Discours de réception de Marcel Achard

Le 3 décembre 1959

Marcel ACHARD

Réception de Marcel Achard

 

M. Marcel Achard, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. André Chevrillon, y est venu prendre séance le jeudi 3 décembre 1959, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Il fut un temps où votre illustre compagnie, en même temps qu’elle disait à l’heureux élu « Prends un siège, Cinna », faisait suivre cette gracieuse invitation (imitant en cela l’Auguste de Corneille) d’une série de remontrances et de réprimandes.

Si bien que le nouvel immortel en viager pouvait se demander quelle raison avait poussé à l’inviter tous les jeudis, des confrères qui pensaient si peu de bien de lui.

Cette coutume étant heureusement caduque, c’est sans appréhension et d’un cœur plein d’une reconnaissante humilité que je puis vous remercier de l’honneur que vous me faites.

Vous avez bien voulu m’accueillir immédiatement, alors que tant de mes aînés, bien supérieurs à moi, ont dû frapper plusieurs fois à votre porte avant qu’on la leur ouvrît.

Vous savez qu’en donnant tout de suite, on donne deux fois. Ma gratitude en est doublée.

Il serait impudent de vous remercier de l’acuité de votre discernement, mais je me crois autorisé à vous féliciter de votre courage.

Les auteurs comiques ont toujours été traités cavalièrement en France. (Il n’y fait pas bon être Labiche ou Feydeau.)

Le public vient rire à leurs pièces. Mais, comme disait Emmanuel Chabrier, il est le seul.

Même dans ce bon public, on trouve des réfractaires : une concierge du boulevard Berthier assurait : « Je n’aime pas rire au théâtre. Le théâtre, pour moi, c’est des reines qui ont des malheurs. »

Cette opinion est devenue la thèse officielle. Le poète comique devient un poète maudit, ce qui est assez comique.

On se contentait jusqu’ici de mépriser les amuseurs, voici qu’on les proscrit.

Je vous remercie de les avoir réhabilités en ma personne et de pousser le courage jusqu’à me faire recevoir par un autre maudit, de grande qualité celui-là.

Je n’entends pas entreprendre le panégyrique du théâtre comique. Cependant il parait certain que le monde est la perpétuelle caricature de ce qu’il devrait être, que le sublime côtoie le ridicule et qu’il n’y a pas plus de différence entre le rire et les larmes qu’entre un moulin à vent et un moulin à eau.

Faire rire au théâtre implique de connaître les hommes.

Hélas ! À cette connaissance survivent bien peu d’auteurs comiques.

Malgré cela, la drôlerie n’a pas chez nous de lettres de noblesse. Si peu que lorsqu’on dit de quelqu’un « c’est un drôle », ce n’est qu’une façon distinguée de prétendre que c’est un coquin.

Notre bon maître Eugène Labiche s’excusait, à la place même où je suis, d’avoir amusé pendant quarante ans ses contemporains.

« La muse qui nous inspirait était une bien petite muse, déclarait-il. Elle s’appelait simplement la bonne humeur. Nous avons ri, nous avons fait rire. J’espère qu’il nous sera beaucoup pardonné. »

Cette modestie exemplaire du grand proscrit me dicte ma conduite.

J’ai cependant moins d’excuses à vous présenter que lui ; car je n’ai amusé le public que pendant trente-cinq années. Et encore ! Une fois sur deux.

Comme lui, j’ai toute ma vie écrit des dialogues et je me trouve tout à coup devant cet épouvantail des écrivains de théâtre : un monologue. Un monologue d’une heure ! Pas une comédie n’y résisterait.

Heureusement, je dois évoquer pour vous la noble figure d’André Chevrillon. Et les difficultés s’aplanissent.

Pas toutes cependant.

Il entre dans les jeux de l’Académie et du hasard une certaine malice. C’en est une que de confier l’éloge d’un critique à un auteur et d’un grand peintre de paysages à un dessinateur de caractères.

Je me trouve, toutes distances gardées, un peu dans la situation d’Alfred Capus ayant à parler ici des fonctions fuschiennes, de l’électro-dynamique et des hypothèses cosmogoniques qui avaient tellement préoccupé Henri Poincaré.

Ma chance veut que le critique André Chevrillon n’ait pas été de ces culs-de-jatte qui entendent nous apprendre à courir, mais bien plutôt un homme qui, devant chaque livre, espérait le miracle. Ma chance veut que ce grand peintre de paysages ait été aussi un poète.

Bien qu’il se soit écoulé plus de deux ans depuis sa disparition, vous avez toujours présent à l’esprit, j’en suis sûr, le contraste étrange de son visage et de sa silhouette.

Le visage était jeune. André Chevrillon portait la royale tel autrefois M. de Tréville, capitaine des Mousquetaires du Roy. Des yeux profonds et narquois, une bonne grâce circonspecte, une ironie intimidante et une impitoyable courtoisie complétaient la ressemblance.

Mais la silhouette effarait. Dire qu’il était courbé par l’âge serait tout à fait insuffisant. Il semblait avoir mis une coquetterie à exagérer sa flexibilité de roseau pensant.

André Chevrillon a certainement souffert beaucoup de cette apparence extérieure.

À cause de son nom d’abord. Chevrillon, nous apprend votre dictionnaire, signifie leste, agile comme un chevreau.

Or, Chevrillon, le jeune André l’avait été à l’extrême.

Un témoin de sa jeunesse nous le montre, en effet, l’été, dans les montagnes de la Savoie, aussi chevrillon qu’un chamois, escaladant les pics ; ou bien se baignant nu dans des calanques ignorées de la côte de Provence ; ou encore, avide de voir des arbres, partant de Paris au crépuscule, marchant toute la nuit et, arrivant au matin, fourbu et ravi, dans les premiers bosquets de Fontainebleau ; l’hiver, sur les étangs de Versailles, s’élançant sur la glace, la cape noire au vent, aussi chevrillon que Vaslav Nijinski.

Ce patineur, ce marcheur, ce champion de natation, cet alpiniste, cet athlète complet avait été aussi un éminent voyageur.

Et à une époque où l’on ne voyageait pas encore ; à une époque où le voyage était une espèce d’exploration.

 

André Chevrillon est né le 3 mai 1864 et s’est éteint le 9 juillet 1957 dans sa quatre-vingt-quatorzième année.

