Discours de réception de Jean Aicard

Le 23 décembre 1909

Jean AICARD

Réception de Jean Aicard

 

M. Jean Aicard, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. François Coppée, y est venu prendre séance le Jeudi 23 décembre 1909, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

On n’a point coutume, lorsqu’on sollicite vos suffrages, de vous affirmer qu’on en est indigne... Mais si la fonction du candidat n’est point d’être modeste, son devoir, dit-on, est de le devenir tout d’un coup, dès qu’il est bien assuré de son immortalité viagère. Eh bien, non, Messieurs, ce n’est pas à l’heure où, en m’accueillant comme l’un des vôtres, vous me prouvez la plus extrême bienveillance, que je me permettrai de vous la reprocher comme une injustice.

Sans doute, parmi les titres que j’ai pu invoquer en appelant sur moi votre faveur, le plus heureux fut d’avoir eu pour Muse la lumineuse Provence, et — je dois l’avouer — ce mérite-là tient un peu au hasard de la naissance... Tel qu’il est pourtant, il m’impose l’obligation qui m’est douce, et que vous trouverez naturelle, de laisser paraître devant vous une fierté qui n’est pas uniquement la mienne : comparable en effet à quelqu’un de ces hérauts d’armes d’autrefois qui parlaient au nom de leur Prince, j’apporte ici la gratitude d’une région de France qui s’est joyeusement félicitée d’avoir au milieu de vous un représentant de ses traditions poétiques et de son vieux génie populaire.

C’est parce qu’il a simplement, lui aussi, exprimé l’âme de son peuple, celui de Paris, que François Coppée, charmant et vaillant poète, a su conquérir l’originalité et le succès. Ce rapport lointain entre nos deux œuvres m’aidera. J’espère à mieux comprendre et à mieux louer mon illustre prédécesseur.

Il était né en 1842, de parents sans fortune, d’une mère très pieuse et d’un père monarchiste, dans une maison où Charlet, leur voisin de palier, dessinait passionnément, du matin au soir, ses types de vieux grognards de l’Empire. Toute la destinée de Coppée tient en puissance dans ces quelques détails. Il restera fidèle à ses impressions premières ; il deviendra le plébéien aristocratique ; sa poésie sera de cœur chrétien, d’esprit militaire et chevaleresque ; et, en le recevant à l’Académie française, Victor Cherbuliez pourra lui adresser ces paroles, dont l’avenir de Coppée justifiera l’application : « Une opinion est bien peu de chose ; c’est une grande chose que la fidélité. »

Coppée avait trois sœurs, dont une, Mlle Annette, à laquelle il a dédié les Récits et Élégies, a été la compagne attentive de toute son existence laborieuse. La mort même ne les a pas séparés longtemps.

Autant qu’à sa vieille mère, c’est à cette sœur qu’il pensait assurément lorsqu’il a dit :

 

Qu’importe un peu de bruit autour de votre nom,

Qu’importe le laurier bien souvent éphémère,

Si quelque blanche épouse, ou quelque vieille mère,

Ne doit pas de sa main le suspendre au foyer !

 

De bonne heure, Coppée, pour aider sa famille, se vit contraint d’interrompre ses études et d’accepter une place de commis chez un particulier, puis il entra comme expéditionnaire au Ministère de la Guerre. Il avait vingt ans quand la mort de son père, depuis longtemps malade, fit de lui un chef de famille. Sa mère et ses trois sœurs attendaient tout de ses énergies et de son travail, et lui, il espérait tout de la grande prometteuse qui trahit souvent ses plus passionnés amants, de la Poésie.

En 1866, il publiait Le Reliquaire et bientôt après Les Intimités, qui le laissèrent inconnu. En 1869. Coppée est l’auteur des Humbles et il donne le Passant à l’Odéon. Il avait 27 ans. La représentation du Passant fut un triomphe inouï :

 

Je sais faire glisser un bateau sur le lac

Et, pour placer la courbe exquise d’un hamac,

Choisir dans le jardin les branches les plus souples...

 

Tant, de grâce fluide dans une langue si ferme, si précise, si colorée, charmèrent public et critique. Le lendemain Coppée était célèbre.

À partir de ce moment, toujours fidèle au même idéal, il s’affirme chaque jour davantage comme le poète à la fois des plus simples réalités et des plus nobles visions.

En avril 1870, il donne les Deux Douleurs à la Comédie-Française, puis, durant la guerre, la Lettre d’un Mobile breton ; puis en 1871, à l’Odéon, Fais ce que dois.

Un jour, il apprend que son maître Leconte de Lisle est dans une situation difficile : il abandonne aussitôt en faveur de son ami sa place de bibliothécaire au Sénat. Cet unique trait nous révèle à lui seul une générosité que plus d’un autre vint confirmer, à toutes les heures de son existence.

Cependant on représente toujours Le Passant. Coppée n’est plus seulement célèbre, il est déjà populaire. Point de salons où l’on ne récite La Grève des Forgerons et ce dramatique poème qui s’appelle La Bénédiction.

