Réception de Jean François Deniau
M. Jean François Deniau, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques Soustelle, y est venu prendre séance le jeudi 10 décembre 1992 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Comme l’exige la tradition, ainsi commence ce discours. (Tradition d’autant mieux respectée que, pendant trois cent cinquante ans, il n’y avait vraiment pas de raison de débuter autrement.) Et si, aujourd’hui, en constatant que votre Compagnie dans sa sagesse a décidé de n’être plus exclusivement masculine, et pas seulement à titre exceptionnel ; en me laissant entraîner par la pente naturelle de la courtoisie ; si, par inadvertance, il m’arrivait de dire en m’adressant à vous, pour la première fois, au pluriel et dans cet ordre : « Mesdames, Messieurs », alors il ne pourrait s’agir que d’une erreur. Dans mon existence, ce ne serait pas la première que j’aurais commise. Ni, je l’espère, la dernière.
La vie de Jacques Soustelle a été si riche en réflexions et en combats, si diverse par ses domaines, si animée de pensées et d’actions ; elle a connu tant d’heurs et de malheurs, de gloire et de condamnations, tant de forêts et de déserts, mais aussi de palais et de tribunes, d’avenues du pouvoir et de traverses obscures qu’un membre confirmé du club des explorateurs s’y perdrait. Est-ce le même homme que nous voyons, mince et haute silhouette, à vingt ans, se frayer un chemin dans la jungle tropicale à la frontière du Mexique et du Guatemala en bottes, culotte de cheval, pistolet sur la hanche ; et celui en jaquette, pantalon rayé et huit-reflets qui dans un silence hostile traverse Alger pour prendre ses fonctions de gouverneur général ? Puis retraverse Alger un an plus tard dans le délire enthousiaste et quasi amoureux d’une foule couchée devant sa voiture pour le retenir ? Est-ce le même, le ministre, le responsable d’un grand groupe parlementaire, le président du Conseil pressenti qui répond aux questions des journalistes sur le perron de l’Élysée, et l’exilé qui, sous le modeste pseudonyme de Jo ou celui moins discret de Sénèque, pendant plus de cinq ans va errer clandestinement du Trastevere romain à la banlieue de Bruxelles ?
Quoi ! Est-ce le même, le gaulliste sourcilleux des premiers jours dans la grisaille de Londres à l’automne 40, et l’adversaire à la plume acérée, le « soldat perdu » des années soixante ? Le froid spécialiste qui a dirigé les services secrets, qu’on disait aussi félin que son célèbre surnom, ou le huguenot passionné (un faux-froid, oserais-je dire), emporté par la chaleur de ses sentiments autant que par la fidélité à ses convictions jusqu’au drame, au-delà du drame ? Qui est passé en une vie, en jouant sa vie, de l’histoire des autres comme objet d’étude, à la volonté de changer l’histoire, la nôtre !
Quand vous m’avez fait le très grand honneur, dont je vous remercie, de m’appeler à lui succéder, mon émotion a été d’autant plus vive que j’ai tout de suite pensé que viendrait le jour où il m’appartiendrait de faire son éloge. Ce jour, c’est maintenant.
Un épistolier très célèbre ayant écrit, il y a près de deux mille ans, dans une lettre aux Romains qu’il y avait deux hommes en lui, chacun depuis se plaît à se reconnaître double, même si en ce qui concerne Jacques Soustelle, deux hommes seulement, c’est un peu réducteur. Tous respectaient le savant spécialiste des Aztèques. Le politique a suscité des réserves graves. Il y a quarante ans, je rendais visite à l’ambassadeur André François-Poncet dont j’avais été le très jeune collaborateur en Allemagne. L’ambassadeur essayait son habit d’académicien. Je l’interroge sur son discours – et chacun se souvient que le prédécesseur dont il devait prononcer l’éloge était le maréchal Pétain – il me répond : « Je viens de faire le plus facile, je viens de gagner Verdun. » Eh bien, Mesdames, Messieurs, je commencerai par le plus facile. Parlons de l’ethnologue.
Jacques Soustelle est d’abord l’exemple d’une extraordinaire capacité intellectuelle en même temps que l’illustration des vertus de la République. Issu d’un milieu très modeste, dans toutes les notices biographiques qu’il aura à remplir, il ne manquera pas d’inscrire avec fierté à la rubrique profession du père : ouvrier. Ses professeurs repèrent tout de suite l’élève particulièrement brillant et, comme on disait à l’époque, décident de le « pousser ». Record, qui je crois n’a jamais été battu, il entre à l’École normale supérieure à l’âge de dix-sept ans et premier de sa promotion. Il en sort à vingt ans agréé de philosophie et de nouveau premier de sa promotion. Ce début éblouissant lui promet la carrière universitaire la mieux assurée. On lui offre de commencer par enseigner au lycée de Montauban. Dans un monde parfaitement réglé depuis Napoléon, où l’avancement est très exactement inversement proportionnel à la distance kilométrique par rapport au 5e arrondissement de Paris, il serait monté de Montauban à Aurillac, d’Aurillac à Niort, de Niort à Nevers pour finir à la Sorbonne, entouré du respect général, sans doute au Collège de France, peut-être à l’Académie des Sciences morales et politiques et, qui sait, pourquoi pas, à l’Académie française. Il vient de se marier, sa femme est aussi universitaire, ils travaillent main dans la main, tout paraît réglé, inscrit. Tout va changer.
