Discours de réception de Louis Bertrand

Le 25 novembre 1926

Louis BERTRAND

Réception de Louis Bertrand

 

M. Louis BERTRAND, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Maurice BARRÈS, y est venu prendre séance le 25 novembre 1926 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

C’est avec la plus grande joie que je vous apporte l’expression de ma gratitude pour les suffrages si flatteurs dont vous avez bien voulu m’honorer. Ils me remplissent d’une douce confiance dans votre indulgente confraternité, dans une bienveillance que je voudrais mériter de plus en plus et dont je voudrais vous payer par un surcroît de déférent et tout cordial attachement. C’est cette bienveillance qui va me soutenir dans l’entreprise difficile de louer un des plus illustres parmi les vôtres, de trouver des paroles qui ne soient pas trop indignes de lui, ni de votre Compagnie, ni de son glorieux passé.

Vous m’avez doublement honoré, messieurs, en m’appelant à la succession du grand écrivain dont la mort prématurée est un deuil, non seulement pour les lettres françaises, mais pour la patrie tout entière. Ah ! Dieu m’en est témoin : j’aurais mieux aimé ne franchir jamais cette porte, et que Barrès pût continuer longtemps encore son glorieux service. Mais la chose douloureuse est accomplie. Me voici, malgré moi, devant un bien redoutable héritage, celui d’un homme de génie.

Barrès est le génie dans ce qu’il a de plus épuré, de plus inattendu et de plus déconcertant. Il en est qui ressemblent, comme on l’a dit, à des forces de la nature, qui ne paraissent être que l’expansion d’un tempérament vigoureux, qui inspirent le même sentiment que la vue d’un jeune taureau dont tous les mouvements sont dangereux. Il en est d’autres qui se manifestent sous mille visages d’emprunt qui prennent de toutes mains et qui, comme disait Barrès lui-même, semblables à des guerriers barbares, aiment à se montrer parés de tous les bijoux de la tribu. Barrés n’appartient à aucune de ces catégories, et ce n’est pas non plus un de ces génies ingénus, selon la formule de Lamartine, et dont on peut dire qu’ils sont tombés du ciel. Lui, il est très proche de la terre, il est l’homme de la terre, ou plus exactement de sa terre : il est la source qui jaillit à l’improviste sous l’herbe de la prairie, au pied du ballon vosgien, qui vient de profondeurs insoupçonnées, qui apporte avec elle une fraîcheur et mille saveurs inconnues. Et cela est d’autant plus surprenant, qu’il semble avoir tout fait pour tout tarir autour de lui. Rien de plus desséchant que son analyse, de plus stérilisant que cette perpétuelle critique, cette défiance de soi, cette ironie toujours sur la défensive. Barrès n’a aucune candeur, et sa spontanéité elle-même semble obéir à bien des calculs. Et cependant, en dépit de ce grand effort pour ne rien laisser au hasard de l’inspiration, la source jaillit quand même, rafraîchissante et éblouissante. C’est qu’il avait eu soin — comme il le dit d’un de ses héros, de Galland de Saint-Phlin, le traditionaliste — de laisser en lui quatre ou cinq idées, quatre ou cinq sentiments essentiels, sur quoi sa critique ne mordait point. Et ainsi il a été un inventeur et un révélateur, un de ces êtres exceptionnels qui nous donnent la communication avec un monde infréquenté de nous, — je ne dis pas les régions métaphysiques ou surnaturelles : ce terrien aurait trop peur de s’y égarer, mais le monde du sentiment, dans ce qu’il a de plus rare, de plus exquis, ou de plus exalté. Ou encore, par un élan de sympathie, il nous remet dans un de ces grands sentiments primordiaux qui ont dicté les théogonies et les civilisations primitives : l’homme artificiel du XXe siècle rejoint les pasteurs de peuples de la préhistoire.

Et c’est pourquoi ce beau génie a droit, non seulement à notre gratitude, mais à des respects tout spéciaux, comme un de ceux qui, avec les plus bienfaisantes ou les plus enivrantes émotions, nous ont donné aussi le plus de lumière : rare équilibre du sentiment et de la pensée dans une nature si vibrante et si impressionnable. Il sied de s’incliner très bas devant un être comme celui-là, devant ce parfait aristocrate, qui dans la platitude de notre époque, fait réellement figure de souverain, — d’authentique porte-couronne.

Une telle succession est donc, pour moi, un grand sujet de fierté. Mais elle me ménage aussi des joies que je ne saurais taire. Elle me rappelle quelques images souriantes et quelques figures amies dont le souvenir est lié, pour moi, à celui de mes débuts littéraires. Derrière Maurice Barrès, je ne puis m’empêcher d’apercevoir son prédécesseur immédiat parmi vous, le cordial et magnifique José-Maria de Heredia, homme d’un seul livre comme Horace ou Théocrite, mais dont le lyrisme fougueux, égal à celui des plus grands, fait éclater les étroits poèmes. Personne ne fut plus bienveillant ni plus secourable aux jeunes. Ayant éprouvé, comme plusieurs d’entre vous, cette bienveillance fastueuse et néanmoins tout amicale, vous me permettrez, en commémorant l’illustre auteur des Trophées, de payer ici, publiquement, une dette de reconnaissance et d’admiration. Et je vois encore, aux côtés de Maurice Barrès, une autre silhouette amie, celle d’un compagnon de ses premières luttes politiques et littéraires, celle du puissant romancier que fut Paul Adam, imagination balzacienne à la fois créatrice et évocatrice, l’écrivain le plus richement doué de toute une génération, mort prématurément, lui aussi, et qui devrait être encore ici, appelé par vous depuis longtemps, comme le disait, devant son cercueil, hélas ! un de vos plus brillants confrères, son émule et son ami.

Mais ce que, moi Lorrain, je vois surtout en Maurice Barrès, c’est notre Lorraine. Aussi ai-je souhaité que ce solennel hommage à sa mémoire fût une véritable fête lorraine. C’est une grande joie et un grand honneur pour moi que de paraître pour la première fois devant vous, moi Lorrain, successeur d’un Lorrain, entre deux autres Lorrains, qui ont bien voulu m’accorder leur glorieux parrainage : le Président Poincaré, dont le moins qu’on puisse dire, à l’heure actuelle, c’est qu’une fois de plus il a sauvé la face de notre pays, — et mon cher maître et ami, Paul Bourget, fils d’une lorraine, enfant des Vosges comme Barrès, et qui, je veux me le persuader, a dû à notre terroir les qualités les plus sérieuses et les plus fortes de son génie.