Coppée fit jouer Le Luthier de Crémone en 1876. Il donne les Récits et Élégies en 1878. Parurent ensuite : Le Trésor et Madame de Maintenon ; Severo Torelli, en 1883, obtient un très grand succès. L’année suivante, Coppée vient siéger parmi vous. Il remplace Victor de Laprade, qui lui-même avait succédé à Alfred de Musset.

Dix ans plus tard, il fait représenter triomphalement, à l’Odéon, les cinq actes de Pour la Couronne.

Enfin, en 1898, Coppée publie La Bonne souffrance. Il est, à ce moment, avec éclat, le Président de la Ligue de la Patrie française, c’est-à-dire qu’il est bien le Coppée qu’on pouvait prévoir, celui qu’il sera jusqu’au bout sans défaillance, devant la douleur et devant la mort... Et ici, négligeant toutes contingences, nous nous rappellerons que nous n’avons pas à faire la critique de ses opinions, mais seulement le juste éloge de la loyauté et de la crânerie chevaleresques qu’il mit à les servir.

Dans son nouveau rôle, Coppée ne cherche aucune satisfaction d’amour-propre ; il obéit à sa nature profonde qui se découvre à lui plus nettement que jadis parce qu’il souffre et parce qu’il vieillit. Sa constance jusqu’à la fin, pour le plus grand honneur de son nom, nous rappellera sans cesse le mot de Cherbuliez : « C’est une grande chose que la fidélité ! » Son attitude dans sa longue agonie aura une beauté transcendante, car il s’était fait l’héroïque serviteur de cette mystique qui veut que nos souffrances, acceptées dans un esprit de sacrifice, ne soient pas vaines, mais rachètent d’autres douleurs humaines ; et quand on fermera ses pauvres yeux sur son lit de torture, il aura mérité que l’on dise de lui ce qu’il a dit ici même de son prédécesseur Victor de Laprade : « Quand la mort mit un terme à ses souffrances, ce chrétien qui les avait supportées avec tant de résignation, cet homme de foi eut la fin dont il était digne : il s’éteignit avec la sérénité d’un saint. »

Vraiment, c’est une force qui impose tous les respects, celle qui donne à l’agonie la plus effroyable la beauté du courage souriant. Si un chef-d’œuvre d’art, patiemment enfanté dans la joie et pour la joie, appelle notre admiration, que penserons-nous d’une telle mort, et que dire d’une destinée horrible, quand elle est subie — toute fatale qu’elle soit — dans un désir de sacrifice qui la transforme en œuvre de dévouement et comme en martyre volontaire ! Le peuple de Paris, que Coppée aimait tant, a reconnu qu’un tel effort vaut l’héroïsme du soldat qui se dévoue, et il fit à son poète de touchantes funérailles. On peut interroger aujourd’hui, — j’en ai fait l’épreuve — les bourgeois, les boutiquiers, les ouvriers de nos faubourgs, tous seront unanimes à répondre : « Celui-là fut un brave homme. »

François Coppée, Parisien de Paris, a par-dessus tout aimé « le petit monde » de la grand’ville. À l’origine de cet amour qu’il a servi au moyen d’un art achevé, on trouve deux sentiments vénérables : le goût naturel de tout homme pour le lieu de son origine, et une infinie pitié pour les souffrants et les miséreux.

Labeur quotidien acharné, récréations interdites, résignation aux pires douleurs humaines aggravées par le manque de fortune, Coppée et sa famille avaient connu tout cela ; c’est lui qui nous l’a confié en des pages émouvantes. Devenu, du soir au lendemain, un poète célèbre, aussitôt choyé des éditeurs, il n’oublia jamais les compagnons des premières heures qui avaient été les heures pénibles. La gloire de sa destinée, c’est d’avoir mis au service de ces humbles, qu’il avait coudoyés en son obscurité, une œuvre éclatante qui les fît mieux connaître et mieux aimer. Et, au début de sa carrière, sous le feu des railleries faciles, il eut quelque courage à le tenter, mais il aima mieux laisser accuser injustement son goût qu’avec justice son cœur.

Ainsi, au moment même du triomphe incomparable du Passant, il se refusait à l’orgueil d’être un chanteur de chimères somptueuses ou de réalités dorées, pour nous faire descendre dans l’âme de ceux que la société nomme les petits, et qui cependant portent en eux, surtout aux heures trop fréquentes des sacrifices cachés, toute la grandeur de la destinée humaine.

On se rappelle le sujet du Passant, et comment et pourquoi la courtisane Silvia, après avoir rêvé un instant de retenir dans sa royale demeure le gentil chanteur florentin, l’oblige enfin à s’éloigner d’elle.

Dans la réalité, ce fut lui, ce fut le poète, c’est Coppée qui abandonna de gaîté de cœur la Muse courtisane, la favorite des riches, pour retourner vers les miséreux, et non pas même vers ceux des chaumières que consolent les rayons et les fleurs, mais vers ceux des villes qui ne participent jamais à la vie heureuse des choses naturelles.