L’agrégation de philosophie comportait l’obligation d’un certificat de licence de caractère scientifique. Jacques Soustelle s’en inquiète car s’il a l’esprit le mieux organisé pour l’analyse des données humaines, il est totalement inapte aux mathématiques. Le directeur de l’École normale lui signale que le professeur Rivet vient d’obtenir de l’Éducation nationale, où il a des amis, la reconnaissance de l’ethnologie comme une science et la création d’un certificat universitaire correspondant. C’est ce document accessoire, qui, sans doute, décidera du sort d’une vie. Jacques Soustelle est présenté au professeur Rivet. La rénovation du musée d’ethnographie est bien sûr entravée de difficultés matérielles de toutes sortes. Jacques et Georgette Soustelle se mettent à titre bénévole à la disposition du professeur. Outre une amitié qui jamais ne se démentira, naît la vocation résolue d’un chercheur exceptionnel. Paul Rivet est même allé plus loin en engageant ce jeune universitaire si brillant sur des sentiers inconnus : il lui a promis, s’il était premier à l’agrégation de philosophie, une bourse pour le Mexique ! Jacques Soustelle est premier. Il refuse Montauban. Il part à vingt ans pour le Mexique où il sera payé « comme un général de brigade ». L’homme qui a fourni l’argent de la bourse est Jean Marx, discret responsable à la direction des « œuvres » au Quai d’Orsay, peu connu du grand public, mais au fait de tout ce qui compte en matière diplomatique et non diplomatique. Un agent ? Pour Jacques Soustelle celui du destin.
Tout, comme toujours, se joue à vingt ans. La vie d’un homme est marquée par le sceau de ce qu’il a vu, fait, entendu, senti, goûté, au début de sa vie. Quand la première fois au contact du monde ses cinq sens se sont vraiment éveillés et qu’il a murmuré comme l’héroïne de La Tempête : « Brave new world »... En arrivant au Mexique Jacques Soustelle a la révélation d’un peuple oublié. Ethnologue, il apprend à enquêter, essayer de comprendre, passer de la statistique à l’analyse, de l’interrogatoire à la synthèse, découvrir, vérifier, autrement dit appliquer la recherche scientifique à l’homme et à l’homme en société. Quelle école pour qui sort à peine de l’École ! Et quelle aventure chez ces Indiens des Terres chaudes et des Terres froides que le gouvernement révolutionnaire a décidé « d’intégrer » ! Ainsi se forgeaient les traits que nous allons retrouver au long d’une vie : une rare intelligence classificatrice et la passion au service d’une idée et je dirais même d’un mot.
Son premier livre n’est pas seulement une étude ethnologique. Mexique terre indienne est un chef-d’œuvre publié, en 1936, dans une collection qui n’est pas scientifique, où on trouve les œuvres d’Alain Gerbault et d’Henri de Monfreid qui sont assez loin d’être des universitaires. Chaque observation frappe par sa justesse, psychologique, sociologique et jusqu’aux détails du voyage et du décor. Voilà pour la science. Le style est d’un récit d’aventures, fourmillant de trouvailles, de bonheurs d’expressions, de jubilations d’auteur. Voici pour la littérature. Les personnages appartiennent à la comédie picaresque modernisée, faux explorateurs pour hebdomadaires en mal de sensationnel, ivrognes allègres, muletiers borgnes, initiés sagaces, petits chefs tyranniques et corrompus, et encore et toujours le peuple indien décrit avec tant de minutie et une immense sympathie. La première phrase du premier chapitre d’un premier livre n’est jamais facile à écrire. Celui-ci s’ouvre par une sorte de coup de trompette : « Comme tout le monde, j’ai détesté Veracruz. » Il se ferme sur un roulement de tambours dont je rappelle que l’auteur avait à peine vingt-cinq ans, ne connaissait pas l’Algérie et ne savait rien de ce que serait le monde et sa propre vie dans les cinquante ans à venir... : « Qu’on soit ici ou là, on est toujours jeté au cœur d’un combat, d’une guerre, celle de la nature ou des hommes, ou les deux. Choisir son combat, c’est plus difficile. Mais j’en sais qui nous attendent de l’autre côté de la mer.
On entra dans l’hôtel ; les sabots des chevaux claquèrent une dernière fois sur les dalles. »
Livre politique enfin, je le dis en anticipant sur l’autre partie de ce discours. Dans sa préface, Paul Rivet félicite l’auteur d’avoir su, à côté du savant qui observe et note, laisser apparaître l’homme qui s’amuse et s’émeut. Surtout il le remercie d’avoir rétabli la vérité « sur l’un des deux pays les plus calomniés du monde, le Mexique et la Russie ». Soustelle prend parti pour la révolution mexicaine et décrit avec admiration le mouvement des instituteurs ruraux cherchant à intégrer les peuples indiens dans la vie moderne. Il condamne ceux qui sont pour lui les trois ennemis de ce peuple : le grand propriétaire foncier, le prêtre et le chef politique local. Le Mexique, encore tout bruissant du soulèvement de ses paysans de blanc vêtus et des cavalcades de ses généraux métis fusilleurs et fusillés, n’a pas encore évolué vers un système de gouvernement appelé étrangement le Parti révolutionnaire institutionnel, que l’on pourrait décrire comme une sorte de version latino-américaine de la nomenklatura. Jacques Soustelle sera peut-être déçu par la suite dans certains de ses espoirs, ou regrettera des formules trop catégoriques contre « l’insolence impunie des privilégiés », ou changera d’adversaire, donc d’amis... Parfois, dans ses bibliographies, il oubliera cette première œuvre. Dommage.
Mais jamais il ne restreindra la fidélité de son engagement envers le Mexique tel qu’il est, comme il est, avec ses forêts et ses déserts, ses mythes et ses horreurs, ses cultures et sa violence, mais le seul pays de tout le continent américain où un programme politique s’engageait à « l’intégration » ! Oui, tout se joue à vingt ans. Il semble que celui que vous avez été jeune homme, frère plus que jumeau, reste avec vous comme un modèle ou un remords, pour vous accompagner jusqu’à la fin de vos jours.
