Discours de réception de M. de Chamfort

Le 19 juillet 1781

Sébastien-Roch-Nicolas, dit CHAMFORT

Réception de M. de Chamfort

 

DISCOURS
Prononcé le 19 Juillet 1781 ;

par M. DE CHAMFORT reçu à la place de M. de Sainte-Palaye,

 

 

MESSIEURS,

IL y a des bienfaits qui ne trouvent point d’ingrats, mais il est des bienfaiteurs qui craignent l’effusion de la reconnoissance. Ce font ceux qui, rassasiés d’hommages, ne peuvent plus être honorés que par eux-mêmes, & c’est le terme où vous êtes parvenus. Aussi ai-je cru m’apercevoir qu’après la variété non moins ingenieuse qu’inépuisable des remerciemens qui vous ont été adressés, vous supprimeriez avec plaisir ceux que l’avenir vous réserve. Oui, MESSIEURS, vous remettriez généreusement une dette qu’on vous payera toujours avec transport, & dont il est si doux de s’acquitter. Mais cet usage, d’ailleurs ancien, rappelle des noms chers & précieux, & dès-lors il vous devient sacré. Le tribut que vous négligeriez pour vous-mêmes, vous l’exigez pour ces grands noms ; vous le réclamez pour votre illustre Fondateur, ce Ministre qui, parmi ses titres à l’immortalité, compte l’honneur d’avoir suffi à tant d’éloges qui la lui assurent. Vous le réclamez pour ce Chef célèbre de la magistrature, dont la vie entière se partage entre les lois & les lettres, & dont la gloire vous devient en quelque forte plus personnelle, en se reproduisant fous vos yeux dans l’héritier de son nom & de ses talens, qui le représente constamment parmi vous, & qui, dans cet instant, par un choix du fort déclaré en ma faveur, vous représente encore vous-mêmes.

Enfin, MESSIEURS, un intérêt d’un ordre supérieur, qui vous attache encore plus à cet usage & vous le rend à jamais inviolable, c’est la mémoire de votre véritable bienfaiteur, de ce Monarque auguste qu’on vous accuse d’avoir trop loué, mais qui, pour votre justification, n’a pas été moins célébré par l’Europe entière ; de ce Roi que la fidelle peinture de son ame, tracée de sa main dans ses lettres, a rendu de nos jours plus cher à la nation ; monumens précieux, inconnus pendant sa vie, échappés à l’éloge-de ses contemporains, pour lui assurer la louange qui honore le plus les Rois, la louange qu’ils ne peuvent entendre.

Tels font, MESSIEURS, les devoirs respectables qui assurent la perpétuité d’un tribut dont le retour, plus fréquent depuis quelques années, a cependant pris entre vos mains un nouveau degré d’intérêt. C’est que l’éloge de ceux qui ont illustré la Littérature est devenu par vous l’instruction de ceux qui la cultivent ; c’est que, bannissant toute exagération, & proportionnant la louange au mérite, vous saisissez dans chaque Ecrivain le caractère marqué, le trait juste & précis, les nuances principales qui le distinguent & qui déterminent sa place. Passionnés, comme il est juste, pour ce qui est unique ou du premier ordre, vous ne sollicitez plus l’admiration pour ce qui n’est qu’estimable, l’enthousiasme pour ce qui n’est qu’intéressant ; & fans vous écarter de cette bienveillance indulgente, qui, pour vous, est souvent un plaisir, toujours un devoir, une convenance, ou un sentiment, vous avez dessiné d’une main sûre les proportions & les contours d’une statue, d’un buste, d’un portrait : attention déformais indispensable, utile aux Lettres, utile même à la mémoire de ceux dont la place paroît moins brillante : car quiconque exagère, n’a rien dit, & celui qu’on ne croit pas, n’a point loué.