Il y a là, de la part d’un tel poète, une abdication momentanée de la royauté lyrique qu’il porte en lui, un abandon volontaire de sa libre et insouciante fantaisie transformée en pitié, il y a là enfin une attitude littéraire qui sont véritablement méritoires car le poète n’ignore pas qu’en essayant d’entraîner ses lecteurs dans les mansardes ou dans quelque triste boutique des faubourgs éloignés, il découragera tous ceux pour qui la poésie ne doit être qu’un luxe ajouté aux autres.

Ceux-là ne pardonneront pas à la Muse de Coppée la simplicité de sa mise. Cependant, quand les duchesses se font sœurs de charité et s’en vont visiter les maisons des pauvres, elles n’ont point coutume de se parer de tous leurs bijoux ; et au regard de nos cœurs, peut-être à nos yeux de chair, elles semblent alors embellies d’une grâce que ne leur donnent pas les plus précieuses toilettes... Et puis, nous savons bien qu’elles retrouveront, quand il conviendra, aux jours de fête ou de gloire, leurs diadèmes et tous leurs diamants.

Ainsi la Muse de Coppée. Elle avait chez elle ses joyaux et sa couronne et, en se refusant à les porter tous les jours, elle acceptait noblement le risque de déplaire aux plus superficiels, c’est-à-dire aux plus influents peut-être d’entre les heureux du monde, à ceux qui ne jugent que sur l’éclat de leur parure les femmes et mêmes les immortelles.

 

Messieurs,

Bien qu’il ait cru devoir dire tout à l’heure qu’il a, lui aussi, exalté l’âme populaire, le successeur de François Coppée ne peut prétendre à aucun des mérites du poète qui, pour écrire les Humbles, a dû revivre en imagination l’existence du pauvre des cités.

Les rustiques que j’ai chantés sont de libres paysans, ceux du Var, fils des Ligures, latins et grecs, qui vivent au soleil allégrement et qui d’ailleurs, en leur fierté restée païenne, n’accepteraient pas volontiers ce titre d’« humbles », cher à l’esprit évangélique. C’est même là un des traits les plus frappants de leur caractère. Jules Michelet le signale quelque part, en ajoutant qu’il y a plusieurs midis, parfaitement dissemblables. Le paysan du Var, lui, est silencieux et d’allure lente. Il a une dignité de chef arabe, une gravité habituelle dont il ne se départ que pour de rares éclats de fureur ; ou bien pour d’ironiques gaîtés auxquelles il ne veut de témoins que ses congénères. Ses retours de bon cœur ne sont pas moins rapides que ses colères. Hospitalier, il offre vite le peu qu’il possède, pourvu qu’on l’ait salué, en l’abordant, avec cette cordialité profondément humaine qui semble dire : « Qui que tu sois, je n’oublie pas que tu es mon égal devant la douleur et devant la mort. » Et, pauvre sans en souffrir, invité à l’indolence par la gaîté de ses hivers lumineux et verdoyants, à la contemplation par la splendeur azurée de ses horizons de terre et de mer, il se laisse vivre, en se répétant que les étoiles du ciel ne sont pas moins belles pour lui que pour ceux qu’il appelle « les plus grands riches ».

Vous le voyez, il n’y a aucun mérite à descendre parmi des hommes d’une telle race, ou plutôt à ne les avoir jamais quittés, à parler avec eux le dialecte du Var et à les célébrer en français de France.

Or, ils savent, Messieurs, que vous écoutez en ce moment leur éloge, et j’éprouve une délicieuse émotion à vous dire, à vous apprendre peut-être, que le cœur d’un peuple rustique n’est pas insensible à l’honneur de votre attention. Il me semble qu’il y a quelque chose d’un peu nouveau et, en tout cas, d’émouvant, dans cette pensée que l’endroit où nous sommes, ce palais de la vieille France, attire aujourd’hui les yeux de plus d’un paysan et d’un bûcheron de Provence. Plus d’un sait très bien que l’idiome qu’il parle est destiné à périr avant longtemps ; il n’ignore pas non plus que vous pouvez en retenir tel ou tel vocable pittoresque, que lui-même a déjà francisé à sa manière, et qui viendra peut-être un jour, grâce à vous, enrichir le trésor du langage français, dont vous avez le dépôt. Cette race artiste, qui accepte les transformations modernes, voudrait du moins sauver quelque chose de ses beautés anciennes, et elle comprend que votre mission est de servir la gloire de l’esprit français dans l’avenir, au moyen même de ses gloires passées.

François Coppée, dans sa recherche d’une poésie simple mais non rustique, n’avait guère qu’un prédécesseur : le Sainte-Beuve de Joseph Delorme et des Consolations. En vérité, pour célébrer le petit monde urbain, pour dire en vers ses mœurs, ses travaux, ses amusements, l’auteur des Humbles dut inventer une forme littéraire, et il fallut, pour faire pardonner l’audace du projet, que cette forme fût impeccable.