L’œuvre ethnographique de Jacques Soustelle comporte ensuite la publication de deux thèses plus austères dont le meilleur, ou le plus littéraire, avait été utilisé dans Mexique terre indienne – consacrées à la culture matérielle des Indiens Lacandons et à la sociologie et la linguistique de la famille Otomi-Pame. Pour démontrer aux collègues qu’on est un scientifique respectable, faut-il encore respecter les règles du genre et il y a dans le genre ethnologique un côté quasi comptable autant que conteur. Tous les savants plus ou moins sont passés par là. Certains y sont restés. Jacques Soustelle, lui, va faire de ses premières études sur le terrain une extraordinaire réserve d’exemples et de réflexions, où il puisera toute sa vie comme dans une mine secrète d’or et de jade qu’il aurait découverte sous les ruines des cités mortes.
Sa contribution la plus importante à l’ethnologie, publiée en 1940, est sans conteste : La Pensée cosmologique des anciens Mexicains. Pas plus de quatre-vingts pages. Mais la démonstration d’une culture couvrant les différents domaines de l’histoire, de la sociologie, de la linguistique, de la pictographie... Une capacité de synthèse saisissante englobant la description de la naissance du monde et la théorie aztèque de la succession des civilisations, marquée chacune par un soleil différent, terminée chacune par une catastrophe qui lui est propre, l’humanité dévorée par les jaguars ou enfouie sous les tremblements de terre... Chaque mot et chaque chose, chaque être, et l’espace et le temps, et tous les éléments, sont liés comme l’âme l’est au corps pour que l’ensemble « tienne ». Comme tiennent ces chefs-d’œuvre assemblés sans un seul clou des charpentiers compagnons du Devoir.
Ainsi se correspondent intimement points cardinaux, couleurs, séjours mythiques, vents, astres, oiseaux, dieux, et les années du roseau ou du silex. Comme ils correspondent aussi inéluctablement avec ces mots souverains qui règnent sur ce monde et les autres : résurrection, fertilité, jeunesse, lumière, nuit, sécheresse, guerre, mort, naissance, déclin. Et aussi féminité, lumière, chaleur, feu. Et le mystère de l’origine et de la fin. Tout se tient, tout vit ensemble et tombe ensemble. Parce que ce que craignent le plus les anciens Mexicains, c’est que cède la ligature du monde qui maintient inexplicablement réuni, vous ici écoutant, moi parlant, et ces pierres et cette coupole, et tous ces assemblages de molécules que le hasard ou la nécessité ont formés et qui parfois sont odieux, parfois charmants, le plus souvent incompréhensibles. Et cet instant pris dans le temps, et tous les temps, et le ciel et la terre et toutes nos vies. Pour maintenir cette ligature du monde, comme les dieux ont besoin du sang des hommes et de leurs cœurs encore chauds qu’arrache le couteau d’obsidienne sur la plus haute marche des temples...
Nous sommes en juin 1940, le monde, la ligature du monde tremble devant nous. Un autre destin s’annonce qui bouleversera notre civilisation, répandra la mort et la terreur et transformera la vie de Jacques Soustelle en lui donnant une autre dimension. Il faudra attendre 1955, quinze ans plus tard, pour qu’avec La Vie quotidienne des Aztèques il écrive de nouveau un livre sur le Mexique dont le succès considérable fera connaître au grand public cette civilisation, largement ignorée des Français, mais qui pour lui valait bien celle des Grecs et des Latins. Mais il faudra surtout attendre 1967 pour un nouveau grand livre, Les Quatre Soleils, écrit en exil, rassemblant toutes ses expériences et connaissances mexicaines depuis ses enquêtes de 1932, toute sa culture ethnologique, historique et sociologique, sur ce thème des mondes qui s’effondrent. Tout soleil est condamné à s’éteindre. Le mythe mexicain rejoint l’inquiétude la plus moderne. Rien n’est stable et sûr. Naître, en langue aztèque, signifie aussi descendre. Bien sûr on peut être tenté de rapprocher de cette exaltation de la pensée indienne les expériences assez cahotiques et finalement malheureuses que Jacques Soustelle vient de vivre lui-même depuis plusieurs années. Peu importe. Le regard qu’il porte sur les civilisations d’Amérique centrale, sur la recherche scientifique en général, sur l’aventure humaine elle-même, restera au-delà des modes et des événements. On y trouve une sorte de fureur inspirée contre la prétention à établir des hiérarchies entre les civilisations, les continents ou les époques. Autrement dit contre la tentation de donner un sens à l’histoire. Sont ainsi condamnés, dans la même fournée, et Karl Marx et le père Teilhard de Chardin ; et Spengler et Toynbee. Non, chaque histoire a un sens, mais l’Histoire n’a pas de sens.
Une civilisation n’est pas plus ou moins avancée qu’une autre. Nos maîtres de l’école sociologique française sont sévèrement jugés pour leur goût de la théorie universelle, de l’explication généralisée, d’une sorte de sacralisation nouvelle du dogme laïc de l’évolution. Comme sont réfutés par avance tous les intellectuels qui, ayant l’habitude de prendre en note les hommes et les faits, s’autorisent à leur donner des notes. L’importance des techniques et de l’économie est parfaitement mise en valeur mais aussi remise à sa place (et dire qu’il n’y a pas que Marx est déjà anti-marxiste). La notion de « primitif » est bien sûr rejetée. Si, ayant reçu au musée de l’Homme la même formation que Soustelle, quelques années plus tard, je suis moins sévère, c’est parce que je considère que la mentalité dite « prélogique » est seulement un peu plus logique que la nôtre, qu’elle est aussi présente avec ses tabous et ses totems sur les rives de la Seine que dans les montagnes de Nouvelle-Guinée. Nous aurons toujours à apprendre de peuples qui ne possèdent pas dans leur langue ces mots trop illusoires : merci, mensonge, avenir.
