Discours de réception de Henri Poincaré

Le 28 janvier 1909

Henri POINCARÉ

ACADÉMIE FRANÇAISE
 

M. Henri Poincaré, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Sully Prudhomme, y est venu prendre séance le 28 janvier1909, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

L’usage veut qu’au début de son discours, chaque récipiendaire semble s’étonner d’un honneur qu’il a sollicité, et s’efforce de vous expliquer à quel point vous vous êtes trompés. Cela doit être parfois bien embarrassant ; heureusement, mon cas est plus simple. Je sais que j’ai profité d’une de ces traditions auxquelles vous tenez à demeurer fidèles. Ce sont les mérites des d’Alembert, des Bertrand, des Pasteur qui m’ont ouvert l’accès de votre Compagnie. Je le sais, et tout le monde le sait ; c’est ce qui me dispense d’insister davantage, et me permet d’aborder sans plus de retard cette noble figure que je dois chercher à faire revivre, mission qui m’attire, et dont je me sens écrasé.

En vous parlant de Sully Prudhomme, ce n’est ni par le poète, ni par le philosophe, que je commencerai ; c’est par l’homme ; car c’est lui qui nous fait comprendre à la fois l’un et l’autre.

Pour connaître l’homme, nous n’avons pas seulement le témoignage de ses amis, et ce que tout poète met de son âme dans ses vers, nous possédons un cahier de pensées intimes, qu’il écrivait pour lui-même à l’âge de dix-huit ans, et qu’il n’a pas livrées au public. Dans ce recueil, que lisons-nous ?

« On n’est heureux que par ce qu’on sent, et non par ce qu’on est ; mais on est grand par ce qu’on pense, et point par le bonheur. Vaut-il mieux être heureux que grand ?... Oh ! servez-vous de jouissances, mais non pas d’infortunes. Combien l’homme heureux est inférieur à l’homme qui sait souffrir. Nous tenons à l’honneur de souffrir avec force, comme le soldat tient à la blessure qui lui décore la poitrine. »

Cette profession de foi de sa jeunesse, sa vie ne l’a pas démentie, non que vous deviez vous attendre à des récits retentissants, mais parce que ce même sentiment, toujours en éveil, inspirait sans bruit les moindres actes de toutes ses journées.

D’où venait donc une telle soif de sacrifice ? Chez Sully Prudhomme se trouvait réunies deux facultés qui d’ordinaire s’excluent : une sensibilité exquise et délicate, une puissance de réflexion tenace et perspicace. Isolée, chacune d’elles eût trouvé son équilibre. La réflexion eût fait de lui un bourgeois satisfait ; la sensibilité aveugle se fût endormie dès que se serait éloigné l’objet qui l’aurait blessée. La sensibilité clairvoyante ne connaît pas de repos. Elle cherche toujours et multiplie ainsi les occasions de souffrir. De là des scrupules sans cesse renaissants ; la conscience s’interroge, ne croit jamais avoir assez fait, et ne peut être contentée que par des actions difficiles.

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant ; ce n’était pas là l’ascétisme chrétien, puisqu’il s’agissait de ne pas déchoir, et non d’expier une chute originelle. D’ailleurs, il était sans doute prêt à s’imposer les tâches actives les plus difficiles ; mais, trop avide de sentir et de connaître, trop reconnaissant à la nature d’être belle, il ne songeait pas à repousser les biens qu’elle nous offre. C’est ce qui nous explique ce morceau si curieux qui commence par ces vers :

J’ai deux tentations, fortes également :

Le duvet de la rose et le crin du cilice.

Les hommes trop scrupuleux ont mille sujets de souffrance ; ils sont impropres à l’action ; il est difficile de marcher, quand on a peur d’écraser un puceron ; et ils aspirent à l’action, parce qu’à leurs yeux s’abstenir c’est presque déserter.

Mon fier désespoir n’est peut-être

Qu’une excuse à ne point agir,

Et comme, au fond, je me sens traître,

Un prétexte à n’en point rougir.

Sully Prudhomme prenait tout au sérieux : ses devoirs d’écolier, quand il était enfant, comme, plus tard, ses devoirs d’académicien. Que d’angoisses représentait chaque jugement à rendre, soit dans vos concours, soit au Conseil de l’Ordre de la Légion d’honneur. Il gaspillait un temps, dont il était d’ailleurs si avare, à répondre à des lettres oiseuses, ou à lire tous les manuscrits qu’on lui envoyait. Il se serait fait un scrupule d’éconduire ces importuns qui demandent un conseil, et attendent un éloge. Quel combat alors entre la crainte de blesser et celle de mentir ! Il s’en tirait habilement, avec l’illusion d’avoir tout concilié par l’aménité de la forme.

À cette aménité, il tenait beaucoup ; il se défendait d’être caustique, et cependant il avait un esprit naturel et gai, qui me fait penser à celui de certains saints du christianisme, et qui rendait pour ses amis son commerce plus exquis encore.

Ce conflit entre ses deux natures nous explique bien des traits. Il était le plus généreux des hommes, amis, dans ses générosités mêmes, il ne s’abandonnait pas à on élan naturel, il le dissimulait jusqu’à ce qu’il eût tout pesé. Comme un juge ; il ne se dépensait pas en protestations, et son premier abord pouvait sembler froid.

Qu’était-ce que cette sympathie inquiète qui l’unissait aux hommes et aux choses, et dont il a si bien parlé ?

J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux,

Car j’ai de mes tourments multiplié les causes ;

D’innombrables liens frêles et douloureux

Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.

Ce n’était pas seulement la souffrance presque physique qu’éveille en nous le spectacle de la douleur, c’était, avant tout, la révolte contre l’injustice qui choque ce qu’il y a de plus intellectuel dans notre sensibilité.

Cette lutte intérieure n’était pas sans angoisse ; il nous a peint, dans des vers admirables, ce dialogue tragique entre le cœur qui dit : « Je crois et j’espère », et l’intelligence qui répond : « Prouve. » Et ce combat a commencé dès l’éveil même de sa raison, puisque c’est à quinze ans qu’il écrivait ceci : « Il est bien malheureux, l’homme qui est né poète et philosophe tout ensemble ; il considère les deux faces de toutes choses et pleure ainsi sur le néant de ce qu’il admire. Il est à plaindre aussi, celui qui n’est pas philosophe, car il l’est souvent aux dépens du cœur, la source de nos joies. Mais heureux le poète, si l’illusion n’est pas la pire des misères. »

Sully Prudhomme n’a pas connu son père ; peu de mois après sa naissance, sa mère vit s’évanouir son bonheur qu’elle avait longtemps attendu :

Nous fûmes unis peu d’années

Après de bien longues amours.

Les premières impressions de l’enfant furent des impressions de deuil, et la marque en demeura sur son âme :

Sourdement et sans qu’on y pense

Le noir descend des yeux au cœur.

