même ; et d’autre part cette pièce, qui annonce l’immense révolution russe, pourrait être jouée aujourd’hui sous tous les régimes, et dans tous les pays.
De même, on ne peut dire que le Retour de Jérusalem soit une pièce antisémite, ni prosémite. L’auteur a peint des personnages, il a noté avec une impartialité scrupuleuse leurs actions et leurs réactions. L’œuvre ne contient aucune théorie, aucune panégyrique, aucune critique de parti pris ; ce n’est qu’une pièce de théâtre, spirituelle, brillante, tendre et profonde.
Un troisième chef-d’œuvre, c’est l’Autre Danger.
Il est très étonnant de constater que cette comédie fut jouée en 1902, et sur la scène de la « Comédie Française ».
Il s’agit, en effet, d’une bourgeoise qui a un amant, ce qui n’est pas très extraordinaire.
Mais cette bourgeoise a aussi une fille de dix-huit ans.
L’amant, dont la délicatesse n’est pas extrême, se fait aimer de la jeune personne, et donne son congé à la mère éperdue. Il va se retirer du jeu. Il est d’ailleurs d’une mauvaise foi parfaite, car il sait que la jeune fille l’adore, et qu’on le rappellera.
En effet, l’innocente tombe malade, sa vie même est en danger. La mère, qui a tout compris, offre la main de sa fille à son amant.
Cette situation, Maurice Donnay 1’a traitée sans ménagements, et sans fausse pudeur, mais avec beaucoup de tendresse, d’émotion vraie, et une très noble pitié.
Il nous a montré que des actions basses et misérables peuvent être le résultat de sentiments purs et généreux.
Cette mère coupable, qui sacrifie son dernier amour pour le bonheur de sa fille, qui lui sacrifie en même temps sa pudeur, sa délicatesse de femme, et qui accepte une situation honteuse qu’elle devra longuement subir en souriant, cette mère est, par moments, une véritable héroïne ; elle nous fait penser à Phèdre, et son pitoyable courage nous émeut profondément.
Enfin, voici Amants.
La destinée des auteurs dramatiques est bien singulière. Tandis que le génie du romancier, du poète ou du philosophe se complète, s’enrichit, et s’affirme à mesure que s’éloigne la jeunesse, il semble que l’auteur dramatique ne puisse donner sa mesure dès ses débuts.
Son chef-d’œuvre n’est que rarement sa première pièce, comme ce fut le cas de Dumas avec la Dame aux Camélias, mais souvent la troisième ou la quatrième. Ainsi, Œdipe-Roi, le Cid, Andromaque, Cyrano, Amants.
Il est remarquable — et d’ailleurs logique —, que ces chefs-d’œuvre aient comme un air de famille.
Ils furent écrits dans l’enthousiasme de la jeunesse, au moment où leurs auteurs, ayant déjà affronté le public une ou deux fois commençaient à deviner les lois de l’Art dramatique, mais n’en connaissaient pas encore les ficelles, au moment même où ces jeunes hommes atteignaient l’âge des plus belles et des plus généreuses passions.
C’est dans les années qui suivent la trentaine que les femmes tiennent la plus grande place dans notre vie : nous les connaissons alors assez bien pour les adorer, assez mal pour les idéaliser ; et c’est à ce moment qu’une sorte de poésie naturelle, peut-être plus perspicace et plus sûre que l’intelligence, vient donner au génie de l’écrivain son ampleur et son éclat.
Ces chefs-d’œuvre de jeunesse sont presque toujours écrits contre les règles, jamais contre les lois ; contre le bon sens, la bienséance, le conformisme, mais non pas contre la raison ; presque toujours réalisés par hasard, sans grande recherche dans le plan, ni dans le style. Au moment où l’auteur n’y songeait guère, ces œuvres éclatent brusquement comme les orages des tropiques. Elles jaillissent du cœur d’un jeune homme, et font fleurir le cœur des femmes qui n’ont pas besoin de rien comprendre pour tout savoir. Ces œuvres montrent à la fois la sûreté de l’instinct, et l’heureuse maladresse du génie naissant ; elles paraissent le plus souvent sans raison valable, c’est-à-dire par des causes éphémères, très indignes de leurs durables effets. Ce sont des improvisations définitives, les enfants naturels de l’art dramatique, qui n’eurent droit à aucun héritage, mais qui auront des héritiers.
Ainsi Maurice Donnay nous a dit pourquoi il écrivit Amants.
