Discours de réception de Jean-Baptiste Biot

Le 5 février 1857

Jean-Baptiste BIOT

M. Biot, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Lacretelle, y est venu prendre séance le jeudi 5 février 1857, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Les sciences physiques et mathématiques ayant été, depuis ma jeunesse, l’objet principal et presque exclusif de mes études, je n’aurais jamais osé, de mon propre mouvement, solliciter une place à l’Académie française. Mais y être appelé librement par elle, est une distinction dont je me trouve trop honoré, pour ne pas en ressentir une vive reconnaissance. Sans doute, je dois avant tout y voir une marque de votre considération et de votre sympathie pour l’Académie à laquelle j’appartiens depuis plus d’un demi-siècle ; mais devoir cette faveur à de tels motifs, en double pour moi le prix. Si j’interprète bien vos intentions, vous avez voulu donner ainsi une nouvelle preuve de votre constante application à entretenir, à resserrer l’alliance des sciences, avec les lettres, leurs sœurs aînées ; alliance que la prédominance sans cesse croissante des intérêts matériels sur les plaisirs de l’esprit, dans le monde et dans l’éducation générale, rend de jour en jour moins intime, et menace de rompre entièrement. C’est à vous surtout qu’il convient de la protéger et de la défendre, l’histoire de votre Académie en offrant tant d’exemples glorieux. Dans cet imminent danger d’une séparation, qui dégraderait les savants et les sciences de leur noblesse intellectuelle, pour les abaisser à la condition ainsi qu’au langage des professions mécaniques, vous avez pensé, qu’à défaut de génie, un dévouement profond à la recherche des vérités scientifiques, distrait seulement par le goût des jouissances littéraires, pourrait, à titre de descendance éloignée, être appelé à recueillir parmi vous l’héritage des Fontenelle, des d’Alembert, des Laplace ; et vous m’avez accordé cet honneur. J’en suis sensiblement touché. Il m’est bien doux de recevoir de l’Académie une si belle palme à la fin de ma longue carrière, dussé-je n’en jouir que peu de jours. Mon bonheur serait complet, si sa brièveté trop certaine pouvait me le faire pardonner, par ceux auxquels vous m’avez, pour un moment, préféré.

Il n’est pas besoin que je vous entretienne plus longtemps de ces sentiments qui vous sont bien connus. J’ai un devoir à remplir envers l’écrivain distingué, l’homme excellent, auquel je succède, et je m’empresse de m’en acquitter.

Des deux titres que je viens de lui donner, le second est celui que j’aimerais surtout à faire ressortir ; d’autant plus justement que les qualités personnelles qui l’en ont rendu digne, ont eu aussi une part principale dans les succès qu’il a obtenus comme écrivain. À l’époque de convulsions sociales que M. Lacretelle a traversée, les gens de lettres ont été forcément entraînés à prendre parti dans les luttes politiques ; et, selon que leurs écrits jetaient des semences d’ordre ou de désordre dans les populations agitées, ils ont exercé sur les événements publics une influence puissante, soit pour le bien, soit pour le mal. On ne peut apprécier leur valeur propre et leur talent même, qu’en les replaçant par la pensée au milieu des circonstances extérieures dont ils ont ressenti l’impression inévitable, et parmi les personnages dont ils ont partagé ou combattu les passions. Je dois donc envisager à ce point de vue moral, autant que littéraire, le confrère que vous avez perdu ; cet homme dont les actions et les écrits ont également honoré les lettres dans ces temps difficiles. Je voudrais que cette revue rapide pût montrer à tous les yeux combien il était digne de l’affection et de l’estime que vous aviez pour lui.

M. Ch. Lacretelle naquit à Metz, le 3 septembre 1766. Son père, avocat distingué, étant allé s’établir un peu plus tard à Nancy, ce fut dans cette ville lettrée que, sous les premières inspirations d’une mère pieuse, enlevée trop tôt à sa tendresse, il reçut l’enseignement classique, complété par celui de la jurisprudence. Ces études élémentaires, qu’il avoue avoir suivies alors avec plus de facilité naturelle que de constance, furent hâtivement terminées. Reçu avocat à dix-huit ans, ayant obtenu à l’Académie de Nancy une couronne littéraire, donnant une part de son temps au barreau, le reste à la poésie, il se serait volontiers accommodé du bonheur facile que lui promettait une vie aussi doucement occupée. Mais une voix grave l’appela bientôt a des destinées moins paisibles. En 1787, son frère aîné, qui s’était fait a Paris une existence honorable, comme avocat, publiciste, et littérateur, depuis votre collègue, le demanda à son père pour le mettre à même de s’ouvrir aussi une carrière par son talent dans le monde lettré ; et, à cet appel, le jeune Lacretelle partit pour la grande ville, avec ses rêves de vingt ans, cinquante louis en poche, plus une tragédie de Caton d’Utique, sur laquelle il fondait les plus belles espérances.

Ce fut là son premier sujet de désenchantement. Son frère ne lui parla nullement de poésie, mais de travaux philosophiques. Pour commencer, il le chargea de rédiger, sous sa direction, la partie morale de l’Encyclopédie par ordre de matières, qu’il s’était engagé à fournir au libraire Panckoucke, au taux magnifique de dix louis par mois, exactement payés. Il abandonnait en totalité ce revenu à son jeune frère. Celui-ci se mit courageusement à cette tache ingrate, dont la rétribution plus que suffisante à ses goûts simples, l’entretint presque dans un état de richesse pendant deux ans et demi. Elle le mit en relation avec tous les beaux esprits du temps, qui travaillaient comme lui à régénérer la nation française, en faisant son éducation philosophique. Mais ce qui valut mieux pour son avenir, les études qu’exigeait son Traité de Morale lui ouvrirent un accès èsrp du vénérable Malesherbes, dont les vertus généreuses imprimèrent dans son cœur des traces qui ne s’effacèrent jamais. Ce fut là un préservatif puissant contre la contagion des passions perverses qui allaient bientôt se développer autour de lui.