Depuis son veuvage et jusqu’à sa mort, Mme Sully Prudhomme habita avec une sœur et un frère aîné. Cet oncle fut pour le jeune homme un soutient matériel et moral ; il était peu propre à comprendre ses aspirations poétiques, mais c’était un homme droit, d’un simple et robuste bon sens. Ce sont là les qualités de sa province lyonnaise. C’était sans doute aussi à ses ancêtres lyonnais que Sully devait ses habitudes de réflexion un peu minutieuse. Quant à sa sensibilité, il croyait la tenir de sa mère, âme naïvement religieuse et secrètement idéaliste.

Quand tu m’aimais sans me connaître,

Pâle et déjà ma mère un peu,

Un nuage voguait peut-être

Comme une île blanche au ciel bleu

Tu crias, des ailes, des ailes.

À huit ans il entra comme interne dans un pensionnat. Cet exil précoce lui laissa des souvenirs cruels. Tout le monde se rappelle ce qu’il a dit de ces « sombres écoles », et dès qu’on parle des misères de l’internat, les vers délicieux de la Première solitude chantent dans toutes les mémoires.

Son caractère commençait à s’affirmer. Inquiet de ses devoirs, il était sensible à la moindre réprimande. Un jour, dans la pension d’où on l’envoyait au Lycée Bonaparte, un de ses maîtres lui fit des reproches immérités ; tout ému, il s’enfuit et courut chez sa mère. L’émotion du chef d’institution ne fut pas moindre. Cette moisson de lauriers qu’il avait escomptée allait-elle être compromise ? À cette pensée, toutes ses fibres tressaillirent : il courut chez le fugitif ; à quelles excuses s’abaissa-t-il, je l’ignore, mais les intérêts de la maison furent sauvés.

Déjà l’enfant rêvait de se dévouer, de venger la justice outragée. Un de ses camarades avait été battu par un grand : « Tu dois lui rendre les coups que tu as reçus », lui dit Sully. Le lendemain, tremblant, mais résolu, le pauvre petit marcha droit à l’ennemi. Il attendait, non sans anxiété, les conséquences de son audace, quand il vit son adversaire s’affaisser. C’était Eviradmus, je veux dire Sully, qu’on croyait bien loin et qui surgissait tout à coup. Pour arriver là, il avait dû enfreindre je ne sais combien de règlements scolaires et c’était cela qui lui avait paru difficile, et c’était pourquoi il avait voulu le faire. « Comme il m’aime, disait son camarade, mais ce n’est pas parce qu’il m’aime qu’il a fait cela ; c’est parce que c’est juste. »

Vint l’âge de la bifurcation, car à cette époque notre enseignement secondaire n’était pas encore une fourche à quatre dents. Sully opta pour les Sciences. Ce fut un étonnement mêlé de regrets pour beaucoup des amis de sa famille, surtout pour un vieux magistrat, lettré délicat, qui ne put s’empêcher de lui faire des remontrances. Il avait déjà donné des preuves de talent littéraire, il venait d’écrire pour une comédie de salon un joli prologue en vers ; mais il se rendit aux conseils de son maître de pension.

L’étude des sciences laissa sur son esprit une empreinte profonde ; non seulement il vit s’ouvrir des horizons nouveaux, mais il devint de plus en plus incapable de se contenter de l’à peu près. Cette étude, il la fit sérieusement et avec succès. On sera peut-être étonné d’apprendre qu’il a laissé un volumineux manuscrit sur la philosophie des mathématiques ; on dirait vraiment qu’il cherchait d’avance à justifier ma présence ici dans la mesure du possible.

Il se destinait à l’École Polytechnique, mais il ne subit pas les épreuves, car une ophtalmie l’obligea à interrompre ses études. Renonçant alors à la carrière scientifique, il se retira à Lyon chez des parentes pour se préparer au baccalauréat ès lettres. C’est là, dans un milieu profondément chrétien, qu’il subit une crise ardente de mysticisme, dernier éclair de sa foi expirante.

Cependant il fallait « faire quelque chose ». Grâce à la protection de M. Schneider, il trouva une petite position au Creusot, mais il n’y resta, nous dit-il, que le temps nécessaire pour reconnaître à quel point il s’était fourvoyé. Il revint alors à Paris et commença à travailler chez un notaire. Hélas ! son âme de poète ne devait pas trouver plus de satisfactions dans le notariat que dans l’industrie.

Les clercs de notaire sont, paraît-il, exposés à de singulières mésaventures. Sully Prudhomme fut chargé par son patron d’aller réclamer je ne sais quelle somme à un certain M. Fouet. Ce commerçant, qui ne se doutait guère que son nom aurait un jour l’honneur de retentir sous cette coupole, chercha d’abord à l’éconduire et finit par l’accuser d’escroquerie. Il requit deux agents et le fit mener au commissariat. Là l’innocence fut reconnue et l’accusateur confondu. Le clerc réhabilité put refaire triomphalement un chemin qu’il avait parcouru une première fois sous l’œil soupçonneux de tout un quartier, cependant que M. Fouet, confus de son erreur, ne savait comment la réparer et s’obstinait à offrir un petit verre.

Assidu à ses devoirs professionnels, Sully passait une partie de la nuit à écrire des vers. Quand on l’envoyait en course, il s’acquittait le plus vite de sa mission, pour courir à un café, où il lisait ses poésies à ses amis de la Conférence Labruyère. Inutile d’ajouter que ceux-ci étaient enthousiastes ; ce furent eux qui découvrirent l’oiseau rare, un éditeur. Ce fut l’un d’eux aussi, votre regretté confrère, Gaston Paris, qui sut intéresser Sainte-Beuve au jeune poète. C’est ainsi que parurent les Stances et Poèmes, bientôt salués d’un article élogieux du Critique des Lundis.

Ce succès même prouvait aux moins clairvoyants qu’il ne serait jamais qu’un médiocre tabellion, et à partir de ce moment, sa famille le laissa libre de suivre ses goûts.

Le public fut ravi ; il venait d’entendre des accents nouveaux, et ces accents étaient ceux que la jeune génération attendait depuis longtemps, sans en avoir conscience. La voix qui s’élevait ne ressemblait à aucune de celles qu’on avait connues. Sully Prudhomme est avant tout un psychologue ; ce qu’il aime à peindre, ce ne sont pas les aspects brillamment colorés du moindre matériel, ce sont les demi-teintes de la vie intérieure, les joies et les tristesses de l’âme, et comme la seule âme que nous puissions connaître, c’est la nôtre, son véritable sujet c’est lui-même. C’était déjà celui des romantiques, mais combien de différences que son caractère et son temps suffisent à expliquer !

Ce que les romantiques nous montrent d’eux-mêmes, c’est ce qu’il peut y avoir en eux d’exceptionnel et d’extraordinaire ; le lecteur est ému, mais il est étonné ; il sent dans Sully Prudhomme un ami qu’il peut admirer sans fatigue ; il croit rencontrer une âme semblable à la sienne, quoique plus délicate et plus haute ; ce qu’il y retrouve, ce n’est peut-être pas lui-même tout entier, c’est du moins ce qu’il y a de meilleur en lui.