Mme Sarah Bernhardt, directrice de la « Renaissance », devait partir pour une longue tournée. Lucien Guitry vint dire à son ami Maurice que ce théâtre allait rester fermé pendant un an et qu’il y avait une place à prendre.
C’est pour faire cet « intérim », et pour « profiter » de 1’» occasion » que Maurice Donnay écrivit en trois semaines son chef-d’œuvre de jeunesse, qui est peut-être le chef-d’œuvre de toute sa vie, et certainement un chef-d’œuvre tout court.
Le thème en est d’une simplicité merveilleuse.
Une jeune femme, du demi-monde, mais qui vit comme une bourgeoise honnête, rencontre un homme de trente-cinq ans, un blasé. C’est le coup de foudre. Notons en passant que dans tous les chefs-d’œuvre de jeunesse, l’homme « qui a vécu » à trente-cinq ans, et que le vieillard, comme Arnolphe ; le vénérable père Duval, ou le comte de Ruyseux roule déjà vers la tombe sur la pente de la cinquantaine.
Après quelques hésitations, les deux amants s’enfuient ensemble, sans penser à la douleur des autres, parce que leur amour doit être éternel. Ils vont, comme de juste, sur le bord des lacs italiens, bercer leur passion mutuelle aux romances des bateliers.
Et puis, la vie les rappelle.
Elle pense à sa fille, a son amant, ce bon vieillard qui est presque un mari.
Après de grands cris de désespoir, ils se séparent.
Un an plus tard, une maîtresse de maison distraite — ou malicieuse — les invite à la même soirée. Ils vont se retrouver face à face... Tous les invités attendent avec une certaine inquiétude un peu sadique, la scène pathétique qui ne peut manquer d’avoir lieu.
Ils se rencontrent en effet ; ils n’échangent que des paroles banales, et ils annoncent, avec un calme qui n’est pas simulé, qu’ils vont — chacun de leur côté — se marier.
La moralité de la pièce, c’est Donnay qui a pris soin de la résumer dans celte phrase triste et gaie : « Si l’on mourait de toutes les aventures d’amour, il n’y aurait plus personne pour les raconter. »
Le succès fut très grand, et la critique reconnut de bonne grâce qu’il s’agissait d’une œuvre exceptionnelle. Jules Lemaître, qui avait pourtant le goût difficile compara la pièce à Bérénice. C’était un bien grand éloge ; mais aujourd’hui encore, il ne nous semble pas immérité.
Certes, nous ne trouvons pas dans Amants les grands intérêts politiques qui sont le ressort de la tragédie de Racine. Mais nous y entendons la voix de la passion et de la tendresse racinienne, et tandis que le poète tragique nous laisse sur l’impression d’un irréparable désespoir, Maurice Donnay, dans un cinquième acte qui contient le secret de l’auteur, nous avoue que cette douleur n’est pas éternelle, que l’amour n’est que rarement une passion funeste et que le temps suffit bien souvent à calmer les orages du cœur et des sens. Mais il nous le dit avec un sourire si étrange et même si mystérieux, qu’on ne peut décider si son dénouement, optimiste en apparence, n’est pas plus amer que celui de Racine.
D’autre part, l’intrigue se déroule dans un milieu très particulier. C’est un demi-monde si correct et si charmant que ces courtisanes feraient aujourd’hui figure d’honnêtes femmes, Elles élèvent leurs enfants avec ferveur, elles rougissent de tromper leurs amants, elles chassent une femme de chambre qui a eu des bontés pour le jardinier. Dans un décor de bon goût, mais vieillot, nous entendons parler d’hommes d’affaires redoutables, qui se suicident pour une traite impayée... (On frémit en pensant aux ravages que ferait dans les bureaux d’aujourd’hui l’exercice d’une aussi funeste pratique). Ainsi l’auteur nous a laissé un tableau d’une grande délicatesse de tons qui représente une époque généreuse, souriante, spirituelle qui ne reviendra peut-être jamais.
Nous avons dit tout à l’heure que les comédies de mœurs n’étaient pas les œuvres les plus considérables de notre auteur. Nous disons maintenant qu’il fut un peintre inégalé des mœurs de son temps : mais les pièces qui nous ont laissé une image vivante de cette époque ne sont pas celles qui l’ont expressément décrite. C’est dans Éducation de Prince, dans Georgette Lemonnier, dans l’Escalade, dans l’Autre danger, dans Amants, que nous retrouvons la société charmante qui précéda le temps des massacres ; car, occupé à peindre des sentiments éternels, il les a peints de la couleur du temps, et il a créé, comme sans y songer, des personnages de son époque et de son pays. Et parce que cette peinture n’était pas son but principal, elle est merveilleusement et librement réussie. On peut dire que les grandes œuvres de Maurice Donnay sont des tragédies bourgeoises dénoncés en comédies, et qu’elles sont en même temps d’authentiques chefs-d’œuvre de la comédie de mœurs.