C’est ce que je n’ai point à craindre dans le tribut que je dois à la mémoire de M. de Sainte-Palaye. On peut le louer avec la simplicité, &, pour ainsi dire, la modestie qui fut l’ornement de son, caractère. La vérité suffit à sa mémoire.

Lorsque l’Académicien que j’ai l’honneur de remplacer vint prendre séance parmi vous, il vous entretint du projet d’un Ouvrage utile ou plutôt nécessaire, qu’il regardoit comme son principal titre à vos suffrages ; & du moins personne avant lui ne vous en avoit offert de plus analogue à l’objet de vos occupations habituelles. C’étoit le plan presque entièrement exécuté d’un Glossaire de notre ancien idiôme, Ouvrage d’une étendue prodigieuse, dont les matériaux étoient déjà mis en ordre, & que l’Auteur croyoit prêt à paroître[1] : mais bientôt, en vivant parmi vous, MESSIEURS, il vit le premier les défauts de son plan, & en continuant d’y vivre, il en vit le remède. Il eut la sagesse de s’effrayer du grand nombre de volumes qu’il alloit offrir au public. Il apprit de vous l’art de disposer ses idées, l’art d’abréger pour être clair, & de se borner pour être lu. Une Ordonnance plus heureuse bannit d’abord les inutilités, sauva les redites, enrichit l’Ouvrage par ses pertes, enfin fut épargner au lecteur le détail de tous les petits objets, en plaçant au milieu d’eux le flambeau qui les éclaire tous à la fois : heureux effets de l’esprit philosophique, qui, conduisant l’érudition, réforme un vain luxe dont elle se fait trop souvent un besoin, & change son faste, quelquefois embarrassant, en opulence commode & utile.

C’est donc à vous principalement, MESSIEURS, que le Public fera redevable de la perfection d’un Ouvrage important, qui deviendra la clef de notre ancienne Littérature, & qui met fous les yeux l’histoire de notre Langue, depuis son origine jusqu’au moment où cette histoire devient la vôtre. On y verra un idiôme barbare, assemblage grossier des idiômes de nos provinces, se former lentement & par degrés presque insensibles ; lutter, pour ainsi dire, contre lui-même ; indiquer l’accroissement & le progrès des idées nationales, par les termes nouveaux, par les changemens que subissent les anciens, par les tours, les figures, les métaphores qu’amènent successivement les arts, les inventions nouvelles ; enfin par les conquêtes que notre Langue fait de siècle en siècle sur les Langues etrangères. On observera, non fans surprise, le caractère primitif de ta nation, consigné dans les élémens mêmes de son langage. On reconnoîtra le François défini en Europe, dès le huitième siècle, gai, brave, & amoureux. On verra les idées meurtrières de duel, de guerre, de combats, associées souvent, dans la même expression, aux idées de fêtes, de jeux, de passe-temps, de rendez-vous. Et quelle autre nation que la nôtre eût désigné ; fous le nom de la Joyeuse, l’épée que Charlemagne rendit si redoutable à l’Europe ?

