Discours de réception de Jacques Delille

Le 11 juillet 1774

Jacques DELILLE

M. l’abbé Delille, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de la Condamine, y est venu prendre séance le 11 juillet 1774, et a prononcé le discours qui suit :

 

     Messieurs,

     Vous vous rappelez sans doute, et ce spectacle frappa vivement ma première jeunesse, vous vous rappelez ce jour où M. de la Condamine, assis pour la première fois parmi vous, reçut de M. de Buffon des louanges si nobles et si bien méritées. On crut entendre l’interprète même de la nature célébrer celui qui l’avoit observée le plus constamment, et le plus audacieusement interrogée. Et tel est le prix des éloges donnés par un grand homme, que M. de la Condamine se crut payé de quarante ans de travaux et d’études par quelques lignes de son illustre ami.

     Voilà l’Orateur qui mériteroit encore son ombre. Au défaut du génie, je me fonde sur l’intérêt qu’excitera toujours un nom qu’on ne peut prononcer sans réveiller les idées de talens, de courage, d’humanité.

     Je n’irai point chercher dans un sujet étranger à lui des moyens de vous intéresser. Cette ressource, imaginée pour suppléer au peu d’événemens que présente à la curiosité publique la vie de la plupart des gens de lettres, renfermés dans l’ombre de leur cabinet et dans le cercle de leurs études, me devient inutile, par la variété des talens de M. de la Condamine, par l’incroyable activité de son ame, la singularité piquante de son caractère ; et une vie qui suffit à tant de travaux, suffiroit à plusieurs éloges.

     M. de la Condamine entra d’abord dans le service, et s’y distingua par cette intrépidité qu’il signala depuis dans la poursuite de la vérité. De ces jeux sanglans il s’étoit fait un spectacle, dont son avidité naturelle de connoître, augmentoit pour lui le danger. On l’a vu dans un siége, vêtu d’une couleur remarquable, s’avancer pour voir de plus près l’effet d’une batterie de canon, dont il étoit le but, sans s’en apercevoir. Ainsi, l’observateur se montroit déjà dans le guerrier, et peut-être, au lieu de dire qu’il porta dans les Sciences le courage militaire, seroit-il plus vrai de croire qu’il portoit déjà dans l’Art militaire la curiosité courageuse du Philosophe.

     Sa passion dominante fut cette curiosité insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre d’hommes destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que les autres s’efforcent d’arracher à la nature ses productions, travaillent à lui arracher ses secrets. Sans ce puissant aiguillon, elle resteroit pour nous invisible et muette ; car elle ne parle qu’à ceux qui l’appellent ; elle ne se montre qu’à ceux qui cherchent à la pénétrer ; elle ensevelit ses mystères dans des abîmes, les place sur des hauteurs, les plonge dans les ténèbres, les montre sous des faux jours. Et comment parviendroient-ils jusqu’à nous sans la courageuse opiniâtreté d’un petit nombre d’hommes qui, plus impérieusement maîtrisés par les besoins de l’esprit que par ceux du corps, aimeroient mieux renoncer à ses bienfaits que de ne pas les connoître ; ne les saisissent, pour ainsi dire, que par l’intelligence, et ne jouissent que par la pensée ? Cette qualité, dis-je, fut dominante dans M. de la Condamine ; elle lui rendoit tous les objets piquans, tous les livres curieux, tous les hommes intéressans.

     On a prétendu que cette curiosité, précieuse dans le savant, ressembloit quelquefois à l’indiscrétion dans l’homme de société. Mais ces petits torts qu’on remarque dans un homme ordinaire, s’éclipsent dans un homme célèbre, par la considération des avantages que retire la société de ces défauts même, et c’est peut-être le louer encore que d’avouer qu’il porta cette passion à l’excès.

     Pourrai-je le suivre dans ces courses immenses, entreprises à-la-fois par ce désir ardent de s’instruire et par celui d’être utile ? Je le vois d’abord parcourir l’Orient ; on se le représente aisément courant de ruine en ruine, fouillant dans les souterrains, consultant les inscriptions, jamais plus piquantes pour lui que lorsqu’elles étoient plus effacées ; mesurant ces obélisques, ces pompeuses sépultures, qui paroissoient vouloir éterniser à la fois l’orgueil et le néant ; par-tout poursuivant les traces de l’antiquité, qui semble se consoler en ces lieux, de l’ignorance qui l’environne, par le respect des étrangers qu’elle attire.

     La Troade, si fière des vers d’Homère, appela aussi ses regards ; mais il y perdit, avec regret, les magnifiques idées qu’il s’en étoit formées, en voyant un petit ruisseau qui fut jadis le Simoïs, quelques masures égarées dans des broussailles, et il fut obligé de voir en Philosophe ce qu’il auroit voulu ne voir qu’en Poète. Il fit quelque séjour à Constantinople ; mais un homme tel que lui dut être peu content d’un tel séjour ; passionné pour la liberté, il ne pouvoit se plaire dans un pays d’esclaves. Avide de connoître, il dut être peu satisfait d’une ville où sa curiosité éprouva, non sans quelque dépit, qu’il étoit impossible, et même, si j’en crois quelques anecdotes, qu’il étoit dangereux d’y tout voir.

     Mais sa passion favorite ne faisoit que préluder à de plus grandes entreprises ; il étoit fait pour se distinguer de la foule des voyageurs. Parcourir quelques États de l’Europe, connoître l’étiquette de leurs Cours, goûter les délices du beau ciel de la Grèce et les charmes de l’Italie, voilà ce qu’on appelle communément des voyages, et ce que M. de la Condamine nommoit ses promenades. L’Europe, où l’influence du même climat, la société des arts, les nœuds du commerce, sur-tout le désir, plus épidémique que jamais, de copier la France, donnent à toutes les nations un air de famille ; l’Europe devoit être bientôt épuisée par sa dévorante avidité. Le continent même ne pouvoit lui suffire, et l’ambition de connoître dans M. de la Condamine, se trouvoit aussi trop resserrée dans un seul monde. En 1735, il proposa le premier à l’Académie un voyage à l’équateur, pour déterminer, par la mesure de trois degrés du méridien, la figure du globe.