Messieurs, comme en toute personnalité de premier plan, il y a plusieurs hommes en Barrès. Celui que je me propose de considérer en ce moment, c’est l’homme de mon pays, celui qui, le premier, a exprimé et, si l’on peut dire, confessé son âme, qui l’a célébrée et magnifiée, qui, dans les pires conjonctures, lui a rendu courage, l’a munie de raisons de croire en soi, de persévérer dans son être et dans sa tradition. Barrès a dû à la Lorraine le meilleur de lui-même. J’oserai avancer que les pages inspirées par elle sont les plus profondes et les plus durables de son œuvre. Comparées à celles-là, les autres, si éblouissantes soient-elles, ne vous apparaissent plus que comme des fantaisies individuelles. Même au temps de ses débuts, à cet âge ingrat où l’on ne peut guère qu’imiter les maîtres, ou les tourner en ridicule, quand notre jeune Vosgien écrivait Huit jours chez M. Renan, Sous l’œil des Barbares, ou Un homme libre, ce qui restait de toute cette mousse de paradoxes, ce qui s’imposait à l’attention, comme un indice d’originalité et comme une promesse d’avenir, c’était certain chapitre sur la psychologie historique de notre petite patrie. Certes, il y avait autre chose aussi — et de très délicatement original — dans ces premiers essais : une réaction contre l’encombrement et la dispersion du naturalisme régnant, un besoin de rentrer en soi, de rejeter tous les déchets, tous les poids morts de l’éducation, de retrouver ses vraies directives, les points vitaux de son être, afin d’en intensifier l’énergie. Mais tout cela était encore enveloppé et, en quelque sorte, à l’état naissant dans la pensée barrésienne. Au contraire, sa conscience lorraine était très nette et très claire, et, déjà, elle savait s’exprimer sous une forme définitive.

Petit à petit, la Lorraine est devenue un culte pour Barrès, un sentiment de plus en plus envahissant et dominateur, qui se confondait avec son culte pour la France. Ce sentiment, comme tous ceux qu’il a cultivés et développés en lui, n’était pas précisément très simple. Il a cru devoir le justifier par tout un appareil critique, par des raisons tirées de loin et par une idéologie un peu étrangère à notre Lorraine. Mais rien de tout cela n’a pu fausser sa sincérité, sa fidélité lorraine. L’amour de sa terre et de ses morts est vraiment le fond de son âme. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir exagéré cette influence de l’hérédité et du milieu natal. Ne va-t-il pas trop loin, lorsqu’il écrit : « Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles sont des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques. Il n’y a pas d’idées personnelles : les idées, même les plus rares, les jugements, même les plus abstraits, les sophismes de la métaphysique la plus infatuée sont des façons de sentir générales et apparaissent nécessairement chez tous les êtres de même organisme, assiégés par les mêmes images. Notre raison, cette Reine enchaînée, nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédécesseurs... » Et ailleurs : C’est peu de dire que les morts pensent et parlent par nous : toute la suite des descendants ne fait qu’un même être. Celui qui se laisse pénétrer de ces certitudes abandonne la prétention de sentir mieux, de penser mieux, de vouloir mieux que ses père et mère. Il se dit : je suis eux-mêmes. » Oui, sans doute ! Mais je n’en suis pas si complètement convaincu que cela. Supposé que l’on parvienne à établir toute l’ascendance lorraine de Barrès, on aurait beau se livrer aux additions les plus minutieuses et les plus précises, on n’arriverait jamais à ce total miraculeux et imprévu qu’est le génie barrésien. Ce miracle-là est toujours hors cadre. Il n’a été ni préparé, ni prévu par aucun ancêtre. On peut dire que Barrès est un accident inouï de l’âme lorraine, qui en est tout étonnée. Par le seul fait de naître, il y a introduit du nouveau, il lui a ajouté quelque chose, — et quelque chose de considérable. Si je vois bien tout ce qu’il y a de lorrain en lui, — et peut-être aussi d’auvergnat, car enfin il nous vient du pays des troubadours : de là sans doute le tour méridional et oriental de son imagination et de sa sensibilité, son goût pour les complications et les raffinements de la pensée et de la forme, — si je saisis bien tout cela, je crois démêler aussi tout, ce qui, chez lui, n’est ni auvergnat, ni lorrain.

Et d’abord, ce don littéraire, si rare chez nous, si peu encouragé surtout par nos conseils de famille ! Qu’eût pensé le grand-père, Jean-Baptiste Barrès., l’ancien vélite des armées impériales, en apprenant que son petit-fils voulait faire de la littérature ? Ah ! je sais bien ce qu’eût pensé le mien d’une semblable velléité chez moi, — et il ne me l’eût pas envoyé dire ! Dans la Lorraine que j’ai connue, au temps de mon enfance et de mon adolescence, on ne pouvait être qu’un terrien, un soldat ou un prêtre. Tout le reste paraissait suspect ou inférieur... Et puis ce dilettantisme, cette affectation de frivolité qui contrastent si fort avec notre sérieux ! Et cet étrange goût de la mort, de la décomposition et de la cendre, qui a inspiré à Barrès ses accents les plus pathétiques, les plus déchirants, — cet horreur devant le néant final entrevu comme la plus navrante des réalités, cette foi trop savante et trop raisonneuse, toutes choses qui n’ont rien de commun avec la simplesse de notre foi, avec notre robuste spiritualisme ! Assurément Barrès est un grand Lorrain, et j’apprécie plus que quiconque ses splendides hérédités lorraines. Mais, tout de même, Jeanne d’Arc et lui sont deux Lorrains bien différents !