Ce travail de M. de Sainte-Palaye, quelque immense qu’il puisse paroître n’était toutefois qu’un démembrement d’une entreprise encore plus considérable, nouveau prodige de sa constance & de sa laborieuse activité. C’étoit un Dictionnaire de nos antiquités Françaises, où l’Auteur embrassoit à la fois, Géographie, Chronologie, Mœurs, Usages, Législation ; Ouvrage au-dessus des forces d’un seul homme, que M. de Sainte-Palaye ne put conduire à sa fin, mais dont les matériaux précieux font devenus, par les foins d’une Administration aussi éclairée que bienfaisante, une des richesses de la Bibliothèque du Roi. Il compose le même nombre de volumes qu’aurait formé fans vous le Dictionnaire de l’ancienne Langue, quarante volumes in-folio. Je n’ai pu être à portée de les lire : mais qui peut méconnoître le mérite & le prix de ces savantes recherches ? Qui ne voudroit mesurer, au moins des yeux, le champ nouveau qu’elles ouvrent à la critique & à l’Histoire ? Et pourquoi faut-il que la Philosophie, trop souvent intimidée à la vue de ces vastes dépôts, s’en écarte avec un respect mêlé de crainte : & s’abstienne un peu trop scrupuleusement des trésors qu’ils renferment ? Pourquoi faut-il que, satisfaite de quelques résultats principaux qu’elle a rapidement saisis, elle néglige une foule de vérités secondaires, qui, pour être d’un ordre inférieur, n’en seroient peut-être que d’un usage plus habituel & plus étendu ? Que n’ose-t-elle, en réunissant fous un même point de vue le double objet des travaux de M. de Sainte-Palaye, notre ancienne Langue & nos antiquités, l’histoire des faits & celle des mots, se placer entre elles deux, les éclairer l’une par l’autre, & poser un double fanal, l’un sur les matériaux informes de notre ancien idiôme, l’autre sur l’amas non moins grossier de nos premiers usages. Là, qu’elle s’arrête & qu’elle examine ; elle verra, comme de deux sources inépuisables, se précipiter & descendre de siècle en siècle jusqu’à nous, le vice primitif de notre ancienne barbarie, dont elle pourra suivre de l’œil le décroissement, les teintes diverses & les nuances variées dans toutes leurs dégradations successives. Elle verra l’erreur, mère de l’erreur, entrer, comme élément, dans nos idées par la Langue même par les mots, le mal se perpétuer dans nos mœurs par nos idées ; la perfection philosophique du langage aussi impossible que la perfection morale de la société : & la raison se convaincra que la langue philosophique projetée par Leïbnitz ne se seroit parlée, s’il eût pu la créer en effet, que dans la république imaginaire de Platon, ou dans la diète européenne de l’Abbé de Saint-Pierre.

Tels font les travaux, encore inconnus du public, qui remplirent presque entièrement la vie de M. de Sainte-Palaye.

Mais il me semble, MESSIEURS, vous entendre me demander compte de l’ouvrage auquel M. de Sainte-Palaye dut sa célébrité ; de cet ouvrage dont sa présence ou même son nom seul rappeloit constamment l’idée, je parle de ses travaux sur l’ancienne chevalerie ; il en avoit fait l’objet de ses études favorites. Ces mœurs brillantes et célèbres, ces hauts faits, ces aventures, ces tournois, ces fêtes galantes et guerrières, ces chiffres, ces devises, ces couleurs, présens de la beauté, parure d’une jeunesse militaire ; ces amphithéâtres ornés de Princes, de Princesses ; ces prix donnés à l’adresse ou au courage ; ce second prix, plus recherché que le premier, nommé prix de faveur, et décerné par les dames quand le chevalier leur étoit agréable ; ces jeunes personnes dont la naissance relevoit la beauté, ou plutôt dont la beauté relevoit la naissance, et qui ouvroient la fête en récitant des vers ; ces dames, qui d’un mot arrêtoient à l’entrée de la lice le discourtois chevalier dont une seule avoit à se plaindre, ces idées, ces tableaux, flattoient l’imagination de M. de Sainte-Palaye ; elles avoient été l’une des illusions de son jeune âge, et elles sourioient encore à sa vieillesse. Il en parloit à ses amis, il en entretenoit les femmes, car il aimoit beaucoup leur société. Il citoit fréquemment cette devise fameuse : Toutes servir, toutes honorer, pour l’amour d’une, et répétoit, d’après le célèbre Louis III de Bourbon, que tout l’honneur de ce monde vient des dames. Il avouoit même que dans sa constance infatigable à lire les contes, chansons, fabliaux du douzième et du treizième siècle, il avoit tiré un grand secours du plaisir secret de s’occuper d’elles, genre d’intérêt qui contribue rarement à former des érudits ; ce fut sans doute l’intérêt principal qui le soutint dans ses recherches sur notre ancienne chevalerie.

