Discours de réception de Gaston Boissier

Le 21 décembre 1876

Gaston BOISSIER

M. Gaston Boissier, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Patin, y est venu prendre séance le jeudi 21 décembre 1876, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Vos suffrages m’imposent un devoir facile ; j’ai à vous retracer une vie honnête, pleine d’œuvres utiles, et qui s’est écoulée au milieu de l’estime et du respect de tout le monde. Quoiqu’elle se soit prolongée bien au-delà des existences communes, elle ne contient pas d’incidents extraordinaires et pourrait être racontée en quelques mots. Les gens sages sont en général comme les peuples heureux, ils n’ont pas d’histoire. M. Patin a choisi sa voie de bonne heure, et il a marché toujours droit devant lui ; il n’a eu, chose rare de nos jours, que les ambitions de son état. L’exemple de ses meilleurs amis, l’éclat de leur fortune politique, les facilités que lui offraient les cinq ou six révolutions qu’il a traversées, ne l’ont jamais séduit : sous tous les régimes, il s’est contenté d’être un savant et un lettré. C’était, Messieurs, une résolution sage, et dont il n’a pas eu lieu de se repentir : dans cette vie laborieuse et paisible qu’il s’était faite, il ne cherchait que les plaisirs de l’étude, les joies intérieures du devoir accompli, l’orgueil légitime des services rendus ; vous verrez qu’il y a aussi trouvé le bonheur.

Une des chances les plus heureuses de M. Patin, dans son heureuse carrière, fut de venir à temps pour recevoir une excellente éducation. Il avait juste l’âge d’entrer au collège quand les collèges furent rouverts. La Révolution les avait fermés en 1794, lorsqu’elle détruisit d’un coup toutes les anciennes Universités. L’essai des Écoles centrales, qui fut fait ensuite, n’avait qu’à moitié réussi, et l’on venait enfin de se décider à rétablir à peu près ce qui existait auparavant. — C’était le goût du moment de retourner en tout au passé, et l’on relevait l’antique édifice avec le même empressement qu’on avait mis à le détruire. — Les vieilles études classiques furent donc restaurées ; elles revinrent, mais comme renouvelées et rajeunies par ces quelques années d’absence. Depuis qu’on en avait été privé, on en sentait mieux le prix ; d’ailleurs, les circonstances leur donnaient un air de réaction qui achevait de les mettre à la mode. Les maîtres de l’ancienne Université de Paris se ralliaient autour de l’Université nouvelle ; dispersés de tous côtés par l’orage, forcés souvent d’accepter pour vivre des positions modestes, peu conformes à leurs goûts et à leurs habitudes, ils étaient heureux de reprendre les occupations de leurs plus belles années. La joie qu’ils éprouvaient à se retrouver dans leurs chaires relevées, à relire Cicéron et Virgile, dont ils étaient éloignés et comme exilés depuis si longtemps, se communiquait à ceux qui les écoutaient. Le maître enseignait avec plaisir, l’élève étudiait avec ardeur et par suite avec profit. Le concours général, qui avait disparu en 1793, après une émeute d’écoliers, venait d’être rétabli, et jamais ces fêtes scolaires ne s’étaient célébrées avec autant de pompe. Elles donnaient lieu à des incidents animés qui montrent l’ardent intérêt qu’y prenait la jeunesse. Je lis dans un journal du temps, la Décade philosophique, qu’à la distribution des prix de 1804 l’élève qui venait de remporter pour la seconde fois le prix d’honneur, s’avançant vers les personnes distinguées qui assistaient à la cérémonie, les remercia en fort bons termes de leur présence, et prit ensuite, au nom de ses camarades, l’engagement de rendre un jour leurs talents et leurs efforts utiles à la patrie : « J’en jure par ces couronnes, » dit-il, et le jeune auditoire éclata en applaudissements. Messieurs, ce lauréat de l’an XII, l’Institut le possède encore, et il conserve, malgré ses quatre-vingt-dix ans, tant de passion pour l’étude, tant d’ardeur et de verve, un esprit si ferme, si vigoureux, que je suis bien tenté de l’appeler, comme l’écrivain de la Décade, le jeune Naudet. M. Patin suivit avec éclat l’exemple des Naudet, des Le Clerc, des Cousin, et il fut, comme eux, plusieurs fois vainqueur dans les luttes du concours ; comme eux aussi, ses succès parurent le destiner à l’enseignement, et l’on pouvait dès lors prévoir qu’après avoir été l’un des plus brillants élèves de l’Université, il en deviendrait l’un des meilleurs maîtres.