Sa vie fut simple : une ligne droite. Il démontra victorieusement que la ligne droite peut être le plus long chemin d’un point à un autre.

Il naquit, par hasard, à Ruelle, dans la Charente, parce que son père, officier d’artillerie, y était affecté à une fonderie de canons.

Sa mère, Sophie Taine, qui réussissait ce paradoxe d’être à la fois belle et bonne, était la cadette du célèbre philosophe.

Car, André Chevrillon était le neveu d’Hippolyte Taine ; et le seul temps qu’il ait perdu dans sa vie est celui qu’il dut prendre à s’en accommoder.

Il est difficile d’être le neveu d’un homme illustre. Surtout lorsque étant déjà neveu par le sang, on est devenu fils par l’esprit.

Quand vous lui avait fait l’honneur de le recevoir parmi vous, son ombrageuse humilité lui fit dire que vous receviez surtout le neveu de Taine. Il portait au côté l’épée de Taine. Et nullement par souci d’économie. Par modestie et par orgueil.

Votre directeur Pierre de la Gorce lui répondit heureusement, avec une verdeur aux couleurs de l’Académie : « Vos titres suffisent. Vous êtes un des meilleurs ouvriers de la culture nationale »

Suivaient des éloges réfléchis auxquels je me permettrai d’ajouter ma gerbe. Pierre de la Gorce ne connaissait encore, en effet, en 1920, qu’une partie de l’œuvre de votre confrère, auquel restaient, pour la parachever, trente-sept solides années d’étude et de réflexion.

 

Il avait quatre ans que déjà l’adorait celui que son frère, sa sœur et lui avaient seuls le droit d’appeler l’oncle Hippolyte. « Je me rappelle, raconte André Chevrillon, ou plutôt je me rappelle m’être rappelé, – car il y a des relais dans la mémoire lorsqu’il s’agit de telles distances, – je me rappelle que le soir il me faisait sauter dans ses mains au rythme d’une chanson de son invention, dont après quatre-vingts ans, je sais encore l’air et les paroles. »

André Chevrillon se « rappelle aussi s’être rappelé » qu’ayant aboyé un soir devant un abat-jour qui représentait des petits chiens, l’oncle Hippolyte en avait tiré des idées générales. Mais il se remémore avec plus de tendresse que M. Taine lui jouait du piano pour l’endormir et lui donnait lui-même des douches pour le calmer.

La petite enfance du neveu semble avoir été un enchantement.

Du moins jusqu’à ce qu’il ait eu à se servir officiellement de son intelligence. La campagne du Finistère lui parait le paradis, et aussi la côte – la mer surtout dont il apprécie, comme plus tard son ami Rudyard Kipling, « l’excellente solitude ».

Il part pour l’Angleterre et fait dans une « grammar school » des études flegmatiques.

Hélas ! En 1877, son père – qui avait héroïquement pris part à la défense de Paris et qui, plus héroïquement encore, avait accepté un poste dans une compagnie d’assurances quand on l’avait mis à la retraite, – son père meurt subitement.

André a douze ans. L’oncle Hippolyte prend en main son éducation. Après un bref examen, il s’étonne de trouver dans l’instruction de son neveu tant de trous à combler et le met à l’école alsacienne.

Dure école !

Heureusement, il y avait les vacances à Boringe. « L’air y était jeune, le ciel sans tache » la maison pleine de vie. M. Taine y recevait ses amis.

À table, au cours des promenades, on bavardait.

L’oncle Hippolyte laissait tomber nonchalamment une question comme celle-ci : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Question qu’on laissait prudemment sans réponse. Pour ne pas être en reste, le physicien Berthelot affirmait : « L’énergie est une intégrale », sans rencontrer de vrais contradicteurs. Puis, M. Taine déclarait en guise de conclusion : « La cause des faits est dans les faits ».

Et le petit André trouvait que la conversation n’était pas facile à suivre.

La culture était de tradition dans la famille. Les aïeux avaient eu le goût des idées abstraites. André avait bénéficié, dès l’âge le plus tendre, de ce goût et de cette tradition. Il poursuivait ses études avec une passion d’amant comblé.

L’oncle lui disait : « La Chartreuse de Parme est un chef-d’œuvre. Je l’ai relu soixante fois. À genoux ! À genoux devant La Chartreuse ! »

André s’agenouillait, moralement, avec complaisance.

Mais il renâclait lorsque l’auteur des Origines de la France contemporaine lui demandait de récrire « dans un français compréhensible » l’article que Balzac avait consacré à cette même Chartreuse.

Il est juste de dire que, le devoir terminé, on proposait au jeune garçon de reprendre le Cicéron, « pour se rincer un peu la bouche ».

En compensation, quand il était reçu à la première partie du bachot, c’était Ernest Renan qui faisait le voyage pour l’en complimenter, en termes d’autant plus impressionnants que le bachelier ne les comprenait pas tous.

Les deux grandes distractions du jeune André étaient les courses en barque à voile sur le lac et les parties de billard, jeu auquel l’oncle Hippolyte excellait.

Hippolyte Taine, après avoir réussi un carambolage difficile, prétendait avec la suffisance des bons joueurs : « La finesse n’a pas de limites. »

Son neveu devait toute sa vie lui donner raison.

Après l’école alsacienne, Louis-le-Grand, la Sorbonne et la licence de philosophie.

Un second séjour en Angleterre et voici André Chevrillon définitivement gagné aux Anglais. Aux lettres anglaises surtout.

Sa passion pour elles est telle qu’elle le rend ingrat envers sa langue maternelle.

« Traduire en français une phrase allemande, écrit-il, c’est la débrouiller, en faire l’analyse. Traduire en français une phrase anglaise, c’est la préciser, mais en partie l’éteindre. »

Il ne pardonnera jamais à André Gide l’interprétation approximative que celui-ci a donnée d’une petite phrase du Typhon. Et certains présument qu’il n’a détesté Proust que parce qu’il ne l’a pas lu en anglais.

En 1887, il est premier au concours de l’agrégation.

Nommé professeur (d’anglais naturellement) au Borda, il porte le bicorne et l’épée, déjà – mais Brest, ville alors sordide, et le milieu grossier dans lequel il doit vivre, le décident à s’installer chez des fermiers, à la campagne. Il y est victime de « l’enchantement breton » dont il fera plus tard un livre admirable.

Chargé de cours à la Faculté de Lille, il y enseigne pendant cinq ans, tout en préparant sa thèse.