Tout en s’occupant à rédiger son dictionnaire de morale, notre jeune philosophe ne perdait pas de vue son cher Caton d’Utique. Par malheur, l’unique confidence qu’il osa en faire à une femme d’esprit, l’une des princesses régnantes du monde littéraire, n’eut point de succès ; et il ne fut pas plus heureux près de son propre frère. Seulement, après avoir entendu quelques vers ou se reproduisaient avec assez de vérité les couleurs de l’histoire, celui-ci lui dit : « Voilà ta carrière. Je vois venir une révolution qui t’offrira une tâche brillante ; mais il faut te faire une bonne provision de philosophie, pour une révolution qui sera toute philosophique. » Telles étaient alors les idées de ceux qui se croyaient exclusivement des sages. Ne soyons pas trop sévères envers eux. Tout le monde voyait les abus et manquait d’expérience. On croyait les théories infaillibles. L’expérience est venue, qui aurait du nous instruire ; et pourtant depuis, enfants que nous sommes, combien n’avons-nous pas bâti de statues de neige, au pied desquelles nous avons écrit : Esto perpetua !

Je n’ai pas à faire ici le procès, ou l’apologie, de la grande révolution politique dont ces illusions ne furent que de trop imparfaits présages. Ma tâche est plus simple. Devant suivre M. Lacretelle dans la mêlée des événements où il a été engagé, j’en rappellerai seulement les traits principaux, tels qu’il les a décrits d’après les impressions du moment. Ce court résumé des faits publics qui s’offrirent à ses yeux, depuis ses débuts, vous rendra présent le lieu de la scène où vous le verrez agir ; et je n’aurai qu’à vous montrer le rôle honorable qu’il y a rempli.

En 1787, les projets de réformes proposés à l’Assemblée des notables commencent à émouvoir la masse de la nation. Ce ferment de trouble, aigri et accru l’année suivante par l’opposition intéressée des parlements, soulève les esprits contre l’autorité royale représentée par des ministres inhabiles, et amène en 1789 la convocation des états généraux, qui bientôt, transformés en Assemblée constituante, entreprennent de renouveler tout l’état social de la France. Le jeune Lacretelle partagea d’abord, avec tant d’autres, l’espoir d’une révolution pacifique, limitée aux réformes que la marche du temps avait rendues nécessaires, et que le progrès des lumières rendrait faciles par de mutuelles concessions. Mais bientôt le sang, le meurtre, l’incendie, enfin les fureurs populaires des 5 et 6 octobre 1789, ramenant le roi prisonnier à Paris, précédé, entouré de hideux trophées, démentirent cruellement ces prévisions philosophiques, et inspirèrent à son âme honnête une horreur profonde, qu’il a manifestée, à bon droit, dans ses ouvrages, ne l’ayant pas cachée quand il y allait de la vie à la témoigner.

Alors, au lieu de l’avenir paisible qu’il avait rêvé, il entra dans cette période agitée de sa vie qu’il a justement nommée dix ans d’épreuves. Après les événements que je viens de rappeler, l’assemblée des états généraux, devenue Constituante, et en réalité souveraine, vint tenir ses séances à Paris, sous l’obsession de la populace incessamment ameutée. Qui ne l’a pas vue alors, et je l’ai vue à l’âge de quinze ans moi qui vous parle, ne saurait se faire une idée du spectacle qu’offraient ses délibérations. C’était un drame à douze cents acteurs, comprenant tous les ordres de la société française, que représentaient dans chacun d’eux leurs membres les plus distingués par l’élévation du rang, la dignité des emplois, l’éclat des services, la réputation de mérite propre, le talent oratoire, ou la violence des opinions politiques. Parmi ces derniers, on remarquait à peine un avocat obscur, froid rhéteur, qui se montrait l’apologiste ardent de tous les crimes populaires. Cet homme était Robespierre ; qui devait un peu plus tard étendre sur la France sa domination sanguinaire. Mais alors il ne faisait que poindre dans le mépris. Dès son origine, cette assemblée s’était trouvée divisée en deux grands partis, dont les forces devenaient de jour en jour plus inégales. Une minorité encore nombreuse défendait obstinément les institutions anciennes et la monarchie d’un autre âge. La majorité, poussée par le vœu général, se portait avec ardeur à renverser le vieil édifice, dans l’intention sincère de le reconstruire bientôt mieux ordonné ; toute-puissante pour la première partie de cette tâche où les mauvaises passions lui venaient en aide, et sans force pour la seconde où elles lui étaient mortellement ennemies. Tout ce qu’il y avait alors de jeunes gens instruits, qui conservaient encore l’espoir d’un bien idéal, se pressaient pour assister à ces luttes de la parole, dans lesquelles se décidaient les destinées de la France ; trop heureux quand ils pouvaient se faire une place aux tribunes publiques, constamment envahies par des troupes d’hommes et de femmes soldées pour le désordre. Une circonstance favorable fit obtenir au jeune Lacretelle une place privilégiée à ce grand spectacle. Il n’y avait pas alors de sténographes. M. Maret, plus tard duc de Bassano, rédigeait l’extrait des séances pour le journal officiel, le Moniteur, qui date de ce temps. M. Lacretelle était chargé d’un travail pareil pour un journal qui naissait aussi, et qui est devenu depuis, dans d’autres mains, fort célèbre, celui des Débats. À ce titre M. Maret, dont il s’était attiré l’intérêt bienveillant, lui fit donner une loge de journaliste. Elle était placée du côté droit de la salle, ce qui le mettait surtout en rapport avec les orateurs monarchiques dont il appréciait le talent, et honorait le caractère, sans partager entièrement leurs vues ; penchant plutôt pour les chefs éloquents de la gauche modérée. Toutefois, il prit à cœur de rendre avec une fidélité scrupuleuse, non-seulement la substance, mais encore, autant qu’il le pouvait, les mouvements et les formes de ces discours, rappelant pour nous ceux de la Grèce et de Rome, par l’importance des questions qu’on y débattait. Son aptitude naturelle à en recevoir les impressions, ainsi que sa sincérité à les reproduire, lui attirèrent fréquemment des témoignages de satisfaction venant des côtés les plus divers ; et ce fut sans doute cet exercice consciencieux de son esprit, prolongé sur de si grands sujets pendant deux années entières, à l’âge de vingt-trois ans, qui développa en lui ce talent de rédaction animé, lumineux, et facile, si heureusement empreint dans tous ses ouvrages.