… Ma vie y sera toute,

La tienne aussi, lecteur…

Nos grandes douleurs commencent par de vives tortures qui se calment peu à peu et s’achèvent en de longues tristesses ; le prisonnier finit par s’accoutumer à l’horreur de sa prison et n’en sent plus que l’ennui.

Je sanglotais alors, je soupire aujourd’hui,

a dit Sully dans le Pardon. Pour lui, il nous parlera des soupirs plus volontiers que des sanglots ; il chantera les timidités du cœur, les lentes souffrances du silence, les douleurs qui se taisent et qui ne guériront pas. Si le déchaînement de la tempête a sa grandeur, on peut préférer la mélancolie apaisée de ces journées grises qui suivent les grands orages et dont la lumière fine et douce est propice aux analyses délicates.

Confiant dans son génie, le poète de 1830 laissait l’imagination vagabonder à l’aise. Chez Sully, la réflexion lui impose un frein ; il observe plus qu’il n’invente ; il a besoin de voir la réalité telle qu’elle est, et il souffrirait de la déformer. Par là aussi il devait plaire à un siècle sur lequel l’esprit de la science positive avait soufflé.

Il différait aussi du poète romantique par sa nature morale ; celui-ci se sentait victime d’une injustice du sort et c’est là ce qui lui arrachait des plaintes éloquentes. Sully tremblait d’être favorisé par quelque privilège immérité et sa conscience en était tourmentée sans trêve.

Et s’il résistait à son imagination, ce n’était pas seulement par une sorte de scrupule scientifique, c’était parce que le monde de la fiction lui semblait trop éloigné de celui où l’homme peut agir utilement et se dévouer. Qu’on se rappelle les vers où il parle de Musset avec tant d’admiration, mais on lui reproche de se désintéresser de l’action et de ne pas être

Amant de l’idéal comme on l’est d’un drapeau.

Il nous a dit ce qu’il devait aux Parnassiens : « C’est chez Leconte de Lisle que j’ai pour la première fois bien compris ce que c’est qu’un vers bien fait. J’appris à cette école que la richesse et la sobriété sont données toutes deux à la fois par la seule justesse. » En résumé il leur a pris quelque chose de leur forme, mais rien d’autre. À leur exemple, il a fait quelques-uns de ces tableaux où un pinceau ferme et précis juxtapose des couleurs fines et éclatantes, et qui font penser aux peintures de Meissonier et de certains Hollandais. Tels sont le Cygne, le Soleil, la Pluie. Mais ce ne furent que des essais ; sa nature l’entraînait ailleurs.

On l’a comparé à Vigny et cette comparaison est juste ; tous deux sont des penseurs en même temps que des poètes ; tous deux ont souffert de l’imperfection de l’univers ; mais tandis que l’aristocrate est d’abord choqué de ce que le monde a de vulgaire, Sully, sur qui a passé le souffle démocratique de son siècle, s’indigne avant tout qu’il soit injuste. Cependant la pensée de Vigny ne paraît pas avoir exercé sur lui une influence directe, et cette ressemblance est fortuite ; elle devait échapper d’ailleurs aux premiers lecteurs qui goûtaient en lui la tendresse plutôt que la profondeur.

Quelles furent les sources de son inspiration ? il nous les a fait connaître lui-même par les titres qu’il a donnés aux quatre parties de son poème des Épreuves : l’Amour, le Doute, le Rêve, l’Action.

L’Amour d’abord, car ce sont les femmes qui de toute temps ont fait chanter les poètes en le faisant pleurer. On sait que Sully eut dans sa jeunesse un roman très simple, mais très tristes, qui lui laissa le cœur brisé ; je n’en veux savoir que ce qu’il nous en a dit lui-même ; il y a des secrets délicats qu’il convient de respecter, et j’aime mieux que ce soit lui qui vous raconte ce qu’il veut qu’on en sache. C’était une enfant encore, sans doute une cousine.

Madame, vous étiez petite,

J’avais douze ans,

Si j’adorais, trop tôt poète,

Vos petits pieds,

Trop tôt belle, vous me courbiez

La tête.

Quand il était éloigné d’elle, exilé dans son lycée, sa passion s’exaltait et il rêvait des dévouements les plus romanesques :

Alors mon idéal suprême

N’était pas l’inouï bonheur

En aimant d’être aimé moi-même,

Mais d’en mourir avec honneur.

Et pourtant ce n’était pas un enfantillage, puisque toute sa vie n’en devait pas effacer le souvenir :

Quand j’y pense aujourd’hui, je redeviens enfant.

Puis vint l’âge où la jeune fille se maria sans avoir compris, et s’éloigna en disant un gentil adieu à son camarade d’enfance, qui avait cru s’être fait comprendre :

Que vous ai-je donc fait pour me sourire encore

Quand vous ne m’aimez pas.

Alors commença le deuil, plus cruel puisque c’était celui d’une vivante.

Peut-être la croyez-vous morte.

Non, le jour où j’ai pris son deuil

Je n’ai vu de loin ni cercueil

Ni drap tendu devant la porte.

Et je la perds toute ma vie

En d’inépuisables adieux.

O morte mal ensevelie,

Ils ne t’ont pas fermé les yeux.

Désormais, la vie lui semble sans objet ; désabusé et méfiant, il ne peut plus connaître que ces bonheurs empoisonnés par le doute, et dont on porte d’avance le deuil, comme de ces enfants qui naissent maladifs et voués à la mort.

Hélas, l’habitude en est prise,

Tu n’as que si tard deviné

Combien le doute martyrise,

Impérissable une fois né !

Ces bonheurs-là, le moindre bruit les effaroucherait et il leur faut presque le silence de la tombe.

Aimons en paix, il fait nuit noire,

La lueur blême du flambeau

Expire, nous pouvons nous croire

Au tombeau.

Toutefois, le souvenir d’un amour même malheureux laisse dans l’âme je ne sais quelle douceur qu’on n’échangerait pas pour l’indifférence de ceux qui n’ont pas connu la douleur.

Adieu, laissez mon cœur dans sa tombe profonde,

Mais ne le plaignez pas, car s’il est mort au monde,

Il a fait son suaire avec un pan du ciel.

Et puis l’image qu’il a gardée restera encore jeune, quand la vieillesse aura flétri la beauté.

Tout l’or de vos cheveux est resté dans mon cœur.

Et c’est pourquoi il ne demande qu’à pardonner :

Que je pardonne à l’âme en souvenir des yeux.

Il pardonne en effet, et c’est elle sans doute que le Faustus du Bonheur retrouve, sous le nom de Stella, transfigurée dans une planète meilleure ; c’est elle qui l’attendra dans l’autre vie :

Et tu m’y souriras la première, peut-être,

O toi qui sans m’aimer as su que je t’aimais.