En 1888, il fait un voyage aux Indes et en rapporte son premier livre.

Ce qui frappe le lecteur d’André Chevrillon, c’est qu’aucun des vingt-cinq ouvrages merveilleux qu’il a écrits, n’est éclairé par le sourire d’une femme.

Les femmes, on peut les détester, mais il est périlleux de les ignorer.

Nos héroïnes veillent sur nos livres comme les anges de pierre sur les gisants.

Molière lui-même ne serait pas tout à fait Molière sans Célimène.

« Sans les femmes, disait Alfred Capus, les hommes ne seraient pas drôles. »

J’ajoute qu’ils ne seraient pas tristes non plus.

C’est à cause d’elles, parait-il, que nous avons été chassés du paradis terrestre.

Mais je ne vois qu’elles pour nous y ramener.

Un de mes amis que sa femme venait de quitter pour toujours me disait :

– Si au moins il avait beaucoup plu, elle serait peut-être restée cette nuit !

André Chevrillon s’est volontairement privé de ce renfort incomparable.

Son œuvre gagne en noblesse ce qu’elle perd en grâce.

Dans son discours de réception et parlant d’Étienne Lamy, votre confrère déclarait : « La vie de l’écrivain dont j’ai à vous parler fut longue et doublement active. »

J’en pourrai dire autant de celle d’André Chevrillon.

Sa vie fut longue, en effet.

On le connaissait comme doyen de l’Académie, mais on ignorait qu’il en était un des fleurons.

De 1888 à 1957, il publia, je l’ai dit, plus de vingt-cinq volumes.

Taine a écrit quelque part : « La déchéance de l’individu commence à l’âge de trois ans. »

Il faut croire que cette déchéance a été particulièrement lente chez son neveu puisqu’il a pu nous donner un chef-d’œuvre quatre-vingt-dix ans après cette date cruciale.

Avec le Portrait de Taine précisément.

Comme celle d’Étienne Lamy, la vie d’André Chevrillon fut aussi doublement active.

Il y eut en lui un voyageur et un critique.

Les Anglais ont un proverbe, auquel on peut donner plusieurs significations : « L’art est un chemin. »

André Chevrillon adopta d’abord la plus simple et prit la route.

Il avait toujours été sensible aux paysages.

On sait que Taine souriait peu et ne riait jamais. Son seul éclat de rire connu est celui que déclencha le marmot André qui, à quatre ans (ayant à peine commencé sa déchéance), s’écriait avec un soupir pâmé :

– Dieu ! que c’est beau, la nature !

Il était encore adolescent que l’excellente Mme Taine disait de lui : « J’ai un neveu auquel je ne reproche qu’une chose, c’est d’être vraiment un peu trop vagabond. »

Or, à cette époque, André n’était pas encore ce « découvreur du monde » dont parle Fernand Gregh. Il ne parcourait encore que les routes de France, à pied.

Soudain M. Worms intervint dans sa vie. Il cherchait un jeune universitaire qui pût l’accompagner aux Indes et lui servir de secrétaire au besoin. Au dernier moment, M. Worms tomba malade. Mais il eut le bon esprit d’envoyer son nouveau secrétaire voir les Indes à sa place.

André Chevrillon accepta joyeusement cette invitation au voyage. Pour plaire à son oncle, d’abord, qui lui conseillait de ne pas vivre uniquement dans les livres et de voir le plus possible de gens de toutes sortes.

À dix mille kilomètres de Paris et dans un pays où l’on est onze à se disputer un mètre carré, le jeune voyageur pense pouvoir suivre cette recommandation.

Ensuite il est curieux des êtres et des paysages, curieux jusqu’à accepter le sort de la femme de Loth.

Son œuvre sera ainsi composée, semble-t-il, d’après une série de curiosités successives.

Il ouvrira sur les gens et les choses des yeux d’enfant.

Pas de méthode. La méthode, prétend l’oncle Hippolyte, est « un procédé inné, qu’on applique involontairement ».

« Notre façon de sentir est en nous ce qu’il y a de plus durable. » Bien antérieure à l’activité de l’esprit, elle lui est naturellement supérieure.

André Chevrillon se défiera donc de son intelligence comme dit Joubert : « Utile à tout, suffisante à rien. »

À la fin de sa vie, il constatera qu’il a toujours souffert de comprendre, alors qu’il n’aurait voulu que sentir.

Il voyagera sans hâte. Voyager en espérant, c’est mieux que d’arriver.

Il raconte dans son premier livre qu’il était parti pour les Indes les poches bourrées de roses, de sensitives et de jasmins.

Odorant bagage !

Toute sa vie, il aimera les fleurs, ces sourires de la terre.

Mais n’est-il pas charmant, ce jeune professeur qui s’embarque pour les Indes de Philéas Fogg avec des fleurs plein les poches ?

Il a vingt-quatre ans. Il est intrépide et beau. Cette terre magnifique et mystérieuse l’enchante. Le mirage de l’Orient, ce jeune homme le ressent, s’en pénètre et peut le dépeindre.

Car il est peintre autant que poète.

Quand il admire en José-Maria de Heredia « la prose descriptive qui atteint au degré suprême, la couleur intense, la vérité du détail évocateur, la force et la densité de l’expression », il semble que ce soit de lui-même qu’il parle. Car nous louons volontiers nos propres qualités quand nous les rencontrons chez les autres.

Le peintre André Chevrillon excelle aussi bien dans le croqueton que dans la peinture murale. Croquetons, et ravissants, sa « Jérusalem, pétaudière sacrée », son « Versailles géométrique », cette plaine de Saron « riche et douce à l’œil comme un tapis de haute laine » et ses petits Hindous « qui n’étaient vêtus que de poussière ».

Tableau de genre, et réussie cette mer Rouge et « sa nature accablante où le ciel est presque toujours vertical ».

Peinture murale, et grandiose, cette nuit égyptienne : « Alors venait l’heure solennelle où les figures des constellations apparaissant, tout le mystère des infinis qui nous entourent devenait visible. (...) On se surprenait à prêter l’oreille pour entendre le bruissement de tout ce feu qui fourmillait, de toutes ces étoiles pâmées et dilatées comme des cœurs. »

Un grand voyageur de mes amis déclarait : « Je veux bien m’enivrer de la beauté des paysages, mais seulement entre les repas ! »

André Chevrillon est insatiable. À peine revenu, il ne songe qu’à repartir. À l’entendre, les voyages le reposent.