Cette occupation cessa pour lui avec l’assemblée elle-même. Après s’être débattue pendant deux années pour détruire, découragée de son impuissance à réparer tant de ruines, elle déclare qu’elle va se dissoudre dès qu’elle aura seulement achevé de rédiger les articles fondamentaux de la nouvelle constitution remettant la révision de cette œuvre fragile à une autre assemblée, dite législative, dont aucun de ses membres ne fera partie. C’était livrer la France et la royauté aux fauteurs du désordre, sans conserver aucun moyen de résistance. Les conséquences de cette abdication imprévoyante se développèrent avec une effrayante rapidité. Le décret de dissolution avait été rendu le 17 mai 1791. Le 21 juin, le roi s’enfuit des Tuileries avec sa famille. Reconnu et arrêté à Varennes, il est ramené à Paris le 25 par les populations armées, qui le renferment prisonnier dans son palais, d’où on le sort le 30 septembre pour le mener à l’assemblée, recevoir, et sanctionner par son acceptation supposée libre, le nouveau pacte constitutionnel, que le président lui présente avec des démonstrations de respect dérisoires, s’adressant au souverain outragé et captif. Le lendemain s’ouvre l’Assemblée législative, chargée de réviser et acte. Dès les premières séances, les deux partis qui composaient la faction révolutionnaire, et qui devaient bientôt s’entr’égorger, jacobins et girondins, mûs séparément au même forfait, par l’ambition effrénée de la domination, ou par le fanatisme des théories démagogiques, s’accordèrent à conspirer la perte du monarque et celle de la monarchie ; et ils marchèrent impitoyablement à ce but, en soulevant, pour l’atteindre, toutes les passions, toutes les fureurs. Dans cette crise fatale, M. Lacretelle se dévoua intrépidement à la défense de l’ordre et des institutions attaquées. Il s’associa pour cette tâche périlleuse, avec André Chénier, Roucher, et quelques autres écrivains courageux, auxquels Suard, qui dirigeait alors le Journal de Paris, ouvrit une feuille de supplément où chacun, dans des articles signés, plaidait la cause de l’humanité, de la raison, de la justice, et signalait à l’indignation publique les atrocités qui se préparaient. Quatre jours seulement avant ce honteux 20 juin 1792, où, sous l’impulsion précipitée d’un des partis qui se disputaient la popularité de la conspiration, le palais du roi fut envahi par la populace de Paris, sa famille menacée de mort, et sa personne abreuvée d’outrages, M. Lacretelle imprimait et signait un article dans lequel, en rappelant les vertus, la loyauté, la bonté, de ce malheureux prince, il attaquait avec une indignation généreuse les odieuses doctrines professées au club des jacobins et à l’assemblée par Robespierre, Brissot, Danton, personnellement nommés. Quelque belles pages d’histoire qu’il ait pu écrire dans des temps moins orageux, celles-là resteront toujours les plus honorables pour sa mémoire. Quoi de plus glorieux, pour un homme de lettres, que d’avoir défendu avec ce courage, la vertu et la justice en face des bourreaux

Après la journée du 20 juin, on ne pouvait plus sauver le roi qu’en l’enlevant de Paris. Plusieurs plans furent proposés, dont un, conçu parle duc de La Rochefoucauld-Liancourt, parut offrir le plus de chances de succès. Le duc, nommé gouverneur militaire de la Normandie, se rendit à Rouen où l’on devait amener le roi ; et M. Lacretelle, attaché depuis plusieurs mois à lui, comme ami, sous le titre de secrétaire, ne le quitta pas dans cette entreprise hasardeuse. La bourgeoisie et les troupes se montrèrent d’abord ouvertement favorables. Malheureusement, à Paris, les difficultés d’une évasion secrète, les suites funestes que l’emploi de la force pouvait avoir pour la famille royale, enfin la répugnance du malheureux prince à s’en séparer, ayant retardé l’exécution, la catastrophe du 10 août survint, qui la rendit impossible. Le duc, dénoncé, poursuivi par les révolutionnaires, réussit difficilement à leur échapper et à passer en Angleterre, sans autres ressources que celles que son secrétaire dévoué pourrait lui procurer par la vente de ses équipages. Cette dernière marque d’attachement ne lui manqua pas. Après avoir rempli avec beaucoup de dangers la charge qu’il avait acceptée sans hésitation, M. Lacretelle n’échappa lui-même aux recherches des jacobins furieux, qu’en se réfugiant à Paris. La journée du 10 août avait complété l’œuvre de destruction méditée. Elle amena l’abolition de la royauté, l’assassinat juridique du roi, de la reine, et ouvrit, pour la malheureuse France, une ère de sang qui dura près de deux années. Depuis ce triste jour, jusqu’au 9 thermidor, 27 juillet 1794, où périt Robespierre, non-seulement la noblesse de race et les richesses, objets accoutumés d’envie, mais tout ce qu’il y a d’honorable dans les sociétés humaines, la religion, la vertu, l’innocence, le talent, le génie, furent voués à la mort. Les écrivains généreux qui avaient combattu les conspirateurs et les auteurs de ces crimes, furent poursuivis avec acharnement. Roucher et André Chénier moururent sur l’échafaud, deux jours avant l’heure de la délivrance ; le dernier sans que son frère, menacé lui-même, pût le secourir. M. Lacretelle, non moins engagé qu’eux et non moins persévérant, n’échappa au même sort que par une suite de hasards, dans lesquels il dut principalement son salut au vif attachement qu’il avait inspiré à une respectable famille, celle de madame Le Sénéchal, l’aïeule de notre confrère M. d’Audiffret. Quand il vit qu’il ne pouvait plus, sans péril pour elle, profiter plus longtemps de l’hospitalité qu’elle lui donnait, il se rejeta dans le gouffre de Paris, où, bientôt reconnu, poursuivi par les agents de la police révolutionnaire, il se tira de leurs mains comme par miracle, et réussit à se réfugier dans l’armée, parmi les nouvelles levées de réquisitionnaires, quoique ayant dépassé l’âge prescrit. Là, encore, l’honnêteté de ses sentiments, et les aimables qualités de son esprit, facile à se communiquer, sans prétention aucune, lui attirèrent les sympathies de tout ce qui l’approchait. Il se fit ainsi des amis dans ses camarades, des protecteurs dans ses chefs et aussitôt que la mort de Robespierre et de ses adhérents les plus intimes, au 9 thermidor, suspendit la rigueur des persécutions politiques, il obtint facilement son congé, puis se hâta de revenir à Paris, embrasser ceux de ses amis qui avaient survécu, solliciter pour eux les réparations qui étaient encore possibles, et travailler, par ses écrits, par ses démarches, avec tout ce qui restait d’écrivains de talent, à soulever l’opinion publique contre les décrets d’emprisonnement, de proscriptions, de confiscations, qui avaient été rendus au temps de la Terreur ; ce qu’ils firent avec tant de succès, que ces décrets furent presque tous rapportés par la Convention elle-même. Ici, je ne suivrai plus M. Lacretelle dans les détails de toutes les catastrophes politiques, funeste héritage des excès antérieurs, auxquelles il échappe encore, et j’arrive à la dernière qui le ramena pour toujours aux lettres par la perte de la liberté.