     Sur sa proposition, quatre Académiciens furent nommés pour cette grande entreprise, également glorieuse pour eux, pour leur souverain, et pour M. Le comte de Maurepas, digne bienfaiteur, pendant son ministère, des Sciences et des Arts, qui, par une juste reconnoissance, lui ont embelli le bonheur de la vie privée, et qu’elles viennent de céder de nouveau au besoin de l’État et à l’estime de son maître.

     Ainsi, tandis que MM. de Maupertuis, Clairault, Camus et le Monier alloient pour le même objet braver les frimats du nord, MM. Godin, Bouguers et de la Condamine alloient affronter les ardeurs du midi. Jamais les Souverains n’avoient rien fait de si beau pour l’honneur de la philosophie ; jamais la philosophie n’avoit médité un plus grand effort, et la vérité alloit se trouver poursuivie du pôle à l’équateur.

     Tandis que les collègues de M. de la Condamine se préparoient à supporter les dangers et les fatigues, lui, il se promettoit de nouveaux plaisirs. Combien son cœur tressailloit d’avance de l’espoir de connoître ces contrées, qui, malgré la dégradation, qu’on crut y remarquer dans le moral et même dans le physique des écrivains ingénieux, sont si fécondes en grands et magnifiques spectacles, où les arbres se perdent dans les nues, où les fleuves sont des mers, où les montagnes présentent au voyageur, à mesure qu’il monte ou qu’il descend, toutes les températures de l’air, depuis les ardeurs de la zone torride jusqu’aux frimats de la zone glaciale ; où la nature enfin, échauffée de plus près par le soleil, donne aux oiseaux de plus riches couleurs, aux fruits plus de parfums, aux poissons même plus d’activité ; prodigue à-la-fois ses plus admirables et ses plus funestes productions, et ses plus imposantes beautés et ses plus effrayantes horreurs.

     Mais ce grand spectacle n’étoit que le second objet de M. de la Condamine. La mesure des degrés du méridien réclamoit d’abord tout son zèle. Il seroit difficile de bien peindre, et la grandeur des obstacles, et celle de son courage.

     On peut dire de l’astronomie ce que M. de Fontenelle disoit de la botanique : ce n’est pas une science paresseuse ; voyez de combien d’arts et de connoissances elle marche accompagnée, combien d’instrumens divers elle traîne à sa suite ; condamnée à des attitudes fatigantes, veillant quand tout dort, active quand tout repose, elle semble renoncer aux douceurs du sommeil, à la lumière du jour, et au commerce des hommes.

     Mais si nous plaignons l’astronome dans nos villes, imaginez ce que dut éprouver M. de la Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudroit les couleurs, je ne dis pas de l’éloquence, mais de la poésie même ; et je ne sais si je pourrai me défendre d’employer quelquefois son langage, du moins ici le merveilleux n’a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse, banni par la colère des Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantemens de la Cour de Circé, on peut opposer, sans doute, les travaux réels de M. de la Condamine, s’arrachant aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant ces montagnes inaccessibles jusqu’à lui ; menacé d’un côté par les masses de neige suspendues à leur sommet, de l’autre par la profondeur des précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant de près leur exhalaisons, quelquefois même entendant gronder ces foudres souterrains, et voyant des torrens de soufre sillonner ces neiges antiques que n’avoient point effleurer les feux de l’équateur.

     Cependant, ces redoutables phénomènes irritoient sa curiosité au lieu de l’effrayer ; il sembloit que le génie des sciences veillât sur lui. Tandis qu’il sondoit le volcan du Pitchincha, il vit s’enflammer, à sept lieux de distance, celui du côteau Paxi, sur lequel il observoit quelques jours auparavant ; et peut-être, sans cet éloignement, dont sa curiosité s’indignoit, sans doute entraîné par elle, et trop digne émule de Pline, il lui auroit ressemblé dans sa mort, comme il l’avoit imité dans sa vie.

     À d’incroyables dangers se joignoient d’incroyables fatigues ; mesurer, la toise en main, une base immense ; chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes, les points de ses triangles ; replanter vingt fois sur des monts escarpés des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, tantôt emportés par les ouragans ; passer plusieurs nuits sous des tentes chargées de frimats, quelquefois arrachées par les vents, essuyer la cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et du froid le plus âpre sur les montagnes : voilà qu’elle fut sa vie pendant sept ans entiers.

     Qui le soutenoit donc au milieu de tant de dangers et de travaux ? Il l’avoue lui-même avec cette candeur, la vertu des grands talens et des belles ames. Sur ces monts couverts de glaces, loin des regards des hommes, il songeoit à l’estime de l’Europe, à l’estime plus douce de ses concitoyens, et semblable à ce héros qui, au milieu des périls et des combats s’écrioit : Ô Athéniens ! qu’il m’en coûte pour être loué de vous ! cette douce perspective lui adoucissoit l’éloignement de sa patrie, l’inclémence des saisons, et le poids des fatigues.

     Cependant, tandis qu’il immoloit ainsi sa santé à l’amour des sciences, les habitans de ces lieux le croyoient occupé sur ces montagnes à découvrir de l’or ; et dans quel temps l’ignorance de ces peuples lui faisoit-elle cette injure ? Dans le temps que M. de la Condamine, pour faire subsister ses collègues, dont les fonds étoient épuisés, avoit vendu ses effets ; et, ce qui étoit un plus grand sacrifice, avoit engagé ses instrumens astronomiques, étoit parti pour Lima, avoit traversé les Cordelières du Pérou, franchi quatre cents lieues de chemins impraticables ; et après s’être engagé en son nom, dans la capitale du Pérou, pour une somme de quatre-vingt mille livres, étoit revenu avec les mêmes dangers et les mêmes peines, ranimer, par sa présence et ses secours, le zèle et les travaux de ses collègues : action admirable, où un savant déploya le courage d’un héros, et un particulier la générosité d’un Roi !

     Cet or, qu’il alloit chercher avec tant de peine, quand il étoit nécessaire à ses découvertes, il savoit le dédaigner quand il n’étoit plus ennobli par son usage, et plus encore quand il se trouvoit en concurrence avec son amour pour les sciences.