Après l’Inde, il essaie de l’Amérique. Mais le contraste est trop violent. Et le bateau qui l’avait amené à New-York le ramène le lendemain.

Après l’Amérique, l’Égypte, le Maroc, la Palestine, les « villes fatidiques » : Thèbes, Bénarès, Jérusalem. Il s’assied au bord des trois fleuves sacrés : le Nil, le Gange, le Jourdain.

Il retourne en Amérique, par scrupule.

Et cette fois il est conquis.

Il se prend d’intérêt, puis d’amitié et enfin de passion pour ce peuple neuf, pour ces villes démesurées, pour ces espaces sauvages que le cinéma n’a pas encore galvaudés.

Entre temps, il s’est marié.

Pour être un vrai sage, il faut avoir été un peu heureux, au moins une fois.

Il a trois charmants enfants qu’il adore. Mais le démon des terres lointaines le reprend, ces « terres mortes » auxquelles il demande de lui rendre le rêve, la couleur, les loisirs et même les pensées d’il y a cinq siècles.

Il retourne aux Indes en 1902. Au Maroc en 1905 et en 1919. Dans le Sud Algérien en 1927. Il représente l’Académie Française aux États-Unis en 1922 pour le Tricentenaire de Molière et en 1935 pour celui de l’Académie et encore en 1937 pour le deux cent cinquantième anniversaire de Cavalier de La Salle.

Et chacun de ces voyages nous vaut un beau livre.

L’Inde d’abord.

Je soupçonne l’Inde d’avoir disputé à Hippolyte Taine la première place dans la formation de la pensée d’André Chevrillon.

Ni l’Égypte, ni la Syrie, ni la Palestine, ni même l’Angleterre n’ont effacé la puissante impression que le voyageur avait reçue de l’Inde.

Ces nouveaux pays qu’il traverse, il ne cesse de les lui comparer.

Il lui consacre deux livres : le premier Dans l’Inde, tout admirable où qu’il soit, n’atteint pas à la perfection de Sanctuaires et paysages d’Asie que nous vaut le second voyage de 1902. L’auteur débute. Il préfère y étaler son intelligence que ses dons, sa culture que sa palette. Il n’est encore qu’un touriste très observateur et très minutieux. Un touriste qui serait aussi un érudit, un archiviste et un poète, ce qui ne gâte rien.

Dans Sanctuaires et paysages d’Asie le neveu de Taine est devenu André Chevrillon. Son art est plus fin, plus coloré, on serait tenté de dire plus musical, tant les harmonies sont pénétrantes.

Le Gange est la toile de fond de ces tableaux, avec « ses escaliers dressés dans la lumière où grouille une multitude demi-nue, avide de se plonger dans le fleuve pour plaire aux dieux ».

André Chevrillon nous raconte aussi la mer des Indes, et Ceylan, les limpides nuits australes après la moiteur caniculaire des journées parmi les pagodes ; et les capitales déchues, ensevelies sous les grands végétaux, négligemment léchées par des eaux, mortes elles aussi.

Après l’Inde, l’Égypte, la Syrie, la Palestine enchantent le jeune homme. L’intensité de ses sensations visuelles et auditives en font un maître de la description.

Il fixe sa longue descente du Nil en croquis éblouissants et cependant précis.

M. Ingres coloré par Raoul Dufy.

Il savoure la monotonie envoûtante et paisible qui le dispense momentanément de toute pensée. Son esprit ne se réveille que pour « les grands jeux magiques du soir ».

André Chevrillon écrit en manière de conclusion : « Il faut rester très immobile pour sentir l’Égypte et participer à sa vie. » Le neveu de Taine n’aime pas à « rester immobile ». Il ne demeure donc en Égypte que le temps de se remettre d’une courte maladie.

Et c’est avec un sentiment de détente qu’il pénètre en Palestine. Jérusalem d’abord s’offre à lui avec son paysage inoubliable. « Dans cette désolation superbe, qui ne nourrit rien, écrit-il, dans cette lumière exaltée, on sent bien qu’elle vit de la vie de l’âme... d’un souvenir et d’un espoir. »

Au dehors, l’aspect de la mort et au dedans, la vie, la vie intense.

Mais quelle vie ? La religion chrétienne s’y est à peu près vidée de sentiment et n’y est plus guère entretenue que par les cultes orientaux. « Ces tristes lieux sacrés que nous aimons à contempler ne sont plus qu’un berceau vide. »

Dans le murmure des prières contradictoires, Jérusalem ne lui paraît plus qu’un immense musée religieux.

Ses dernières impressions d’Orient, André Chevrillon devait les recevoir de l’Islam. Il lui consacre trois livres : Un crépuscule d’lslam (1906), Marrakech dans les palmes (1919) et les Puritains du désert (1957).

Pour écrire le premier d’entre eux, il dut renoncer au confortable dont ses séjours en Angleterre lui avaient donné le goût et faire appel à son intrépidité naturelle.

En 1905, le Maroc était peu sûr.

Fez « le plus fier et le plus mélancolique décor féodal qui soit au monde » est une ville sainte. Et le peintre risque sa vie pour prendre quelques notes.

C’est payer cher le plaisir d’enrichir sa palette.

Avec des précautions de trappeur et après huit harassantes étapes, il enregistre les aspects de décrépitude, d’abandon et de sommeil que le Maroc essaie de refuser à l’étranger.

Marrakech dans les palmes nous raconte la vieille capitale du sud qui, en ces temps anciens, tenait encore du bastion et de l’oasis. André Chevrillon en décrit les merveilles mais exprime aussi le dessèchement, la sensualité raffinée et vicieuse, la religiosité mécanique et vide, la courte culture, le désir de secret et – hélas ! – la paresse universelle qui fait l’universelle improbité.

Rudyard Kipling, auquel il a envoyé son livre lui répond : « Vraiment, vous avez le désert dans la peau... Et, en bon Anglais, j’avais envie d’écrire à Cook afin de leur demander tous les renseignements pour me rendre là-bas. »

Dans les Puritains du Désert, il refait le voyage qu’avait projeté Eugène Fromentin en juin 1863 dans le Sud Algérien.

Mais que reste-t-il en 1927 de ce dont rêvait l’auteur de Dominique ?