L’œuvre de Jacques Soustelle de nouveau se lit à la fois comme un roman, comme une thèse, et comme un pamphlet. Son écriture s’apparente à ces vastes fresques que les grands peintres mexicains qui furent ses amis surent composer à la gloire de leurs trois cultures, hérissées de houes de paysans, de fusils de guérilleros et des chapeaux hauts-de-forme d’avocats libéraux. Méditation philosophique et témoignage personnel, politique et sociologie, technique et passion se confondent pour se résumer dans ce cri du cœur que pousse l’auteur en faveur d’Israël qui a su contre deux mille ans d’histoire imposer à l’histoire la renaissance d’un État ! (Il lui consacrera un livre.) Mais que soit réprouvé à jamais Hegel qui a osé proclamer « Welt Geschichte, Welt Gericht », justifiant ainsi les aberrations de toutes les dictatures de ce siècle, les camps, les goulags et les trahisons... L’Histoire n’a pas de sens et ne fonde aucun droit. Il y a seulement l’aventure des hommes sous des soleils changeants.
C’est clair, le soleil qui brille en 1967 n’est pas celui qui plaît à Jacques Soustelle. Nous voici dans la politique.
Votre Compagnie, après tout, n’y a jamais été vraiment étrangère. Quand le cardinal de Richelieu veut faire enregistrer l’acte qui la fonde par le Parlement de Paris, les magistrats refusent pendant deux ans ! Leur discours est à peu près le suivant : « Comment ? On nous dit que quarante personnalités ayant brillé par leur excellence en tous domaines vont se coopter et qu’elles se réuniront une fois par semaine pour s’occuper de grammaire ! La ruse est trop grossière. Il ne faut pas que le pouvoir nous prenne pour des naïfs ou des inconscients. Il est évident que ces académiciens vont comploter et qu’ils n’auront de cesse, sous prétexte d’accord des participes, de vouloir régenter l’homme et la société. Les lois, c’est notre domaine à nous, Parlement de Paris. Non. »
Il fallut toute la ténacité du cardinal et du roi pour violer une résistance aussi bien argumentée. L’édit créant l’Académie française ne fut finalement enregistré qu’après l’adjonction de réserves imposées par le Parlement dont l’interdiction formelle de faire quoi que ce soit d’autre qu’un dictionnaire ! Mais après tout, la crainte de ces messieurs était peut-être fondée. Se préoccuper de l’expression de la pensée n’est pas indifférent à la pensée elle-même. Le bon langage peut-il être dissocié totalement des bonnes mœurs ? La compréhension entre les citoyens, des lois fondamentales de la cité ? Ils avaient raison de se méfier : cinq chefs d’État, je dis bien cinq, siègent ou ont siégé à l’Académie française. Quant aux premiers ministres ou présidents du Conseil il y en eut d’élus à toutes les époques, XVIIIe, XIXe et XXe siècle sous tous les régimes, monarchie, empire ou républiques. J’en ai compté dix-huit ! Pour les ministres, je n’ose pas dire les simples ministres, sans affirmer qu’ils s’appellent légion comme le démon de l’Écriture, leur foule est si grande que je renonce à la dénombrer pour éviter de donner de notre pays l’image trop idéale d’une sorte de république athénienne où s’être fait remarquer en tant que philosophe ou dramaturge serait la garantie de l’accès aux plus hautes responsabilités publiques. Ne confondons pas, hélas, les allées du pouvoir et celles des jardins de l’Académie.
Et pourtant, à l’époque de la jeunesse de Jacques Soustelle, l’École normale supérieure reste une bonne pépinière de vocations politiques autant que littéraires. Dans sa propre promotion, Brasillach, Bardèche, Thierry Maulnier. À Londres, Jacques Soustelle retrouvera un autre normalien plus ancien, Pierre Brossolette, dont la fin héroïque est dans toutes les mémoires. Après l’amnistie de juillet 1968, c’est un camarade un peu plus jeune, Georges Pompidou, qui l’accueillera à l’Élysée, la grille du Coq lui ayant été discrètement ouverte par un illustre compagnon de la Libération.
Dans cette avant-guerre bourdonnante des drames à venir, les grandes idéologies qui se heurtent peuvent laisser difficilement indifférents les témoins de l’esprit. L’époque exige la prise de position et le ton de l’époque, la prise à partie. D’un côté l’Action française tient, si j’ose dire, le haut du pavé intellectuel. De l’autre André Gide au sortir des meetings du Front populaire où il a levé le poing, déclare : « Je ne suis pas un partisan systématique du désordre, mais précisément je n’aime pas que l’on dise que personne ne bouge alors que personne n’est encore à sa place. » Jacques Soustelle, conduit par Paul Rivet, milite à gauche dans les rangs du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes avant que Munich ne provoque une scission. On retrouvera le professeur Rivet, beaucoup plus tard, aux côtés de Jacques Soustelle dans le combat en faveur de l’Algérie française. Mais les hostilités et la défaite vont vite opérer les plus grands reclassements, coupant en deux les familles, les promotions, les corps et finalement le pays.