L’honneur et l’amour, la devise des chevaliers, c’est leur histoire et celle de France ; mais comment traiter un tel sujet ? L’honneur toujours sérieux, l’amour sérieux quelquefois, souvent trop peu, même jadis ! Pourrai-je accorder des tons trop différens, et peut-être opposés ? Non sans doute. Faut-il les séparer, faut-il choisir ? Mais lequel abandonner ? L’honneur ? Parmi vous, Messieurs, devant le Prince (de Condé) qui vous voit, qui m’écoute, et dont le nom seul rappelle aux François toutes les idées de l’honneur ! L’amour ? Qui l’oseroit, lorsque celles dont la présence eût honoré les tournois, s’empressent d’assister à vos assemblées ? Que résoudre, quel parti prendre ? Question embarrassante, épineuse, du nombre de celles qui s’agitoient autrefois dans ces tribunaux appelés Cours d’amour, où l’on portoit les cas de conscience de cette espèce. La Cour eût décidé, je crois, que l’ancienne chevalerie ayant uni très-bien l’honneur et l’amour, je dois, quoi qu’il arrive, je dois, en parlant de l’ancienne chevalerie, unir bien ou mal l’amour et l’honneur.

Étrange institution, qui se prêtant au caractère, aux goûts, aux penchans communs à tous ces peuples du Nord, conquérans et déprédateurs de l’Europe, les passionna tous à-la-fois, en attachant à l’idée de chevalerie l’idée de toutes les perfections du corps, de l’esprit et de l’ame, et en plaçant dans l’amour, dans l’amour seul, l’objet, le mobile et la récompense de toutes ces perfections réunies ! Jamais législation n’eut un effet plus prompt, plus rapide, plus général ; c’est qu’elle armoit des hommes nés pour les armes, et qu’à l’exemple de la religion nouvelle de Mahomet, elle offroit la beauté pour récompense de la valeur. Mais, par un singulier renversement des idées naturelles, Mahomet mit les plus grands plaisirs de l’amour dans l’autre monde, et l’instituteur de la chevalerie offrit en ce monde, à ses prosélytes, l’attrait d’un amour pur et intellectuel. Étoit-ce bien celui qui convenoit aux vainqueurs des Romains et des Gaulois ? Oui, sans doute, si l’on considère le succès qu’obtint en Europe la théorie de ce système. Mais cette opinion devient douteuse, quand on consulte l’histoire et les faits ; car malgré cette loi du plus profond respect pour les dames, on voit, par le nombre même de leurs défenseurs, combien elles avoient d’agresseurs et d’ennemis, et il existe des chansons du douzième siècle qui regrettent l’amour du bon vieux temps.

L’instant où naquit la chevalerie dut la faire regarder comme un bienfait de la divinité. C’étoit l’époque la plus effrayante de notre histoire ; moment affreux où, dans l’excès des maux, des désordres, des brigandages, fruits de l’anarchie féodale, une terreur universelle, plus encore que la superstition, faisoit attendre aux peuples, de moment en moment, la fin du monde, dont ce chaos étoit l’image. Dans cet instant, s’élève une institution qui, réunissant une nombreuse classe d’hommes armés et puissans, les associe contre les destructeurs de la société générale, et les lie entre eux du moins par tous les nœuds de la politique, de la morale et de la religion, de la religion même, dont elle empruntoit les rites les plus augustes, les emblèmes les plus sacrés, enfin, tout ce saint appareil qui parle aux yeux, frappant ainsi à-la-fois l’ame, l’esprit et les sens, et s’emparant de l’homme par toutes ses facultés.