Ici se retrouve cette heureuse fortune qui accompagna partout M. Patin : au moment même où il songeait à entrer dans l’enseignement, l’École normale fut fondée. Il y avait plus de cinquante ans que l’opinion publique en réclamait la création, mais en France les bonnes choses ne se font pas vite. La Convention nationale, vers la fin de son orageuse existence, avait voulu réaliser le vœu des anciens parlements et instituer pour les jeunes maîtres une maison d’instruction où on leur apprît l’art d’enseigner. Malheureusement elle s’y prit avec trop d’imprévoyance et de faste : quatorze cents jeunes gens furent levés à la fois dans toute la France ; on les fit venir en toute hâte à Paris ; mais, quand on les eut rassemblés, on ne sut plus qu’en faire, et, après cinq mois d’essais stériles, il fallut les renvoyer chez eux. Quinze ans plus tard, l’idée de la Convention fut reprise par l’Empire, cette fois d’une façon modeste, et avec aussi peu de bruit et de dépense que possible. On se contenta de réunir cinquante élèves, qu’on logea tant bien que mal dans les ruines de l’ancien collège Du Plessis. On leur donna deux maîtres seulement ; mais quels maîtres ! M. Villemain, pour la littérature ; pour les langues anciennes, M. Burnouf. Du reste, point de programme ni de règlement ; chacun allait devant soi, suivant les caprices de son imagination ou les préférences de son esprit. On lisait beaucoup, on causait encore plus. La leçon achevée, c’étaient des discussions sans fin, où les idées du maître étaient complétées ou combattues, où tous apportaient en commun le résultat de leurs travaux, de leurs lectures, de leurs réflexions. « Dans cette libre et fraternelle familiarité d’âmes, » comme l’appelle un contemporain, chacun profitait du progrès des autres ; les esprits s’étendaient par la méditation et s’aiguisaient par la dispute. Jamais on ne sentit mieux le profit qu’on tire de ces années de recueillement et d’étude, placées entre le collège et le monde, et quelle lumière peut jaillir de la rencontre de quelques intelligences sincères, qui n’ont pas eu le temps d’avoir des préjugés, et n’ont pas subi encore toutes les servitudes de la vie. Plus tard, les préventions, les souvenirs, les intérêts, les influences s’interposent, sans qu’on le veuille, sans qu’on le sache, entre nous et la vérité : on est d’un parti, et l’on en prend les opinions ; on fait des sacrifices à ses amis ; on a une situation à conquérir, un avenir à ménager, ce qui rend timide, réservé ; on hésite à dire tout haut son sentiment, on regarde autour de soi avant de se livrer franchement à ses impressions. Cette prudence, qu’enseigne la vie, et dont il est malheureusement bien difficile de se défendre, était plus commune que jamais et plus nécessaire dans les dernières années de l’empire. Au milieu d’une société engourdie, sous l’œil d’un pouvoir défiant, on avait pris l’habitude de penser peu et de parler moins encore. Au contraire on pensait et l’on parlait beaucoup à l’École normale : c’était un plaisir auquel on trouvait d’autant plus de charme qu’il était devenu plus rare. Les admirations y étaient vives, les antipathies violentes, et il arrivait presque toujours que ces antipathies et ces admirations étaient tout à fait opposées à celles du public. C’est ainsi qu’on affectait d’accorder peu d’estime à la littérature du temps et de traiter sans respect les réputations les mieux établies. De l’autre côté du Plessis, au Collège de France, Delille était un grand homme, et tout Paris se pressait aux séances de rentrée, quand il daignait y lire quelques vers sur le café ou le jeu d’échecs. À l’École normale on se moquait de ces descriptions éternelles ; l’étude assidue des chefs-d’œuvre de l’antiquité, les excursions qu’on commençait à faire dans les littératures voisines, y donnaient de la poésie une plus haute idée. Et ce n’était pas pour la poésie et les lettres seulement qu’on se permettait de s’écarter de l’opinion commune : en philosophie, en religion, en politique, cette jeunesse était éprise de nouveautés, hardie dans ses jugements, ardente dans ses espérances. De tous les côtés, elle regardait au-dessus des horizons du XVIIIe siècle, cherchant à sortir des systèmes étroits et à se faire une critique plus large. Il restait sans doute beaucoup de vague dans ses aspirations, elle ne savait pas bien encore quelle route elle voulait prendre mais elle éprouvait le besoin de quitter les chemins battus, et elle était prête à suivre ceux qui se présenteraient pour lui servir de guides. On le vit bien lorsqu’en 1812, à la Faculté des lettres, installée alors dans les mêmes bâtiments que l’École normale, M. Royer-Collard et M. Guizot commencèrent obscurément ces cours qui devaient être si glorieux. Dès les premiers mots, ils furent compris ; ils trouvèrent autour d’eux tout un auditoire sympathique et préparé. L’École leur envoya pour élèves les Cousin, les Jouffroy, les Augustin Thierry, et de cet accord fécond des maîtres avec les disciples un mouvement prit naissance qui en quelques années renouvela la philosophie, la critique et l’histoire.