     Au moment qu’il se préparoit à revoir sa patrie, et à lui porter les vérités qu’il avoit conquises, on lui enlève une cassette, qui renfermoit ses journaux et l’argent destiné pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu’il consent à perdre la somme entière, pourvu qu’on lui rende ses papiers. La condition fut acceptée ; et malgré la perte d’une somme considérable, il crut, en effet, avoir retrouvé son trésor.

     En faisant honneur de cette élévation d’ame au caractère de M. de la Condamine, croyons qu’il en revient quelque gloire aux sciences sublimes, dont il s’occupoit. Sans doute l’esprit, accoutumé à contempler cette foule innombrable de globes, ne revient qu’avec dédain sur les choses terrestres, et ne voit que comme un point ce globe où nous voyons deux mondes.

     Déterminé à repasser en France, il délibéra sur le choix de la route ; on soupçonne bien qu’il dut préférer la plus périlleuse, si elle étoit la plus instructive ; peut-être même eût-il suffi qu’elle fût la plus périlleuse. Il forma le projet de descendre la fameuse rivière des Amazones, qui doit, dit-on, son nom à une société de femmes guerrières, séparées des hommes : société qui doit, grâce à nos mœurs, trouver peu de croyance parmi nous, mais un peu moins invraisemblable dans ces contrées barbares, où les époux font tomber tout le poids des travaux sur un sexe moins fait pour les supporter lui-même, que pour les adoucir aux hommes.

     M. de la Condamine part pour aller s’embarquer sur ce fleuve immense, large de cinquante lieues à son embouchure. Mais combien de traverses avant d’arriver au lieu de son embarquement ! L’imagination se fatigue à suivre des courses qui ne lassèrent pas sa constance. Vous le verriez avec effroi marcher, suspendu par des ponts d’osier, sur des rivières rapides et profondes, suivre sur les montagnes des chemins tracés par le cours des torrens, ou, la hache à la main, se frayer une route à travers des bois épais, côtoyer des précipices, passer le même torrent vingt-deux fois en un jour, à chaque instant prêt à faire naufrage, et dans le danger continuel de sa vie, toujours tremblant pour le Recueil de ses Observations.

     Toutefois, dans le cours de ces voyages pénibles, dont il a fait le tableau le plus intéressant, le lecteur se repose quelquefois agréablement avec lui. On s’arrête avec plaisir dans ce hameau, composé de dix familles indiennes, où, en attendant un radeau, il passe huit jours heureux, sans avoir, dit-il, ni voleurs, ni curieux à craindre : il étoit avec des sauvages. Là, respirant pour la première fois, après tant de fatigues, partageant les plaisirs innocens des Indiens, se baignant avec eux, recevant les fruits de leur chasse et de leur pêche, la liberté, le silence, la solitude, la beauté du lieu, le délassèrent délicieusement de ses travaux et du commerce des hommes. Sachons gré à un homme, fait pour briller chez des peuples polis, d’avoir su se plaire chez un peuple sauvage : l’un suppose la beauté du génie, et l’autre la simplicité des mœurs. Son départ de ces lieux n’est pas moins intéressant que son séjour. Avant de quitter ces innocentes délices, qui avoient reposé son corps, sans ralentir son courage, j’aime à le voir, pour assurer à l’Académie le fruit de ses observations, lui en adresser une extrait qu’il nomma son testament académique ; partir ensuite, escorté de ses fidèles sauvages, qui portoient ses instrumens et ses effets, et s’embarquer sur la rivière des Amazones, exposant plus volontiers sa vie depuis qu’il s’étoit assuré que les sciences perdroient moins à sa mort.

     Je ne vous le peindrai point abandonné au courant de ce fleuve immense ; ici, heurtant contre des rocs escarpés ; là, entraîné par des tourbillons d’eau ; tantôt arrêté par une branche qui traverse son radeau, et suspendu sur les eaux qui décroissent à vue d’œil ; tantôt franchissant le fameux détroit du Pongo, où les eaux, plus rapides et plus profondes, roulant sous la voûte obscure et tortueuse de ses bords rapprochés, avec un mugissement entendu de plusieurs lieues, lancèrent son radeau comme un trait à travers les saillies des arbres et les pointes menaçantes des rochers.

     Je ne vous le représenterai point, après un trajet de cinq cents lieues sur la rivière des Amazones, s’enfonçant dans la rivière du Para, large de trois lieues, échouant contre un banc de vase, obligé d’attendre sept jours les grandes marées, remis à flot par une vague lus terrible que celle qui l’avoit fait échouer, et sauvé par où il devoit périr. Je ne vous peindrai point les tempêtes qu’il essuya, les nations inconnues qu’il traversa, tous les dangers enfin menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au milieu de ces déserts, avec trois Indiens maîtres de sa vie, tenoit tout-à-tour le baromètre, la sonde et la boussole.

     Il faut l’avouer, en lisant ces récits dans ses Mémoires, on est quelquefois tenté d’oublier ses peines pour envier ses plaisirs. Il ignoroit du moins l’ennui, le fléau de ces voyageurs, qui tristement emprisonnés, déplacés sans mouvement, parcourant les lieux sans les voir, après quelques mois du plus stérile voyage, ne ressentent pas même le plaisir d’arriver. Les tableaux variés qu’offroient à ses yeux les fleuves et leurs bords ; là des animaux inconnus, ici des plantes nouvelles, tantôt des peuples également bizarres dans leurs parures et dans leurs mœurs, tantôt les débris de ces nations, jadis si florissantes, épars dans des déserts qui furent des Empires ; enfin, tant d’objets nouveaux, exposés en silence à ses yeux dans ces immenses solitudes où la Philosophie voyageoit pour la première fois : tout payoit un tribut à sa curiosité, et comme ces vastes fleuves sur lesquels il voguoit, recevoient à chaque instant des fleuves qui grossissoient leur cours, ainsi dans une navigation de douze cents lieues, sembloit s’accroître incessamment le trésor de ses idées et de ses connoissances.