Tout au contraire, à qui veut chanter le peuple des campagnes, les devanciers ne manquent pas. La poésie bucolique a ses chefs-d’œuvre dans les deux antiquités, et, en France, elle s’offre à nous avec ces chants populaires aimés du Misanthrope, et dans lesquels Molière voyait des modèles d’art simple et clair, d’expression et de mouvement passionnés :

 

La belle aurait pu, loin d’ici,
Manger ses fraises sans souci :
Au bord d’une claire fontaine,
Auprès d’un rude moissonneur
Qui l’aurait prise sur son cœur,
Elle aurait eu bien moins de peine !

 

Ces rimes de Pierre Dupont ne sont pas étincelantes, mais ne voyons-nous pas que la claire fontaine, le rude moissonneur et un baiser qui sent la fraise, n’ont pas besoin d’épithètes rares, et suffisent, sans plus d’ornement, à notre goût de vie et de beauté ! Tous nous aimons ces choses, et elles peuvent venir à nous sans apprêt. Peut-être même trop de science dans l’expression leur ôterait un rien de leur charme. C’est un art encore que de n’en point trop montrer.

Au contraire, si l’on écoute Coppée, lorsqu’il nous dit :

Je prends un chemin noir semé d’écailles d’huîtres,

 

ou lorsqu’il va rêvant :

 

D’un bout de Bièvre avec quelques champs oubliés
Où l’on tend une corde au tronc des peupliers
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,

 

en ce cas, n’a-t-on pas le droit de ne point partager tout à fait les goûts du poète ? Il faudra donc qu’à lire ses vers nous trouvions un plaisir qui ne nous est pas donné tout d’abord par le sujet de son tableau. Ce qui nous plaît ici, c’est la justesse et le relief du détail, c’est la ressemblance du portrait ; et seules la force d’évocation, la magie de l’écrivain, les ressources inattendues de son talent, nous captivent.

Cet art d’ajustage, de sertissage, cette habileté incomparable de l’ouvrier qui amenuise des bois légers ou entaille un dur métal et y pratique des mortaises imperceptibles auxquelles s’adaptent, avec une précision d’horlogerie, d’invisibles tenons ; cette perfection de métier, grâce à quoi le versificateur, appelant à lui des rimes rares, imprévues, les accouple avec tant d’aisance qu’elles paraissent s’attirer d’elles-mêmes comme des colombes amoureuses ; toute cette admirable façon d’écrire en vers, ce fut la loi du Parnasse ; c’est l’art de François Coppée.

En 1865 fut imprimé le Parnasse contemporain. Œuvre d’école ? Non. Les poètes du Parnasse, très divers d’âme, de caprice, de fantaisie, n’entendaient pas être une école ; mais, sur quelques points précis, ils avaient, semble-t-il, une volonté commune : réagir contre le vers lâché ; contre la prétendue inspiration qui, les yeux au ciel, ne daigne pas contrôler le travail sur le papier ; contre l’estompe qui triche, en noyant le dessin ; contre la rime insuffisante ; contre la composition romantique où le désordre et l’abondance étaient — quelquefois sans examen — considérés comme les signes du génie. Toutes ces choses furent, par les Parnassiens, condamnées pêle-mêle sous le beau nom d’éloquence prononcé avec mépris, — ce qui était un blasphème, car l’éloquence, qui a ici des maîtres illustres, c’est le jaillissement spontané de l’expression émotive, c’est le mouvement vital essentiel que le poète doit conserver à la strophe ou à la période, tout en s’efforçant de leur donner, avec la correction parfaite, la fermeté définitive.

L’idéal des poètes du Parnasse, c’était, au fond, la sobre, rigoureuse et indestructible ordonnance des constructions d’un Leconte de Lisle opposée à l’œuvre ondoyante, tumultueuse, forêt ou océan, d’un Victor Hugo. On en voulait surtout à ce Brummel du style, à Alfred de Musset, mélancolique et délicieux dandy, qui ne comprenait pas que l’élégance vraie pût aller sans quelque dédaigneuse et jolie négligence, et qui avait pris avec la Muse, traitée en grisette, d’impertinentes libertés. On ne pardonnait pas à Lamartine, archange en exil, son divin mépris, hautainement avoué, pour l’art terrestre des vers, auquel il devait sa gloire. Par crainte et dégoût des imitations faciles, on rappelait le génie à l’ordre. Et si l’on saluait avec quelque respect M. Alfred de Vigny, c’était surtout parce que son émotion contenue, sa réserve de soldat grand seigneur, casqué et cuirassé, semblaient un solennel reproche à la débordante exaltation romantique. N’avait-il pas dit en effet : « Seul le silence est grand » ? Mais cette maxime superbe ne peut faire que des sages : elle n’encourage ni les orateurs, ni les poètes.

Aucune réaction n’allant sans excès, l’application de la théorie parnassienne risquait, chez quelques-uns, d’aboutir à de la roideur... Si, dans l’ensemble d’un ouvrage littéraire, il pouvait arriver que chaque détail prît la même valeur de beauté, il pourrait bien se faire aussi que le chef-d’œuvre y perdît tout naturel et en demeurât comme guindé. La perfection soutenue, chère avec raison au sonnettiste, nécessaire aux joyaux de Cellini, est peut-être contraire à la libre grandeur des athlètes d’un Michel-Ange comme à la souplesse des Galatées virgiliennes.