On est en 1797. Depuis deux ans, la Convention avait disparu. Son despotisme sanglant était remplacé par une Constitution mixte, dont le mécanisme philosophique, partageant le pouvoir législatif entre deux assemblées distinctes par des conditions d’âge, et remettant le pouvoir exécutif à cinq directeurs temporaires choisis par elles, avait paru théoriquement devoir offrir plus d’obstacle à l’entraînement des passions. Mais, dans ces choix périodiquement renouvelés, les anciens auxiliaires de Robespierre, qui avaient fait leur compte de lui succéder sous cette nouvelle forme, se trouvaient de plus en plus écartés par les souvenirs qu’ils rappelaient. Ils voyaient avec frayeur s’élever et s’accroître dans ces assemblées un parti modéré, dont la fermeté, la prudence, le talent de parole, lui attirant une considération générale, menaçaient leur domination et leurs personnes d’une chute prochaine. Sur les cinq directeurs, trois, appartenant à cette faction, conspirèrent pour eux-mêmes contre tout ce qui leur était opposé. De là ce terrible coup du 18 fructidor, 4 septembre 1797, par lequel ils enveloppèrent dans une accusation commune de complot royaliste leurs deux collègues Barthélemy et Carnot, plus de soixante membres des deux conseils, et d’autres personnes encore objets de leurs craintes ou de leurs inimitiés particulières, dont ils requirent la déportation en masse à la Guyane par mesure de salut public. Malgré quelques courageuses résistances, après un petit nombre d’exceptions, difficilement obtenues, cet acte odieux fut ratifié par les assemblées mutilées, où les anciens révolutionnaires de 1793 étaient redevenus les maîtres. Les triumvirs victorieux avaient demandé l’application de la même peine aux propriétaires, imprimeurs, directeurs et collaborateurs de quarante-deux journaux qui, sous des bannières différentes, combattaient le retour du despotisme conventionnel, ce qui comprenait plus de cinq cents personnes, du nombre desquelles étaient Suard, La Harpe, Michaud, Fontanes, et tout ce qu’il y avait de plus distingué dans les lettres. Par une sorte de remords de proscrire à la fois une telle multitude, on exempta les simples collaborateurs. Mais M. Lacretelle s’était fait trop remarquer par la chaleur de ses opinions et par son talent, pour que ce titre pût le sauver. Il fut arrêté et conduit au dépôt de la police, en attendant que l’on disposât de lui. La suite imminente c’était le renvoi à la prison du Temple, conséquemment la déportation. Heureusement le secrétaire général, M. Dubosc, qui l’interrogea à son arrivée, le connaissait de réputation par ses écrits et avait conçu pour lui une grande estime. Touché de le voir dans ce péril, il prit sur lui de le garder au dépôt pendant quelques jours, pour donner le temps à son frère et à ses amis de faire des démarches en sa faveur. Ce répit fut son salut. Son frère, averti, vint bientôt après lui apprendre que son nom avait été rayé de la liste fatale par le Conseil des Anciens, mais qu’il avait encore tout à craindre de l’inimitié personnelle d’un des directeurs, et que tout ce qu’il avait pu obtenir des autres, c’était qu’il tâchât de se faire oublier dans sa prison. C’est à quoi M. Dubosc l’aida encore, en le retenant au dépôt parmi les prisonniers de toute sorte que l’on y amenait chaque jour, et qui de là étaient renvoyés sans retard à leurs destinations définitives : les accusés politiques devant des commissions militaires, les malfaiteurs devant les tribunaux civils. M. Lacretelle resta pendant trois mois caché dans cette foule qui se renouvelait sans cesse y passant de longs et tristes jours au milieu des plus nobles infortunes et de la plus dégoûtante immoralité. Après cette dure épreuve, la première ardeur des poursuites étant assouvie, l’un des administrateurs du bureau central, le respectable Cousin, ancien membre de l’Académie des Sciences, cédant à ses instantes prières, autorisa son transport à la prison de la Force, non sans crainte qu’il ne s’y trouvât trop en évidence. Il eut le bonheur d’y être oublié, et n’en sortit qu’au bout de vingt mois. Mais cette seconde phase de sa captivité ne fut ni sans consolation, ni même sans ces jouissances que les témoignages persévérants de l’intérêt le plus tendre, venant de personnes estimées et chéries, peuvent donner dans l’infortune à un cœur bien fait.