Je sens, messieurs, qu’il ne se fût pas rendu à ces objections et qu’il eût trouvé une foule de raisons ingénieuses et subtiles pour persévérer dans son sentiment. Et je comprends aussi que cette idée de la sujétion complète de l’individu à sa terre et à ses morts lui était, en quelque sorte, imposée par la croyance toute littéraire à un certain déterminisme universel et, naturellement, « scientifique », qui était alors promulgué comme un dogme dans toutes les chaires de philosophie. C’était là une idée étrangère à Barrès et, qu’il avait reçue, au lycée de Nancy, des mains du professeur Bouteiller. Il la subissait, elle ne tenait pas à son vrai fonds. Une autre idée qui lui vint également du dehors, bien qu’il ait su la faire sienne, en lui donnant une forme originale et saisissante, c’est celle du racinement, corollaire de sa théorie sur la prépotence de la terre et des Morts... S’enraciner dans le sol natal, quel beau rêve ! De tout notre cœur, de tout notre amour pour le pays des ancêtres, nous voudrions nous y fixer à tout jamais. Mais, hélas ! on ne s’enracine pas, non plus qu’on ne se déracine à volonté. L’homme ne vit pas seulement de belles traditions ancestrales. Il arrive un moment où la vieille terre nourricière refuse le pain à ses enfants. Alors, il faut bien s’en aller le gagner ailleurs. Les raisonnements les plus touchants du monde ne convaincront pas le paysan, qui sait qu’il se tue sur sa terre, sans grand profit, et qui préfère le travail des usines ou des villes, avec la perspective d’un salaire sans cesse accru et d’une foule d’agréments inconnus dans ses campagnes. D’autre part, que peuvent le hobereau traditionnaliste, le fonctionnaire, le petit bourgeois dans une Lorraine où la direction vient d’ailleurs, — et où elle ne peut plus guère venir que d’ailleurs, — où nul pouvoir local ne saurait résister à l’invasion et à la mainmise de la finance et de l’industrie cosmopolites ? L’intérêt régional et national semble se fondre de plus en plus dans d’immenses consortiums d’intérêts mondiaux... Vous jugez bien que Barrès, avec sa rapide et souple intelligence, a prévu encore toutes ces objections. Lui-même les a formulées de la façon la plus frappante par la bouche d’un de ses héros, le sage et réfléchi Roemerspacher : « Eh bien ! oui, dit celui-ci. Le traditionalisme a été vrai. L’homme a été le produit du sol. Il n’y a même pas bien longtemps et quelque chose en subsiste. Mais, de plus en plus, c’est le sol qui devient le produit de l’homme. Toute cette région de la Moselle a été soumise à des inventions scientifiques, à des forces organisées par des Parisiens, par des Anglais, par des Américains. Un certain nombre d’hommes pensent encore avec Saint-Phlin qu’ils sont les fils de leur pays. Pourtant, ces façons de sentir appartiennent désormais à une infime minorité. Le cerveau de saint-Phlin n’est plus en harmonie avec les cerveaux de la collectivité. C’est beau de s’attacher à une telle conception et de plier dessus sa vie, mais dans la courte durée de quelques générations cette conception a cesse d’être vraie... »

Que répond Barrès à ces désolantes constatations ? Il n’y a pas répondu directement. Mais toute son œuvre est une protestation contre elles. Malgré les influences étrangères et délétères qui menacent de dissoudre l’âme lorraine, celle-ci réagit beaucoup plus qu’on ne le croit d’abord, et elle arrive, en somme, à se maintenir à peu près identique à elle-même. Le monde des affaires, du tourisme et du parasitisme cosmopolites est un milieu très artificiel qui vit en marge des autres sociétés et qui ne les pénètre point. J’ai quelque peu couru le monde et, partout, je me suis persuadé, que plus un pays est envahi par la finance, par l’industrie, par tout le matériel des civilisations étrangères, plus il se dresse contre l’envahisseur dans un effort frénétique de résistance, qui aboutit quelquefois à la xénophobie la plus farouche. Oui, ils prendront nos chemins de fer, nos avions et nos canons, ils se vêtiront de nos étoffes, se régaleront de toutes nos camelotes, useront de nos dispensaires, de nos universités et de nos bibliothèques, mais ils nous refuseront impitoyablement leurs âmes : ils s’enfonceront plus que jamais dans leurs façons de penser et de sentir, qui sont à l’antipode des nôtres. Spontanément, par instinct de défense et de conservation, ils font ce que Barrès, à force de méditations et de raisonnements, en arrive à proclamer salutaire et vital pour l’individu : malgré tout, rester fidèle à l’âme de la race, s’appuyer sur le long effort capitalisé par elle au cours des siècles, utiliser pour notre profit intellectuel ou sentimental, matériel aussi, toutes les fatalités qui pèsent sur nous, tant du fait de l’hérédité que du fait de notre milieu...

Messieurs, j’ai hâte d’être complètement d’accord avec Barrès. Pour cela, je n’ai qu’à le suivre dans notre commune patrie et à sentir mes réactions s’harmoniser avec les siennes. Redisons-le encore : le meilleur, le plus profond, le plus solide de son œuvre, il l’a dû à sa Lorraine natale. C’est la récompense du grand amour qu’il lui avait voué.

Il l’a aimée jusque dans ses aspects les plus ingrats, jusque dans ses mottes de terre, comme le paysan qui soupèse dans sa main la bonne glèbe de son champ. Il l’a aimée jusque dans ses défauts, et, en véritable amoureux, il ne s’est pas privé de lui dire ses vérités. On peut même juger qu’il a été, sur certains points, un peu sévère pour elle, un peu chiche d’éloges. Il a noté avec chagrin sa tristesse et son aigreur. « L’aigre Lorraine » est une formule que nous devons à Barrès. Moi-même, influencé par son exemple, mais dominé surtout par certains souvenirs d’enfance qui ont ébranlé profondément ma sensibilité, j’ai écrit quelque part : « La Lorraine est un grand pays triste », et j’ai affirmé, pour être fidèle à la formule barrésienne, que le fruit symbolique de notre pays, ce n’est pas la douce et fine mirabelle, mais la groseille acide de nos jardins. Je renie solennellement tous ces blasphèmes. La Lorraine n’est pas plus triste que n’importe quel pays privé de soleil. Pour me rendre à cette évidence, je n’ai quà évoquer le sordide et affligeant spectacle d’Alger sous la pluie. Mais, au moindre rayon, quelle magnificence sur ces grands plateaux démeublés comme des étendues désertiques, quelle profondeur d’horizons, quelle grandeur et quelle sévérité toutes classiques des lignes ! La forêt lorraine, célébrée autrefois par Theuriet avec une ferveur et une naïveté touchantes, en des pages trop oubliées aujourd’hui, la forêt lorraine, par la vigueur de ses sèves, la splendeur et la hauteur de ses frondaisons, est un autre aspect de notre pays. À côté de ces beautés de haut style, des paysages modestes et charmants, les petites vallées sinueuses, aux cours d’eau poissonneux, encaissés entre des pentes bocagères où foisonnent les cornouillers et les prunelliers sauvages. Ou bien encore les régions mélancoliques des étangs environnés de grands bois, comme ceux d’Amel et du Haut-Fourneau dans le pays montmédien, ceux de Lindre et de Gondrexange en Haute-Lorraine...