Et c’est, je pense, ce qu’a voulu dire Coppée dans ce joli conte, véritable galégeade parisienne, où il nous montre un sévère architecte de jardins acharné à détruire tous les passereaux, surtout les merles, qui troublent et déshonorent la magnifique symétrie de ses allées tirées au cordeau. Notre homme n’en laisse pas vivre un seul... Mais, de l’autre côté du mur mitoyen, veille un véritable poète qui, n’ayant pas la même esthétique, fait acheter chaque jour au marché quantité d’oiseaux, et infatigablement « remet des merles » dans les massifs de son désolé voisin... Il y a peut-être, comme cela, dans toutes les littératures, des œuvres imposantes jusqu’à paraître monotones et où, sournoisement, on aimerait à lâcher quelques merles, à mettre de petites taches heureuses, un peu de divin naturel.

L’auteur de cette fable symbolique, notre Coppée, était de ceux qui savent aimer et admirer partout. Il savait que la variété des tempéraments littéraires fait la grandeur d’une littérature. Si la poésie n’était pas une façon toute personnelle de sentir et d’exprimer ce qu’on sent, un seul chanteur suffirait au monde entier, et ce serait vraiment dommage. Jean de La Fontaine et J.-M. de Heredia sont deux très grands poètes qui n’ont rien de commun entre eux, rien, que l’admiration de tous les Français.

La théorie d’art du Parnasse n’a été appliquée par personne mieux que par François Coppée. À toutes les pages de son œuvre il nous fait admirer une incomparable maîtrise ; et l’on peut observer que moins les sujets qu’il choisit ont par eux-mêmes d’agréables couleurs, plus il met de coquetterie à les broder méticuleusement sur la trame, sans qu’un point soit manqué, sans qu’un fil dépasse le contour net du dessin. Un tel art fait accepter tous les motifs de l’artiste. Mais Coppée ne s’en tiendra pas aux tableautins modernes des Humbles et des Intimités. Il lui plaira un jour de prendre le grand style épique, dramatique, lyrique ; et alors, — bien qu’il s’en défende en certaines pages d’une spirituelle mais trop grande modestie, — son alexandrin somptueux saura flamboyer comme l’épée du héros, étinceler comme le diadème du Roi.

On a dit des Récits et Élégies qu’ils sont une petite Légende des Siècles. Point si petite, sinon par la brièveté.

Dans cette série, il y a plus d’un chef-d’œuvre, par exemple Les Yeux de la Femme :

 

L’Eden resplendissait dans sa beauté première.
Ève, les yeux fermés encore à la lumière,
Venait d’être créée, et reposait parmi
L’herbe en fleur, avec l’homme auprès d’elle endormi ;
Et, pour le mal futur qu’en enfer le Rebelle
Méditait, elle était merveilleusement belle.
Son visage très pur, dans ses cheveux noyé,
S’appuyait mollement sur son bras replié
Qui montrait le duvet de son aisselle blanche ;
Et, du coude mignon à la robuste hanche,
Une ligne adorable, aux souples mouvements.
Descendait et glissait ses pieds charmants.
Le Créateur était fier de sa créature.
Sa puissance avait pris tout ce que la nature
Dans l’exquis et le beau lui donne et lui soumet,
Afin d’en embellir la femme, qui dormait.
Il avait pris, pour mieux parfumer son haleine,
La brise qui passait sur les lys de la plaine ;
Pour faire palpiter ses seins jeunes et fiers,
Il avait pris le rythme harmonieux des mers ;
Elle parlait en songe, et, pour ce doux murmure,
Il avait pris les chants d’oiseaux sous la ramure ;
Et, pour ses longs cheveux d’or fluide et vermeil,
Il avait pris l’éclat des rayons du soleil ;
Et, pour sa chair superbe, il avait pris les roses.
 

Mais Ève s’éveillait...
Et sous ses cils baissés frémissait un rayon.
Alors, visible au fond du buisson tout en flamme,
Dieu voulut résumer les charmes de la femme
En un seul, mais qui fût le plus essentiel,
Et mit dans son regard tout l’infini du ciel.
 

Dans le récit, voilà de quels beaux sons de lyre sut, quand il lui plaisait, s’accompagner l’auteur du Petit Épicier de Montrouge. Au théâtre, il atteignit souvent les mêmes beautés lyriques, surtout dans sa tragédie Pour la Couronne ; Voyant son père tout près de trahir son pays, Constantin Brancomir a tué son père. Ainsi il a montré le stoïque patriotisme d’un païen. Mais, le meurtre à peine consommé, ce même Constantin, dont la conscience est chrétienne, ne cessera de se reprocher son parricide. Les remords le poursuivent. Il appelle désespérément un éternel pardon qu’il est impuissant à s’accorder à lui-même :

 

Oh ! calme-toi, mon cœur ! point de révolte impie !
Il est bon que je meure, il est bon que j’expie.
J’ai dû frapper, je n’ai pas pu faire autrement,
Mais j’ai tué mon père, il faut un châtiment !