Jacques Soustelle apprend l’armistice de juin 40 au Mexique où l’armée française l’a nommé attaché militaire adjoint, ce qui veut dire notamment chargé du renseignement. Son réflexe à l’égard de l’appel du général de Gaulle est immédiat. Sans connaître ce militaire qui vient de prendre le micro à Londres il se met sans réserve à ses ordres, son camp ne pouvant être que celui de la résistance au nazisme et de la poursuite de la lutte contre l’occupation étrangère. Ils ne sont pas nombreux ces Français de l’été 40 qui se sont mis à la disposition de Londres. Les patriotes sont partagés. Les autres, les puissants, les célèbres, les raisonnables, sont à Vichy, ou à Washington, ou, simplement attendent. Dans le livre si intéressant et si passionné qu’il a consacré à cette période, Envers et contre tout, Jacques Soustelle raconte comment il essaie de rallier à la cause gaulliste l’une de nos ambassades à l’étranger. Seul un jeune secrétaire accepte. L’ambassadeur refuse et quand Jacques Soustelle lui donne l’exemple de son modeste collaborateur, l’ambassadeur rétorque : « Pour lui c’est facile, il n’a rien à perdre. »
Jacques Soustelle accomplit des missions en Amérique centrale où le Général lui a demandé d’activer ses réseaux et il sert la diplomatie gaulliste naissante qu’on hésite à qualifier de parallèle tant elle diverge par rapport aux lignes habituelles. Envers et contre tout se lit de nouveau comme un roman d’aventures, même s’il fait référence à des événements et témoignages aussi nombreux qu’incontestables. C’est la vertu de l’écrivain de rendre encore plus passionnants des événements qui le sont déjà bien assez. Jacques Soustelle est un écrivain.
Deux thèmes donnent une unité profonde à ces récits qui font partie de notre histoire. D’abord, sans citer Churchill, à quel point un très petit nombre d’hommes décidés peut modifier le cours d’événements de portée mondiale. Le ralliement à la France libre des territoires de l’AEF est à peine croyable tant la victoire et la défaite y tiennent à un fil, un hasard, un administrateur qui est en vacances, un capitaine qui a plus de caractère qu’un colonel, un sous-officier qui prend le pouvoir civil et des civils inconnus qui commandent aux troupes ! Parfois la victoire change de camp deux ou trois fois en quelques jours ou dans la même nuit. Parfois aussi la chance n’est pas au rendez-vous, comme à Dakar. Très peu d’hommes, disais-je, et qui ont en commun le patrimoine et le courage, mais surtout cet instinct quasi animal qui à un moment les pousse à dire non. Envers et contre tout est une sorte d’anthologie du refus. Comment ne pas penser au rôle que Soustelle voudra jouer lui aussi en disant non, quasi seul, mais vingt ans plus tard, mais dans une autre cause, mais contre de Gaulle... Et comment ne pas songer qu’il entend contribuer déjà à sa propre épitaphe, quand on lit sous sa plume : « Celui qui triomphe n’a pas forcément raison ; et le vaincu n’est pas condamné par sa défaite. »
Le livre continue par le récit des premières missions en France de ceux qu’il appelle les soutiers de la gloire, de l’organisation de l’action clandestine, des combats pour la reconnaissance internationale, des complots d’Alger et d’ailleurs. Jacques Soustelle a beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup aidé. Avec la discrétion qui convient à ses fonctions de chargé de mission, de chef de cabinet adjoint, de responsable de l’information, ce qui en temps de guerre le met assez près du cœur des secrets. En 1943, à Alger, le général de Gaulle le nomme directeur général des services spéciaux, sans doute parce qu’il le juge seul apte à exercer l’autorité à la fois sur les agents venus de Londres et sur ceux qui avaient dépendu de Vichy. Voici consacré l’homme de l’ombre.
Il a trente et un ans. Certains qui sont parmi vous ont reçu de lui leurs instructions. À la Libération il sera tout jeune encore dans le premier cercle de l’entourage gaulliste au pouvoir, commissaire de la République à Bordeaux, député, ministre de l’Information puis des Colonies. Pouvoir court. Le Général s’en va et Jacques Soustelle devient seulement le premier des militants gaullistes. Maintenant nous sommes dans la politique, la vraie diraient les spécialistes, la politique intérieure.
Un combat militant qui va durer dix ans ne peut être passé totalement sous silence. Dix ans de dévouement au chef, de tâches obscures, parfois d’intrigues, d’actualité dévorante et dérisoire, de périodes d’abattement ou d’espoir. Soustelle en tant qu’ancien de Londres et intellectuel reconnu, est le gardien du dogme. La formule célèbre sur le tête à tête entre gaullistes et communistes : « Il n’y a plus de choix qu’entre les séparatistes et nous », c’est lui qui la lance. Elle lui vaut même un éditorial de condamnation particulièrement sévère dans un grand quotidien du matin. Traversée du désert. Dans le désert il y a des mirages. Le pouvoir et non pas l’attente du pouvoir. L’action personnelle, en pleine lumière, et non pas celle grisâtre de l’influence auprès des autres. Un mirage va luire pour Jacques Soustelle. Il a quarante ans.
Le Général a toujours souhaité avoir auprès de lui « un normalien sachant écrire ». Jacques Soustelle a été celui-là et davantage. Pourquoi ne pas rêver d’être beaucoup plus ? Un autre normalien sachant écrire, Georges Pompidou, sera Premier ministre puis, à l’Élysée, le successeur de De Gaulle. Le destin paraît offrir sa chance à Jacques Soustelle. Fin 1952, lors d’une de ces crises gouvernementales qui marquent la IVe République, le président Vincent Auriol appelle Jacques Soustelle en consultation comme tous les responsables des grands mouvements politiques. Mais il va plus loin, il le pressent officiellement pour être président du Conseil et former le gouvernement. C’est un moment émouvant où la tête la plus froide et la mieux construite peut se griser d’aborder aux responsabilités directes et peut-être de laisser un nom, le sien, à l’histoire. Jacques Soustelle racontera plus tard son amertume à l’égard de De Gaulle qui selon lui le laisse s’engager pour mieux le tromper et le forcer à l’échec, et pas seulement par refus de céder aux délices et poisons du régime. Je cite : « Par jalousie », précise-t-il. Dans l’hiver 1952-1953, une fêlure est née. En 1958, ce sera la brisure. En 1960, la cassure. Le nouveau soleil de Jacques Soustelle s’appelle l’Algérie française.