Nous retrouvons aussi, dans ses vers, les échos de la crise religieuse qui a ébranlé son âme d’adolescent. Il était né dans une famille pieuse, mais la foi naïve et tendre qu’elle lui avait donnée, fut ébranlée de bonne heure par une éducation scientifique qui lui apprenait à se demander sans cesse pourquoi.

Sans doute, il y a des savants qui conservent la foi, mais ils ne sont que savants ; ces espaces grandioses et lumineux qu’ils admirent, ils ne s’indignent pas qu’ils restent indifférents. Le poète avait besoin de sympathie et il s’inquiétait de cette immensité impassible que la science lui montrait. C’est le sentiment qui est si éloquemment exprimé dans le sonnet de la Grande Ourse.

Quand il renonça à ses études scientifiques, il vint à Lyon dans un milieu mystique qui agit sur lui à son insu. Une nuit, il se réveilla tout transformé ; il sentait son âme inondée de lumière, comme une chambre obscure où on a laissé pénétrer soudain le soleil. Les arguments qui avaient assailli sa foi chancelante lui semblaient désormais impuissants ; il n’aurait su dire quel était leur point fable, mais puisqu’il voyait, il ne s’en inquiétait pas plus que le marcheur ne s’inquiète des arguments de Zénon contre la possibilité du mouvement.

Cette crise dura plusieurs mois et il songea un instant à se faire dominicain ; mais, de retour à Paris, le mirage disparut et la lecture de Strauss eut raison de ce qu’il avait encore de fois. Il lui restait cependant la nostalgie des contrées qu’il avait entrevues et que la plupart d’entre nous, incrédules ou voyants tranquilles, ne connaissent que par le livre de William James, comme nous connaissons le centre de l’Afrique par les récits des voyageurs. Que de fois, il regretta la vision évanouie !

Je vous attends, Seigneur ; Seigneur, êtes-vous là ?

J’ai beau joindre les mains, et, le front sur la Bible,

Redire le Credo que ma bouche épelé,

Je ne sens rien du tout devant moi, c’est horrible.

Il n’a pas seulement peint les nuances les plus fines du sentiment, il nous a fait sentir le parfum mélancolique des choses qui font rêver parce qu’elles ont vécu et vieilli. Les choses ont une âme complaisante puisqu’elles ont seulement celle que nous leur prêtons ; celles des hommes, les vraies, nous restent inconnues. Bien souvent notre poète a déploré cette impénétrabilité des âmes qui, se cherchant sans cesse et aspirant à se rejoindre, se heurtent à une inexorable barrière.

Le rêve semble doux, et pourtant il l’eût sans doute conduit au pessimisme le plus amer, à celui qui lui a inspiré le Vœu et la Vie de loin. C’est l’idée de l’action qui l’a sauvé ; il en comprenait la grandeur, bien qu’il fût incapable d’agir.

Il était hanté par le sentiment du devoir social, par la pensée de ceux qui travaillent et qui souffrent, et ce n’était pas seulement par pitié, mais par la crainte de bénéficier tranquillement d’une injustice.

Comme tous les jeunes gens de sa génération, il se laissa séduire par les utopies humanitaires ; déjà il croyait voir les nations réconciliées. Effacée par l’éclat de ce radieux avenir, l’image de la patrie semblait s’obscurcir.

Soudain la foudre éclata ; Paris venait d’être éprouvé par une série de deuils cruels. Sa mère, l’oncle et la tante avec qui il vivait, lui avaient été enlevés en quelques semaines. Tant de coups successifs avaient irrémédiablement ébranlé sa santé ; il s’engagea néanmoins dès le premier jour et il donna à son pays tout ce qu’une âme forte peut obtenir d’un corps débile.

Puis après les heures sombres de la guerre, vint l’heure plus sombre encore de la paix, celle où la France dut se résigner à cette grande douleur, qui nous laisserait deux fois inconsolables, si jamais nos fils semblaient s’en consoler.

Oh ! alors, comme il renie ses erreurs d’autrefois et de quel élan il écrit son poème du Repentir ; comme il aime la France et ceux qui sont morts pour elle :

Si tous les hommes sont mes frères,

Que me sont désormais ceux-là !

Pendant plusieurs années, il ne voulut plus lire un journal. Permettez-moi cependant de signaler une nuance qui nous étonne, nous autres gens de l’Est. Pour lui le souvenir des frères séparés et qui souffrent demeurent au second plan. Ce qui efface tout, c’est l’idée de la patrie abaissée et le regret de la grandeur perdue.

Et pourtant il ne pouvait arriver à haïr. C’est que la patrie n’est pas un simple syndicat d’intérêts, c’et le faisceau des idées généreuses et même des généreuses folies pour lesquelles nos pères ont combattu et souffert, et alors une France haineuse ne serait plus la France.

Voilà pourquoi Sully s’est écrié :

Et plus je suis Français, plus je me sens humain !

Peut-être aujourd’hui croirait-il nécessaire d’ajouter que trahir la France, ce serait trahir l’humanité.

C’est vers l’âge de quarante ans que Sully Prudhomme publia ses poèmes philosophiques. Il ne faudrait pas croire qu’il se fit philosophe en vieillissant, comme d’autres se font ermites. Bien au contraire ; c’est au Creusot qu’il écrivit cette traduction de Lucrèce qui ne fut imprimée que longtemps après.

Du premier coup, il se distingue de ceux qui, avant lui, avaient traité en vers de semblables sujets ; en effet il sait ; sa conscience scrupuleuse ne lui aurait pas permis de parler d’un objet qu’il aurait mal connu ; elle n’aurait pas toléré non plus une expression à demi précise ou à demi exacte.

Comment donc comprenait-il la poésie scientifique d’une part et la poésie philosophique d’autre part ?

La science triomphante doit-elle tuer la poésie ? Sa lumière brutale va-t-elle dessécher cette fleur délicate qui ne prospérerait que sous l’ombre des futaies obscures ? Sully ne le pensait pas. Ce qu’il envie, ce n’est pas l’ignorance naïve des poètes d’autrefois, ce sont au contraire les vastes et lumineux horizons qui s’ouvriront devant ceux de demain.

Poètes à venir, qui sauvez tant de choses.

Si le mystère est nécessaire à la poésie, il n’y a pas à craindre qu’il disparaisse jamais, il ne peut que reculer. Quelque loin que la science pousse ses conquêtes, son domaine sera toujours limité ; c’est tout le long de ses frontières que flotte le mystère, et plus ces frontières seront éloignées, plus elles seront étendues.

Les abîmes de grandeur et de petitesse que le télescope et le microscope nous dévoilent, l’harmonie cachée des lois physiques, la vie toujours renaissante et toujours diverse, voilà des sujets bien dignes de tenter les poètes. Ce ne sont pas ceux que Sully traite de préférence ; ce qu’il admire, c’est l’âme du savant, c’est sa persévérance et son courage.