 

Ce parricide digne de pitié et de respect, nous le verrons, dans une dernière scène qui est admirable, souffrir l’insulte publique au pied de la statue de bronze élevée à son père traître et honoré. Ce drame, où le double sentiment patriotique et chrétien se rencontre à un degré exemplaire, a donné à Coppée une belle place parmi les grands lyriques du Théâtre.

Dans toute l’œuvre de Coppée nous retrouverons ainsi à chaque pas le sentiment chrétien uni au sentiment patriotique ; partout, à côté de graves physionomies religieuses, nous apparaissent de belles figures de soldats, au-dessus desquelles frissonne le drapeau ailé.

Parmi ses poèmes militaires, aucun n’est plus émouvant que celui qu’il a intitulé Pour le Drapeau. Nous sommes en Algérie. Un fort est attaqué par une nuée de bédouins. Les Français, n’étant pas en nombre, vont être écrasés... Des condamnés de France, gardés dans le fort, demandent au commandant des armes qu’ils rendront, assurent-ils, après l’affaire :

 

« Mon capitaine, on vient vous dire que nous sommes
Cent condamnés, c’est vrai, cent forçats mais cent hommes,
Tous du faubourg Antoine et tous gars bien choisis...
Nous savons que le fort est bondé de fusils :
Armez-nous donc. Après avoir fait la besogne,
On rendra les fusils, ma parole d’honneur ! »

 

On les leur prête : ils les rendent, en effet, après la victoire :

 

Alors ces condamnés, ainsi qu’ils avaient dit,
Tenant loyalement la parole jurée,
Rentrèrent dans le fort en colonne serrée.
Sans hésitation ils mirent en faisceaux,
Devant leur commandant leurs fusils encor chauds.
Et le vieil officier, contenant mal ses larmes,
À ses soldats d’un jour qui déposaient les armes
Etreignait les deux mains à leur rougir la peau
Et disait rudement : « Merci !... pour le drapeau ! »

 

N’est-il pas vrai qu’à la sollicitation du poète on accorde à ces héroïques forçats tous les pardons, les mêmes qui ouvrirent au bon larron les portes du ciel ?...

Il serait intéressant de suivre pas à pas, dès les débuts de Coppée, le fil jamais rompu qui, en tous temps, rattache fortement ses conceptions littéraires à la morale chrétienne. Le sentiment religieux pénètre chaque page de son œuvre poétique, même quand cela n’apparaît point tout d’abord. Il n’est pas jusqu’au titre de son premier volume de vers où nous ne retrouvions le mysticisme catholique qui brûle fidèlement au fond de son cœur. Dans ce livre, Le Reliquaire, Coppée se lamente ainsi :

 

Je ne puis même plus mettre mon âme à l’ombre

Du grand geste de Christ qui plane et qui bénit.

 

Et il ajoute :

 

Malgré ce cœur brisé, sans espoir et sans foi,

Sans cesse je retourne à mon passé riant...

 

Dans l’Exilée, il dit :

 

Mon rêve, par l’amour redevenu chrétien...

 

Les mille vers du poème Angélus ne sont qu’une longue ère... Qu’est-ce que le morceau célèbre intitulé La prière Bénédiction sinon la glorification d’un héros religieux, dont l’odieux martyre est pour nous faire maudire la guerre ? Dans Severo Torelli, la pompe religieuse est un ressort essentiel en même temps qu’une beauté du drame. Le Luthier de Crémone est un hymne à la gloire du sacrifice qui sanctifie la plus déshéritée des créatures. La Silvia du Passant qu’est-elle, sinon une sœur de Madeleine la pécheresse répandant l’huile embaumée sur les pieds de son Sauveur ? Et qu’est-ce encore que le malheureux Olivier, sinon l’âme de cette même Silvia vivant et souffrant, cette fois, sous la figure d’un jeune homme ?

Dans ce poème d’Olivier, Coppée disait déjà, en 1874 :

 

Quand m’accable par trop le spleen décourageant,
Je retourne tout seul, à l’heure du couchant,
Dans ce quartier paisible où me menait mon père...
Je songe à ce qu’il fit, cet homme de devoir...
Et je sens remonter à mes lèvres surprises
Les prières qu’il m’a, dans mon enfance, apprises...
Et de nouveau je veux aimer, espérer, croire...
Excusez, j’oubliais que je conte une histoire ;
Mais en parlant de moi, lecteurs, j’en fais l’aveu,
Je parle d’Olivier qui me ressemble un peu.

 

En vérité, dans Olivier, le corrompu qui aspire à l’idéale pureté, on reconnaît un jeune frère de ce Rolla dont le blasphème était une prière. Au fond des cryptes de leur mémoire, on voit toujours debout, l’image de la Madone immaculée « luire en sa châsse ardente, avec sa chape d’or ». Olivier lutte contre des scrupules qui sont, par excellence, religieux ; visiblement, pour lui, l’amour est empoisonné aux sources ; c’est le péché d’origine ; et ce débauché, assoiffé de Dieu, ne sera plus régénéré que par la douce absolution du prêtre, dans le secret du confessionnal où le pécheur se frappe la poitrine en sanglotant... Comment est-il possible que l’École réaliste, invoquant la vérité de couleurs qui distingue les descriptions de Coppée, ait revendiqué un seul instant comme l’un des siens ce pur spiritualiste !