Barrès, tout comme un autre, a vivement senti ces différentes sortes de pittoresques, et même les plus humbles de ces beautés, mais avec une peine secrète à s’en contenter, un désir d’y ajouter on ne sait quoi de plus éclatant. Il a besoin d’évoquer Virgile à Dieulouard et à Marbache. Il s’en désole : « Nul poète, dit-il, d’un vers immortel, ne releva ces lieux. Leurs grâces sont consommées sur place par les Nancéens du dimanche. D’un mot heureux, le jeune homme de Mantoue a porté sur l’univers le frémissement du lac de Garde égal aux flots de la mer. Des chansons populaires nous firent croire qu’à Triana, près de Séville, à la Giudecca de Venise, que n’ombrage même pas une treille, s’étendaient des jardins divins. On est simple, simple en Lorraine. On craint si fort de surfaire, de s’en faire accroire, qu’on apprécie mal ce qu’on possède. Qui voudra interpréter en beautés ces jolis endroits d’une douceur un peu atone ? »

Ainsi, Barrès, en bon Lorrain, qui a toujours peur d’exagérer, n’ose pas trop élever la voix pour célébrer les aspects pittoresques de son pays. Mais il faut bien le dire, il n’y a pas seulement dans cette retenue, une méfiance innée de l’exagération, c’est aussi la conviction à demi inconsciente, survivance inextirpable du romantisme, qu’il n’y a de beaux paysages qu’en Espagne, en Italie, ou en Orient. Et de même encore, en matière d’architecture et d’art, il subit toujours, du moins à l’époque de ses débuts, cet autre préjugé romantique, que, seuls, les monuments de la Renaissance et du Moyen âge valent la peine d’un coup d’œil.

Ce n’est que plus tard, dans Colette Baudoche, qu’il rendra pleinement justice à ce beau décor architectural qu’est l’ensemble de la place Stanislas et de la place de la Carrière, à Nancy. Tout d’abord, il ne voit dans le palais de Versailles qu’un « bon professeur de goût » !... Versailles, qui est le goût lui-même, le goût français et je dirai même la beauté française dans ce qu’elle a de plus épuré, de plus grandiose et de plus charmant ! La cathédrale de Metz, qui est pourtant du meilleur gothique français, semble d’abord le laisser assez indifférent : il passe, en lui décernant la simple épithète de « vénérable » — et, pour lui, Metz elle-même n’est qu’une « ville de troisième ordre ». Pour le coup, le vieux Messin que je suis proteste, au nom de son admiration pour l’impériale cité de Metz, — cette antique métropole à la physionomie si originale, si vigoureusement caractérisée, qui possède un si curieux ensemble de monuments de toutes les époques, — et enfin pour notre chère cathédrale, qui n’est pas seulement un lieu de souvenirs patriotiques, mais, après la pléiade des sept grandes cathédrales françaises — lesquelles sont hors rang — une des toutes premières de France par la grandeur de son style et l’harmonie de ses proportions, l’élévation extraordinaire de ses voûtes, l’audace de ses percées, la splendeur de ses verrières. La cathédrale de Bossuet, de Lacordaire, de Mgr Dupont des Loges vaut qu’on fasse un détour, ne fût-ce que pour admirer ses murs.

Oui, vraiment, Barrès s’est montré trop modeste pour nos beautés locales. Par exemple, s’il y a un site lorrain pour lequel il n’a pas eu peur de donner de la voix, c’est celui de Sion-Vaudémont, cette butte semi-circulaire qu’il a appelée « la Colline inspirée ». Personne n’a senti comme lui le grand symbole national qu’est, pour nous Lorrains, cet antique sanctuaire. Il a su trouver, pour en parler, des paroles de tendresse et de filiale gratitude, avec tout un emportement de lyrisme magnifique. Il l’a immortalisée à tout jamais, autant qu’un homme peut promettre l’immortalité à sa pensée ou à ses émotions. Et pourtant, cette fois encore, par parti pris, ou peut-être par une inconcevable timidité, il n’a pas voulu vanter cet étonnant paysage. « Je ne m’embarrasse point, dit-il, de savoir ce que vaut un tel paysage pour un amateur étranger... » Mais, au moins, pour un Lorrain, est-il indifférent de lui faire sentir la beauté de ce lieu sacré ? J’avoue qu’après avoir lu toutes les pages que Barrès lui a dédiées, si j’avais pris de la Colline inspirée une idée très élevée comme symbole national, j’en avais une idée plutôt chétive comme figure tangible et visible de mon pays. Or, cette butte a beau être médiocre en elle-même, la vue qu’on découvre de la pointe extrême de son éperon est une des plus splendides qu’on puisse admirer n’importe où. Sur ce haut belvédère lorrain, où l’on embrasse des étendues immenses peuplées des souvenirs les plus tragiques et où la vue ne s’arrête qu’à la crête des Vosges, on est étonné et transporté. Barrès, qui est né à Charmes-sur-Moselle, à quelques lieues de là, avait en quelque sorte dans son héritage la colline de Sion. Il y a de quoi être fier. Quand, du terre-plein de la basilique, on a contemplé cet extraordinaire horizon, on peut aller hardiment regarder la plaine de Sparte ou la roche de Tolède.

Mais je me hâte de reconnaître que Barrès avait ses raisons — et des raisons excellentes — pour laisser à l’arrière-plan de ses préoccupations la figure matérielle de notre pays. Confessons-le : toutes ces beautés locales, — j’excepte la Colline inspirée et les autres hauts-lieux de Lorraine : la colline d’Hattonchâtel, la côte de Saint-Michel, près de Verdun. — ou encore nos grands plateaux à l’aspect désertique. — ces beautés n’ont rien d’extraordinaire : elles sont, si l’on peut dire, à hauteur d’appui. Elles ont leur équivalent dans toute la France. Un Theuriet, un poète ou un romancier de province suffira pour les célébrer. Un Barrès a d’autres emplois. Que pèse, d’ailleurs, cette petite poésie descriptive devant la poésie et les beautés morales de notre terroir ? C’est cela, d’abord, qui vaut la peine d’être dit surtout lorsque ces vertus, ces qualités d’âme ont une importance de premier ordre pour la France entière. Et ainsi il a donné de la Lorraine l’image morale la plus pénétrante, et, pour reprendre un mot qu’il affectionnait, la plus pathétique qu’on eût encore tentée. La position qu’il prenait tout de suite était très neuve littérairement. Et très courageuse, très noble, très nouvelle aussi la façon dont il envisageait le problème alsacien-lorrain et les questions qui s’y rattachent.