L’homme n’est pas moins grand quant il donne sa vie pour conquérir la vérité que quand il la risque pour subjuguer une province. Sans doute le savant d’aujourd’hui n’espère plus arracher à la nature son secret d’un seul coup. Il sait que l’œuvre à laquelle il se dévoue est grande, mais il sait aussi qu’il n’en verra pas la fin :

Nous allons conquérir un chiffre seulement.

Qu’importe ? C’est de beaucoup de chiffres, comme celui-là quel a vérité est faite. Pour avoir ce chiffre, les Argonautes du Zénith n’ont pas reculé devant la mort. C’est en vain que la chair frémissante s’effraye, l’esprit est son maître et, pour poursuivre son idéal, il l’entraîne toujours plus haut.

O maître, quel tourment ta volonté m’inflige,

Je succombe. — Plus haut. — Pitié ! — Plus haut, te dis-je.

Et le sable épanché provoque un nouveau bond.

Si la poésie scientifique n’est pour la science qu’une parure, la poésie philosophique peut être un instrument pour le philosophe en quête de la vérité. C’est qu’en effet la réalité que le philosophe aspire à connaître n’est pas celle dont le savant se contente. La réalité, la vraie, celle du philosophe, est constamment vivante, constamment changeante, les diverses parties en sont intimement liées et semblent se pénétrer mutuellement, de sorte qu’on ne saurait les séparer sans les déchirer. Celle du savant n’en est qu’une image ; comme toutes les images elle est immobile et elle est morte ; ou plutôt c’est une mosaïque dont les pierres sont juxtaposées avec art, mais ne sont que juxtaposées. Sans doute cette image peut seule nous permettre de connaître, puisque nous l’avons faite à la mesure de notre entendement.

Mais quand le philosophe l’a contemplée, il demande autre chose. Ce qu’il sent ainsi, comment pourra-t-il l’exprimer ? Les mots de la prose sont comme ceux du langage scientifique ; définis une fois pour toutes, ils ne peuvent représenter que des objets immuables et nettement circonscrits. La poésie a comme la musique le privilège d’éveiller des rêves sans fin. Chaque note isolée laisserait notre âme indifférente ; réunies dans une mélodie, elles deviennent sur nous toutes-puissantes, comme si le rythme et le mouvement de la phrase musicale leur avait donné la vie.

Les mots assemblés dans un vers jouissent de la même mystérieuse vertu. Chacun d’eux n’a plus seulement sa signification propre, il devient capable de suggérer une foule d’images qui se succèdent à l’infini, pareilles à ces ondes que le choc d’une pierre détermine à la surface de l’eau. Toutes ces ondes se mêlent et se pénètrent, comme le font les éléments de la réalité vivante, et c’est ainsi que la poésie philosophique peut nous donner de cette réalité un portrait moins imparfait.

Cette poésie a cependant un défaut qui vient de sa profondeur même. Chaque mot exigerait une longue réflexion ; l’esprit voudrait se laisser entraîner et suivre le poète dans son vol, il souffre d’être à chaque instant arrêté et de retomber à terre. Ce sentiment pénible s’atténue à la seconde lecture, mais c’est seulement quand nous commençons à savoir le morceau par cœur que notre plaisir est sans mélange.

La poésie philosophique a d’anciens titres de noblesse ; nous n’avons pas besoin de remonter jusqu’aux temps un peu brumeux de Parménide ; Lucrèce est plus près de nous, mais qu’il est déjà loin cependant ! Dans ce temps la philosophie était jeune et confiante en elle-même, et, comme les enfants, la moindre lueur suffisait à l’enchanter. Lucrèce a vu que le monde n’obéit pas au caprice des dieux, mais qu’il est gouverné par des lois immuables, par je ne sais quelle harmonie grandiose et aveugle ; la nouveauté de ce spectacle l’émerveille et transfigure à ses yeux la nature ; délivré de mille craintes chimériques, il se sent respirer plus librement.

Chose étrange, pour les hommes éclairés de ce temps, Épicure était un bienfaiteur de l’humanité ; et plus tard, quand le Christ nous a rendu l’immortalité, cela s’est appelé la bonne nouvelle ; et plus tard encore, les philosophes du XVIIIe siècle ont été salués comme des libérateurs.

Plein de reconnaissance pour son maître, Lucrèce veut apporter aux hommes la parole de délivrance ; il part, joyeux et résolu, pour son apostolat ; c’est cette ardeur qui nous émeut et qui fait vibrer ses vers. Aujourd’hui, ce qui rend tragiques les poèmes de notre siècle, c’est l’angoisse de la lutte intérieure et du doute ; ce n’est plus au dehors que les combats se livrent, c’est au-dedans.

Sully nous a dit comment il fut amené à traduire le premier livre de la Nature des Choses : « Cette traduction fut entreprise comme un simple exercice, pour demander au plus robuste et au plus précis des poètes le secret d’assujettir le vers à l’idée. » C’est donc un instrument qu’il voulait se forger, et cet instrument nous a donné les Destins, la Justice et le Bonheur.

Le monde est-il bon ou mauvais ? ou bien les optimistes et les pessimistes ne sont-ils pas dupes d’une commune illusion ? Tel est le problème qu’il se pose dans son premier poème philosophique, les Destins.

Sully Prudhomme nous montre l’esprit du bien et l’esprit du mal étudiant chacun de son côté le plan du monde qu’il veut créer et qu’il veut l’un aussi bon, l’autre aussi mauvais que possible. Mais le bien n’existe que par le contraste du mal, le mal par celui du bien, et les deux plans finissent par être identiques.

Dans une langue bien faite, les adjectifs heureux et malheureux ne devraient avoir ni positif, ni superlatif, mais seulement un comparatif, et peut-être en est-il ainsi de tous les adjectifs.

C’est évidemment en créant l’homme que les deux esprits se sont trompés ; ils auraient pu se tirer d’affaire en lui donnant une autre âme, moins inquiète et moins fière, moins prompte à oublier, à se lasser de tous les biens ou à s’accoutumer à tous les maux. Mais peut-être est-il trop tard pour leur donner un conseil.

Dans le second de ces poèmes, le penseur cherche la Justice. Dans cette nature que l’on dit créée par un Dieu juste, il ne trouve que la lutte sans pitié entre les espèces, entre les États et, dans l’État, entre les citoyens. Partout sur la terre le vainqueur a le mépris du droit. Et dans les autres astres ? Hélas ! les étoiles gagnent sans doute à être vues de loin.

Ce qui demeure, c’est la conscience de l’homme et c’est là que l’idée de justice a son unique asile. Peut-être triomphera-t-elle un jour ; mais l’homme est venu trop tôt, ou trop tard et c’est pour cela qu’il se sent éternellement exilé. C’est la nature cependant qui a fait l’homme ; avait-elle oublié pour un jour son indifférence morale ? ou bien, de même qu’elle avait donné au lion la cruauté utile au carnivore, a-t-elle donné à l’homme la conscience morale nécessaire à la conservation d’une espèce qui doit vivre en société ?