Le vieux Sud rajeunit.

Il devient difficile d’y saisir, vivantes encore, les grandes formes que notre espèce a traversées au cours des âges.

Que reste-t-il du désert même ?

En 1927, votre confrère avait la nostalgie de celui de 1906. Que dirait-il de celui de 1959, bientôt menacé d’embouteillages ?

Le désert a perdu sa formidable inutilité.

Les points d’eau dont dépendait autrefois la vie sont remplacés sur les cartes par les puits de pétrole dont il semble que la vie dépende maintenant.

Et les pionniers d’aujourd’hui croient être victimes d’un mirage quand ils aperçoivent un chameau.

« Les chameliers, écrit déjà André Chevrillon, et leurs grandes bêtes étranges, au pas de sommeil, survivants, dirait-on, d’une faune antérieure, c’était le monde antique du Sahara. Au cheminement balancé des dromadaires, on ne voyait pas changer les lointains, l’immensité restait l’immensité. »

Aujourd’hui, à tant vaincre la nature, on perd le sentiment de sa majesté et de sa force.

L’immensité, en 1959, est à la mesure de l’homme. Il faut quelque épouvantable réveil de cette nature invaincue pour lui rappeler qu’il n’est « que fétu de paille dans le vent ».

L’Inde et l’Asie, la Judée, l’Égypte, Marrakech et l’Islam même se livrent plus volontiers que la Bretagne.

La musique qui monte des paysages de celle-ci n’est pas éclatante. « Elle est d’une tonalité singulière... Mais ne chante pas haut. » Il faut faire en soi et autour de soi le silence.

Le silence, à notre époque, la chose la plus rare du monde. Si rare que dans les bars des deux Amériques, les clients du Juke-Box s’achètent pour dix cents un disque de silence.

Que cherchait André Chevrillon, de l’autre côté de la terre ? Les vestiges du passé, les gestes demeurés tels qu’aux premiers âges, tout ce qui peut nous permettre de ressusciter des époques révolues.

C’est aussi ce qu’il demande à la Bretagne.

Et il l’y trouve.

Il lui demande aussi la mer.

La mer, il ne s’est guère lassé d’en parler et de la peindre.

Il s’enchante partout de « la grande libation des eaux du globe ».

Mais la mer d’Armorique, il la chérit.

« Elle peut se faire si petite, dit-il, si intime, si bretonne, finir si doucement au dernier détour d’une anse. »

Cette Bretagne « où le temps semble s’être arrêté », il lui consacra deux livres : L’Enchantement breton et Derniers reflets à l’Occident.

Il en dit « les harmonies qui ont la perfection mesurée d’une musique ancienne. Rien d’excessif et rien de neuf ».

André Chevrillon est un de nos plus grands peintres de paysages.

Mais la peinture des paysages n’est souvent que la dernière ressource du misanthrope.

Pas pour lui.

Ce peintre a une âme noble.

Il est un grand peintre parce qu’il mélange le sang à ses couleurs.

Dans Marrakech sous les palmes, il nous propose ce Delacroix : « Ils (les indigènes) semblent tomber au-dessous de la douleur. Vraiment ils n’ont l’air ni de souffrir ni de désespérer. Ni d’espérer non plus. Pas même de s’être résignés. Ils sont là comme les ânes pelés qui ne sentent plus les coups et se serrent les uns contre les autres, en fermant leurs pauvres yeux bordés de mouches. »

Ne trouvez-vous pas que ce tableau arrache le cœur ? L’enfer est plus supportable que le néant.

C’est par la pitié que ce grand peintre de paysages est devenu un peintre de peuples.

Il ne lui a pas suffi de planter le décor.

Le décor, pour le voyageur, c’est le pittoresque.

Or, le pittoresque (comme j’ai été amené à le constater) dans le passé, c’est une ruine ; dans le présent, c’est la misère.

À de rares exceptions près, une foule pittoresque, c’est une foule de malheureux.

C’est la foule qui a passionné André Chevrillon.

Il a peint des peuples d’arbres et des paysages de peuples.

Hélas ! Une foule n’est pas un personnage. L’Avare, le Misanthrope, le Malade imaginaire, le Joueur, le Menteur, sont éternels.

Le peuple, non.

Le peuple change plus vite encore que le paysage.

Les Marocains d’André Chevrillon ne sont pas ceux de Mohamed V ni sa Jérusalem celle de Ben Gourion.

Ses récits de voyage, s’ils n’avaient été que peinture, seraient menacés de caducité par le cinérama.

Mais il tenait de Samuel Coleridge que « la peinture est une espèce d’intermédiaire entre une chose et une idée ».

Et c’était de lui-même bien plus que de son prédécesseur qu’il parlait dans son discours de réception : « Étienne Lamy était de ces esprits qui, devant un fait, ont besoin de l’antécédent, ce qui les entraîne jusqu’aux origines. »

C’est alors que le neveu de Taine rend service à André Chevrillon.

L’analyste se range aux côtés du poète.

Il dégage la spiritualité des ruines (de pierre ou de chair). Dans ce qui est mourant, il perçoit ce qui fait effort pour être. La splendeur de ce qu’il voit ne l’aveugle pas. Derrière la beauté des images, il devine les aspirations confuses d’une race. Il assimile les choses sans se laisser absorber par elles.

Il a beaucoup lu et vu plus encore. Il compare. Il recrée. Il prévoit.Il enregistre. C’est un éveilleur d’idées. Il fait de la géographie historique et du reportage archéologique.

Il fixe quelques moments du monde, dans leurs rapports avec le passé et l’avenir.

C’est un témoin de génie.

Il témoigne pour l’Inde, l’Égypte, la Palestine et le Maroc.

Mais il ne s’en tient pas là. Il témoigne pour les combattants de 1914, pour l’effort américain de 1917 dans Près des combattants, et dans Les Américains à Brest. Il témoigne contre les Allemands en 1934 dans un livre prophétique, La Menace allemande. Il témoigne en faveur de Dreyfus.

Les pages qu’il a consacrées au procès de Rennes, exemptes de passion partisane, ne sont qu’un noble cri de révolte. Mais à l’époque, il était dangereux de le pousser.

S’il juge les juges militaires, c’est avec une impartialité dont ceux-ci ne donnent pas l’exemple.