On n’en finirait pas de rechercher et de retrouver, dans son œuvre poétique, le signe dont est marqué, par sa religion, l’auteur du Pater.

Son œuvre en prose, à ce point de vue, n’est pas moins significative. Avec quelle ardeur, dans son discours de réception à l’Académie, ne s’indigne-t-il pas en rappelant qu’on a pu accuser de panthéisme M. Victor de Laprade ! — « Jamais, s’écrie-t-il, jamais dans ses plus complètes extases, dans les heures où il unit le plus intimement son âme à l’univers, il n’a oublié Celui qui en est l’auteur ! » Coppée, quelque temps, poursuit sur ce ton, et la défense est si vive que Victor Cherbuliez réplique avec une aimable impatience : — « Quand il aurait été un peu panthéiste en sa jeunesse, je n’y verrais pas grand mal ! Lucrèce ne croyait qu’aux atomes, Goethe ne croyait pas au Dieu personnel, et il est presque impossible de savoir ce que Shakespeare croyait. La grande poésie n’est prisonnière d’aucune église, d’aucune école. » Ce dernier trait eût été des plus piquants, si notre Coppée n’eût pas été à la fois un esprit très religieux et de très large compréhension, comme en témoigne son œuvre tout entière. Ses poèmes, ses nouvelles, son roman si plein de pitié : Le Coupable ; ses beaux discours dur les aveugles : les quatre volumes intitulés Mon franc parler, nous révèlent la simple évolution d’une âme naturellement religieuse, qui, aux derniers jours de la vie, ne fera que tenir, en toute liberté, la promesse des heures premières. Il est intéressant d’y insister, et il n’y a pas d’indiscrétion à le faire, parce que notre poète a lui-même parlé tant de fois de ce qu’on a improprement appelé sa conversion, qu’elle en était devenue quelque chose comme un événement parisien.

Qu’en aucun temps il n’ait été le captif d’une doctrine étroite, il est aisé de s’en convaincre. À la veille du jour où il allait se proclamer soldat du Christ, le sentiment chrétien était en lui assez profond déjà, assez actif, pour faire glisser ce monarchiste, par la pente de la charité, à des affirmations socialistes, voire un peu anarchiques. Écoutez-le, c’est bien lui qui parle : « Nous maintenons, dit-il, le droit du plus riche ? Il ne vaut pas mieux que le droit du plus fort. » Et ailleurs : « J’en suis désolé pour ceux qui font de la propriété la troisième personne d’une trinité dont les deux premières sont la religion et la famille ; mais elle n’est pas impérissable et sainte... » Ainsi pense le Coppée de 1894, et il faut bien que ce soient là des audaces, — puisqu’il est nécessaire d’ajouter qu’elles sont essentiellement chrétiennes, et celles mêmes de Bourdaloue prêchant devant S. M. Louis XIV. Coppée s’écrie encore : « L’âme a des ailes, elle peut s’élever au-dessus des dogmes et des cultes, dans une sereine région où lui apparaissent une justice et une vérité supérieures. » Là-dessus, — on ne s’y attendait guère, — il patronne l’impôt sur le revenu, prône l’union de toutes les Églises, et l’on dirait d’une réplique souriante aux impatiences de M. Victor Cherbuliez.

Si ce sont là des hérésies, elles sont d’un brave homme que Dieu n’aura pas le courage de damner ; mais voici La Bonne Souffrance, et le poète sent remonter à ses lèvres la simple prière que lui apprit sa mère dans son berceau.

Il avait été sceptique sans réflexion, à la manière d’un boulevardier ; il se retrouva croyant sans discussion, comme il convient. Sa foi première avait sommeillé en lui telle qu’elle lui avait été transmise. Vieillissant, il la sentit se réveiller avec tous les autres souvenirs d’enfance, les plus doux et les plus lointains, que la mort bienfaitrice rapporte à la vie qui s’en va...

Logique est cette fin du poète, comme il est tout simple que, — dans un siècle où l’on est si prompt à l’invective féroce et inconsidérée, — sa sincérité, la noblesse de ses aspirations de Français, la largeur de ses sentiments de chrétien, la générosité de son cœur d’homme, son caractère enfin, aient détourné de lui la rancune des partis qu’il a le plus vivement combattus. Il est de ceux dont la bonne foi est si limpide, que devant eux la haine désarme. Il pouvait avoir des adversaires, il ne peut pas avoir d’ennemis, celui qui a dit, dans un vers où l’énergie du patriote est comme voilée de tendresse humaine :

La bonté, c’est le fond de toute âme française.