Si l’on demandait aux Français de résumer en quelques mots ce que représente pour eux le nom de Jacques Soustelle, ils diraient : « Les Aztèques, de Gaulle, l’Algérie. » Trois soleils pour trois vies. Pendant près de dix ans, Jacques Soustelle a été avant tout un grand spécialiste des civilisations méso-américaines. Pendant près de vingt ans, un gaulliste de chaque instant. Pendant dix ans, son nom sera lié à l’idée d’Algérie française et c’est cette image que le public gardera. Non parce qu’elle est la plus fidèle, mais parce qu’elle est la dernière. Et qu’elle est aussi une image de l’un de nos grands malheurs nationaux. En France, le malheur intéresse. La rencontre de Jacques Soustelle avec l’Algérie va pourtant d’abord se nouer dans le bonheur.
L’idée ne venait certainement pas du Général. Soustelle, après le froid du début 1953 et l’avenir politique étant bloqué, cherche un emploi à la mesure de son talent, de son expérience et de son désir d’agir. Il a quarante-deux ans. Par une relation de Londres qu’à l’époque il avait plutôt combattue comme représentant l’opposition au gaullisme, il reprend contact avec Mendès France, nouveau président du Conseil, et celui-ci le désigne comme gouverneur général de l’Algérie. C’est le ministre de l’Intérieur, promu depuis aux plus hautes destinées, et dont le nom est connu de tous, qui lui annoncera sa nomination avant de rédiger au nom du gouvernement l’instruction célèbre : « L’Algérie, c’est la France. » Dans le petit monde politique parisien la désignation de Soustelle est un coup de tonnerre. On rappelle qu’il est gaulliste, mais qu’il vient de la gauche. Tous les commentateurs autorisés se demandent donc s’il va occuper ce poste aussi prestigieux que périlleux au bénéfice de la droite ou de la gauche. Aucun ne se pose même la question de savoir s’il cherchera le bien public.
Depuis la Toussaint sanglante et les « événements » rien ne s’est amélioré sur le terrain, ni dans les faits ni dans les esprits. J’ai déjà dit son arrivée sans chaleur à Alger, parce que les Français de souche associent son nom à celui de Mendès France, donc à des réformes qu’ils refusent. Quant aux partisans du FLN, pour des motifs différents, ils sont aussi hostiles aux réformes comme à tout ce qui pourrait atténuer les motifs de lutte et freiner la marche vers l’indépendance. Jacques Soustelle veut des renforts militaires, il veut changer l’administration, il veut rénover l’école, il veut transformer les conditions de vie et les mentalités. Il fait venir discrètement des troupes du Maroc et surtout des officiers qui, dans ce protectorat, à l’école de Lyautey, ont eu l’intelligence évidente de savoir parler l’arabe et le berbère. Il modifie l’ordre de bataille. Il exige des hélicoptères. Il essaie de séduire les notables. Il parlemente avec les parlementaires.
S’il ne réussit pas à supprimer la rébellion, il la limite. Et surtout, il lance un mot qui puisse apporter une perspective nouvelle : l’intégration. Seulement un mot, mais pour lui magique. Celui-là même que les modestes instituteurs ruraux mexicains essayaient de faire prévaloir contre les habitudes et les puissances. Mais la tâche est sans doute encore plus difficile de l’autre côté de la Méditerranée que dans les sierras et forêts d’outre-Atlantique. La guerre a commencé. Le statut Blum-Violette, voté en 1947, n’est toujours pas appliqué. Un étudiant sur dix seulement est musulman, alors que les musulmans sont les neuf dixièmes de la population algérienne. Il faudra des mois de bataille à Jacques Soustelle pour obtenir que dans les conseils généraux les musulmans aient la moitié des sièges ! Dans ces efforts acharnés pour une idée, un futur, il est quasiment seul. Paris ne s’intéresse qu’à ce qui peut jouer un rôle dans la prochaine crise gouvernementale, les partis politiques qu’à ce qui leur donnerait un avantage par rapport aux autres partis politiques. Sur place les musulmans restent réservés. Une directive du FLN prescrit d’assassiner tous ceux qui, en dehors de lui, pourraient devenir des interlocuteurs valables. Les Français de souche, non contents de faire courir le bruit qu’il est un juif prosoviétique appelé Bensoussan, lancent le slogan : « Pas de réformes sous la menace, pas de changements du statut, tant que les terroristes n’ont pas été éliminés. » Jacques Soustelle persiste.
Quand on lui présente un musulman en ajoutant : « Il est très attaché à la France », Soustelle explose : « Pourquoi l’en féliciter puisqu’il est français ! » L’expression Français-musulman, avec un trait d’union, qui est la base de cette sorte de compartimentage de la vie politique, sociale, économique des trois départements algériens, le rend furieux. Dit-on à Paris ou à Marseille, un Français-catholique, un Français-juif, un Français-protestant avec des traits d’union ? Il veut tout réformer à commencer, c’est normal, par le vocabulaire. Il a contre lui, c’est normal, tout le monde, les notables, les grands intérêts d’argent, mais pire que tous, il le dira, les syndicats de fonctionnaires ! Pour lui, les blindés, les forces aériennes, les unités spéciales, pas plus que le développement économique et le progrès social ne suffisent, sans l’intégration. Mais un drame va modifier ses priorités : les massacres de Philippeville, plus de cent soixante morts civils, l’horreur. Dans un tumulte d’insultes, de cris et de pleurs, les parents des victimes piétinent les gerbes de fleurs envoyées par le gouverneur général. Le gouverneur général défile entre deux rangées de corps atrocement mutilés, torturés. Quel mot, quelle idée, si beaux soient-ils, peuvent l’emporter sur ce spectacle, là, devant lui, de la peine et de la folie immédiate des hommes ? À Paris, les gazettes se séparent entre partisans de la négociation et partisans de la répression. À Alger, Jacques Soustelle qui n’a jamais directement connu la guerre ni le poids du pouvoir compté en chair meurtrie, en sang et en larmes, est peut-être marqué par ce qu’il vient de voir et entendre. Il choisit l’ordre d’abord.