     Ô vous, qui voulez faire fleurir les sciences dans vos États, voilà les voyages dignes de votre protection ; et vous qui prétendez à instruire les hommes, voilà les voyages féconds qui sont dignes de votre courage ! Pourquoi vous pressez-vous d’arranger le monde avant de l’avoir connu, et de mettre l’incertitude et le hasard de vos opinions entre vous et la vérité ? Quittez les contrées déjà moissonnées par la philosophie ; il est encore, il est quelques régions intactes. Là, vous attend un fond inépuisable d’observations nouvelles ; là, vous verrez l’homme et la terre, moitié cultivés, moitié sauvages, luttant contre vos institutions et vos arts, offrir à vos yeux l’intéressant contraste de la nature brute et inculte, et de la nature perfectionnée ou corrompue ; hâtez-vous : déjà son ancien empire est de plus en plus resserré par les conquêtes des Arts ; déjà son image primitive s’efface de toute part : encore quelque temps, et ce grand spectacle est à jamais perdu.

     Tels furent les voyages de M. de la Condamine ; et je ne crois pas exagérer, en assurant qu’ils manquèrent à Locke et à Descartes ; car pour Newton, les vérités que d’autres allèrent chercher si loin, je ne parle que des vérités physiques, il les avoit devinées dans son cabinet.

     Arrivé à Cayenne, M. de la Condamine attendit un vaisseau pour retourner en France : il y étoit arrivé malade, languissant et portant déjà le germe de plusieurs infirmités. Ici, Messieurs, arrêtons-nous un instant avec lui, et peignons-nous, s’il est possible, ce qui se passoit dans son cœur ; depuis dix ans gravissant sur des montagnes, jeté dans les déserts, errant sur les eaux ; depuis dix ans il est éloigné de tout ce qu’il aime ; tant que l’activité de ses travaux, l’enthousiasme de sa grande entreprise, avoit distrait son cœur, mille sentimens, toujours chers, étoient restés, pour ainsi dire, suspendus dans son ame ; mais lorsque ses travaux furent achevés, lorsque ses yeux si long-temps occupés à observer la nature, se tournèrent vers la France, alors son ame entière reprit son cours ; alors le souvenir de ses amis, celui de ses parens, l’ineffaçable amour de la patrie, que sais-je, le désir de jouir de sa gloire, dont jamais on ne jouit si doucement que parmi les siens, tous ces sentimens se réveillèrent à-la-fois dans son cœur, et les vents et les flots amenoient trop lentement, au gré de son impatience, le vaisseau qui devoit enfin le rendre à sa patrie.

     Après ce grand voyage, il sembloit qu’aucun lieu du monde ne pouvoit plus exciter sa curiosité ; mais il n’avoit pas vu l’Italie ; il n’avoit pas vu Rome : et qui peut se flatter de connoître le monde, sans avoir vu cette ville à jamais intéressante par ses victoires, par ses désastres, par sa magnificence, par ses débris ; le dépôt des arts antiques, le berceau des arts naissans ; autrefois dominatrice du monde par les armes, aujourd’hui par la religion, et qui eut, en effet, le droit de se nommer la ville éternelle ?

     Il y fut reçu, avec distinction, par le Pape Benoît XIV, dont la gaieté franche, la douce affabilité sembloient solliciter l’oubli de son rang, parce qu’il sentoit que sa véritable grandeur en étoit indépendante, l’ami des étrangers, le premier objet de leur curiosité et de leur admiration dans Rome ; l’ami sur-tout des François, estimé des Anglois même, qui ont placé son buste dans le Museum de Londres, où il semble triompher des préjugés de la haine nationale ; qui enfin, par ses vertus et ses lumières, faisoit la gloire de Rome moderne, et eût été digne de l’ancienne. Il accorda à M. de la Condamine ce qu’il pouvoit lui accorder de plus doux et de plus flatteur, son portrait, et une dispense pour épouser sa nièce. Sensible à ces bontés, M. de la Condamine le lui témoigna avec cette impétuosité franche et familière, dont les souverains vraiment respectables, sont plus flattés que du respect, et qui n’ôte quelque chose au rang que pour le rendre à la personne.

     Il n’eût pas été content de lui-même, s’il n’eût vu à Rome que ce que les autres avoient vu avant lui. Il fit des recherches très-heureuses sur les mesures anciennes qui ont si long-temps exercé nos savans ; l’académie des sciences travailloit pour l’académie des belles-lettres. Cette variété de goûts et de connoissances, étoit peut-être ce qui distinguoit le plus M. de la Condamine de la foule des voyageurs. La plupart n’aiment et ne voient que leur objet favori. Le botaniste ne cherche que des plantes ; le géographe, que des positions de villes ; l’antiquaire, que des inscriptions ; M. de la Condamine aimoit et voyoit tout.

     Ce mérite se remarque sur-tout dans son voyage d’Italie ; le pays du monde peut-être le plus fécond en tout genre d’observations ; fait pour plaire au peintre par les chef-d’œuvres de l’art, et le pittoresque des sites ; à l’architecte, par les monumens antiques ; au naturaliste, par la variété des productions ; sur-tout à l’homme de lettres, qui trouvant par-tout l’image des grands hommes, dont les écrits ont instruit son enfance, parcourant des lieux dont les noms l’ont frappé au sortir du berceau, croit voir par-tout les traits de ses maîtres, et voyager dans sa patrie.

     Ce qui, dans ces lieux, attira la plus son attention, fut le volcan du Vésuve, qu’il a décrit en prose, comme Virgile a peint l’Ethna en vers. Après ce qu’il avoit vu en Amérique, le Vésuve ne pouvoit l’étonner ; mais ce volcan avoit englouti des villes célèbres ; il avoit dévoré les monumens des arts ; il avoit fait périr un des plus beaux génies de Rome, et cela seul le rendit plus intéressant pour sa curiosité, que tous ceux du nouveau monde.