Sous ce point de vue, quoi de plus imposant, de plus respectable même que la chevalerie ? Combattre, mourir, s’il le falloit pour son Dieu, son Souverain, pour ses frères d’armes, pour le service des dames (car dans l’institution même elles n’occupent, contre l’opinion commune, que la quatrième place, et le changement, soit abus, soit réforme, qui les mit immédiatement après Dieu, fut sans doute l’ouvrage des chevaliers françois), enfin, secourir les opprimés, les orphelins, les foibles : tel fut l’ordre des devoirs de tout chevalier. Et que dire encore de cette autre idée si noble, si grande, ou créée ou adoptée par la chevalerie, de cet honneur indépendant des Rois en leur vouant fidélité ; de cet honneur, puissance du foible, trésor de l’homme dépouillé ; de cet honneur, ce sentiment de soi invincible, indomptable dès qu’il existe, sacré dès qu’il se montre, seul arbitre dans sa cause, seul juge de lui-même, et du moins ne relevant que du Ciel et de l’opinion publique ? Idée sublime, digne d’un autre siècle, digne de naître dans un temps où la nature humaine eût mérité cet hommage, où l’opinion publique eût pris des mains de la morale, sous les yeux de la vertu et de la raison, les traits qui devoient composer le pur, le véritable honneur, l’honneur vénérable, dont le fantôme, même défiguré, est resté encore si respectable, ou du moins si puissant !

Vous n’attendez pas, Messieurs, ou plutôt vous ne craignez pas que je rappelle cette multitude d’exploits guerriers, prodiges de la chevalerie en Europe, et dans l’Asie même, où l’Europe se trouva transplantée à l’époque des croisades, émigration qui fut l’ouvrage de la chevalerie autant que de la foi ; triomphe de l’une et de l’autre, mais encore plus de la chevalerie, qui vit des guerriers Sarrasins, saisis d’enthousiasme pour leurs rivaux, passer dans le camp des croisés, et se faire armer chevaliers par nos héros les plus célèbres.