Quand il parle de ses adversaires, il reste impartial. S’il dit de Jules Lemaître qu’il est borné, il ajoute qu’il est délicat ; s’il doit reconnaître que Barrès est olivâtre, il admet qu’il est aussi prestigieux.

Il faut croire que ce dernier adjectif corrige dans l’esprit de Maurice Barrès la désobligeante exactitude du premier, puisque l’auteur des Déracinés sera le grand électeur d’André Chevrillon à l’Académie.

Le portrait qu’il trace de Dreyfus est inoubliable.

« Derrière un officier de gendarmerie, il apparaît, il entre très droit, d’une démarche délibérée, raide, de somnambule ou d’automate. Son vêtement est sur lui comme sur un mort, rigide, pendant en plis inertes sur les vides, sur l’affreuse maigreur du corps. On dirait cette forme humaine costumée pour quelque funèbre représentation, comme ce cadavre de Pape que l’on para pour le juger. (...) »

« Deux ou trois fois il a surgi dans une protestation véhémente, d’un mouvement raide, tout d’une pièce, avec des explosions dures, des saccades de la voix. Il ne voulait pas pleurer ; pourtant vaincu, à plusieurs reprises il s’est laissé aller aux sanglots. Mais plus pitoyable que tout me parut le faible sourire qu’il essaya d’adresser à MM. Trarieux et Painlevé lorsque ceux-ci déposaient – timide, imperceptible sourire de reconnaissance et dont Painlevé me dit qu’il dut se détourner pour ne pas fondre en larmes. »

Par tous ses livres, et à Rennes comme ailleurs, André Chevrillon travaille à l’ébauche d’une conscience universelle.

C’est encore un voyage qu’il entreprend dans la littérature anglaise.

Le plus long et le plus passionné de tous.

Il adore les Anglais. Dès qu’on parle d’eux, il voit rose. Il trouve que c’est de la « belle étoffe humaine ».

On ne lira pas dans son œuvre que chaque Anglais est une île. Ou que la langue anglaise est la seule dans laquelle le pronom « je » s’écrive avec une majuscule. Bernard Shaw ne le convainc pas lorsqu’il prétend « un Anglais se croit moral dès qu’il se sent inconfortable ».

Il feint d’oublier cet égoïsme qu’on reproche aux Britanniques depuis cinq siècles et un peu dans toutes les langues, parce qu’ils sont allés un peu partout.

André Chevrillon est allé aussi loin qu’eux. Ceci les rapproche.

Il admire la simplicité de leurs âmes et la complexité de leurs caractères, leur santé physique et morale, la sévérité de leurs mœurs et leur respect des institutions.

Il admet que la logique ait peu de crédit chez eux. Il sait que leur esprit est naturellement empirique. Qu’ils sont patients et lents à s’émouvoir : un Anglais ne se prépare à se défendre que lorsqu’il a reçu un coup de poing sur le nez. Mais le coup reçu, il devient dangereux et terrible.

André Chevrillon admire aussi que ce même homme puisse comprendre qu’il ne doit pas comprendre et que la grande règle soit qu’il n’y ait pas de règles.

Il loue la grande nation amie de finir toutes ses luttes politiques par des transactions et aussi de n’être plus orgueilleusement insulaire et puritaine.

« La conscience anglaise est une des forces qui compte de plus en plus dans l’histoire de notre temps », écrit-il avec raison.

« Étant étranger, – il le dit à propos de Disraëli –, il comprend mieux les Anglais qu’ils ne se comprennent eux-mêmes. »

Cette lettre de Rudyard Kipling (du 20 avril 1920) en fait foi : « Que vous connaissiez l’Asie, l’Orient et votre Afrique, je le savais ; mais la précision, l’exactitude avec laquelle vous suivez à la trace la pensée de mes estimés concitoyens pendant ces vingt dernières années, sans la borner ni la surcharger de vos propres idées voilà qui me remplit d’émerveillement. Avez-vous jamais vu une belette ou un furet découvrir la trace d’un gibier et le suivre à travers les terriers et loin dans les champs ? »

Il court, il court, le furet Chevrillon ?

Il débusque des proies de qualité : Shelley, Ruskin, Wells, Galsworthy, Rudyard Kipling qu’il fait connaître en France, les uns et les autres.

C’est un grand critique, je l’ai dit, car l’éloge lui est plus facile que le blâme.

Le devoir du critique n’est pas pour lui celui de la sentinelle qui empêche de passer. Mais, bien plutôt, celui du héraut qui proclame les mérites. Il a l’aptitude singulière de saisir à travers les textes l’âme de l’écrivain. Ce qui est dans l’artiste a toujours été dans l’homme.

Dans ses voyages autour du monde, le critique avait observé le voyageur, le voyageur maintenant contrôle le critique. L’habitude des vastes horizons condamne à voir loin dans les livres, plus loin qu’un lecteur.

Et c’est pourquoi, connaissant la prodigieuse intelligence, le sens critique de Chevrillon, son goût du grand et du beau, et la sûreté de ses enthousiasmes, on reste stupéfait devant l’idée incroyable qui lui vint d’écrire une thèse sur Sydney Smith et la renaissance des idées libérales au XIXe siècle.

Des gens bien informés prétendent qu’il l’écrivit sur la demande, puis sur les objurgations et enfin sur les ordres de son oncle.

Mais connaissant la prodigieuse intelligence, le sens critique, le goût du grand, du beau et la sûreté des enthousiasmes d’Hippolyte Taine, on reste stupéfait devant l’idée qui lui vint d’imposer à son infortuné neveu une pareille corvée.

Sydney Smith est un clergyman et un essayiste. Il n’eut guère d’autres mérites que de défendre le parti Tory jusqu’à un âge assez avancé (de 1771 à 1845). Ses aphorismes se signalent par une banalité si remarquable qu’on l’avait surnommé le Smith des Smith, quelque chose comme le Durand des Durand. Quand, en Angleterre, on signe Smith, c’est comme si on envoyait une lettre anonyme.

J’ai eu la curiosité de relever quelques-uns de ces aphorismes : « La digestion est le grand secret de la vie. » « J’ai bâti une amitié sur la haine des viandes en sauce. » « Après la santé et une bonne conscience, ce qu’il y a encore de mieux, c’est une confortable maison. » « Y a-t-il deux idées plus inséparables que celles du Royaume-Uni et de la bière ? » « J’habitais dans le Yorkshire un endroit si isolé que j’étais au moins à douze milles d’un citron. »

J’en passe et des meilleurs dont le comique et l’utilité sont également intraduisibles en français.