Ici un pragmatiste pourrait dire : « Vous proclamez la grandeur et l’excellence de ces œuvres, mais on ne les joue pas très souvent ».
On ne les joue même jamais.
Nous expliquerons cet abandon momentané par l’état actuel de notre Comédie Française, dont il fût si longtemps l’auteur attitré. La noble Maison, en effet, a tenté de se reproduire par dédoublement, comme l’hydre marine. Cette parturition est longue et douloureuse. Il semble qu’elle lui ôte momentanément le pouvoir de servir l’art dramatique français. Mais nous savons qu’il ne s’agit que d’une crise, et que la Comédie reprendra bientôt sa place, qui est la première.
Pour les autres théâtres de la capitale, écrasés de taxes et d’impôts, ils n’ont plus le moyen de porter à la scène les pièces qui exigent la présence d’un grand nombre de comédiens.
Nos directeurs en sont à blâmer le génie d’Eschyle, qui inventa le second personnage, et à maudire Sophocle qui eut l’idée du troisième rôle ; et ils rêvent de ces dramaturges économes qui écrivaient en l’an 600 avant Jésus-Christ, des pièces où un seul héros, sans aucun changement de costume, assurait la représentation dans un seul décor.
Or, les pièces de Donnay naquirent à une époque heureuse et généreuse : qu’il me soit permis de citer des chiffres parce qu’ils sont assez surprenants.
Vers 1900, la caissière des Variétés remettait chaque soir, à son directeur charmé, un petit sac de toile grise, alourdi, par trois ou quatre cents pièces d’or. Aujourd’hui dans des théâtres de premier rang, la recette vraie, en cas de succès, ne dépasse pas la valeur vénale de quarante fauteuils d’autrefois. Il est donc impossible de remettre à la scène Lysistrata, Paraître, ou même l’Autre danger.
De plus, en dehors de cette question d’argent méprisable, mais inéluctable, une autre raison suffirait peut-être à expliquer l’injuste oubli de ce répertoire de chefs-d’œuvres ; c’est que Maurice Donnay subit l’éclipse fatale qui obscurcit toutes les gloires littéraires au lendemain, et souvent même à la veille de la mort de l’écrivain. Cette éclipse dure une vingtaine d’années. Elle est explicable par la raison que l’œuvre n’est déjà plus d’actualité, sans être encore assez ancienne pour monter au rang des classiques.
Par bonheur, un art nouveau est né : l’art cinématographique.
Certes, ce n’est qu’un art mineur : les machines et les procédés qu’il emploie ne sont que de précieux outils, et de sensibles réactions chimiques. Il ne peut pas créer des œuvres, mais il peut exprimer par une technique dont la perfection touche au miracle, les œuvres, anciennes ou nouvelles, du romancier, du compositeur, du dramaturge, c’est-à-dire les œuvres des artistes créateurs.
Bien entendu, les personnes qui s’occupent de cinéma, et qui se nomment entre elles « cinéastes », ont commencé par nier formellement que le film, même parlant, eut besoin de l’art dramatique.
Un grand nombre de ces « cinéastes » étaient de bonne foi, puisqu’ils ignoraient jusqu’à l’existence de cet Art majeur. D’autres étaient moins sincères. On aurait pu croire qu’ils voulaient écarter les écrivains d’un moyen de diffusion riche et puissant, afin d’en garder la gloire et les profits pour eux-mêmes ; ils fondaient ouvertement leur prétention sur la possession de leurs outils, que par malice ou par ignorance, ils considéraient comme des artisans créateurs. D’autres enfin — et c’étaient en général des écriveurs dont l’Art dramatique n’avait pas voulu — assignaient au cinéma les limites qu’ils savaient ne pas pouvoir dépasser.
C’est pourquoi, au lieu de faire appel aux véritables écrivains, ils tentèrent, par tous les moyens, de les écarter des studios.