 

Certes, il savait que, s’ils veulent assurer leur triomphe, les principes de bonté doivent parfois se défendre avec une rigueur qui parait être leur propre négation ; et il se méfiait du rêve humanitaire : il en a dénoncé le péril. Pour lui, cependant, la France, étant chrétienne et catholique, était nécessairement de charité universelle. Par là, sa pensée religieuse rejoignait, dans l’idéal, la pitié philosophique, qui se souvient de s’être trempée aux sources évangéliques. Et c’est ainsi que notre France à tous, c’est celle de Jeanne d’Arc, l’héroïne au grand cœur qui, vaincue ou victorieuse, pleure sur tous les blessés et sur tous les morts.

 

Messieurs,

Il y a trois ans à peine, il fut donné à quelques écrivains, philosophes, romanciers, poètes, d’assister à un bien touchant spectacle. Ce fut le jour où, François Coppée à notre tête, nous allâmes offrir à Sully Prudhomme une médaille commémorative du vingt-cinquième anniversaire de son élection à l’Académie française.

Sans avoir jamais suivi Coppée en disciple, ni même l’avoir vu souvent, je l’ai toujours admiré, toujours aimé et je crois l’avoir compris. Avec Sully Prudhomme, pour qui je n’avais point de secret, je suis resté pendant plus de quarante années en rapport d’étroite amitié, en conformité absolue de sentiments et d’idées.

Coppée et Sully Prudhomme étaient les poètes les plus brillants du Parnasse. Ainsi ce Parnasse qui, disait-on, avait été le piédestal des Impassibles, a eu pour gloires dominantes deux hommes qui, par des moyens différents, sont des créateurs d’émotions, l’un en de beaux récits, en d’admirables drames impersonnels, l’autre en des stances où se révèle la plus noble vie intérieure.

L’originalité de Coppée fut de prêter à d’humbles existences et à leurs douleurs muettes l’expression d’un art accompli. L’originalité de Sully Prudhomme fut de découvrir, dans l’ancien domaine des rêveries vagues, d’y définir et d’y nommer la cause et le sens des plus subtiles impressions de notre âme repliée sur elle-même. Dans ses stances, la pensée précise s’accompagne toujours d’une atmosphère de songerie délicieuse. Il a inventé une analyse qui ne détruit pas le charme de l’objet qu’elle étudie. Bien nouveaux tous les deux, bien modernes, chacun à sa façon, Coppée en donnant droit de cité, dans notre poésie nationale, au portrait moral et physique d’humbles Français de divers états ; Sully Prudhomme en notant avec minutie les gammes et les nuances d’une psychologie chantante, en créant, dirai-je, l’analyse rêveuse, et en mettant aux mains de la science contemporaine la lyre même de Lucrèce.

La médaille commémorative que nous apportions à Sully Prudhomme, c’est Coppée qui, en notre nom à tous, avait mission de la lui offrir.

Les deux poètes étaient tous deux à la veille de leur mort. Nous le savions et ils ne l’ignoraient pas et ce fut, sous nos yeux attentifs, une entrevue pathétique.

À eux deux, ils représentaient alors les plus hautes émotions de l’âme humaine, les plus heureuses et les plus poignantes : l’un, la foi confiante qui se repose en son Dieu ; l’autre, la recherche obstinée qui se heurte à l’inconnaissable ; la première plus enviable, puisqu’elle est donnée par Celui qu’elle affirme et puisqu’elle est, à l’heure des pires agonies, le grand appui, la consolation sans égale ; la seconde humainement plus admirable peut-être, si le mourant, dont elle accroît la détresse, montre la même sérénité à supporter sans secours les maux sans rémission.

Pour écouter notre orateur, sur lequel il fixait ses beaux yeux où rêvait son âme déjà lointaine, Sully Prudhomme dut rester assis, en son habituelle attitude de penseur lassé. Coppée, en évoquant l’époque de leurs premières ardeurs littéraires, eut, une fois encore, dans ses yeux clairs au regard droit, une flamme de jeunesse ; et, pour affirmer son admiration à l’auteur des Vaines Tendresses, il retrouva quelque chose de ses belles énergies de combattant ; mais cette fermeté n’était qu’apparente : on sentait que les deux poètes étaient, l’un par l’autre, également attendris.

Quand ils s’étreignirent enfin, nous eûmes tous quelque peine à maîtriser notre émotion ; et moi, comprenant bien qu’ils ne devaient plus se revoir, je répétais en moi-même ce vers de Sully Prudhomme, où sa forte résignation avoue une inquiétude :

Je m’abandonne en proie aux lois de l’univers...

puis ce vers de Coppée :

Je tâche de finir mon voyage en chrétien...

Qu’importent ces divergences ? Bien au-dessus des vaines querelles dans la région où nos deux poètes avaient placé leur idéal, on ne rencontre que fières pensées et sentiments héroïques, ceux qui deviendront un jour, si la France demeure fidèle à sa mission, le patrimoine de tous les hommes. Et c’est sans doute, ce que veut dire le naïf et charmant Grimoire des Bergers, lorsqu’il nous assure qu’il y a aussi une France là-haut, dans le Ciel :

 

France est le Paradis du Monde,
Va combattre, je te seconde,
Puis tu viendras, je te le dis,
Dans la France du Paradis.