     Je ne dirai rien de son voyage d’Angleterre, qu’il n’a point oublié. On se figure d’abord que l’homme, peut être le plus singulier de la France, dut fort se plaire chez le peuple le plus singulier de l’Europe. Et en effet, il y avoit quelqu’analogie entre cet homme et ce peuple ; mais elle fut altérée par un événement peu considérable en lui-même, à qui cependant le nom, et sur-tout le caractère de M. de la Condamine donnèrent de l’importance. Il eut à se plaindre d’une petite injustice, dont il n’obtint point de réparation, par une suite de la tolérance qui règne dans la police de Londres. Un police trop vigoureuse effaroucheroit la liberté ombrageuse de ce peuple, si jaloux et si digne de son indépendance. Ce grand principe exposé en si beaux vers par un de leurs grands poètes, qu’il est des maux qui sont des biens, et que les inconvéniens particuliers sont l’avantage commun, leur paroît aussi vrai dans l’économie politique, que dans l’économie du monde ; et certains désordres y sont presque tolérés par la sagesse de la législation, comme ils sont proscrits ailleurs par la sagesse de la police. M. de la Condamine ne voulut point entrer dans ces grandes vues ; irrité de n’avoir pas obtenu justice, il fit, dans les papiers publics, un appel à la nation ; et chez le peuple qui respecte le plus le pouvoir des lois et le droit de l’homme, il regretta les déserts et les sauvages.

     Telle étoit sur lui l’impression de l’injustice apparente ou réelle ; et ce n’étoit point chez lui l’effet d’un amour-propre révolté, c’étoit l’amour profond de l’équité naturelle.

     Ce sentiment étoit fortement imprimé dans son cœur, et lui a dicté des actions à jamais honorables à sa mémoire. Dans son voyage du Levant, plutôt que de livrer au Cadi de Baffa un dépôt d’argent qui lui avoit été confié, on le vit se défendre contre soixante hommes, braver les coups de fusil, le canon même, enfin traîné devant le Cadi, lui en imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses menaces ; en un mot, faire respecter les droits de la propriété dans le pays des usurpations, et ceux de la liberté dans le séjour de l’esclavage.

     Qui peut lire, sans attendrissement, ce qu’il fit dans le nouveau monde, pour la mémoire du malheureux Seniergues, massacré par une populace ameutée contre les françois ? L’image de cet infortuné, compagnon de ses voyages, de ses dangers, égorgé à ses yeux, égorgé dans une fête publique, à la veille d’un établissement avantageux, lui étoit toujours présente : elle le poursuivoit sur ces rochers, théâtre de ses travaux, comme le remords auroit dût poursuivre le coupable ; il n’en descendoit que pour demander justice au nom de ses manes ; il quittoit ses bases, ses triangles, ses méridiennes, pour éclairer par des mémoires, pour exciter par des sollicitations, des juges prévenus ou timides. Pendant trois ans entiers il ne se lassa point de demander vengeance. Voilà de ces traits d’humanité, d’enthousiasme, d’oubli de soi-même, qu’on ne peut trop répéter dans ce siècle du vil intérêt, où les ames desséchées, privées de cette surabondance de sentimens qui embrassent la société et l’avenir, aveugles à la beauté sévère de la vertu, sourdes à la voix lointaine de la postérité, n’écoutant enfin que l’intérêt du lieu, du moment, de la personne, sont assez malheureuses pour ignorer le plaisir des privations, et la jouissance des sacrifices.

     Mais où M. de la Condamine déploya à-la-fois l’homme sensible, l’homme éloquent et l’excellent citoyen, c’est dans la défense de cette méthode, source de tant de débats, qui se vante de prévenir un mal affreux par ce mal lui-même. Jamais, sans doute, l’éloquence ne traita un sujet plus intéressant : la mère tremblante pour un fils adoré, le mari idolâtre de sa jeune épouse, celle-ci jalouse de conserver ses charmes et le cœur de son époux ; enfin, les deux sexes animés, l’un par l’intérêt de la beauté, l’autre par celui de la vie ; voilà pour qui et devant qui plaidoit M. de la Condamine ; il sembloit que l’amour de l’humanité élevât son génie et son courage. Il lui falloit combattre à-la-fois les médecins, les moralistes, la voix du préjugé, la voix même du sang et de la nature. Il employoit tout-à-tour la force du raisonnement et l’arme du ridicule : c’étoit Cicéron ou Démosthène plaidant la cause non plus d’un particulier, mais celle du genre humain. À la force de l’éloquence il joignoit l’activité des démarches ; et enfin, pour pousser à bout ses adversaires, il offrit de se faire inoculer lui-même. Peu de philosophes hasarderoient de pareilles preuves de leurs opinions1.

     Ce ne seroit point à moi à prononcer sur cette grande question. S’il étoit possible qu’elle fût encore un problème, je remarquerois seulement que l’inoculation a pour elle deux grandes autorités, la Circassie et l’Angleterre, je veux dire le pays de la philosophie et celui de la beauté. On citera sans doute un jour le suffrage des François, quand elle aura cessé d’être chez eux une nouveauté. Car on sait que la mode nous gouverne, même sur ce qui intéresse la vie ; et le peuple le plus éclairé de l’Europe a été un des plus lents à adopter une pratique connue dès long-temps chez des peuples presque barbares.

     Quel pays cependant a été plus souvent et plus cruellement averti de son utilité ? Dans quel lieu ce mal horrible a-t-il frappé un plus grand nombre d’illustres victimes ? Comme si les François devoient être punis dans ce qu’ils ont de plus cher, d’avoir adopté si tard une méthode utile ; ou comme s’il eût fallu chez un peuple imitateur de ses maîtres, que des coups multipliés forçassent enfin les chefs de sa nation à lui donner l’exemple ! Vous gémissez encore, Messieurs, du dernier coup que ce monstre a frappé. Hélas ! quand l’aïeul de Louis le bien-Aimé fut ravi à la France par ce fléau terrible, les François pouvoient-ils prévoir que son petit-fils éprouveroit le même sort ? Ce Prince qui eut l’avantage unique d’avoir fait jouir la France de ce que la victoire a de plus brillant, et de ce que la paix a de plus doux, au milieu des délices d’un règne tranquille, au moment que des alliances heureuses préparoient des espérances à l’État, et des consolations à sa vieillesse, il s’est senti tout-à-coup surpris par ce mal contagieux, jamais plus cruel que lorsqu’il est plus retardé, et qui n’a rien de plus affreux que de repousser les caresses du sang et les embrassemens de la nature. Mais est-il des dangers que redoute la véritable tendresse ? Tandis que l’héritier du trône gémissoit de se voir, par la loi sacrée de l’État, privé des derniers soupirs de son aïeul, nous avons vu trois généreuses Princesses, victimes volontaires, se dévouer aux horreurs de la contagion, pour conserver les jours de leur père, lui prodiguer de leurs royales mains des secours dont la douceur alloit jusqu’au fond de son ame suspendre la violence de la douleur et charmer les angoisses de la mort. Le ciel qui nous a ravi le père, s’est contenté de nous faire trembler sur le sort des enfans, et en gémissant de sa rigueur, nous rendons grâce à sa clémence. M. de la Condamine a été assez heureux pour n’être pas témoin de notre perte et de nos alarmes ; sans doute il auroit comme nous prié le ciel d’épargner à la France ces horribles preuves de son opinion.