Pour prendre cette attitude et trouver cette formule neuve du patriotisme lorrain, il fallait d’abord aimer la Lorraine comme il l’aimait. Nulle part, ce grand amour ne s’est exprimé comme dans les pages qu’il a consacrées à la vallée de la Moselle. Ces pages, qui forment tout un chapitre de l’Appel au Soldat, sont parmi les plus belles les plus classiques de notre langue. Par leur lyrisme contenu, leur ferveur quasi religieuse, leur mouvement et leur jeu de strophes alternées, c’est un véritable poème, le poème de la Descente du Fleuve, auquel je ne vois rien de comparable chez nous, sinon le Poème du Rhône de Mistral. Au fond, c’est le chant du Deuil national. En un tel sujet, ainsi conçu, pas ombre de déclamation. Ce deuil est discret et voilé, il n’en est que plus poignant. Pas de recherche descriptive non plus, en des pages qui veulent être pourtant une image des lieux ! À peine, çà et là, un trait pittoresque ou plutôt une caractéristique précise. En revanche, beaucoup d’histoire et de psychologie historique, toute une évocation du passé destinée à éclairer le présent, enfin, sur ce sol, qui n’est qu’un cimetière et un Champ de bataille; des devoirs partout écrits. D’un bout à l’autre, les deux voyageurs imaginés par Barrès et qui sont, en réalité, les deux moitiés de son âme, ne sont occupés que de ces devoirs. Pour les considérer, ils négligent de regarder le visage des lieux et des villes. Ces lieux et ces villes ne sont pour eux que des symboles de l’humiliation française et du relèvement nécessaire. À Metz, ce qu’ils voient uniquement, alors, c’est la Captive... Mais je laisse parler Barrès, qui a dit tout cela comme personne. Ses deux voyageurs, en arrivant à Metz, sont frappés par la physionomie des jeunes Messines, par un type particulier de douceur féminine, qu’ils retrouvaient dans la physionomie d’ensemble de la ville. « Sa vaillance, dit-il, son infortune, son cœur gonflé les enivraient d’une poésie qu’ils n’auraient pu lui exprimer que les deux genoux à terre, et lui baisant la main. C’est, pensaient-ils, l’Iphigénie de France, dévouée avec le consentement de la patrie, quand les hommes de 1870 furent perdus de misère, sanglants, mal vêtus sous le froid, et qu’eux-mêmes, les Chanzy, les Ducrot, les Faidherbe, les Bourbaki, les Charette, les Jaurès, les Jauréguiberry renoncèrent. Toi et ta sœur magnifique, Strasbourg, vous êtes les préférées. Un jour viendra que, parmi les vignes ruinées, sur les chemins défoncés et dans les décombres, nous irons vous demander pardon et vous rebâtir d’or et de marbre. Ah ! les fêtes alors, l’immense pèlerinage national, toute la France accourant pour toucher les fers de la Captive !... »

De quelle main délicate Barrès a touché à ces blessures anciennes de la petite et de la grande Patrie ! Même retenue, même pudeur, lorsqu’il nous a parlé- de son nid familial, de sa petite ville natale de Charmes-sur-Moselle, à qui il a donné un renom égal à sa propre gloire. Il ne nous en a rien dit qui ne se fonde en quelque sorte dans sa conception générale de la Lorraine et de la communauté française. Le pont de Charmes lui-même, ce pont auquel il a conféré un prestige encore inconnu dans nos modestes contrées, n’est, pour lui, qu’un point de vue idéologique, l’angle sous lequel il envisage certains problèmes d’ordre national, littéraire ou philosophique. J’ai voulu voir le pont de Charmes et la maison bourgeoise où est né l’un des plus grands parmi nos compatriotes. Eh bien, Charmes, comme j’aurais dû m’y attendre, m’a charmé, et son pont m’a paru à la hauteur de sa célébrité ! Cette fois encore, Barrès est resté volontairement au-dessous de la réalité. Il a voulu nous ménager le plaisir de la découverte et la joie de lui dire : « Barrès, votre berceau est digne de votre génie ! Vous n’avez pas voulu louer votre petite patrie, comme si vous aviez peur de vous louer vous-même ! Mais nous comprenons maintenant pourquoi vous l’avez tant aimée !... » La vallée de la Moselle a là une ampleur d’horizon, une suavité de contours et, avec ses prairies, ses massifs de grands arbres, une douceur de teintes et un air de campagne bucolique, qui évoque invinciblement certains paysages de Claude le Lorrain. Très probablement, le petit Barrès, du haut du pont, a dû prendre, ici, ses premières idées de grandeur. Et je ne serais point surpris si ses premières idées de magnificence lui étaient venues de la place de Charmes, où l’on voit un jet d’eau assez fastueux, comme il ne s’en trouve point, d’habitude, dans un simple chef-lieu de canton. Or, on s’en souvient, le jet d’eau est un des symboles familiers de l’imagination de Barrès. De même, une de ses fleurs favorites, le magnolia : ce n’est point dans les jardins de Grenade ou des îles Borromées, qu’il l’a rencontrée pour la première fois, c’est à Charmes-sur-Moselle, dans le jardin de son grand-père, où l’on m’a montré un vieux magnolia, qui, sans doute, a dû ravir ses yeux d’enfant. Ce jardin familial baigne dans un canal dérivé de la Moselle. Et c’est là un des agréments de Charmes : ces jardins ou ces maisons sur l’eau, avec leurs terrasses tapissées de houblons ou de vignes-vierges, leurs lavoirs au bord de la rivière encaissée entre des murs de vieux logis, des rangées de saules ou de tilleuls : cela donne à la petite ville lorraine, outre son cachet local, une physionomie déjà alsacienne, une bonhomie, une intimité, avec un petit air de distinction très spéciale. Pour moi, je ne m’imaginais pas autrement le berceau de celui qui a chanté Strasbourg et notre Lorraine, et à qui nulle beauté romantique ou classique n’est restée étrangère.