Cependant, Maurice Donnay tout en roulant des boulettes, et souriant au coin du bon feu, suivait avec un très vif intérêt les premiers pas du nouvel Art en effet, c’est en 1891 qu’il avait écrit deux longues œuvres dramatiques, Phryné et Ailleurs, jouées, avec un très grand succès, non pas sur la scène, mais sur l’écran du Théâtre d’Ombres, au Chat Noir.
Voici la description qu’il nous a faite de ces représentations :
« On était dans le train de représenter sur le théâtre d’ombres de véritables pièces.
Tandis que les tableaux, paysages, personnages, multitudes, paraissaient sur l’écran, debout à côté du piano d’accompagnement, un récitant disait le texte.
Dans un mètre carré de toile lumineuse, blanches aurores sur des montagnes roses, couchers de soleil dans des ciels de topaze et de cuivre, bleus clairs de lune sur une mer doucement agitée, Henri Rivière a fait tenir les plus grands paysages... »
Il est bien évident, Messieurs, que les représentations de ce théâtre, suivies par les meilleurs poètes et les plus grands critiques de ce temps, ne furent rien d’autre que de la préfiguration, et sans doute l’origine du cinéma parlant en couleurs, qui vient de faire, en quelques années, la conquête du monde.
Mais Maurice Donnay, dès qu’il avait connu le vrai théâtre, avait abandonné le théâtre d’ombres ; c’était un art infirme, dont le mouvement n’était qu’une suite d’immobilités, et dont le dialogue n’était qu’un monologue.
Le film muet ne l’attira guère. Il aimait trop le verbe, et il croyait, comme la Bible, que le verbe est au commencement de tout.
Mais, en 1937, au moment où le film parlant, rassasié d’inepties, réclamait une nourriture plus solide, un producteur intelligent découvrit la rue de Florence, et Maurice Donnay, qui l’attendait paisiblement, lui confia une œuvre préférée : Éducation de Prince.
Il est certain que, selon l’usage de cette époque, l’œuvre du maître fut déformée, sous prétexte d’adaptation aux règles d’un art nouveau, et que l’auteur protesta avec sa vivacité coutumière, contre un pareil traitement.
Les techniciens lui répondirent qu’un académicien ne pouvait rien connaître au cinéma, que ses plaintes étaient impertinentes, et qu’ils avaient fait de leur mieux. Je crois qu’ils étaient sincères. Toutefois malgré leurs efforts, et leur parfaite bonne volonté, il resta dans le film quelques parties de l’œuvre de Maurice Donnay. Les chefs-d’œuvre ont la vie dure et celui-ci, malgré les arrangements, eut un grand succès.
Ce fut, je n’hésite pas à le dire, un bienfait pour l’auteur, et pour le cinéma français.
Tout d’abord, Éducation de Prince n’eût jamais été représentée sur la scène dans les infimes bourgades où le cinéma envoie ses petites boîtes rondes, qui contiennent une troupe de premier plan, des décors de grand luxe, et un orchestre de cent musiciens. S’il faut encore citer des chiffres, je dirai qu’en 50 ans aucune des œuvres du grand écrivain n’a été représentée plus de 500 fois sur la scène, tandis que le film Éducation de Prince a dépassé sa vingt millième projection.
De plus, je le dis à voix basse, mais avec une grande joie, nous verrons bientôt sur les écrans son chef-d’œuvre Amants. Non pas le film américain qui vient de lui emprunter ce titre, mais la pièce même de Maurice Donnay. J’ajoute que les producteurs d’aujourd’hui, instruits par l’expérience, n’ont plus un respect superstitieux pour la technique ; ils ont admis que le film parlant pouvait parler, à condition toutefois qu’il eût quelque chose à dire. Ils ont constaté qu’un chef-d’œuvre de l’art dramatique, une fois installé sur l’écran, n’en redescendait que pour changer d’interprètes, ils savent aussi que le succès du film est proportionné à la fidélité de l’adaptation, et qu’il vaut mieux choisir l’adaptateur parmi des personnes familiarisées avec la langue française et même avec l’art dramatique.
C’est ainsi qu’une école s’est formée peu à peu, l’école de Paris. Certes, elle ne se contente pas de porter à l’écran des œuvres anciennes : un art ne peut vivre que d’œuvres nouvelles, conçues et réalisées en vue d’utiliser toutes les richesses, toute la puissance du nouveau moyen d’expression. Mais il est certain que les chefs-d’œuvres anciens prendront place, l’un après l’autre, dans la cinémathèque qui se complète chaque année : c’est grâce à cette forme nouvelle du théâtre d’ombres que l’œuvre de Maurice Donnay ne subira point l’éclipse fatale. Si la scène l’oublie pendant quelques années le cinéma lui offre, dans le monde entier, cent mille écrans pour y réfléchir les ombres et les lumières, les paroles, les sons et les musiques qui composent son œuvre.