Ce genre particulier d’histoire, que l’on nomme anecdote, et qui se charge de réparer les omissions de l’histoire principale, raconte que tous ces chevaliers Chrétiens et Sarrasins, rivaux en amour comme en guerre, firent les uns sur les autres plus d’une espèce de conquête : mais si ces historiens sont véridiques, si les beautés dont ils parlent ont en effet mérité ces soupçons, au moins est-il certain que, loin de leur patrie, entre des adversaires si formidables, elles n’avoient point à craindre le reproche qu’on leur fit depuis en Europe, celui de préférer les chevaliers des tournois aux chevaliers des batailles, méprise qui surprendroit dans un sexe si bon juge de la gloire. Mais qui peut croire à cette méprise, et de quel poids doivent être ces vains reproches et ces plaintes de mécontens, si on leur oppose l’hommage rendu aux femmes par un guerrier tel que le grand Duguesclin ? Prisonnier des Anglois, et amené devant le fameux Prince noir, son vainqueur, le Prince le laisse maître de fixer le prix de sa rançon ; le prisonnier croit se devoir à lui-même l’honneur de la porter à une somme immense, un mouvement involontaire trahit la surprise du Prince. " Je suis pauvre, continue le chevalier, mais apprenez qu’il n’est point de femme en France qui refuse de filer une année entière pour la rançon de Duguesclin. Telle étoit alors la galanterie françoise ; et cependant, disoit-on, elle étoit déjà bien tombée. La chevalerie même dégénéroit de jour en jour. Pour la valeur ? Non ; ce n’est point ainsi que dégénèrent des chevaliers françois. Pour l’amour ? Oui, si l’infidèle dégénère. Ils n’étoient plus ces temps où des héros scrupuleux, timorés, distinguoient l’amour faux, l’amour vrai ; l’amour faux, péché mortel, disoient-ils ; l’amour vrai, péché véniel. Que sont-ils devenus ces rigoristes qui, regardant la chevalerie comme une espèce de sacerdoce, se vouoient au célibat, rappeloient sans cesse l’austérité de l’institution primitive qui défendoit le mariage, et ne permettoit que l’amour ? Où étoit-il ce digne Boucicaut, qui n’osoit révéler son amour à sa dame qu’à la troisième année, qualifioit d’étourdis les audacieux qui s’expliquoient dès la première ? Hélas ! Cette sorte d’étourdis commençoit à devenir bien rare, si l’on en croit M. de Sainte-Palaye, et il faut bien l’en croire. Il avoue, en gémissant, que la licence des mœurs étoit au comble ; mais ce qui l’afflige encore plus, c’est d’entrevoir les reproches bien plus graves que l’on peut faire à l’ancienne chevalerie. Il convient que, chargée dès sa naissance du principal vice de la féodalité, elle reproduisit bientôt tous les désordres qu’elle avoit réprimés d’abord. Il regrette que ces chevaliers, si redoutables aux ennemis pendant la guerre, le fussent encore plus aux citoyens, et pendant la guerre et pendant la paix. Il se plaint qu’un préjugé barbare, admis et adopté par les lois de la chevalerie, eût semblé ne vouer leurs vertus même qu’au service et à l’usage de leurs seuls égaux, ou de ceux au moins que la naissance approchoit plus près d’eux ; vertus dès lors presque inutiles à la patrie, et qui se faisoient à elles-mêmes l’injure de borner le plus beau, le plus sacré de tous les empires ; il voudroit trouver plus souvent dans les ames de ces guerriers quelques traits de cet héroïsme patriotique, noblement populaire, qui seul purifie, éternise la gloire des grands hommes, en la rendant précieuse à tout un peuple, et fait de leur nom pendant leur vie, et de leur mémoire après eux, une richesse publique, et comme un patrimoine national. Ô Duguesclin, ce fut ta vraie gloire, ta gloire la plus belle ! Ô toi, qui, à ton dernier moment, recommande le peuple aux chefs de ton armée ; ah ! Qu’un ennemi, qu’un Anglois, vienne déposer sur ton cercueil les clefs d’une ville que ton nom seul continuoit d’assiéger, qu’il ne veuille les remettre qu’à ce grand nom, et pour ainsi dire à ton ombre, j’admire l’éclat, les talens, la renommée d’un général habile ; mais si j’apprends que ce même Duguesclin, malade et sur son lit de mort, entendit, à travers les gémissemens de ses soldats et des peuples, retentir dans la ville ennemie, assiégée par lui-même, le signal des prières publiques adressées au Ciel pour sa guérison ; si je vois ensuite la France entière, je dis le peuple, arrêter de ville en ville et suivre consterné ce cercueil auguste, baigné des larmes du pauvre Votre émotion prononce, Messieurs, elle atteste combien la véritable vertu, l’humanité, laisse encore loin derrière soi tous les triomphes, et que le Ciel n’a mis la vraie gloire que dans l’hommage volontaire de tout un peuple attendri.