Il n’a pas abandonné ses convictions : offrir à un peuple d’être français à part entière, peut-on rêver proposition plus juste et plus noble ? L’instruction publique, qui l’a formé, la démocratie, qu’il a défendue, en un mot la république et toutes ses valeurs ne sont-elles pas de son côté ? Dans le camp opposé, il voit s’agiter les agents de l’étranger, les sbires de Nasser, les terroristes prosoviétiques qu’il dénonce, comme il condamne la trahison de notre presse, le complot contre la France ! Et il envoie à Paris note sur note, d’une clarté et d’une rigueur remarquables, où il ferme lui-même la porte à toutes les solutions transitoires ou de compromis qui auraient plus ou moins permis de ménager des passages. Je pense à cette admirable nouvelle de Villiers de l’IsleAdam où est révélé le « secret de l’Église », par un prêtre trop joueur qui n’a plus rien d’autre à perdre, secret si terrible et si insupportable à tout être humain, toute vie en société que le jeu immédiatement s’arrête : il n’y a pas de purgatoire. En quatorze pages définitives, à l’attention des plus hautes autorités métropolitaines, Soustelle explique qu’il n’y a inéluctablement que deux issues et aucune autre : l’intégration ou l’indépendance. L’indépendance marquera la fin de tout ce qui est français en Algérie, la fin des droits de l’homme, la fin du progrès. L’intégration, pour respecter la personnalité algérienne et répondre à l’objection des cent ou deux cents députés musulmans au Palais-Bourbon, comportera la transformation des structures françaises en État fédéral ; logiquement, un jour, pourquoi pas, un Algérien musulman à la tête de cet État.
Jacques Soustelle a un défaut qui est celui de son excès d’intelligence : il surestime parfois la capacité d’intelligence de ses contemporains et notamment des gouvernants français. Ou plutôt dans le système politique de la IVe République finissante, leur capacité à décider. Dans le tohu-bohu et la confusion, les mots sans suite et les demi-mesures, l’Algérie française va continuer à vivoter, c’est-à-dire à mourir. Au bout d’un an, Jacques Soustelle rentre à Paris, mais une manifestation va cette fois illuminer son retour. Il a donné à ce pays le meilleur de lui-même, sa volonté, son esprit, et, sans aucun doute, son cœur. Une partie de ce pays l’a senti et le lui rend. Il écrit avec passion Aimée et souffrante Algérie Désormais il est l’homme d’une cause à laquelle il attache son nom pour le meilleur et pour le pire. Il reprend son siège de député et, dans une note destinée à la presse, souligne sa position exceptionnelle au centre de l’échiquier politique en indiquant que dans tout grand cabinet à venir, il devrait avoir un grand ministère. Quand il rejoint Alger quelques jours après le 13 mai, la presse locale titre : « Enfin nous avons un chef ! » Et parfois les cris de « Vive Soustelle » vont couvrir ceux de « Vive de Gaulle ».
Dans le gouvernement nouveau, il n’aura qu’un poste ambigu. On se méfie de lui. Il joue, semble-t-il, sur le fait que les États-Unis préféreraient voir le pétrole du Sahara rester dans des mains françaises, plutôt que tomber dans le domaine arabe. C’est une illusion. Il ne voit pas, et c’est une erreur, à quel point la priorité à Paris, au sommet de l’État est l’arme nucléaire, qui peut seule redonner à la France son rang, confirmer son statut de puissance si difficilement arraché à nos alliés 1945. Il a les députés pour lui. Cela n’a jamais été une garantie. Exclu gouvernement, il va l’être du parti gaulliste. Le général de Gaulle a dit beaucoup de choses diverses à beaucoup d’interlocuteurs : il n’a jamais, malgré la demande expresse de Soustelle, prononcé le mot intégration. Jacques Soustelle choisit l’exil et la lutte pour l’Algérie française, contre de Gaulle.
Il écrit. Que l’un de ses livres commence par cette citation : « S’il est vrai que la marque infaillible d’un mauvais règne est l’excès des louanges adressées au monarque, on sait ce qu’on doit penser de notre présent régime », voilà de l’excellent Vauvenargues. Qu’il décrive la VeRépublique, je cite, comme « une dictature tempérée par l’anarchie », Jacques Soustelle est aussi un pamphlétaire, et, après tout, vous l’avez bien élu au fauteuil d’Auguste Barbier. Mais qu’il déclare à propos du soutien populaire au général de Gaulle : « Si les plébiscites suffisaient à légitimer une politique, alors il n’y aurait jamais eu de jugement à Nuremberg », c’est aller plus loin, trop loin. Littérature de combat. Et chacun sait que dans toute guerre, la première victime est toujours la vérité.
Après les drames de la guerre d’indépendance, ceux de l’indépendance. À propos d’Oran ou d’Alger, les comparaisons qui lui viennent sont Oradour et le ghetto de Varsovie. Il écrit au Grand Chancelier de l’Ordre en renvoyant ses décorations et demandant à être radié de la Légion d’honneur : « Ce dernier mot n’a plus de sens quand la France officielle se déshonore par la lâcheté et l’abandon. » Il ne pardonne pas à de Gaulle d’avoir créé l’incertitude sur l’avenir de l’Algérie. Dans son livre L’Espérance trahie, les titres des chapitres résonnent comme les articles d’un réquisitoire : Le doute, L’angoisse, Le sang, La rupture, Le pourrissement, L’imposture... J’ajoute cette précision, en langue aztèque « le monde du doute » est l’un des noms de l’enfer.