Comme la Lorraine tout entière, Charmes est donc, pour Barrès, surtout une image morale. C’est notre caractère, notre psychologie qui l’intéressent d’abord. Outre nos qualités de sérieux, de pondération, notre réalisme si positif qui n’a d’égal que la profondeur de notre spiritualisme, il a mis en lumière notre méfiance innée, notre crainte devant l’avenir, crainte justifiée, hélas ! par des siècles de mauvais traitements, de dévastations et de carnages. Surtout, il a fait ressortir et il a expliqué notre sens de l’ennemi. C’est là un sentiment que l’on ne peut éprouver pleinement que dans les pays frontières, les frontières où l’on s’est beaucoup battu et où l’on est perpétuellement menacé. Nous autres, Lorrains, nous l’avons au suprême degré — et je crois qu’il n’est pas besoin de dire pourquoi. Sentir l’ennemi à deux pas de chez nous, ou le voir installé sur notre sol, avec tout un bagage d’idées et de projets, qui sont la mort de nos plus chères traditions, voilà le supplice auquel nous sommes condamnés depuis des siècles et ce à quoi nous ne nous résignons point. Et ainsi il n’est jamais, pour nous, de fête complète, de joie sans arrière-pensée. Cette appréhension du péril toujours suspendu au-dessus de nos têtes suffit pour jeter une ombre sur tous nos plaisirs. Nous dresser contre l’ennemi, nous préparer à la résistance, c’est notre geste le plus instinctif. Cette disposition d’âme n’est pas inhérente à notre sol : le Lorrain transplanté l’emporte partout avec lui. Lorsque les hasards d’une carrière, autant que mes inclinations personnelles, m’entraînèrent en Algérie, j’ai réagi, en ce milieu si différent de mon pays natal, exactement de la même façon que Barrès en Lorraine ; ce que j’y ai vu, c’est beaucoup moins la splendeur ou l’étrangeté du décor, ou les futilités de la couleur locale, que la mêlée des races et la menace d’un ennemi qui ne désarme qu’en apparence. Et, de même que Barrès, en Alsace et en Lorraine annexées, en Sarre et en Rhénanie, ce que j’ai cherché instinctivement et tout de suite, dans cette Afrique islamisée, ce sont les survivances d’une civilisation qui est la nôtre — nos titres de noblesse et de premiers occupants.

Ayant, à un si haut degré, ce sens de l’ennemi et cette méfiance héréditaire, nous manquons souvent de spontanéité, nous nous surveillons sans cesse, nous tenons nos émotions en bride, par pudeur de nous trahir devant des âmes hostiles ou indifférentes. Nous avons peur d’être dupes. Et ainsi nous croyons difficilement au bonheur. Tout ce qui brille, tout ce qui s’élève tant soit peu au-dessus du niveau commun nous est suspect. Nous flairons toujours le piège ou le mensonge. De là une tendance à tourner en ridicule ce qui nous dépasse, notre penchant bien connu à la gouaillerie : « Nous rapetissons, dit Barrès, ce que nous touchons... » Certes, ce n’est pas lui qu’on peut accuser d’avoir rapetissé les grands sujets auxquels il a touché. Et cependant, il est bien Lorrain, lui aussi, par cette crainte d’en trop dire et par cet abus de l’ironie, si sensible dans ses premiers livres. La bonne gouaillerie du terroir elle-même se conciliait fort bien avec son habituel souci d’élégance. Je ne crois pas avoir eu, dans toute ma vie, plus de trois ou quatre conversations avec Barrès. Chacune d’elles m’a laissé le souvenir d’un terrible railleur, voire du rude gouailleur lorrain, qu’il savait être à l’occasion. Une fois, je me souviens, j’étais chez lui en visiteur académique, et, — j’en suis sûr, messieurs, vous excuserez tous cette faiblesse chez un candidat. — je crus lui faire ma cour, en déplorant l’extrême modestie de ce vieux logis de l’Institut, vraiment trop inégal, protestai-je, à la grandeur des génies qui l’habitent...

« Vous trouvez ? fit Barrès. Moi, je trouve que, pour des employés comme nous, à douze cents francs par an, c’est bien tout ce qu’il faut ! »

Depuis, ayant réfléchi sur cette petite histoire, j’estime que, tous les deux, nous nous comportâmes, cette fois-là, en parfait Lorrains : moi, en raillant un local, où, somme toute, j’avais l’ambition de m’asseoir, et Barrès, en se moquant à la fois du railleur et du raillé.

Cette gouaillerie un peu rude cache, souvent, une sensibilité délicate et trop facilement effarouchée, tout un fond douloureux qui n’ose pas s’exprimer : de là cette perpétuelle réticence qui a fait croire à la duplicité lorraine. Il y a des choses que nous n’osons pas dire, parce qu’elles sont également pénibles pour nous et pour notre interlocuteur, surtout s’il est de France ou d’Allemagne. Barrès a admirablement confessé toutes ces particularités de l’âme lorraine, et il a très subtilement démêlé toutes ces nuances qui composent notre caractère.

Tel qu’il est, ce caractère fournissait encore de nouvelles raisons à son amour pour la terre qui l’a produit. En lui, s’est manifesté et révélé le génie de notre sol. Barrès avait le respect de ce génie, comme il avait le culte de notre passé et de toutes nos gloires. La « nation lorraine » n’était pas un vain mot pour lui : il v croyait de toute son âme. À Charmes, dans son cabinet de travail, j’ai pu contempler, pour la première fois, le drapeau de notre pays, l’étendard jaune et rouge, parsemé d’alérions, qui ressemble si fort au drapeau espagnol et à celui du Saint-Empire. Avec les portraits de famille accrochés au mur, ce drapeau lorrain qui décorait tout un panneau, formait, pour l’illustre écrivain, comme un sanctuaire intime. Non moins que l’étendard de nos Ducs, le souvenir de ces anciens maîtres du pays lui était cher. Barrès se rappelait avec gratitude qu’ils administrèrent paternellement leur duché, et qu’à de certaines époques ils donnèrent à la Lorraine un réel prestige, — prestige militaire, prestige artistique aussi.

Il y avait, en tout cas, chez nos Ducs, comme dans notre élite, un sentiment que Barrès a fortement caractérisé : la volonté de puissance et de grandeur. Mais, d’après lui, c’est une volonté contrariée et qui, finalement, a abouti à un échec : grave affaire pour l’admirateur de Napoléon ! Le premier point, à ses yeux, c’est de réussir... Pourtant ! avons-nous si mal réussi ? Je vois bien qu’avec les Guises notre maison ducale a laissé échapper la couronne de France. Mais, un siècle et demi plus tard, elle arrivait à l’Empire avec le duc François. Il est vrai que Barrès voit dans cet avènement l’effondrement complet de la nationalité lorraine. En pouvait-il être autrement ? La réussite lorraine n’est pas là, dans le triomphe des ambitions d’une famille féodale. Peut-on dire qu’un pays n’a pas réussi, quand il a produit une lignée ininterrompue de grands chefs militaires et politiques, d’hommes d’État et d’organisateurs, comme les Mangin, les Lyautey, les Poincaré, pour ne nommer que les plus proches de nous. Avec cela, des artistes comme un Ligier-Richier, un Callot, un Claude Gelée, ce dernier surtout véritablement hors de pair, ce Lorrain qui a passé presque toute sa vie à Rome, qui, comme Barrès et quelques autres de notre terroir, a subi la fascination des pays de lumière et qui a su mêler à l’habileté technique d’un Italien une sensibilité exquise, une finesse et une distinction d’âme qui ne sont que de chez nous. Et enfin laquelle de nos provinces peut se glorifier d’avoir produit un génie supérieur à celui d’un Victor Hugo, fils d’un soldat lorrain et petit-fils d’un menuisier de Nancy ? Un nom pareil emporte tout. Et, parmi nos contemporains immédiats, quand on peut revendiquer comme siens un François de Curel et un Maurice Barrès, il me semble que l’on a le droit d’être fiers. La Lorraine ne nous eût-elle donné que le seul Barrès, on ne pourrait pas dire que, littérairement du moins, elle n’a pas réussi...