M. Patin, entré à l’École normale en 1811, prit part à toute cette effervescence, et peut-être fut-il un de ceux qui en profitèrent le plus. Son goût ne le portait guère aux nouveautés ; il y a des gens qui naissent révolutionnaires, lui était naturellement conservateur. Mais ses idées se modifièrent à l’École : il ne put traverser cet ardent foyer sans recevoir aussi l’étincelle. Les leçons de M. Villemain firent sur lui une impression qu’il n’oublia jamais soixante ans plus tard, il disait sur la tombe de son maître : « Il me semble encore assister à ces conférences où il nous étonnait, nous charmait, par l’étendue et la variété de ses souvenirs, la finesse et la sûreté de son goût, la vivacité élégante, les spirituelles saillies de sa parole ! » Il sortit de ces conférences convaincu qu’il fallait renoncer à l’ancien système de critique qui ne suffisait plus à la curiosité des esprits. « Il y a des époques, disait-il, où l’on doit refaire la carte de l’art, comme on refait, après un voyage de découvertes, un traité de géographie. » Il faut nous le figurer dans ces premières années, quand il ne s’était pas encore absorbé dans le monde ancien, prenant part aux discussions du jour, rayonnant volontiers sur tout le domaine des lettres, et quittant même quelquefois la France pour s’aventurer dans la littérature des pays voisins. Tout en composant des éloges pour les concours académiques, il collaborait à divers journaux, surtout au Globe, que rédigeaient avec tant d’éclat ses anciens amis de l’École normale. Il y rendait compte des belles leçons de M. Villemain, dont il dit « qu’elles méritaient de devenir un évènement public » ; mais il ne dédaignait pas non plus d’y traiter des sujets plus légers. C’est ainsi qu’il s’occupe souvent des romanciers, et non-seulement de Walter-Scott, mais de Zschokke, de Xavier de Maistre, de Mme de Souza. Il fait ressortir les qualités de leurs ouvrages d’un ton qui indique qu’il les a lus avec une très-vive sympathie, ce qui ne l’empêche pas d’en montrer aussi très-finement les défauts, surtout cette manie qu’ont les auteurs modernes de transformer en rêveurs spéculatifs les personnages passionnés : « Les héros de nos romans, dit-il, s’observent sans cesse, ils semblent ne voir dans leurs affections qu’un sujet de recherches morales et d’expériences psychologiques ; on dirait que, s’ils aiment, s’ils haïssent, s’ils craignent, s’ils désirent, s’ils sont heureux ou malheureux, c’est uniquement par curiosité philosophique. Je les comparerais volontiers à ce médecin courageux qui osa s’inoculer la peste, afin de mieux l’étudier. » Il serait piquant de suivre le grave professeur dans ces polémiques mondaines, et peut-être éprouveriez-vous quelque surprise de l’y trouver si à l’aise. Je crois pourtant qu’il a eu raison de n’y pas rester. En continuant à disperser ainsi son esprit de tous les côtés, il se serait conquis une réputation agréable et aurait passé pour l’un des meilleurs élèves de M. Villemain ; mais il avait mieux à faire : dans ce vaste territoire de la critique, il pouvait trouver une place qui fût à lui, et où il serait un maître à son tour.