Il disait aussi heureusement – on ne peut pas dire que des bêtises en soixante-quinze ans – que « rien n’est plus cher que la gloire » et surtout « pas de meuble plus charmant qu’un livre ».

Je soupçonne André Chevrillon d’avoir, en faveur de cette réflexion, beaucoup pardonné à l’auteur des Propos de table et des Mémoires de Lady Holland.

Le miracle est que Sydney Smith n’ait pas dégoûté à jamais André Chevrillon de la littérature anglaise. Il est vrai qu’en amour tout est miracle. Une femme aimée tire de son adorateur des larmes d’attendrissement quand elle met à mijoter le frichti.

Ses vrais goûts, André Chevrillon les proclame dans la première étude qu’il a vraiment choisi de faire, celle du grand poète Shelley. De toutes ses œuvres, c’est à elle qu’ira sa préférence, même sur la fin de sa vie quand il admettra y avoir cédé un peu trop au romantisme.

Il a raison. Cette étude sur Shelley semble avoir été écrite par Shelley.

« Shelley est hors cadre dans son pays, écrit Chevrillon, mais il est hors de l’humanité commune. Ceux qui l’ont connu ont parlé de ses allures surnaturelles. Ils ont décrit ce long corps frêle, sa figure de vierge, ses yeux de rêve où passaient, quand sa pensée s’exaltait, des éclats stellaires.

  « Sa poésie flotte au-dessus de la terre le fantôme du monde s’est évanoui comme le songe du dormeur il n’y a plus que l’âme universelle, et lui-même s’y confond. » « Une seule réserve : Shelley n’est pas des nôtres. Il ne nous est pas secourable. C’est un bel ange inefficace battant le vide de ses ailes lumineuses. »

Il faudrait tout citer. L’étude entière est un admirable poème.

Celle qu’il consacre à Shakespeare, on dirait une étude de Chopin. Tout semble avoir été dit sur Shakespeare. Des extraits de ses œuvres sont sur toutes les lèvres. Tellement qu’il semble n’avoir écrit que pour fournir des prétextes à citations. Sans lui, il n’y aurait pas en Angleterre de conversation possible.

Mais c’est aussi la Bible des poètes. John Keats écrivait à son frère George dont il était cruellement séparé : « Je lirai une page de Shakespeare tous les dimanches à 10 heures. Vous en lirez une au même moment. Et nous serons aussi rapprochés que deux aveugles dans la même chambre. »

C’est de ce Shakespeare-là, de « son rêve léger et délicat, de ses imaginations aériennes, de son chimérique idéalisme, de son tendre sentiment, de la sorcellerie subtile et fantasque de son art » qu’André Chevrillon s’émerveille. Il l’appelle « le poète de l’épouvante et des roses ».

« On lui a offert la sagesse, mais il a préféré le génie. C’est le chéri de la nature. Est-il un mystère qui le soit resté pour lui ? Une vierge qui ne l’ait trouvé plus pudique qu’elle ? Un amant auquel il n’ait appris l’amour ? »

J’ajoute : un auteur comique qui ne lui soit reconnaissant d’avoir dit dans Hamlet : « Que peut faire de mieux un homme que d’être gai ? »

Shakespeare et Shelley, ainsi d’ailleurs que Keats, Spencer, et une bonne dizaine d’autres appartiennent, nous dit Chevrillon, à la tendance celtique de la littérature anglaise ; l’autre, l’anglo-saxonne, est « solidement appuyée sur des sentiments durables et puissants... âpre et rude, individualiste à outrance » mais traversée de temps à autre par : « des crises d’imagination poétique et sombre ». De ce type, on peut citer comme représentants : Cromwell, Daniel de Foë, Swift, Byron et surtout Kipling.

Ce dernier a écrit dans ses Souvenirs : « Le premier imbécile venu peut écrire, mais seulement un imbécile sur deux peut faire de la critique littéraire. »

Cette indulgence passionnée de Kipling pour la critique, je suspecte André Chevrillon d’en être la cause.

En effet, votre confrère a fouillé et retourné l’œuvre de Kipling en trois longues études et un grand livre. Et craignant d’avoir été injuste, il y fait, dans d’autres ouvrages, de constantes allusions.

Nulle part autant que dans ces pages, le voyageur ne vient en aide au critique. Pour parler du grand écrivain anglo-indien, toute l’Inde qu’André Chevrillon a vue se porte à la rescousse. Toutes ces images de misère, les inflexibles étés, les déluges, les villes oubliées sous le sable, servent à expliquer un mot laconique ou un raccourci trop hardi de Kipling.

Celui-ci écrit à bout portant. Sa langue, explique lyriquement son ami français, rappelle : « les vieux poèmes anglo-saxons où l’on perçoit des chocs d’épée, des piétinements de bataillons en marche, des claquements de mâture dans les intermittences du vent, des chocs et des clameurs de vagues, les coups de cloche des bouées d’alarme qui dansent dans la neige et dans la brume ».

En France, nous avons été très longtemps injustes envers Kipling. Cette injustice n’était pas due à notre incompréhension. Nous avons tous adoré au moins quatre ou cinq livres de Kipling.

Mais nous refusions de croire tout le bien que Chevrillon nous en disait.

Nous gardions au poète britannique une rancune sourde d’avoir caricaturé les Français en en faisant une tribu de singes, les Bandar-Log.

Justice a été faite de cette légende et par Kipling lui-même.

André Chevrillon raconte que l’auteur du Livre de la jungle lui avait fait remarquer : « N’oubliez pas que j’étais en Amérique à cette époque-là ! »

Les quatre analyses consacrées au poète national de l’Empire britannique ne forment qu’une des Études anglaises.

Je devrais dire le lyrisme et la noble pénétration de celle sur Ruskin. La tendresse amusée et indulgente de celle sur Wells et aussi l’enthousiasme sévèrement justifié pour George Meredith qu’à tout propos fait éclater votre confrère.

« Mais il me faut courir à travers ses ouvrages », signaler seulement l’admiration et l’amitié qu’il eut pour John Galsworthy, qui fit tenir un monde et une société dans la saga des Forsyte ; pour ce Galsworthy qui écrivait : « C’est par ce qu’il désire le plus ardemment qu’un homme finit toujours par être asservi. »

Pensée à laquelle la vie d’André Chevrillon devait donner un démenti aussi éclatant que rarissime.