Le pays qui a procuré une telle gloire à la France — qui, surtout, a tant souffert pour elle et à cause d’elle — est assurément bien français. Je n’apprendrai rien à personne, en rappelant que la Lorraine, comme sans doute la plupart de nos autres provinces, n’est pas venue d’elle-même à la France, l’honneur d’être Français a toujours coûté très cher. Et c’est pourquoi la France, œuvre de la monarchie, a été faite, on peut le dire, malgré les Français. Mais, une fois entrée dans la communauté nationale, la Lorraine lui a non seulement donné ses fils, comme le reste de la nation, mais elle a livré son sol cent fois dévasté par les guerres françaises, elle a servi de rançon à la mère patrie, et, néanmoins, elle lui a gardé son cœur. En échange de tant de sacrifices, elle réclame la satisfaction et la garantie de pouvoir être fière de la France. Cette volonté de puissance et de grandeur que Barrès constatait chez nos Ducs et dans notre élite, nous en déléguons l’office à la France : nulle vaine gloire, nul impérialisme dans cette sommation que nous adressons à notre patrie, mais seulement l’élémentaire instinct de conservation, le souci de la sécurité et de la prospérité françaises. Les autres provinces ne peuvent pas sentir cela de la même façon que nous. Nous autres, Lorrains, nous sommes mieux placés que personne pour surveiller les agissements et les complots de l’ennemi, pour connaître sa force, son accroissement continuel, pour comparer son effort à celui des nôtres. D’où vient qu’à de certains moments, pris d’angoisse, nous crions aux Français : « Triomphez, ou nous périssons ! » Il ne nous suffit pas d’être Français, nous voulons que la France soit forte pour nous défendre et pour se défendre elle-même, et, — cela n’a jamais fait de mal à personne, — nous voulons qu’elle soit glorieuse ! ...

 

Messieurs, ce sera l’honneur impérissable de Maurice Barrès de s’être fait l’apôtre de ces idées et de ces sentiments qui sont le fond même de l’âme lorraine. Sans se lasser, pendant toute sa vie, on peut le dire, il les a rappelées à la France oublieuse ou follement imprévoyante. En 1900, en pleine Exposition universelle, il s’élevait avec indignation contre la vaine idéologie qui sévissait alors dans les journaux, comme dans les discours officiels, et qui tendait à nous représenter comme un triomphe cette kermesse offerte aux badauds du monde entier. Il bafouait ces gouvernants qui, dit-il, « veulent faire croire à des vaincus que donner des fêtes à l’Europe, c’est de la gloire. La plus belle au bal ! Voilà le misérable idéal qu’ils composent à la nation ! »

Combien ce Lorrain avait raison ! Du point de vue national; ces succès-là ne sont rien, — et même d’autres succès d’un caractère plus pratique ou plus élevé. Qu’importe que nous étendions notre domaine colonial, ou que nous soyons les premiers littérateurs, les premiers artistes du monde, si nous ne sommes pas les maîtres chez nous ! Et comment l’être avec une frontière ouverte à l’envahisseur ? Ainsi Barrès, inlassablement, ramenait notre attention vers l’Alsace et la Lorraine annexées, vers notre éternel champ de bataille... « Secrète ou déclarée, — écrit-il dans l’Appel au Soldat, — cette bataille, si haut que l’on remonte dans les siècles, ne fait point trêve. Elles ne sont pas près de désarmer les deux forces ethniques qui s’affrontent ici, à perte de vue historique, sur une ligne d’intersection que tous leurs efforts n’ont jamais déplacée plus sensiblement que la corde de l’arc, où tire un sagittaire... » Il dit cela, il constate virilement ce triste état de choses, mais, au fond, avec une douleur secrète. Car enfin, cette guerre éternelle, c’est l’écrasement de sa Lorraine, c’est l’épuisement des deux nations en lutte, et de songer qu’une de ces nations lui est si chère, c’est de quoi troubler et déchirer affreusement sa conscience. Faut-il donc croire que nous sommes condamnés à cette lutte sans trêve, qu’il faut nous y résigner jusqu’à l’anéantissement ? Ah ! de toute son âme, Barrès voudrait écarter cet horrible cauchemar ! « Notre sol, dit-il, dans le même passage, comme un tableau de mathématiques est couvert de formules que les ingénieurs des deux nations s’opposent et, sans s’occuper d’éprouver immédiatement les valeurs française et allemande, sans tenir compte du coefficient moral qu’apporterait au bénéfice de l’un ou de l’autre pays telle circonstance, ils dressent le système des opérations à faire, au bout desquelles ressort nécessairement où est l’énergie la plus puissante... » Que veut-il insinuer par ces paroles couvertes ? Si je l’entends bien, il veut dire que la force matérielle n’est pas tout et que, telle circonstance étant donnée, des forces morales imprévues venant à faire explosion, la balance pourrait être changée et les calculs des hommes de science réduits à néant. Et c’est, en effet, ce qui est arrivé en 1914 : des forces qui échappent à toutes les prévisions, comme à toutes les appréciations positives sont entrées en jeu, — et ç’a été la situation brusquement retournée à notre bénéfice. Alors, si le plus fort n’est pas sûr de sa force, si des conquêtes en apparence définitives peuvent toujours être remises en question, les deux ennemis vont-ils s’épuiser ainsi, indéfiniment, en triomphes éphémères ? Je ne voudrais pas déformer la pensée de Barrès : je ne sais s’il s’est posé cette question. Mais la constatation faite par lui, de cet absurde et lamentable état de choses, nous achemine vers un vœu qui, depuis des siècles, est celui de notre Lorraine : une suspension de tant d’horreurs et d’inutiles destructions, une composition durable entre les deux ennemis millénaires. Mais, pour composer, il faut être forts : le négociateur qui n’apporte que sa faconde ou ses larmes, est vaincu d’avance. Cela, c’est une des convictions élémentaires dont Barrès était le plus profondément pénétré.