     Mais que dis-je, Messieurs ? S’il a échappé à un spectacle douloureux pour un cœur françois, il a perdu la plus brillante époque de sa gloire ; il a perdu son plus beau triomphe. Le chef de l’État, les deux appuis de la couronne, une auguste Princesse, se soumettant à-la-fois à cette méthode si long-temps combattue, dont il fut l’intrépide défenseur : quel moment pour lui s’il eût vécu ! Et ce moment, Messieurs, non-seulement son zèle et ses talens l’ont hâté, mais sa pénétration l’avoit prévu. Vous me saurez gré sans doute de rapporter les termes, j’oserois presque dire, de sa prophétie : « L’inoculation, dit-il, s’établira quelque jour en France. Mais quand arrivera ce jour ? Ce sera peut-être dans le temps funeste d’une catastrophe semblable à celle qui plongea la nation dans le deuil en 1771 ». L’événement, Messieurs, n’a que trop vérifié ses prédictions. Tel est le sort de la plupart de ceux qui écrivent pour le bonheur du genre humain : il faut que leurs leçons, pour faire impression sur les hommes, soient secondées par les dures leçons de l’expérience. Pendant leur vie ils ne jouissent de leurs succès que par un pressentiment consolateur qui avance pour eux l’avenir, et leurs lauriers ne semblent croître que pour orner leur tombeau. Philosophe courageux, si tu n’as pu jouir de l’effet de tes prédictions et de tes travaux, que tes manes du moins jouissent de notre hommage ; chaque fois que cette méthode, consacrée par la plus glorieuse épreuve, conservera un fils à sa mère, conservera la vie et la beauté d’une épouse à son époux ; chaque fois sur-tout que notre jeune Monarque sera béni de son peuple, ton ombre recueillera aussi son tribut de bénédiction et de reconnoissance. Mais pardonne ; dans le moment où ces têtes royales sont livrées à cette épreuve, effrayante pour ceux même qui l’avoient désirée, malgré ta profonde conviction de ses avantages, oui, j’ose l’assurer, toi-même aurois tremblé. Et vous, Princes, notre plus cher espoir, recevez nos justes actions de graces, pour avoir donné un exemple salutaire à la nation, encore plus, pour avoir rassuré sa tendresse alarmée ; c’est être doublement ses bienfaiteurs.

     Quand M. de la Condamine n’auroit eu d’autres titres que ceux que je viens de rappeler, l’Académie françoise s’honoreroit à jamais de voir son nom sur sa liste, mais il avoit des droits plus immédiats à une place dans ce corps illustre.

     Il fut un de ceux qui embellirent les sciences par les charmes du style, genre de mérite dont M. de Fontenelle avoit donné l’exemple. À l’exception de Descartes et de Mallebranche, qui avoient écrit sur les sciences avec plus d’imagination que de grace, la plupart de ses prédécesseurs les avoit hérissées d’un style barbare ; ils s’étoient, pour ainsi dire, placés à l’entrée de leur temple, comme pour effrayer ceux qui voudroient en approcher ; c’étoient des dragons qui gardoient les pommes d’or. M. de Fontenelle les humanisa, leur donna un air de popularité noble ; leur sanctuaire fut ouvert sans être profané, et bien différens des mystères de la théologie payenne, qui perdoient les hommages du public dès qu’ils étoient divulgués, leurs mystères exposés aux yeux des hommes, ne firent qu’acquérir de plus nombreux et de plus respectueux adorateurs.

     Aussi ce philosophe aimable fut-il un des premiers que l’Académie françoise disputa à l’Académie des sciences. Plusieurs autres ont eu depuis le même honneur ; et comme autrefois la capitale du monde adoptoit des citoyens dans toutes les parties de l’univers, ainsi, Messieurs, vous vous faites gloire de choisir dans toutes les sociétés littéraires, les ornemens de la vôtre. Sur votre liste, on lit encore les noms de deux hommes célèbres, également honorés de votre adoption. L’un, après avoir sondé les profondeurs de la nature par la pénétration de son génie, en a égalé l’abondance par la richesse de son style, et la magnificence, par la pompe de ses images ; l’autre, descendu des hauteurs de la géométrie, a déployé à nos yeux la marche et l’enchaînement des sciences, avec une éloquence digne d’elles, et avant lui, presqu’inconnue d’elles ; et dans ses pensées, dans son style, a joint le courage et la précision spartiate à l’élégance et à la finesse attique.

     M. de la Condamine mérita d’être doublement leur confrère : ses connoissances étoient vastes, son style avoit de la pureté, de la noblesse, et une sage sobriété d’ornemens : il cultiva même la poésie, cet art enchanteur, dont la séduction a de tout temps dérobé quelques momens aux plus grands philosophes, à Platon, parmi les anciens ; à Leibnitz, parmi les modernes ; ici même, quelque temps avant sa mort, le public entendant des vers de sa composition, lui donna avec un plaisir mêlé de regrets, des applaudissemens qu’il étoit, doublement malheureux de ne pouvoir entendre, mais dont l’amitié l’avertissoit, et qui, perdus pour ses oreilles, ne l’étoient pas pour son cœur. Dans la société il laissoit échapper des vers aimables, dont la gaieté, la facilité doivent désarmer la critique, sur-tout quand ils ne s’annoncent que comme les délassemens d’occupations plus importantes. Lorsque dans une riche et fertile moisson, on rencontre quelques fleurs, on n’exige pas qu’elles aient les couleurs ni les parfums de celles qu’on cultive dans nos parterres.