C’est en ce sens que les aspirations de cette conscience sont d’accord avec les secrets desseins de la nature. Le poète se contente de cette explication et, délivré de l’angoisse, il entonne un chant d’allégresse, peut-être prématuré, car le vrai problème, le plus douloureux, n’est pas abordé. Est-il possible de discerner où est la justice ? Peut-on concevoir une justice qui ne soit pas injuste par quelque côté ?

Après la Justice, le poète cherche le Bonheur. Voilà ce que les hommes demandent sans cesse ; voilà ce qu’ils ne peuvent espérer ; les progrès de la civilisation peuvent-ils le leur donner ? On fait croire à l’homme qu’il travaille pour être heureux, et cette illusion est nécessaire, mais c’est une illusion. L’homme ne travaille pas pour être heureux, mais pour être fort, et le plus souvent aux dépens de son bonheur. Autrefois il a quitté la douce vie pastorale pour le dur travail de la terre ; croit-on qu’il renonça sans regret aux longues rêveries dans les vastes espaces ? Mais il l’a bien fallu, puisque les riches cultures nourrissent les gros bataillons. Il a bien fallu plus tard abandonner l’air libre des champs pour l’atmosphère embrasée des usines, puisque l’acier qui donne la puissance exige des fournaises. Si par hasard un peuple préférait le bonheur à la force, ses voisins plus avisés ne tarderaient pas à le lui ravir avec la liberté.

L’homme si misérable sur terre, peut-il espérer le bonheur dans quelque astre lointain ? Pour cela il devrait changer d’âme, il lui faudrait une âme d’ange ou une âme de bête. Qu’on se rappelle les vers des Épaves :

Il n’en pourrait jouir qu’en devenant un autre,

Mais l’être que voilà, qu’en feras-tu, mon Dieu !

Faustus et Stella se retrouvent après leur mort sur une planète heureuse, où l’imagination du poète a accumulé tout ce qu’elle a pu rêver d’harmonie et de beauté. Est-ce là le bonheur ? non, l’homme se sent déchoir s’il cesse de lutter. Il se lasserait vite de cette félicité vide d’action et vide d’émotion. Il y a dans le poème un épisode qui me semble caractéristique. Stella se met à chanter ; sa voix n’est plus terrestre :

Il n’y languit plus de soupir…

Il n’y passe plus de frisson…

Il n’y tinte plus de sanglot…

Mais qu’est-ce donc qu’une musique où il n’y a ni soupir, ni frisson, ni sanglot ?

Sans doute ils s’ennuieraient promptement s’ils n’avaient le souvenir de la Terre ; mais ce souvenir même est un tourment ; là-bas, des malheureux souffrent encore. Les âmes délicates ne sauraient concevoir un paradis à côté duquel il reste un enfer. Ceux qui pourraient s’y plaire et à qui la justice suffit, ne sont pas dignes d’y entrer. Faustus et Stella se décident à retourner sur la Terre ; ils arrivent trop tard, l’humanité n’est plus ; mais la beauté de ce sacrifice inutile leur a donné ce qu’ils ne pouvaient attendre d’aucun paradis.

C’est ainsi que Sully a traduit en beaux vers cette idée du bonheur par le sacrifice que nous trouvions déjà dans son journal intime de jeunesse.

À partir de 1889, Sully Prudhomme ne publia plus de vers, mais il ne cessa pas d’écrire : les problèmes métaphysiques le tourmentaient, il voulait s’y consacrer tout entier.

« Il est plus facile, écrivait-il à un jeune homme, de se résigner à l’ignorance quand on a mesuré la portée limitée de la science humaine ; on ne souffre dès lors pas plus de ne pouvoir atteindre la vérité suprême que de ne pouvoir décrocher les étoiles. »

Ce conseil, il pouvait le donner, il ne pouvait s’y conformer lui-même, car il était poète, et les poètes sont précisément ceux qui souffrent de ne pouvoir décrocher les étoiles.

Il n’était pas un sceptique, et pourtant son dernier livre a pour titre : Que sais-je ? Que sais-je ? C’est là qu’aboutissent tous les penseurs, mais que leurs voies sont différentes ! Montaigne n’ose pas dire : « Je ne sais rien » ; ce serait encore une affirmation et : « Que sais-je ? » lui semble plus prudent. Sully ne veut pas dire : « Je ne sais rien », parce que toute son âme proteste contre un aveu prématuré d’impuissance qui lui semblerait presque une désertion.

Quelles étaient ses doctrines philosophiques ? Il n’était pas matérialiste, il n’était pas non plus spiritualiste, il l’a dit. Il n’était pas idéaliste, puisqu’il commençait par demander qu’on lui accordât l’existence du monde extérieur, et pourtant ce n’était pas un vrai réaliste, puisqu’il comprenait l’énormité de cette concession ; il n’était pas positiviste, lui qui écrivait si tranquillement : « Il y a une métaphysique absolue de l’univers ». Mais je n’arrête, il y a dans le vocabulaire philosophique trop de mots qui riment en iste et cette multitude infinie m’effraie.

Ne nous étonnons pas trop qu’il soit rebelle à toute classification ; l’âme du vrai philosophe est un champ de bataille, ce n’est pas une monarchie paisible où il n’y a de place que pour un seul maître. Sur ce champ de bataille, quels sont les belligérants ? Ce sont, d’une part, la raison exigeante et intransigeante, et d’autre part, les aspirations, les instincts profonds du cœur qu’aucun arment ne peut réduire ; ce sont, comme disait Kant, la raison pure d’un côté et de l’autre la raison pratique.

Dans cette lutte, la raison pure est vaincue d’avance ; nos instincts, c’est nous-mêmes, et il est naturel que nous ayons pour eux un peu de complaisance et que nous fassions pencher la balance de leur côté. Et puis la raison pure, dans ses analyses impitoyables, rencontre bientôt la contradiction. Sa rivale la rencontre également, mais elle ne s’en soucie pas, tandis que pour une construction rationnelle, toute contradiction est mortelle. Nous en venons bientôt à ne plus voir que de pures apparences dans le monde que la raison semblait nous dévoiler et alors le champ reste libre pour l’aspiration, pour cette raison pratique qui nous donne le sentiment, ou l’illusion, qu’elle nous révèle quelque chose de l’univers en nous faisant participer à sa vie.

C’est surtout par leur façon de comprendre la raison pratique que les philosophes diffèrent. Pour Kant, c’est une morale inflexible, la morale un peu sèche d’un catéchisme protestant. Pour Sully Prudhomme, c’est une effusion tendre où l’amour de l’art et de la beauté s’allie à une recherche du bien moral, plus soucieuse de charité que de justice. C’est cela, qui, pour lui, est le reflet du monde réel. Il sent qu’il y a dans l’azur du ciel autre chose que la fine poussière par laquelle les savants l’expliquent, et ce qui lui fait espérer que ce n’est pas une illusion, c’est qu’il croit reconnaître dans son aspiration cette force, peut-être aveugle, qui produit l’évolution et modèle l’univers.