En somme, ce qu’il veut, c’est sauver le plus possible de l’âme lorraine, — sauver une petite civilisation locale, qui est une part non méprisable de la civilisation française et occidentale. Ce Lorrain est, en définitive, un grand Occidental, qui n’a cessé de dénoncer, avec la plus énergique clairvoyance, la contagion de ce qu’il a appelé « les pestes d’Asie ». Par la Lorraine et par la France, il est arrivé à la conscience d’une humanité supérieure. Du haut du pont de Charmes, il a pris une vue sur l’univers, en même temps qu’il prenait conscience de lui-même, de ses aspirations, de ses fatalités et de ses limites.

Et c’est pourquoi ce bon Lorrain a été, l’heure venue, un si admirable Français. Au moment de l’affreuse tourmente de 1914, ce qu’il enseignait depuis si longtemps s’est intégré tout d’un coup à la conscience nationale. Comme lui, la France entière a été convaincue qu’elle défendait contre l’envahisseur non pas seulement sa terre et ses morts, mais, avec la langue de ses penseurs et de ses écrivains, une des parts les plus hautes de l’héritage humain. Barrès a pu voir ses idées faites chair marcher à la défense de la patrie. Et, dans le même moment, cet homme fatigué par une lutte déjà longue, angoissé dans son cœur paternel, qui, avec des milliers d’autres, avait accepté résolument le sacrifice, cet homme mobilisa instantanément toutes ses énergies et, pendant des années, lourdes comme des siècles, assuma la tâche écrasante d’être l’animateur de la résistance : ç’a été le service suprême de celui qui n’aspirait qu’à « servir ». Ainsi la France a contracté envers Barrès une dette qu’elle ne lui a pas encore assez payée par la cérémonie funèbre de Notre-Dame, qui fut pourtant une véritable apothéose : il faut que, sur la colline de Sion, un monument digne de lui perpétue le souvenir de ce grand serviteur de la France et de la civilisation.

 

Messieurs, si grand que soit le Lorrain en Barrès, il n’épuise pas, tant s’en faut, toute l’idée que nous devons nous faire de son génie. Cet ennemi de l’asiatisme est aussi un Oriental, mais un Oriental d’imagination et de sensibilité, qui ne veut pas voir l’Orient réel, qui s’en détournerait même avec dédain, pour qui l’Orient n’est que le jardin secret de son âme, un lieu plein de jets d’eau et de cassolettes, de bayadères qui dansent, « les reins et les jambes enveloppés de soies où tremblent des mouchetures d’or », — enfin le refuge de ses rêves et le confident de ses aveux les plus intimes. Il est aussi un Espagnol épris d’aridité brûlante, d’énergie et de passion. Il nous a dit tout cela en des pages immortelles. Mais peut-être n’a-t-il pas bien su lui-même la raison cachée du charme qui l’attirait vers l’Espagne : c’est, je crois, que nul peuple occidental n’est resté, depuis des siècles, plus identique à lui-même, plus intact et plus intégral, plus fidèle à sa terre et à ses morts : et ainsi l’Espagne, dont il n’admettait pas plus que moi, j’en suis sûr, la prétendue décadence, l’Espagne lui fournissait un merveilleux témoignage à l’appui de ses théories.

Enfin, à côté de tous ces personnages, il y a encore, en Barrès, comme en nous tous, un pauvre homme contracté d’angoisse à la pensée qu’il doit mourir. Avec Loti, il est certainement celui de tous nos écrivains qui a exprimé de la façon la plus poignante cette détresse de l’être périssable en face d’un monde plus durable que lui. Il a essayé de se résigner, lui aussi, à cette nécessité, admise par lui, de sa destruction complète et définitive. Il s’en est proposé de belles raisons : se soumettre aux mêmes fatalités que les ancêtres, les continuer en soi et en ses descendants, s’agréger par la force de sa pensée, par la puissance de son lyrisme à on ne sait qu’elle Perfection réalisée on ne sait où, — être la fusée qui, avant de retomber en flammèches et en débris obscurs, épanouit son cœur enflammé dans les profondeurs de la nuit, être le rossignol qui semble vouloir vaincre la nature par la beauté inextinguible de son chant et par la frénésie de son désir ! L’aura-t-il assez développé cet « éternel motif de la mort par excès d’amour de la vie » ! Jusqu’à quel point ce lyrique sans espérance avait-il réussi à se convaincre qu’il n’était qu’un rossignol éperdu d’amour et de musique, ou une fusée splendide autant qu’éphémère ? Je n’ose pas le lui demander à lui-même. Eh ! que m’importent, à moi, les ancêtres, ou cette minute d’exaltation passagère ! Je suis, en ce moment, toute la conscience du monde. Mes ancêtres n’existent qu’en moi et par moi ; je ne connais que cet instant divin que je vis ! Que me font les triomphes ou les paradis futurs promis à ma descendance et dont je ne jouirai pas ! Si je meurs et s’il n’y a plus rien, c’est un désastre irréparable ! C’est l’univers qui s’écroule ! C’est une absurdité et une injustice sans nom, à quoi je refuse mon consentement. Je crois bien que Barrès, à de certains moments du moins, n’était pas très éloigné de penser ainsi. Si j’écoute les confidences de ses proches et de ceux qui l’ont le mieux connu, il ne se résignait point à la destruction. Il avait une soif inapaisable d’immortalité ! Autrement, pourquoi cet attachement, plus fort que tout, aux doctrines qui la promettent ? Pourquoi ce pèlerinage en Terre Sainte, cette enquête aux Pays du Levant, qui n’est pas seulement un hommage rendu au dévouement de nos missionnaires ? Et pourquoi, jusqu’au dernier moment, a-t-il tenu à répéter : « Je suis du Christ ! » La fidélité à la coutume des ancêtres ne réclamait pas une adhésion aussi formelle.

Pour moi, je veux lire l’expression suprême de sa pensée et de sa foi, — une pensée encore troublée sans doute, une foi toujours hésitante dans ses formules, — je veux lire cette expression, cette confession dernière, à travers les lignes de la dédicace qu’il écrivit sur la première page de La Colline inspirée, avant de déposer ce livre, le plus cher à son cœur, dans le trésor de notre vieux sanctuaire lorrain :

« Aujourd’hui, où nous fêtons la réunion victorieuse et définitive des deux Lorraines de 1871, je dépose ce livre dans le trésor de Notre-Daine de Sion,

Pour reconnaître le plaisir qu’à toutes les époques de ma vie j’ai trouvé sur la Sainte Colline ;

Comme hommage de piété filiale envers la haute Protectrice immémoriale de notre petite nation ;

Et, dans le désir trop humain de lier ce qui doit périr à ce qui ne périra jamais. »