Ainsi, à Paris ou à Béthune, à Lisbonne ou au Caire, à Shangaï ou à Québec, des milliers d’hommes et de lemmes iront voir et entendre les œuvres dramatiques du grand écrivain disparu. Les uns porteront le burnous, les autres le kimono ; d’autres seront vêtus de coutil blanc, et d’autres de peaux de mouton. Et les plus simples d’entre eux croiront que l’histoire est vraie, et que l’auteur est encore vivant : et ils ne se tromperont pas.
Et maintenant, Messieurs, voici que cet éloge est presque terminé, et je n’ai pas encore cité un seul de ses bons mots, de ces mots d’auteur qui ont fait tant d’effet sur la scène, que les spectateurs se répétaient à la sortie, et dont la critique égayait ses comptes rendus. Eh bien, Messieurs, ces bons mots, qui sont innombrables, je vous demande la permission de n’en citer aucun. Certes, ils ont fait beaucoup pour sa popularité : ils ont fait plus encore pour sa gloire.
C’est parce qu’il a écrit Les Vieux Messieurs, ou l’histoire infiniment triste de ce nourrisson pessimiste, que les générations nouvelles semblent n’avoir pas compris la grandeur du dramaturge que nous venons de perdre. Je pense que c’est le jour, je pense que c’est l’heure de dire clairement qui fut Maurice Donnay. Et les phrases que je vais prononcer ne sont point des paroles de circonstances, ni de ces mots que l’amitié jette comme des fleurs sur une tombe ; je n’ai pas eu l’honneur de le connaître, et je parle avec l’honnêteté de l’universitaire que je suis.
Ce qui mesure la valeur d’un écrivain, ce n’est pas seulement son succès auprès des lettrés et du public, c’est surtout son influence sur la littérature de l’époque suivante.
Eh bien, Messieurs, il est certain qu’Amants, en 1895, ne ressemblait à rien, si ce n’est aux grands classiques par la pureté de sa ligne dramatique. Il est tout aussi certain qu’après cette date nous retrouverons le ton et la couleur d’Amants dans un grand nombre de comédies, et en particulier dans les œuvres d’Henri Bataille, dont le style a vieilli, mais dont la vigueur théâtrale reste admirable.
Il est certain qu’Éducation de Prince en 1893 ne ressemblait à rien, si ce n’est aux plus brillantes réussites de Flers et Caillavet, qui devaient triompher quinze ans plus tard. D’autre part, il ne nous paraît pas absurde de dire que le théâtre si brillant de Giraudoux doit peut-être quelque chose, ne serait-ce que son parfum, à Lysistrata et au Mariage de Télémaque ; enfin l’Autre danger, œuvre d’une audace inquiétante, et Paraître, comédie mordante et pittoresque, ont eu, sans aucun doute, une influence sur le génie incontestable d’Édouard Bourdet.
Bataille, Flers et Caillavet, Giraudoux, Bourdet… Certes, je ne dis pas que ces vrais dramaturges avaient décidé, chacun pour son compte, d’imiter et de prolonger l’une des œuvres de Maurice Donnay. Mais je dis que les voies dans lesquelles ils se sont engagés, et qui les mènent si loin, c’est Maurice Donnay qui les avait ouvertes et que ses œuvres vivent pour en témoigner.
On dira : « Il est bien difficile d’admettre que des écrivains aussi différents aient pu choisir le même modèle ».
C’est que ce modèle fut à chaque instant différent de lui-même.
Il nous a laissé trois comédies musicales, un opéra, trois comédies légères, six comédies de mœurs, huit comédies de caractères, six comédies dramatiques, deux revues, un grand nombre de petits œuvres que la Société des Auteurs appelle monologues, mais je préfère nommer « poèmes » deux livres de souvenirs et une centaine de discours. Il a tout fait, car il savait tout faire, et il a laissé, dans chaque genre, souvent un chef-d’œuvre, toujours un modèle.
Ainsi nous terminerons cette trop brève étude d’une œuvre aussi considérable en affirmant qu’il fut le prince des chansonniers, parce qu’il fut le plus Parisien des Français ; mais qu’il fut en même temps le plus français des Parisiens, et qu’il restera, dans l’histoire des lettres, comme le père et la source de presque tout le théâtre contemporain.