Et malgré tout, il n’avait pas trouvé la paix ; ce monde de son aspiration était un monde de poète, brillant, mais changeant et multiple ; il n’avait pas la netteté et la sècheresse de contours de celui de Kant ; ce n’était qu’un devenir, ce n’était pas l’être, et sa soif métaphysique demeurait inassouvie.

Pour la question qui nous touche le plus, celle de l’immortalité, il restait désespéré, et celui qui avait dit :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux

Ouverts à quelque immense aurore

De l’autre côté des tombeaux,

Les yeux qu’on ferme voient encore…

écrivait maintenant : « Bientôt viendra le temps où je ne penserai plus. »

L’anthropomorphisme de certaines théologies lui faisait horreur ; donner à Dieu une âme d’homme, c’est lui donner une âme responsable, c’est l’accuser de tout le mal qu’il y a dans l’univers. Cependant, le poète ne peut être qu’anthropomorphiste, car il lui faut des images ; de là entre le poète et le philosophe une lutte sans issue. « Dieu, s’écriait-il, c’est ce qui me manque à moi pour le comprendre. » Mais il cherchait Dieu.

Et sous l’infini qui l’accable

Prosterné désespérément,

Il songe au silence alarmant

De l’univers inexplicable.

Le front lourd, le cœur dépouillé,

Plus triste d’un savoir plus amble,

Sur les marches du dernier temple

Il pleure encore agenouillé.

Comme l’a dit Pascal, chercher Dieu, c’est déjà l’avoir trouvé. Aussi quand la mère de Sully, tout inquiète, demandait à Gaston Paris : « Dites-moi, o ! affirmez-moi que dans son livre il n’y a rien contre Dieu », il pouvait à bon droit lui répondre : « Madame, je vous jure qu’il n’y a pas un mot, pas une pensée qui soit impie, et que cette poésie entière, loin de se détourner de Dieu, le cherche constamment par le plus sincère et le plus religieux des efforts ».

Pascal est pour nous un problème, et il est peu de penseurs que ce problème n’ait préoccupés ; il eût été surprenant qu’il n’attirât pas le poète philosophe qui avait connu les mêmes déchirements. Dès 1862, Sully écrivait dans son Journal intime : « Pascal, je t’admire, tu es mien, je te pénètre comme si je pensais en toi, tristesse magnanime, profonde, profonde comme la nuit, comme elle pleine de lueurs lointaines. Sois mon maître, adopte-moi, je souffre infiniment, je gravite autour de la vérité, je ne l’atteins jamais. »

Depuis nous retrouvons à chaque instant le nom de Pascal dans les premières poésies, et dans le poème du Bonheur, c’est encore Pascal qui apparaît à Faustus pour le rassurer et le consoler. Enfin cette image, qui ne cesse de le hanter, inspire à Sully un livre très fouillé où il cherche à reconstruire le plan de Pascal et à restituer l’ordre des Pensées.

L’âme de Pascal était pour lui un mystère attirant parce qu’elle ressemblait singulièrement à la sienne et qu’en même temps elle en différait profondément. C’étaient les mêmes combats entre la raison froide et implacable et les aspirations du cœur. Mais ces aspirations étaient plus ardentes, plus fougueuses, plus irrésistibles et surtout plus impitoyables. Pascal était plus passionné que tendre ; dans ses élans charitables, ce n’étaient pas les hommes qu’il aimait, mais uniquement les membres de Jésus-Christ ; aussi avait-il accepté sans difficulté le Dieu féroce du jansénisme qui faisait reculer un cœur délicat, plein d’indulgence et de pitié pour tout ce qui souffre.

Sully ne séparait pas ses aspirations esthétiques de ses aspirations morales ; le sentiment du beau, dans l’art aussi bien que dans la nature, lui semblait la véritable révélation du divin ; aucune de ses manifestations ne lui était indifférente ; les plus fines, les plus délicates, les plus menues lui semblaient les plus précieuses. C’était au contraire à l’infini qui l’écrasait, que Pascal réservait son admiration exclusive, sorte de sublime effroi qui, loin de l’attirer doucement vers le ciel, le rejetait brutalement dans un néant d’où une grâce surnaturelle pouvait seule le retirer. Que de ressemblances et que de contrastes !

Après de longues luttes, Pascal avait trouvé une paix que Sully Prudhomme n’a jamais connue. Quand le poète nous a raconté cette nuit de 1654 où Pascal a directement senti l’existence du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il devait penser à cette autre nuit, où lui-même, à Lyon, avait été envahi par une lumière aussi éclatante, mais plus fugitive, et ce souvenir éveillait en lui des regrets.

« Ah ! disait-il, combien, en dépit de ses tourments, son sort pourrait tenter ceux qui, non moins affamés que lui de vérité, de justice et d’amour, désespèrent de s’en jamais rassasier. » Mais à ces regrets, il ne s’abandonnait pas ; il comprenait que l’homme ne peut, malgré tout, « accepter de s’endormir et de rêver qu’il croit ». L’abdication de la raison était à ses yeux une déchéance, et dût-il se condamner à éternellement ignorer le repos, il ne voulait pas se diminuer en sacrifiant l’une des deux forces qui se disputaient son âme.

La raison a ses limites, elle ne peut connaître que le relatif, mais dans son domaine elle reste souveraine ; la foi de Pascal lui demandait bien d’autres sacrifices et Sully n’y voulait pas consentir ; par une analyse très fine des formules dogmatiques, il croyait reconnaître qu’elles ne sont pas seulement des mystères écrasants pour notre intelligence déchue, mais qu’elles sont vides de sens à force d’être contradictoires, et il se demandait continent cette vérité aurait échappé à Pascal, s’il ne s’était pas volontairement voilé les veux. S’il n’avait pas abordé la question du mouvement de la Terre, celle de l’authenticité des Livres Saints, était-ce parce qu’il avait peur de trop voir? De là un jugement qui reste malgré tout bien surprenant : « Pascal n’est pas un héros. » Était-ce là la véritable conclusion de l’ouvrage? Non, sans doute, puisqu’’on pourrait en arracher cette page sans que l’unité du livre en souffrît; il ne resterait plus que des élans de sympathie, aboutissant à cette exclamation finale : « Ici-bas faire le bien par le sacrifice de l’égoïsme à l’amour, et au delà ressusciter en Dieu même, quelle récompense, quel rêve ! »

Sully Prudhomme ne goûtait pas les beaux-arts comme un simple amateur; il s’amusait à modeler; il a laissé de petits médaillons qui reproduisent les traits de sa mère et de ses amis nous avons aussi des albums où, pendant ses voyages en Italie et eu Hollande, il a copié au crayon ou à la plume certaines figures qui l’avaient frappé dans les tableaux des musées qu’il visitait. On y remarque un sens délicat de l’expression et quelque habileté technique. En revanche, on dit qu’il n’était pas musicien ; c’est pourtant lui qui a écrit l’Agonie et un passage inoubliable du
Bonheur.