Chose singulière ! ce fut là qu’il devint historien ; et c’est de là que date le commencement de sa carrière spécialement littéraire. Les libraires Treuttel et Wurtz vinrent dans sa prison lui proposer de continuer le Précis historique de la Révolution, publié par Rabaut de Saint-Étienne, qui s’arrête à la fin de l’Assemblée constituante. Il accepta cette tâche avec joie, et personne n’y était plus propre. Il avait vu de près les actes et les acteurs. Si l’honnêteté de son caractère, son désintéressement, et l’absence d’ambition, ne l’avaient pas mis en position de pénétrer au cœur des partis, et dans les secrets de leurs machinations, il en avait connu les résultats par une dure expérience. Il avait partagé toutes les impressions, toutes les émotions que la France entière avait ressenties, à chaque époque de ce drame terrible. Il lui suffisait de ses souvenirs et de quelques dates prises dans les journaux du temps, pour faire une peinture vivante et fidèle de ce que tout le monde avait éprouvé. Il composa ainsi, sous les verrous, l’’histoire de l’Assemblée législative, où il mettait hardiment à nu la conspiration qui s’y était ourdie, dès son origine, contre la royauté et les personnes royales fatale préparation à la tyrannie qui couvrit bientôt la .France de deuil et de ruines ; flétrissant dès lors sans ménagement les auteurs de ces actes sanguinaires, dont les héritiers et les complices étaient encore tout-puissants. Ce précis, écrit d’un style entraînant et rapide, ne fut publié qu’en 1801, après la chute du Directoire : il eut un immense succès. L’auteur traita depuis le même sujet, avec plus de développement, sous la Restauration, en 1824, dans un ouvrage où il l’a lié aux événements qui ont immédiatement précédé et suivi. Mais il n’eut rien à changer dans l’ensemble du tableau, ni dans les portraits des personnages, qui seulement étaient devenus moins dangereux à décrire sous leurs traits véritables, qu’ils ne l’étaient encore en 1801.

Le sentiment de satisfaction que M. Lacretelle éprouva en retraçant, presque de mémoire, ce tableau de l’Assemblée législative, lui fit comprendre la justesse de l’avertissement qu’il avait reçu dix ans auparavant de son frère, que sa véritable vocation littéraire était d’écrire l’histoire contemporaine ; et il se promit de suivre ainsi celle de la révolution française, dans toutes les phases qu’il lui avait vu parcourir. Ce fut là désormais son but spécial et la principale occupation de sa vie. Mais il ne lui aurait pas été possible d’accomplir cette œuvre dans les prisons où il était donné depuis vingt-trois mois. Il en sortit de la manière du monde la plus imprévue. En ce peu de temps, le gouvernement du Directoire était arrivé aux dernières convulsions de son agonie, qui était aussi celle de la France. Fouché était alors ministre de la police. Un jour M. Lacretelle reçoit l’ordre de se rendre chez lui, et il y est conduit par un gendarme. L’entrevue était inquiétante. Cet homme redoutable n’aurait-il pas eu avis que le prisonnier travaillait à une histoire de l’Assemblée législative, où lui et ses pareils n’étaient pas ménagés ? Rien de tout cela. Fouché le reçoit très-bénignement, et lui déclare tout d’abord qu’il est libre. Puis il se met à déclamer contre les machinations anarchiques des jacobins dans leur nouveau club du Manège, lui apprend que le directeur Sieyès et la majorité de ses collègues ont résolu d’en ordonner la fermeture ; et, sur son avis approbatif, lui demande de rédiger un projet de rapport tendant à justifier la nécessité de cet acte. M. Lacretelle, ravi autant qu’étonné, accepte, rédige son factum, l’apporte le lendemain au ministre qui l’accueille avec de grands éloges, et toutefois n’en emploie que la partie la moins énergique. Dès lors, le nouvel écrivain officiel se vit recherché par les confidents intimes de la conspiration. Mais un ami de Gohier, l’un des directeurs menacés, l’avertit qu’il est dénoncé et qu’il risque d’être ramené dans sa prison, s’il ne quitte à l’instant Paris. Il avait trop souffert pour ne pas suivre cet avis salutaire. Il se réfugia donc à la campagne, chez un négociant ami de son frère, M. Bidermann, où il resta jusqu’après le grand événement du 18 brumaire qui assura définitivement sa liberté (Plus tard, ce fut encore chez ce même M. Bidermann, et dans cette même campagne, que Mme de Staël trouva d’abord un asile quand elle fut exilée de Paris). Il accueillit cette nouvelle révolution, ainsi que l’immense majorité des Français, comme une délivrance inespérée. Sans doute, ce qui restait alors d’hommes politiques ont pu regarder l’avénement du gouvernement militaire avec défiance ; ceux qui rêvaient encore une sage liberté, purent prévoir un maître. Mais, après dix années d’anarchie et d’oppression sanglante, la masse de la nation ne voyait que la fin de ses souffrances. Préservée à peine au dehors par le courage de nos armées manquant d’approvisionnements, même d’armes ; à l’intérieur, ruinée, avilie par un gouvernement ignoble, la France se mourait de misère et de honte. Le vainqueur de l’Italie et de l’Égypte la releva et la fit revivre. L’avenir était dans les secrets de Dieu.

Lorsque M. Lacretelle sortit de sa retraite, Paris lui sembla un monde nouveau. L’ordre avait succédé au désordre, le repos à l’agitation, la sécurité à l’inquiétude. Il profita de ses précédentes relations avec Fouché, demeuré ministre de la police, pour solliciter la liberté de ses anciens compagnons de captivité, prêtres, émigrés, hommes de lettres, qui étaient encore détenus, et il eut souvent le bonheur de réussir. Il plaida pour ces diverses classes d’infortune, dans des écrits qui ne furent pas sans une heureuse influence. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir que sa constante prédilection pour un gouvernement tempéré par des assemblées librement élues, et librement délibérantes, n’était plus de mise parmi les gens de lettres ses anciens collaborateurs. Délivrés du commun danger qui les avait si longtemps réunis, ils s’étaient déjà partagés en différents camps. Les uns, c’était le grand nombre, éblouis, fascinés par l’auréole de gloire qui entourait le héros réparateur, se firent les apôtres, bientôt les instruments dociles du pouvoir nouveau ; d’autres cachèrent les regrets de leur importance déchue sous le manteau d’une opposition philosophique ; d’autres essayèrent de relever le drapeau du royalisme, pour lequel jusque-là ils avaient secrètement combattu. Les vieux sentiments, naïvement désintéressés, de M. Lacretelle n’avaient plus de place dans ces partis divers. On ne le rechercha point, et il ne s’offrit pas. Il resta donc un simple homme de lettres, occupé uniquement de travaux conformes à ses goûts, sans mécontentement, sans envie ; et en comparant sa carrière désormais si tranquille à des destinées plus brillantes, il eut bien souvent l’occasion de voir, comme le dit La Fontaine :

Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.