Ne nous plaignons plus, Messieurs, après un pareil trait, digne d’honorer les annales des Grecs et des Romains, ne nous plaignons plus de ne pas rencontrer plus souvent dans notre histoire des exemples d’un héroïsme si pur et si touchant. Ah ! Loin d’en être surpris, admirons plutôt que dans ces temps déplorables de tyrannie et de servitude, toutes deux dégradantes, même pour les maîtres, un guerrier du quatorzième siècle ait trouvé dans la grandeur de son ame ce sentiment d’humanité universelle, source du bonheur de toute société. Qui ne s’étonneroit qu’un soldat, étranger à toute culture de l’esprit, même aux plus foibles notions qui le préparent, ait ainsi devancé le génie de Fénelon qui, trois siècles après, empruntoit à la morale ce sentiment d’humanité, pour le transporter dans la politique, occupée enfin du bonheur des peuples ? Heureux progrès de la raison perfectionnée qui, pour diriger avec sagesse ce noble sentiment, lui associe un principe non moins noble, l’amour de l’ordre ; principe seul digne de gouverner des hommes, et si supérieur à cet esprit de chevalerie qu’on a vainement regretté de nos jours ! Eh ! Qui oseroit les comparer, soit dans leur source, soit dans leurs effets ? L’un, l’esprit de chevalerie, ne portoit ses regards que sur un point de la société ; l’autre, cet esprit d’ordre et de raison publique, embrasse la société entière. Le premier ne formoit, ne demandoit que des soldats ; le second sait former des soldats, des citoyens, des magistrats, des législateurs, des Rois : l’un déployant une énergie impétueuse, mais inégale, ne remédioit qu’à des abus dont il laissoit subsister les germes sans cesse renaissans ; l’autre, développant une énergie plus calme, plus lente, mais plus sûre, extirpe en silence la racine de ces abus : le premier, influant sur les mœurs, demeuroit étranger aux lois ; le second, épurant par degrés les idées et les opinions, influe en même temps, et sur les lois et sur les mœurs : enfin, l’un séparant, divisant même les citoyens, diminuoit la force publique ; l’autre, les rapprochant, accroît cette force par leur union.

C’est cet amour de l’ordre qui, mêlé parmi nous à l’amour naturel des François pour leurs Rois, a produit, et pour ainsi dire composé, ces grandes ames des Turenne, des Montausier, des Catinat, l’honneur à-la-fois et de la France et de l’humanité ; caractères imposans, où respire, à travers les mœurs et les idées françoises, je ne sais quoi d’antique, qui semble transporter Rome et la Grèce dans le sein d’une monarchie. Mélange heureux de vertus étrangères et nationales qui, semblables en quelque sorte à ces fruits nés de deux arbres différens, adoptés l’un par l’autre, réunissant la force et la douceur, conservent les avantages de leur double origine. Que ceux qui regrettent les siècles passés, cherchent de pareils caractères dans notre ancienne chevalerie.