Mais il était incapable de sentir sans réfléchir sur ce qu’il sentait. Il ne cessait d’interroger le peintre qui faisait son portrait. Comment telle touche légère, telle inflexion imperceptible de la ligne peut-elle modifier profondément l’expression et la physionomie ? Il n’est pas étonnant que si sensible à la beauté et si avide de comprendre, il nous ail, laissa une théorie esthétique.

Dans le plaisir que nous causent les œuvres artistiques, il distingue deux éléments. Sans la joie que procurent ait sens les couleurs ou les sons quand ils sont purs et harmonieusement combinés, il n’y aurait pas de véritable beauté, et c’est pourquoi nul n’est artiste, s’il n’est doué au moins d’un sens excellent. Mais l’art n’est pas tout entier dans cette délicate volupté! Son véritable objet est l’expression. Par je ne sais quelle mystérieuse sympathie, l’œuvre nous révèle à la fois quelque chose de l’âme de l’artiste et, dans le modèle ces caractères cachés, cette essence intime que notre œil grossier n’aurait pu y discerner à lui seul.

L’expression peut être objective ou subjective : tantôt, eu effet, elle cherche à reproduire des éléments qui existent réellement dans la nature, tantôt elle se borne à nous suggérer des sentiments à l’occasion d’objets que notre imagination anime des passions de l’homme.

De là une classification des beaux-arts qui étonne au premier abord, puisque par exemple, elle rapproche l’architecture et la musique, parce que l’une et l’autre ne copient aucun modèle, comme ceux qui s’imposent au peintre et au sculpteur, qu’elles ne connaissent que l’expression subjective et qu’elles nous laissent la liberté de rêver à l’infini.

Nos idées sont enchaînées entre elles par des liens subtils créés par l’habitude; elles s’appellent les unes les antres et se succèdent dans un ordre où mi caprice apparent dissimule une inflexible discipline. L’artiste sait mettre en branle celle qui conduit la danse et bientôt toutes les autres suivent; bientôt toute l’âme est soulevée de vagues qui s’y croisent en tous sens. Cette agitation même entraîne à sa suite l’émotion esthétique qui y semble attachée, comme si l’homme s’exaltait au-dessus de lui-même en sentant son cœur battre plus vite. Cette émotion vient sans doute aussi quand l’âme est remuée par les accidents de la vie, niais elle-se trouve masquée alors par la violence des passions et elle reste inaperçue. Elle est au contraire sans rivale en présence de l’agitation plus douce qu’éveille en nous l’œuvre d’art.

Sully ne pouvait oublier l’art qu’il avait cultivé lui-même, la poésie. Sur celui-là aussi, il avait réfléchi. Il restait fidèle à la prosodie traditionnelle et il cherchait non sans succès, et surtout non sans finesse, à en justifier les règles par la raison. Il montrait ce qu’il y avait d’artificiel et de faux dans certaines nouveautés retentissantes.

Il s’amusait à rappeler aux versificateurs trop indépendants qu’ils avaient eu un précurseur, Chateaubriand, qui écrivait des phrases harmonieuses, et qui les attrait égalés s’il avait mis plus souvent à la ligne.

Il y a sans doute aujourd’hui de jeunes poètes à qui ses idées semblent bien arriérées; qu’ils se reportent à la belle notice biographique écrite par Gaston Paris en 1895 et surtout qu’ils méditent les dernières pages, celles où Paris défend son ami contre ceux qui, dans ce temps déjà, l’accusaient d’avoir vieilli. Aujourd’hui ce sont des hommes nouveaux, et avec de nouveaux arguments, qui veulent démontrer qu’il a vieilli, et quant à ses détracteurs d’autrefois, il n’y a pas quinze ans, et ils sont oubliés.

Sa poésie, si délicieusement française, était appréciée à l’étranger, et quand le prix Nobel de littérature fut décerné pour la première fois, ce fut lui qui fut choisi comme lauréat. Les reporters affluèrent ; la valeur du prix, et peut-être sa valeur pécuniaire plus que sa valeur morale, avait attiré l’attention publique, et avait fait pénétrer sa gloire dans des couches profondes que sa poésie n’avait dans pas remuées. L’Europe croit que l’admiration du dollar n’est qu’une religion américaine, mais l’Europe se flatte.

On sait quel usage généreux il fit de son prix. Toute aubaine inattendue lui paraissait imméritée, et il aurait rougi d’en rien garder.

La vieillesse était venue ; quand il était jeune et qu’il souffrait, il l’avait presque désirée :

Viennent les ans ! J’aspire à cet âge sauveur

Où mon sang coulera plus sage dans mes veines ;

Où, les plaisirs pour moi n’ayant plus de saveur,

Je vivrai doucement avec mes vieilles peines.

Puissé-je ainsi m’asseoir au faîte de mes jours,

Et contempler la vie, exempt enfin d’épreuves,

Comme du haut des monts on voit les grands détours

Et les plis tourmentés des routes et des fleuves.

De tous les vœux qu’il formulait alors, un seul fut exaucé :

Que je m’en donnerai de tendresse à mon aise !

Ce que fui pour lui cette vieillesse qu’il avait tant souhaitée, vous le savez. De continuelles tortures, l’impuissance physique, et, surgissant au-dessus de tant de ruines, son intelligence intacte et lucide, et son âme inébranlée. Ce supplice, heureusement adouci par de discrets dévouements, dura dix ans, sans abattre son énergie. C’est au travail qu’il demandait l’oubli de ses souffrances. C’est à cette époque qu’il lisait avec acharnement la Somme de saint Thomas d’Aquin, lecture qui lui inspirait cette, réflexion : « Que tout cela est compliqué ! Comment, cela a-t-il pu sortir de l’Évangile, qui est si simple ! »

Cet oubli, il le cherchait aussi dans l’amitié. Pour ses amis, il essayait de redevenir l’homme d’autrefois. Ses traits semblaient vieillis, quand le doux éclair de ses yeux ne leur rendait pas pour un instant leur jeunesse ; mais il s’efforçait de donner à ceux qui l’aimaient l’illusion de la gaieté. Il craignait que la souffrance ne fût une laideur, et pour leur en épargner le spectacle, il demandait à la morphine la force de sourire encore.

Je ne voudrais pas dire cependant qu’il souhaitât la fin ; il ne faisait que s’y résigner. Il n’avait pas assez d’espérance, et il ne pouvait pas envisager le néant avec sérénité, parce que, malgré le philosophe, l’imagination du poète le peuplait ; de que ce néant, ce n’était pas le sommeil, c’était seulement la nuit.

La mort vint cependant, et, avec elle, la délivrance. Il l’attendait ; il ne l’avait pas regardée sans angoisse, parce que son âme était tourmentée par l’incertitude, mais il l’avait regardée en face.