C’est dans cette dernière partie de sa vie toute littéraire qu’il me reste à le considérer. Mais, ne l’y trouvant plus mêlé aux événements généraux que pour en subir les vicissitudes, comme tout autre particulier, je n’irai pas rechercher curieusement les impressions passagères qu’il a pu en recevoir à mesure qu’ils s’accomplissaient ; et je m’attacherai uniquement à montrer les qualités de son cœur et de son esprit, telles qu’on les voit dans les œuvres durables qui recommandent sa mémoire.

À la formation de l’Université, en 1809, Fontanes le nomma professeur d’histoire à la faculté des lettres de Paris. Il avait alors quarante-trois ans. Beaucoup de personnes qui occupent aujourd’hui des rangs élevés dans la littérature, plusieurs appartenant à cette Académie, ont assisté à ses leçons, je n’oserais dire comme disciples ; tous en ont conservé le plus touchant souvenir. Ce n’était pas, ce ne pouvait pas être des études historiques présentées sous la forme savante et sévère, que des hommes justement célèbres, ont depuis donnée à ce genre d’enseignement. C’étaient des récits animés, où le professeur, dans une improvisation chaleureuse, envisageant surtout les événements au point de vue dramatique et moral, communiquait à son nombreux auditoire l’admiration du bien et du beau dont il était lui-même pénétré. L’affluence pour l’entendre était grande ; et dans son succès, l’estime de sa personne, ainsi que la sympathie pour les nobles sentiments qu’il aimait à exprimer, avaient autant de part que l’attrait de son talent oratoire. En lui rendant ce témoignage, je ne fais que redire ce que plusieurs d’entre vous m’ont appris.

Tout le temps qui ne lui était pas enlevé par cet exercice, si nouveau pour lui, du professorat, M. Lacretelle l’employait à la grande tâche qu’il avait entreprise d’écrire une histoire générale de la révolution française. Les circonstances qui l’avaient immédiatement précédée et qui lui avaient donné naissance, lui fournirent d’abord le sujet de plusieurs publications successives dont le succès fut tel, qu’en 1812, il put les rassembler dans une troisième édition, composée de six volumes, qu’il intitula Histoire de France pendant le XVIIIe siècle. Ils commencent à la fin du règne de Louis XIV, et se terminent à la convocation des états généraux en 1789. Ce fut le principal titre littéraire qui lui fit obtenir une place parmi vous, à côté de son frère. Cet ouvrage offre une narration vive et attachante des événements publics qui se sont succédé pendant les quatre-vingts premières années du XVIIIe siècle, tels qu’ils ont été vus et interprétés par la généralité des spectateurs contemporains ; de sorte que l’on peut appliquer à l’auteur ce que Voltaire dit pour lui-même, en parlant du siècle de Louis XIV : qu’il a voulu en être le peintre, non l’historien. Le style a donc naturellement le caractère qui convient à un récit, plutôt qu’à une discussion critique et approfondie des faits et de leurs causes. Il s’élève parfois jusqu’à la forme oratoire pour reproduire les impressions et les émotions du moment. Plus tard de 1821 à 1826, M. Lacretelle compléta cette histoire du XVIIIe siècle par huit nouveaux volumes qui la conduisent jusqu’à l’avénement du consulat en novembre 1799. Ils sont conçus dans le même esprit que les précédents, et tirent un surcroît d’intérêt de ce que le narrateur a vu les hommes et les événements dont il parle. On retrouve la même forme et la même facilité d’exposition dans tous les ouvrages que M. Lacretelle a écrits, sur d’autres époques antérieures ou postérieures de notre histoire ; et ce talent de raconter, qui le mettait à la portée de tous, a été sans doute une des causes principales qui lui ont valu un si grand nombre de lecteurs. Il le conserva, je devrais plutôt dire il en jouit, jusqu’à une extrême vieillesse. Il y comptait si bien que, de 1846 à 1848, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, il publia six nouveaux volumes, contenant l’histoire du Consulat et de l’Empire, en concurrence avec M. Thiers, qui, indépendamment du talent personnel, dont il ne m’appartient pas d’apprécier la force relative, avait sur lui de si grands et de si nombreux avantages de position : possédant tous les documents, tant secrets que publics, relatifs aux faits et aux personnages du temps ; ayant eu avec la plupart de ceux-ci les relations intimes d’un homme d’État, et s’étant rendu familiers les mystères de la politique, pour les avoir lui-même longtemps pratiqués. Aussi, entre ces deux ouvrages qui traitent du même sujet, trouve-t-on toute la différence du peintre à l’historien sauf que l’historien, quand il le veut, est encore un très-grand peintre.

M. Lacretelle n’a cessé d’écrire qu’en cessant de vivre. Parmi les dernières productions de sa vieillesse, celle qu’il a donnée en 1842, à l’âge de soixante-seize ans, et qu’il a intitulée Dix ans d’épreuves pendant la Révolution, offre surtout un charme et un intérêt infinis, comme tableau de mœurs durant cette terrible époque. On y voit avec attendrissement un vieillard, parvenu aux bornes de la vie, qui, achevant le reste de ses jours dans une paisible aisance, entouré de toutes les affections de famille qu’il ressent avec la vivacité de la jeunesse, jette un regard tranquille sur son passé, raconte les dangers qu’il a traversés avant d’arriver au port, et remercie Dieu pour l’avoir si heureusement retiré de la mer orageuse où il a vu périr tant de ses compagnons.