     Ses derniers jours payèrent par différentes infirmités les travaux de ses premières années. Celle qu’il souffroit le plus impatiemment étoit sa surdité, parce qu’elle contrarioit sa passion favorite. Ceux qui savoient la cause de son état ne pouvoient le voir sans un sentiment de respect. J’ai vu moi-même, Messieurs, quelque temps avant sa mort, ce philosophe, victime de son zèle pour les sciences, avec cette sorte de vénération qu’inspire la vue de ces guerriers mutilés au service de l’État.

     Cependant la source de ses infirmités en étoit le dédommagement. Dans l’honorable repos de sa vieillesse il revoyoit en esprit cette riche variété d’objets qu’il avoit vue des yeux.

     Mais sa plus douce consolation, c’étoit l’attachement de sa digne épouse : si jamais l’hymen est respectable, c’est sur-tout lorsqu’une femme jeune adoucit à son époux les derniers jours d’une vie immolée au bien public. La sienne aimoit en lui un mari vertueux, elle respectoit un citoyen utile. Cette impétuosité inquiète, qui dans M. de la Condamine ressembloit quelquefois à l’humeur, loin de rebuter sa tendresse, la rendoit plus ingénieuse. Elle le consoloit des maux du corps, des peines de l’esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses ennemis et de lui-même ; et ce bonheur qui lui avoit échappé peut-être dans ses courses immenses, il le trouvoit à côté de lui, dans un cœur tendre, qui s’imposoit, par l’amour constant du devoir, ces soins recherchés qu’inspire à peine le sentiment passager de l’amour

     À sa prière, M. de la Condamine avoit commencé d’écrire sa vie. On doit regretter qu’il n’ait pas achevé. Ses récits auroient eu, avec la bonne foi de l’histoire, l’intérêt du roman. Sa vie fut féconde en aventures, qui presque toutes prenoient leur origine dans la trempe singulière de son caractère ; car l’empire du hasard est moins étendu qu’on ne pense, et les événemens extraordinaires ne cherchent guère les ames communes. Pouvoient-ils manquer à un homme qui fut toute sa vie le chevalier et quelquefois le héros de la philosophie et de l’humanité ?

     Le même enthousiasme et la même curiosité qui lui avoient fait si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort : il l’a vue s’approcher, je ne dis pas avec intrépidité, mais j’oserois presque dire avec distraction. Ce n’étoit point l’incrédulité stupide qui cherche à s’étourdir sur ce dernier moment, c’étoit l’inattention d’un homme ardent, dont l’ame se prend et s’attache jusqu’au dernier soupir, à tout ce qui l’environne, qui se hâte de vivre, et dont l’activité n’a fini qu’avec lui.

     Tel je me suis représenté cet homme célèbre, Messieurs, beaucoup mieux peint sans doute par le digne secrétaire de l’Académie des sciences, qui ayant à caractériser dans le même homme, un écrivain et un philosophe, s’en est acquitté en philosophe plein de lumières, et en écrivain éloquent.

     Si notre Héros commun eut des connoissances plus étendues que profondes, s’il eut dans l’esprit plus de cette activité avide qui s’élance vers plusieurs objets, que de cette pénétration patiente qui s’attache jusqu’au bout à l’objet dont elle s’est une fois saisie ; si enfin d’autres ont laissé des découvertes plus sublimes à la philosophie, personne n’a laissé de plus grands exemples aux philosophes.

     Plus je sens vivement son mérite, Messieurs, plus je dois être étonné d’occuper sa place. Sans doute vous avez voulu par cet exemple encourager nos écrivains à puiser dans ces mines fécondes de l’antiquité, que le bel esprit moderne a trop abandonnées. Quels étoient donc ces hommes, qui, après tant de siècles, font encore la réputation de ceux qui les imitent ou les traduisent ? Pope et Dryden en Angleterre, Annibal Caro en Italie, ont dû, l’un à Homère, les autres à Virgile, la plus belle partie de leur gloire. Bien loin au-dessous d’eux, Messieurs, je dois au Prince des Poètes latins, l’hommage de votre choix, et c’est pour mon auteur favori que je m’enorguellis de vos suffrages ; il me servit à les obtenir, vous m’apprendrez à les mériter. Ici se trouvent réunis tous les genres de talens, ici la tragédie et la comédie m’offrent ce qu’il y a de plus touchant dans la peinture des passions, et de plus piquant dans la peinture des mœurs. Ici, la poésie, tantôt peignent avec magnificence les phénomènes des saisons, tantôt descendant avec noblesse à des badinages ingénieux, l’éloquence célébrant dans les temples et les lycées les vertus des grands hommes ; les principes des arts discutés, leurs procédés embellis par le charme des vers ; l’art important d’abréger l’étude des langues, la connoissance profonde des langues anciennes, la nôtre enrichie par vos ouvrages, épurée par le commerce de ce que la Cour a de plus grand par la naissance, de plus aimable par l’esprit ; la morale déguisée sous d’agréables fictions ; l’histoire écrite avec éloquence et sans partialité ; la fable, qui crée par un esclave dans la Grèce, embellie à Rome par un affranchi, se glorifie de devenir, entre les mains d’un des premiers hommes de la Cour, l’instruction des Grands et des Rois : tout semble m’offrir la réalité de ce fabuleux Hélicon, où habitoient toutes les divinités des Arts.

     Et quelles couleurs prendrai-je pour peindre cet homme qui réunit à lui seul tous les genres ; qui, dans la carrière des lettres, après avoir, comme un autre Hercule, épuisé tous les travaux, ne s’est point, comme lui, permis de repos, et ne s’est point prescrit de bornes, dont le génie est également étendu et sublime, qu’on pourroit comparer, par une image gigantesque, s’il ne s’agissoit de lui, à ces montagnes, qui, non contentes de dominer la terre par leur élévation, l’embrassent encore sous différens noms par l’immensité de leur chaîne.

