Discours de réception de Jacques de Tourreil

Le 14 février 1692

Jacques de TOURREIL

Discours prononcé 1e 14. Fevrier 1692. par Mr. DE TOURREIL, lorfqu’il fut reçû à la place de Mr. Le Clerc.

 

MESSIEURS,

QUAND la nouvelle grace dont il vous plaift de m’honorer aujourd’huy recompenferoit en moy tous les talens qu’elle demande, vous ne feriez que couronner vos dons, & vos bienfaits. Vous ne pouvez me défavouër pour voftre éleve, fi vous n’avez oublié ce que je dois à l’ambition que j’ay tousjours eüe de vous plaire. Elle denoüa ma langue en un âge, où la raifon condamne les plus fages au silence, & me tranporta tout à coup dans la carriere, que vous ouvrez de temps en temps aux orateurs. J’y courrus plus d’une fois, l’éloquence que j’avois fucée avidement dans vos ouvrages me fouftint ; & vainqueur contre mon attente je parvins à l’immortelle gloire de gliffer déja mon nom dans vos annales. Mais, le diray-je, MESSIEURS, ce genie que vous formaftes, & qui feconda fi bien mes projets ambitieux m’abandonne, quand j’ay à remplir les devoirs de la plus vive & de la plus jufte reconnoiffance. Je ne reviens pas de l’eftonnement où me jette la nouveauté du fpectacle, je tremble devant mes anciens Juges, & je ne m’accouftume point à me croire en poffeffion de m’affeoir auprés d’eux. Cette timidité heureufement a fon langage, & remercie peut-eftre mieux que la joye éloquente. N’attendez donc de moy, MESSIEURS, que des fentimens, & permettez au cœur d’acquiter l’efprit. Il me refte encore affez de quoy l’occuper pour vous, j’ay à deffendre les fuffrages qui ont comblé mes defirs. Quelle neceffité ? Il faut que je juftifie mes bienfaiteurs, & mon remerciment va fe terminer à leur apologie.

En vain, MESSIEURS, je connois le refpect qu’impriment vos jugemens, & l’étenduë du pouvoir qu’ils ont fur fes opinions. Je ne laiffe pas (tant je deviens delicat fur vos interefts) je ne laiffe pas de craindre, que le public pour la premiere fois ne fe difpenfe de la foufmiffion, dont il fe pique envers vous, & ne murmure en faveur des illuftres concurrens, à qui j’ay honte de me voir preferé. Ne me trompay-je point ? j’entends dire, je me le dis à moy-mefme, qu’ils vous auraient mieux confolez de la perte d’un homme nourri dans la familiarité des Mufes, & vieilli dans le fein des Sciences ; d’un homme qui fceut faire parler noftre langue à ce Poëte, par qui l’Italie moderne ofe difputer d’Enthoufiafme avec l’ancienne, & pour tout dire, MESSIEURS, de voftre Collegue. Vous le regretez encore ; à quoy bon jetter des fleurs fur fon tombeau ? vos regrets feuls immortalifent. Mais plus ils rehauffent l’idée des hommes, que vous perdez, moins on peut fe promettre, que vous en retrouviez qui vous reffemblent. Voftre fageffe, & voftre bonté de concert vous follicitent de vous humanifer quelquefois avec les efprits mediocres. La conjoncture vous a paru favorable. Vous veniez de fignaler la delicateffe de voftre gouft, & la jufteffe de voftre difcernement. Pouviez-vous temperer plus à propos la rigueur de voftre juftice ? J’ay furpris le moment de grace, ce moment où vofte dernier choix vous dédommage abondamment de ce qui manque à celuy-cy. Peut-eftre encore que las de ne porter jamais vos yeux, qu’à cofté de vous, vous avez pris plaifir à les baiffer une fois, au hazard de vous relafcher fur l’aufterité des loix, que voftre fondateur vous prefcrit. A la plus legere idée du fameux Armand, vaftes deffeins, penetration profonde, entreprifes heureufes fe prefentent, & rappellent en noftre mémoire, cette diverfité de refforts qui faifoient mouvoir à fon gré l’Univers ; cette multiplicité de dons excellens qui concourent au deftin des Rois & des Royaumes.