Deux ans auparavant, lorsque l’âge l’eut contraint de renoncer à l’enseignement public, M. Lacretelle avait rassemblé dans un ouvrage spécial, appelé Testament philosophique, l’exposé des convictions morales dont il était pénétré, et qu’il voulait léguer à la jeunesse, ne pouvant plus les lui communiquer par la parole. Quelque jugement que l’on porte sur les considérations philosophiques ou religieuses, sur les réminiscences graves ou légères, auxquelles sa fantaisie l’entraîne, on ne peut qu’être touché des bonnes intentions qui les lui inspirent. Cet amour du bien et de l’honnête dont il était animé, vous le retrouviez toujours en lui aussi vif, aussi jeune, à chaque hiver qui le rappelait parmi vous ; et revenu à sa maison des champs, il se plaisait à le propager, par ses entretiens et ses discours, dans les solennités littéraires, les concours d’horticulture, les comices agricoles, qui se tenaient autour du lieu de sa retraite ; s’y faisant désirer, respecter, et chérir, de tous ceux qui les, composaient. L’académicien devenait alors un professeur de morale, sachant donner à son langage toutes les formes, et l’adapter à chaque condition. Même, quand le retour du printemps l’amenait ainsi à revoir encore une fois les fleurs, la verdure, et les rives tranquilles de la Saône, il ranimait les vestiges du feu poétique de ses jeunes années, pour épancher dans des vers pleins d’un doux abandon les sentiments de bonheur et de reconnaissance que lui inspiraient les beautés de la nature renaissante, le souvenir de ses amis absents ou perdus, surtout la tendresse de la compagne chérie qui, après avoir embelli le milieu de sa vie, et lui avoir donné deux fils affectionnés, soutenait et charmait son déclin par un dévouement de tous les instants, qui aujourd’hui encore se continue et s’attache à sa mémoire. Il s’éteignit en paix le 26 mars 1855, âgé de quatre-vingt-neuf ans. Comparez cette destinée, surtout cette fin, à celle des hommes du même temps, savants ou lettrés, que le besoin de la renommée, l’ardeur de l’ambition, et le sentiment de leur force, ont jetés dans des fortunes plus brillantes et dites à qui d’eux ou de lui est échue la meilleure part ?

Toutefois, cette part si bonne et si heureuse ne lui fut accordée que dans la seconde moitié de sa vie, lorsque le cours des événements, plus que sa volonté, l’eut écarté pour toujours des affaires publiques. Étant resté simple dans ses goûts, modéré dans ses désirs, n’ayant jamais ressenti bien vivement l’aiguillon ardent de l’ambition, il put reprendre sans regret, sans amertume, les penchants littéraires de sa jeunesse, peut-être même en sentir le charme mieux qu’autrefois. Ces dons naturels qu’il avait conservés, firent pour lui ce qu’une grande énergie morale a produit dans plusieurs personnages célèbres de notre temps, qui, après avoir d’abord suivi la carrière des lettres avec une haute distinction, étant passés de là dans les emplois les plus élevés de la politique, sont revenus ensuite aux travaux littéraires, avec la même délectation et le même talent, nullement affaibli, au contraire, mûri, agrandi, fortifié par la connaissance des hommes et des affaires ; se créant par là, pour ainsi dire, une existence nouvelle, dans laquelle ils se sont fait, comme écrivains, un rang au moins aussi éminent, surtout plus dépendant d’eux-mêmes et plus durable, que celui qu’ils avaient atteint comme hommes d’État. Mais ce sont là des exceptions qui ne peuvent pas servir de règle. Dans les cas les plus ordinaires, après que les revers politiques ont remplacé les succès, le charme de l’étude, et les simples jouissances du travail d’esprit, sont perdus dans l’irritation, le mécontentement, même le désespoir. C’est là une chance funeste, à laquelle les imaginations jeunes et ardentes qui embrassent la brillante carrière des lettres, sont exposées dans notre société actuelle, où le talent littéraire qui se fait entendre et applaudir de tout le monde, peut prétendre à tout. Pour échapper à l’ambition, cette Sirène qui les appelle, il leur faudrait la prudence d’Ulysse.