Quoi qu’il en soit, on convient qu’en général elle jeta dans les ames une énergie nouvelle, moins dure, moins féroce que celle dont l’Europe avoit senti les effets à l’époque de Charlemagne. On convient qu’elle marqua d’une empreinte de grandeur imposante la plupart des événemens qui suivirent sa naissance ; qu’elle forma de grands caractères, qu’elle prépara même l’adoucissement des mœurs, en portant la générosité dans la guerre, le platonisme dans l’amour, la galanterie dans la férocité : de là ces contrastes qui nous frappent si vivement aujourd’hui, qui mêlent et confondent les idées les plus disparates, Dieu et les dames, le catéchisme et l’art d’aimer ; qui placent la licence près de la dévotion, la grandeur d’ame près de la cruauté, le scrupule près du meurtre ; qui excitent à-la-fois l’enthousiasme, l’indignation et le sourire ; qui montrent souvent dans le même homme un héros et un insensé, un soldat, un anachorète et un amant ; enfin, qui multiplient, dans les annales de cette époque, des exploits dignes de la fable, des vertus, ornemens de l’histoire, et sur-tout les crimes de toutes les deux ; mœurs vicieuses, mais piquantes, mais pittoresques ; mœurs féroces, mais fières, mais poétiques. Aussi l’Europe moderne ne doit-elle qu’à la chevalerie les deux grands ouvrages d’imagination qui signalèrent la renaissance des lettres. Depuis les beaux jours de la Grèce et de Rome, la poésie fugitive, errante loin de l’Europe, avoit, comme l’enchanteresse du Tasse, disparu de son palais éclipsé. Elle entendoit depuis quinze siècles que le temps y ramenât des mœurs nouvelles, fécondes en tableaux, en images dignes d’arrêter ses regards ; elle attendoit l’instant, non de la barbarie, non de l’ignorance, mais l’instant qui leur succède, celui de l’erreur, de la crédule erreur, de l’illusion facile qui met entre ses mains le ressort du merveilleux, mobile surnaturel de ses fictions embellies. Ce moment est venu, les triomphes des chevaliers ont préparé les siens, leurs mains victorieuses ont de leurs lauriers tressé la couronne qui doit orner sa tête. À leurs voix accourent de l’Orient les esprits invisibles, moteurs des Cieux et des enfers, les fées, les génies, désormais ses Ministres ; ils accourent, et déposent à ses pieds les talismans divers, les attributs variés, emblèmes ingénieux de leur puissance, de leur puissance soumise à la poésie, souveraine légitime des enchantemens et des prestiges. Elle règne ; quelle foule d’images se pressent, se succèdent sous ses yeux ! Ces batailles où triomphent l’impétuosité, la force, le courage, plus que l’ordre et la discipline : ces harangues des chefs, ces femmes guerrières, ces dépouilles des vaincus, trophées de la victoire ; ces vœux terribles de l’amitié, vengeresse de l’amitié ; ces cadavres rendus aux larmes des parens, des amis ; ces armes des chevaliers fameux, objet, après leur mort, de disputes et de rivalités ; tout vous rappelle Homère, et c’est la patrie de l’Arioste, du Tasse, c’est l’Italie qui a mérité cette gloire, tandis que la France, depuis quatre siècles, languit foible et malheureuse sous une autorité incertaine, avilie ou combattue, sans lois, sans mœurs, sans lettres, ces lettres tant recommandées par la chevalerie ! Ici, Messieurs, vous pourriez éprouver quelque surprise ; vous pourriez penser, sur la foi d’une opinion trop répandue, qu’il étoit réservé à nos jours de voir la noblesse françoise unir les armes et les lettres, et associer la gloire à la gloire. Cette réunion remonte à l’origine de la chevalerie ; c’étoit le devoir de tout chevalier, et une suite de la perfection à laquelle étoient appelés ses prosélytes. Et qui croiroit qu’exigeant la culture de l’esprit, même dans les amusemens les plus ordinaires, la chevalerie n’allioit aux exercices du corps que les jeux qui occupent ou développent l’intelligence, et proscrivoit sur-tout ces jeux d’où l’esprit s’absente, pour laisser régner le hasard ? Quelle est donc l’époque qui devint le terme de cette estime pour les lettres, et la changea même en mépris ? Ce fut le moment où les subtilités épineuses de l’école hérissèrent toutes les branches de la littérature, et vous conviendrez, Messieurs, que l’instant du dédain ne pouvoit être mieux choisi. Encore se trouvoit-il plusieurs chevaliers fervens qui s’élevoient avec force contre cette orgueilleuse négligence des anciennes lois. C’étoit sur-tout un vrai scandale pour le zélé et discret Boucicaut, comme on le voit par le recueil de ses vers, Virelais, Ballades, alors chantés par toute la France, auxquels il attachoit un grand prix, et qu’il composoit lui-même. Ainsi, Messieurs, lorsqu’avant l’époque où l’on vit tous les genres de gloire environner le trône de Louis XIV, lorsque François 1er, ce Prince si passionné pour la chevalerie, ressuscitoit de ses regards la culture des lettres en France, il renouveloit seulement l’antique esprit de cette brillante institution. C’est ainsi que notre auguste Monarque, en condamnant des jeux autrefois interdits, rappelle aux descendans des anciens chevaliers une loi respectée par leurs premiers ancêtres, loi paternelle, inviolable déjà sans doute par la seule sanction du Prince, mais que l’orgueil du rang protégera peut-être encore. Désobéir c’est déroger.

 

 

[1] Un homme d’un mérite connu, au Savant .distingué, formé par M. de Sainte-Palaye lui-même, héritier de ses vues aussi bien que de ses manuscrits, continue ce Dictionnaire, dont le premier volume paroîtra l’hiver prochain.