Cependant, MESSIEURS, au milieu d’une vie fi feconde en merveilles brille un jour qui les éternife toutes, ce jour qu’Armand vous donna au monde. Il ne fuffifoit pas d’avoir jetté les fondemens de nos profperitez, il euft manqué encore à l’honneur de la nation des Panegyriftes de fes exploits. Peut-eftre mefme qu’elle n’euft pas pris tant de gouft aux vertus militaires, fi l’on ne leur avoit affuré en vous les garans d’une récompenfe, que les grandes ames ne croyent jamais trop acheter. Nos defcendans du moins fe loueront de la prévoyance qui vous commit le foin de perpetuer les évenemens mémorables, & d’expofer à l’admiration des fiecles à venir les prodiges qui ont ufé la noftre. Ces prodiges fabuleux en apparence, & qui de plus en plus affermiffent noftre bonheur couroient rifque de ne fe tranfmettre à la pofterité, que fur la foy de la renommée, ou de quelques Auteurs épars, fi le Chef des Magiftrats, intereffé au fort des belles actions ne vous avoit redonné un pere en fa perfonne ; s’il n’euft du haut de fon tribunal tendu la main, & ouvert aux Mufes éplorées un azile pour fe reconnoiftre, & pour fe raffembler. C’eft fous ce nouveau génie tutélaire que fa dignité plaçoit aux pieds du Trofne, qu’elles concourent l’efperance de s’en approcher bien-toft, & qu’elles eurent le loifir d’attendre, qu’on les appellaft dans le Temple augufte qu’elles habitent. Ce Temple affeure, il confacre leur repos. Elles y jouïront de la profonde tranquillité qu’elles aiment. Vos doctes, vos paifibles exercices n’interrompront jamais, que par des acclamations de joye & de triomphe.

Que l’envie fremiffe, qu’elle dechaifne les enfers, l’avenir le plus éloigné apprendra par vous, MESSIEURS, qu’elle n’aura redoublé tous fes efforts, que pour les voir brifer avec plus d’éclat contre la fageffe de fon Vainqueur. Je demefle dans cette foule d’intrigues & d’alliances le bras invifible qui nous protége. Ne diroit-on pas, que la providence qui fe joue de la temerité des hommes, & qui fe plaift à la confondre par elle-mefme, verfe à toute heure de mauvais confeils dans l’ame de nos ennemis, & nourrit en eux les folles efperances dont elle a befoin, pour remplir les deftinées d’un Roy tousjours preft à la venger. C’eft d’elle que luy vient l’art de fe frayer au travers des montagnes & des rochers les plus inacceffibles un chemin à de nouvelles conqueftes, & de foudroyer des places que leur fituation fembloit mettre au deffus des foudres[1]. C’eft d’elle qu’il tient fon afcendant fur les obftacles, fon indépendance des faifons, fa fuperiorité fur le nombre, cet efprit de force & de confiance univerfellement répandu dans fes armées, cette longue fuite d’exploits & de fuccés qui l’euffent deïfé dans les fiécles idolatres. Pourquoy la plus reculée de nos frontieres nous coufteroit-elle la moindre inquiétude ? Ne comptons pas nos soldats, repofons-nous fur le veritable Chef qui les guide & qui les anime. Son intrépidité feule m’allarme, & je doute, que les liberalitez inefperées qu’il a fi toft après voftre choix refpandues fur moy, puiffent rien adjoufter dans mon cœur aux tendres fentiments que les perils de cet augufte bienfaiteur ont déja mis à de fi rudes, à de fi frequentes efpreuves. Oui, MESSIEURS, le Maiftre à qui nous avons la gloire d’obeir, ne nous laiffe d’ennemi redoutable, que fon courage. Qu’il ceffe d’expofer fa perfonne facrée, il ne ceffera de vaincre. Sa prudence nous donnera des lauriers, que fa valeur nous vend trop cher. Les projets que medite & concerte cette multitude de Potentats obftinez à partager leurs difgraces, s’évanouiront comme les fantomes que l’imagination égarée enfante & que la raifon deftruit ; comme les vapeurs que l’hyver affemble, & que le printemps diffipe. Politiques, vous murmuraftes contre cette moderation qui fe fit une loy de negliger des conjonctures trop avantageufes, & dedaigna des conquettes trop faciles. Ignorez-vous encore, que les puiffances les plus jaloufes de la France font en poffeffion de la defarmer par leur foibleffe, & que le Heros qui difpofe de la victoire, la fufrend, la precipite, la renvoye, la rappelle, & la fixe comme il luy plaift ? Le beau champ qu’il tient tousjours ouvert à tant de celebres hiftoriens, Orateurs, & Poëtes. Leurs noms redoublent fi bien les fentimens de mon indignité, qu’il s’en faut peu, que je ne laiffe échaper quelque plainte contre voftre condefcendance. Elle m’approche trop de vous. Voftre merite mefure de trop prés les difproportions que l’amour propre avec tous fes artifices n’a jamais pu me cacher. Je donne fans effort, à cette inégalité l’aveu public que j’en fais, feur qu’en peu de temps vous avouerez auffi, MESSIEURS, que dans l’impuiffance d’adopter des collegues dignes de vous, & dans la neceffité de vous les former vous-mefmes, vous avez choifi le difciple le plus fenfible à vos faveurs, le plus fidele à vos loix, le plus attentif à vos exemples.

 

[1] Montmelian p ris peu de temps auparavant.