     Au sentiment de l’admiration succède celui de la reconnoissance. Je vois dans cette assemblée des personnes dont l’amitié pour moi remonte jusqu’à mon enfance. J’y distingue ce compatriote chéri, ce panégyriste éloquent des grands hommes, qui le premier m’inspira l’amour de la poésie et le désir d’honorer notre Patrie commune, qui, malgré mes efforts, auroit encore le droit de demander ce que j’ai fait pour elle et pour sa gloire, si, en m’adoptant, Messieurs, vous n’eussiez daigné m’associer à la vôtre.

     Eh ! puis-je contempler la splendeur de ce corps célèbre, sans me rappeler ses illustres Auteurs ? Vous avez pour protecteurs de grands Monarques, pour fondateurs de grands Hommes. C’est ce Roi, véritablement grand en tout, qui illustra ses premières années par ses victoires, et les dernières par sa constance, et à qui il manqueroit peut-être la plus belle partie de sa gloire, s’il n’eût été qu’heureux. C’est ce Séguier qui tempéra, par le charme des lettres, l’auguste sévérité des lois ; c’est ce Richelieu, ce Ministre avide de tout genre de gloire, qui, d’un côté, par une audace sublime, relevoit la timidité rampante de la politique ; de l’autre, ennoblissoit, si je l’ose dire, la jalousie littéraire, ordinairement si basse, en honorant de son envie les palmes de Corneille.

     À ceux qui, confondant les lettres avec l’abus trop réel des lettres, prétendent qu’elles sont dangereuses aux lois, au Gouvernement, à l’autorité royale, vous pouvez donc répondre que vous avez pour auteurs et pour protecteurs un grand Magistrat, un grand Ministre, un grand Roi.

     Et quel nouveau protecteur vient animer vos travaux ? C’est celui de l’État ; c’est ce Roi dont la bonté active a devancé nos espérances, qui a essayé par des bienfaits la douceur de régner. Auguste espoir de la France, jouissez de votre gloire, jouissez du bonheur que vous méritez si bien, de commander à des François. Tant d’autres Princes ont des sujets, et vous avez un peuple, un peuple qui ressent pour ses Rois l’ivresse de l’amour, et l’enthousiasme de la fidélité, qui obéit à la tendresse, qui se laisse gouverner par l’exemple. Entendez-vous ces applaudissemens qui vous reçoivent, qui vous assiégent au sortir de votre palais ? Voyez-vous cette foule qui s’empresse autour de votre char ? Et lorsqu’au milieu de ces cris d’allégresse, ralentissant votre marche, charmé de voir votre peuple, lui prodiguant, sans pouvoir l’en rassasier, le bonheur de vous voir, vous prolongez vos plaisirs mutuels, est-il, fut-il jamais un triomphe que vous puissiez encore envier ? Ces applaudissemens ne sont point un vain bruit : c’est le gage de notre bonheur et de notre gloire. Un Roi avoit chargé un homme de sa Cour de lui rappeler tous les jours ses devoirs ; votre peuple vous le rappèle de la manière la plus touchante, en vous annonçant qu’il vous aime ; ses cris vous disent assez de l’aimer, et votre cœur vous le dit encore mieux. Pourrions-nous craindre les flatteurs ? Mais quand vous n’en seriez pas naturellement l’ennemi, quel charme pourriez-vous trouver à la fausse douceur de l’adulation, après avoir éprouvé la douceur pure de ces acclamations si flatteuses ? Malheur au Souverain, qui, après avoir goûté le plaisir d’être aimé de ses Sujets, peut voir tranquillement les cœurs se refermer pour lui !

     La plus grande partie de ces fidèles Sujets ne peut vous faire entendre les cris de son amour ; mais elle vous envoie le prix de ses sueurs, mais son sang est prêt à couler pour vous. Déjà du milieu de la Capitale s’est répandu dans les provinces, dans les villes, dans les armées, sous les cabanes du pauvre, le bruit des prémices heureuses de votre règne.

     Bien loin de redouter votre jeunesse, nous en tirons d’heureux augures. C’est l’âge où l’ame sensible et tendre s’ouvre à l’amour du beau, et s’épanouit à la vertu. Nous croyons voir ce moment, le plus intéressant de la nature, ce moment de l’aurore, où tout s’éveille, tout se ranime, tout reprend une nouvelle vie. Ce plaisir si touchant de rendre un peuple heureux, vous en savourez mieux la douceur, en le partageant avec votre auguste épouse, qui présente le plus beau spectacle que la terre puisse offrir au ciel, la beauté bienfaisante sur le trône. Combien de fois vos cœurs se sont-ils rencontrés avec délices dans les mêmes projets de bienfaisance ! Couple auguste ! autrefois votre bonté étoit resserrée dans le second rang de l’État ; eh bien, la voilà libre, un vaste empire lui ouvre une immense carrière ! Tous deux à d’heureuses inclinations, vous joignez de grands modèles : la Reine, une mère adorée de ses Sujets ; Vous, un père qui eût été adoré des siens, si le ciel Mais, hélas ! ne r’ouvrons pas la source de nos larmes. Il vous parle, ce père, du fond de son tombeau. " Mon fils, dit-il, fais ce que j’aurois voulu faire, rends heureux ce bon peuple ; je me consolois quelquefois d’être destiné au trône, par l’espérance de lui prouver mon amour, et de mériter le sien ". Vous hériterez aussi de son goût pour les lettres et les Arts, dont la culture suppose toujours un état heureux et florissant ; ce sont des fleurs qui naissent après les fruits. Vous ne pouvez les aimer sans protéger ce corps illustre, qui, pour le louer, par les expressions même de votre auguste épouse, a fait de la langue Françoise la langue de l’Europe. Pour moi, qu’il daigne adopter aujourd’hui, je me félicite à jamais de vous avoir offert le premier ce tribut Académique, et je regarderai toujours cette époque comme la plus glorieuse de ma vie.

 

1. Avant que la méthode de l’inoculation fût accréditée, ceux qui pour l’appuyer d’exemples avoient le courage de s’y soumettre, se dévouoient réellement au bien public. M. le chevalier de Chastellux seul, sans conseil et à la fleur de l’âge, fit le premier sur lui-même cette épreuve redoutable. Il dit à M. de Buffon, témoin de son heureux succès : Je suis sauvé, mon exemple en sauvera bien d’autres.