Le culte des sciences positives, plus caché au vulgaire, a moins d’éclat et moins de dangers. Toutes, sous des dénominations différentes, et en se plaçant à des points de vue divers, tendent à un même but, que le génie perçant de Descartes avait entrevu et signalé de loin, sans pouvoir l’atteindre. Ce but, c’est la manifestation des forces que l’intelligence divine met en œuvre dans le mécanisme de l’univers, et la détermination des lois abstraites qui en règlent les combinaisons. L’existence de ces forces se découvre, je devrais plutôt dire se constate, par l’observation des mouvements qu’elles communiquent à la matière inerte, dépourvue de sentiment et de spontanéité. Elles se distinguent entre elles, et se mesurent par la direction et la grandeur des vitesses qu’elles lui impriment. Sur ces données, le raisonnement mathématique établit les lois générales qui règlent leurs effets combinés, sans que nous ayons aucun besoin, ni aucune possibilité, de connaître leurs sièges, ni leurs causes. Alors, d’après la seule diversité des éléments entre lesquels leur concours s’opère, l’esprit voit se produire toute la variété de phénomènes mécaniques, en apparence les plus dissemblables, que la nature nous présente : depuis les révolutions éternelles des astres dans les profondeurs du ciel, jusqu’aux mouvements lents ou convulsifs que les dernières particules de la matière, réduites à une ténuité insaisissable, exécutent invisiblement dans les opérations de la physique et de la chimie. Forts de ces connaissances, et conduits par elles, nous interrogeons, nous questionnons pour ainsi dire la nature, en lui faisant subir des épreuves contradictoires, qui la contraignent à nous découvrir les mystères de ses procédés, à nous révéler l’existence et les qualités de ses agents invisibles, à nous montrer leur puissance et leur mode d’action. Enhardis par le succès, nous osons tenter de discerner et de ramener aux mêmes lois abstraites, ce qu’il y a de mécanique dans cette multitude infinie d’êtres, en qui Dieu a répandu ce souffle passager que nous appelons LA VIE : formant chacun comme un monde à part, qui s’entretient et se renouvelle par un continuel miracle de création intérieure, pendant la durée qui lui est assignée. Aidés des instruments construits par notre art pour agrandir le pouvoir de nos sens, nous étudions la structure intime de ces êtres, les organes divers dont ils sont pourvus, les fonctions constantes, variables, ou occasionnelles, que ces organes accomplissent, les sucs qu’ils sécrètent, les tissus qui les constituent. Puis, appelant à notre secours les épreuves d’une expérimentation intelligente, nous appliquons la sagacité de notre esprit à découvrir, à manifester l’usage de ces parties pour concourir à l’ensemble : recherche d’un intérêt inépuisable, où la plus faible pousse d’un végétal vivant, le moindre animalcule microscopique, nous offre autant de merveilles que le ciel même ; et qui, par une sorte d’illumination divine, nous laisse apercevoir, adorer la puissance créatrice à travers le voile de ses actes, d’autant plus près, que nous faisons plus d’efforts pour les pénétrer. Celui qui se sera voué à ces études contemplatives, avec une passion sincère et profonde, s’y trouvera aussi complètement dispensé de prendre part aux affaires publiques que s’il vivait dans Saturne ou dans Jupiter. Il ne tombera dans leurs périls que s’il veut s’y précipiter. Le monde extérieur ne viendra pas l’arracher à ses abstractions s’il ne s’en fait un titre pour attirer sur lui les regards de la foule, et se frayer par ses suffrages une voie à la fortune et aux emplois politiques, sacrifiant ainsi les jouissances pures de la pensée à la vanité ou à l’intérêt. Combien n’avons-nous pas vu d’hommes de notre temps perdre à ce marché, la dignité de leur indépendance, le bonheur intérieur, la paix de l’âme, la faculté du travail, même le génie ! Et pour quelle gloire ? Pour que cette multitude que vous méprisez vous distingue et vous nomme, pendant la durée de votre faveur, tandis que les hommes que vous êtes forcé d’estimer, et qui vous jugent, diront seulement de vous : Ah ! quel dommage ! Et en quoi ce vain succès profitera-t-il à votre mémoire ? Qui s’inquiète aujourd’hui de savoir quel rang politique avaient ou n’avaient pas Descartes en France, Newton en Angleterre, Leibnitz en Allemagne, Linnée en Suède ? C’est vers ces gloires abstraites, communes à toutes les nations du monde civilisé, qu’il faut élever les regards de la jeunesse qui se destine aux sciences, pour lui montrer l’avenir auquel elle doit aspirer. M’autorisant donc ici de la position que vous m’avez faite, pour lui adresser des conseils que je pourrai lui présenter comme venant de vous, je lui dirai : Vous tous jeunes gens, qui arrivez dans la carrière des sciences en y apportant l’ardeur vive et pure de votre âge, ne laissez jamais éteindre en vous ces nobles sentiments, par les intérêts de vanité ou de fortune qui occupent et agitent le plus grand nombre des hommes de nos jours. Que le développement de votre intelligence soit votre unique but. Appliquez-vous d’abord à exercer, assouplir, perfectionner les ressorts de votre esprit par l’étude des lettres. N’écoutez pas ceux qui les dédaignent. On n’a jamais eu lieu de s’apercevoir qu’ils fussent plus savants pour être moins lettrés. Elles seules pourront vous apprendre les délicatesses de la pensée, les nuances du style, vous donner la pleine compréhension des idées que vous aurez conçues, et vous enseigner l’art de les exprimer clairement, par des termes propres. Ainsi préparés, votre initiation aux premiers mystères des sciences deviendra facile. En vous y présentant, fortifiez surtout votre esprit par l’étude des plus abstraites, qui sont le principe logique de toutes les autres. Quand vous aurez goûté les prémices des jouissances que chacune donne, choisissez celle qui vous plaît, qui vous attire, et attachez-vous à la cultiver. Si l’attrait devient une passion, abandonnez-vous au charme qui vous entraîne ; et, lorsque votre persévérance vous aura mérité d’entrer dans le sanctuaire de cette science préférée, à la suite des grands hommes qui nous l’ont ouvert, dévouez-vous tout entier à son culte, d’un constant amour. N’ayez plus alors d’autre ambition que de dévoiler après eux, à vos contemporains et à la postérité, quelques-unes de ces vérités impérissables que la nature infinie leur a cachées, et nous cache encore. Pour vous rendre digne de les découvrir, efforcez-vous de lui arracher ses secrets par de longs travaux, suivis avec une invariable patience, dans la solitude ; ne laissant distraire votre esprit que par les affections paisibles qui peuvent le soutenir, et par les études accessoires qui peuvent l’orner, l’élever, ou l’étendre. Vous n’arriverez pas ainsi à la richesse et aux honneurs du monde. Si vous tenez de la faveur du Ciel une modeste aisance, ne désirez rien au delà, et persévérez. Ne vous l’a-t-il pas accordée ? Craignez de vous engager dans une carrière qui, arrêtant, concentrant toutes les forces de votre esprit sur des abstractions étrangères à tout emploi profitable, vous mènera peut-être à l’indigence, ou du moins vous imposera pendant longtemps de rudes privations. Mais, y êtes-vous poussé invinciblement, par une de ces passions que rien ne surmonte ? Alors, acceptez en entier les sacrifices qu’elle exige. Ne donnez aux besoins matériels que la portion de temps et de travail indispensable pour y pourvoir ; vous résignant à être pauvre, jusqu’à ce que vos travaux, vos découvertes, aient attiré sur vous les justes récompenses que nos institutions publiques, enrichies par les bienfaits de quelques âmes généreuses, tiennent toujours prêtes pour le mérite laborieux. À ces titres, le nécessaire de chaque jour vous sera tôt ou tard assuré ; et si vous avez le courage de borner là vos souhaits, vous pourrez continuera vivre pour la science, dans la jouissance de vous-mêmes, sans inquiétude de l’avenir. Peut-être la foule ignorera votre nom, et ne saura pas que vous existez. Mais vous serez connu, estimé, recherché, d’un petit nombre d’hommes éminents répartis sur toute la surface du globe, vos émules, vos pairs dans le sénat universel des intelligences ; eux seuls ayant le droit de vous apprécier et de vous assigner un rang, un rang mérité, dont ni l’influence d’un ministre, ni la volonté d’un prince, ni le caprice populaire ne pourront vous faire descendre, comme ils ne pourraient vous y élever ; et qui vous demeurera, tant que vous serez fidèle à la science qui vous le donne. Enfin, si, au déclin de votre vie, ces témoignages extérieurs étaient confirmés, couronnés dans votre patrie même, par les suffrages d’une réunion d’esprits d’élite, dont la variété de talents représente l’universalité des qualités de l’intelligence humaine, sous toutes leurs formes, et dans leurs applications les plus diverses, vous aurez obtenu la plus belle récompense à laquelle un savant puisse aspirer.