Comme tous les grands cerveaux, Soustelle a un penchant excessif pour les complots, qui sont des constructions de l’esprit. Mais de la parole et de l’écrit, est-il passé à l’acte ? Qu’il ait été présent aux discussions sur divers projets d’attentat qui ont suivi l’échec de celui du Petit-Clamart, sans doute. Dans les milieux de l’action clandestine qu’il fréquentait, c’était l’un des thèmes les plus courants et peut-être le plus courant ! Les tracts de l’époque placent Jacques Soustelle en tête des organigrammes, le colonel Argoud et le capitaine Curutchet le citent à maintes reprises dans leurs Mémoires. Mais qu’il ait approuvé personnellement, il s’en est toujours défendu. Sa réserve naturelle, en ce cas comme en d’autres, ne le pousse d’ailleurs pas au oui. Même s’il devient une figure symbolique de l’anti-gaullisme. Encore en 1965, un ouvrage accusateur de Jacques Soustelle s’intitule La page n’est pas tournée. Mais, la même année, je peux en apporter la révélation, c’est pourtant lui qui va faire échouer un attentat préparé contre de Gaulle dans des conditions où celui-ci n’avait aucune chance d’en réchapper. La technique utilisée au Mont-Faron a été perfectionnée. La bombe à télécommande doit exploser lors d’un voyage en Vendée où il ne pourra manquer de se recueillir sur la tombe de Clemenceau. Soustelle fait prévenir les services de sécurité alors que ceux-ci ne connaissent pas encore le principe du voyage ! Dieu sait s’il n’aimait pas qu’on lui oppose à propos de l’Algérie ou de la décolonisation, qu’il jugeait catastrophique et honteuse, l’adjectif « irréversible » et le mouvement de l’histoire. En 1965, tuer le Général n’est pas dans le sens de l’histoire, ni contre. En fait : n’a aucun sens. C’est seulement de la vengeance. Soustelle sauve la vie de De Gaulle.
En 1968, il en dira avec le talent d’écrivain qui est le sien : « Il reste l’homme des orages. Jamais il ne redevient plus lui-même que s’il lui faut défier la fronde d’un peuple ou la révolte des légions. Alors, cuirassé dans l’orgueil, dans la conscience de sa supériorité, il tranche, décide, menace, séduit, fascine ! Il est fait pour ces grands moments terribles et délicieux entre lesquels se traîne la médiocrité des tâches, des obligations et des habitudes. » Ce portrait-là, nous pouvons le garder.
Certains auraient aimé aller plus loin et assister à une réconciliation spectaculaire. Non. L’embrassade n’était dans le style ni de l’un ni de l’autre, et la scène n’aurait grandi aucun des deux. Ils n’en avaient pas besoin. Le silence de tant d’années est d’une qualité plus haute. Chacun est retourné dans son chagrin, avec chacun sa place, différente, dans l’histoire. Tournons la page, ce qui ne veut pas dire : oublions-la.
Je n’ai pas essayé d’analyser une œuvre. Il y a ici parmi vous bien plus compétents que moi, les plus hautes autorités, en ethnologie, mais aussi en sciences, en philosophie, en littérature. Je n’ai pas essayé de relater une vie ou une époque. Il y a ici parmi vous des témoins illustres de Londres, d’Alger, de Paris, qui ont vécu directement ces grands événements de notre histoire. Non, j’ai seulement cherché à approcher un homme pour le comprendre un peu mieux que ce que les notices peuvent nous apprendre. À l’approcher avec prudence, et, plus j’avançais, émotion. En sachant qu’il restera un mystère Soustelle. Et en trouvant cela bien. Parce qu’il n’y a pas, sans cette ombre portée du mystère, de véritable stature humaine ; et que l’incompréhensible, l’inexplicable sont les derniers remparts de notre liberté.
Un homme de l’ombre attiré par les éclats de la lumière ? Un universitaire dont les premiers pas cherchèrent les sentiers cachés de la jungle ? Un écrivain talentueux captivé par la politique ? Un intellectuel fasciné par le bruit du galop des chevaux... Jusqu’à la fin de ses jours, un jeune homme.
Chacun de nous, à vingt ans, et parfois plus tard, a rêvé d’être roi. De détenir le pouvoir suprême, et de se sentir nécessaire totalement et surtout naturellement. Ce moment où un être humain croit s’identifier à la volonté d’un peuple et à la permanence d’une nation, est-il de soleil plus haut et plus chaud ? Pour Jacques Soustelle il aura brillé une fois, trop fort. Le soleil peut aussi brûler.
Je suis trop familier de la dix-huitième sourate du Coran pour me hâter de juger. Les convictions personnelles comme la tradition familiale m’ont conduit à un autre combat, celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais je tiens à saluer ici profondément en la personne de Jacques Soustelle cette logique de croire, puis d’exprimer ce que l’on croit, puis de conformer ses actes à ses paroles qui a marqué sa vie, logique qui est le signe même de l’esprit humain, du vrai courage politique, et pour nous tous, finalement, notre seule gloire.
Je sais qu’il n’y a pas d’audace sans responsabilité, pas de liberté sans discipline. Soit. Disraeli, le Premier ministre anglais, à la chambre des Communes, mère de tous les parlements et de la démocratie, tançait un jour un jeune député : « Vous auriez dû, Monsieur, voter avec votre parti comme un honnête homme, et non pas avec votre conscience comme un aventurier. »
Mesdames, Messieurs, vive l’aventure !