L’Angleterre impériale de Kipling n’est plus ; celle dont celui-ci disait : « Non seulement nous étions heureux, mais nous le savions. » Ni l’Angleterre bourgeoise de Galsworthy, ni même celle sardonique de Wells.

Celle d’aujourd’hui est pourtant fidèle à ce passé de grandeur et de gloire dont Kipling a été l’historiographe inspiré.

Comme le disait André Chevrillon ici-même : « Nos deux peuples aujourd’hui se ressemblent plus qu’ils ne le savent. Ils se sont transformés dans le même sens. (...) Pourtant, ils se croient très différents : comme il arrive dans le mariage, le mystère et la merveille de leur union les étonne. »

Je me sens peu qualifié pour traiter de la Formation de la pensée d’Hippolyte Taine, œuvre maîtresse et magistrale de son neveu.

J’ai plus étudié les problèmes du cœur que ceux de l’esprit.

Pour moi, comme pour la plupart des auteurs comiques, la philosophie n’est guère que le bon sens en costume de bal.

Les façons de penser se démodent aussi vite que les robes. Il y eut la robe Shopenhauer, la robe Spinoza, la robe Kant.

La robe Taine est à l’avant-dernière mode, juste avant la robe Sartre dont quelques bons esprits se déclarent déjà mal satisfaits. Sans doute à tort.

La plupart des penseurs n’existent pas en fonction de l’influence qu’ils ont gardée, mais de celle qu’ils ont eue.

Et celle de Taine fut immense.

Le mérite d’André Chevrillon ne fut pas mince de réussir à s’en dégager.

Aujourd’hui, et singulièrement depuis dix ans, on n’a plus le temps de réfléchir.

On ne médite plus, on relaxe.

Quand on ne peut pas se vanter de savoir, on se vante de ne pas savoir.

Un de mes amis disait, pour se rassurer, sans doute : « Nous sommes toujours plus sages que nous ne croyons. »

Chacun a la sagesse qu’il mérite.

Pour Hippolyte Taine et André Chevrillon, la sagesse c’est entrer dans la paix d’un paysage, c’est partager avec un pêcheur breton, une vieille paysanne savoyarde ou un sage Hindou, la beauté d’un coucher de soleil.

La sagesse pour ces penseurs, c’est de ne plus penser.

Vivre d’une vie presque végétale, sans souvenirs, sans rien de personnel.

André Chevrillon nous communique à diverses reprises cet espoir dans ses œuvres, mais jamais aussi parfaitement que dans cette page admirable.

Un soir, il avait laissé son canot à l’ancre et gagné à la nage une cime de roc que le jusant commençait tout juste à découvrir. Sa tête émergeait seule.

« Je ne percevais rien d’humain, rien de particulier, écrit-il, mon corps devenu vague et sans poids dans l’eau glauque, avait comme perdu sa réalité ; il ne sentait plus la fraîcheur de l’eau. Rien ne me révélait ou me rappelait mon être séparé. Il avait comme fondu dans cette solitude bien plus ancienne que l’homme où rien ne sera changé quand notre espèce ne sera plus. Je ne me distinguais pas de ce paysage, je n’en étais plus que la conscience. La série des événements intérieurs qui dans le cours ordinaire de la vie se lient l’un à l’autre pour composer le moi personnel, cette série avait cessé : l’état actuel, trop insolite, ne s’y rattachait pas. Sans doute, à cet instant, si j’avais prononcé mon propre nom, il m’eût étonné comme un son vide et dépourvu de sens.

« En effet, tant que durèrent ces minutes, tant que la série familière ne se renoua pas, qu’y avait-il réellement en moi d’individuel ? Supposons un être qui m’eût immédiatement précédé ; ou suivi à cette même place, sur ce même rocher, supposons en lui le même silence de contemplation passive, le même oubli de sa vie antérieure, en quoi cet être n’eût-il pas été moi ? En quoi eussions-nous été plus différents que deux reflets identiques de deux objets, à deux moments consécutifs de ce temps qui n’a pas de réalité en dehors de nous-mêmes ? Cet autre n’eut-il pas été bien plus identique à moi que le moi passé que je ne connais plus ? »

Balzac prétend qu’il est des vies sans hasard. André Chevrillon a cherché le sien un peu partout dans le monde et ne l’a pas trouvé.

Mais son inépuisable curiosité ne l’a jamais quitté.

Il s’était remis au grec dans les derniers temps de sa vie.

Et il continua de parcourir la Bretagne sur ses dernières jambes.

Il a su vivre longtemps sans être vieux.

Il disait à André Maurois : « Vous verrez, c’est très amusant, l’Académie ! »

Le voyage apprend l’indulgence.

Il lui devait probablement cette douceur qui semblait s’excuser de savoir tant de choses et d’en avoir tant vues.

La dernière guerre l’atteignit profondément. Dans ses affections les plus chères.

Il eut heureusement la joie de voir sa fille Claire, héroïne parfaite, décorée de la croix de guerre avec une citation admirable.

Ce gentilhomme de lettres s’est éteint dans sa quatre-vingt-quatorzième année.

Mais à cause de sa distinction d’esprit et aussi d’une pudeur vite courroucée, la popularité lui a été épargnée.

Pendant une longue vie, il s’est défendu contre elle.

On ne dit pas volontiers la vérité aux vivants, surtout si elle doit leur être agréable.

Il faut qu’ils y mettent un peu du leur.

André Chevrillon n’y mettait pas du sien. Son regard ironique décourageait l’éloge.

Ses œuvres – tout admirables qu’elles soient – ne sont pas d’un abord facile pour le lecteur d’aujourd’hui, habitué à la radio et à la télévision.

« L’austérité, a-t-on pu écrire, est en littérature mieux qu’une qualité, c’est une vertu. »

Mais la vertu défend une œuvre encore plus sûrement qu’elle ne défend une femme.

Votre confrère répudiait le tapage de la publicité. Aussi les trompettes de la renommée n’ont-elles joué pour lui que bouchées, comme celles de Louis Armstrong.

Il n’est connu que d’une élite à l’oreille fine, comme s’il avait choisi ses admirateurs.

André Chevrillon, neveu de Taine, était un descendant.

Il décida de devenir un ancêtre. Et il y parvint.