Il y fut naturellement amené par les circonstances. À peine était-il sorti de l’École normale comme élève qu’il y rentra comme professeur : on le chargea, en 1815, d’y enseigner les littératures anciennes. Parmi les sujets que ces fonctions l’amenaient à traiter, il en est un qui, par son importance et son obscurité, le frappa d’abord plus que les autres : c’était l’histoire de la tragédie grecque. Il souhaita la connaître à fond, et il prit son temps pour l’étudier. De 1815 à 1822, elle fut l’objet principal de ses leçons à l’École normale ; il en tira, en 1824, un cours pour la Société des bonnes-lettres, et quelques fragments en faveur insérés dans le Globe ; dès 1832, il eut l’occasion d’y revenir souvent dans son enseignement de la Faculté des lettres, à propos du théâtre latin ; cependant les Études sur les tragiques grecs ne furent publiées, sous leur forme définitive, qu’en 1841, c’est-à-dire après vingt-six ans de travail. On s’explique aisément tous ces retards quand on que l’intérêt passionné que M. Patin prenait à cette histoire avait fait naître en lui une insatiable curiosité. Le sujet lui semblait s’agrandir sans cesse à mesure qu’il le regardait de plus près et qu’il s’en occupait davantage. Après avoir étudié avec tout le soin dont il était capable les pièces d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide que nous avons conservées, consulté, pour les mieux comprendre, les commentateurs, les scoliastes et tout ce qui reste de la grande critique d’Alexandrie, il voulut connaître aussi les imitations qu’on en a faites dans d’autres pays. Il suivit les diverses étapes de ce grand voyage qui a promené la tragédie grecque dans le monde entier, en observant comment elle change dès qu’elle sort de chez elle et les sacrifices de toute nature qu’il lui faut subir pour s’accommoder au caractère des peuples où elle s’introduit. Il lui semblait que, lorsqu’on sait bien ce qui n’a pas pu en être transporté ailleurs, on distingue mieux ce qui lui est propre, et que ces imitations incomplètes font éclater son véritable génie. C’étaient, vous le voyez, des études infinies qu’il entreprenait à travers toutes les littératures de l’Europe ; ajoutez qu’il tenait à se rendre compte de tout par lui-même et qu’il ne voulait rien savoir à demi. Aussi arrivait-il difficilement à se satisfaire. Aucune question ne lui semblait indifférente, les moindres détails l’entraînaient à des recherches interminables sans que sa patience en fût jamais fatiguée, et il ne consentit à donner son livre au public que lorsqu’il fut bien sûr que la matière était épuisée et qu’il ne lui restait plus rien à apprendre. C’est ainsi que lui vint le goût de l’érudition, et que du lettré sortit peu à peu le savant. M. Patin ne pensait pas, comme tant d’autres, que la littérature et la science s’embarrassent mutuellement et qu’il convient de les séparer ; il croyait, au contraire, qu’en s’unissant ensemble elles peuvent se rendre beaucoup de services. Le vif sentiment des beautés littéraires, un goût juste, éveillé, délicat, empêchent un érudit de dire beaucoup de sottises, et, de son côté, un littérateur se trouve bien d’avoir des informations exactes et de connaître à fond les choses dont il veut parler. M. Patin fut donc à la fois, et dans des proportions heureuses, un savant très-solide et un lettré plein de goût ; c’est ce mélange qui aida le plus au succès de ses Études sur les tragiques grecs et qui les fera vivre.

Je crains, Messieurs, qu’il ne nous soit pas très-facile aujourd’hui de rendre au livre de M. Patin toute la justice qu’il mérite et de l’apprécier comme il convient. Il est dans la nature des ouvrages de ce genre que leur succès même leur est nuisible. D’ordinaire, les idées justes et vraies qu’ils renferment n’y restent pas et font vite leur chemin dans le public ; une fois qu’elles s’y sont répandues, il est difficile de les aller chercher pour les restituer à leur auteur véritable. Le public ressemble à ces gens du monde qui adoptent avec tant d’empressement les mots heureux qu’ils entendent dire, et qui, après les avoir quelquefois répétés, finissent par se convaincre qu’ils les ont inventés eux-mêmes. Il prend dans les livres qu’il lit tout ce qui lui plaît, et plus ce qu’il y trouve est naturel et sensé, plus il s’en empare et se l’assimile aisément. Comme il ne lui semble pas qu’il ait jamais eu besoin de l’apprendre, il se persuade qu’il l’a toujours su, et lorsqu’au bout de quelque temps, il relit le livre qui le lui a fourni, il n’est pas éloigné de croire que c’est lui qui a donné à l’auteur ce qu’en réalité il en a reçu. Les Études sur les tragiques grecs sont un de ces livres dont le meilleur s’est échappé pour former l’opinion générale et la science commune. Les idées que M. Patin y développe pourront ne plus sembler nouvelles aujourd’hui, mais nous avons un moyen de nous convaincre qu’elles l’étaient quand il les exposa, pour la première fois, devant son jeune auditoire de l’École normale. Rappelons-nous la façon dont les critiques les plus sérieux du dernier siècle jugeaient cette vieille tragédie, et de quel ton on en parlait alors dans le monde. Depuis l’époque où Racine faisait pleurer ses amis en leur traduisant l’Œdipe de Sophocle sur un exemplaire grec, on ne lisait plus les tragiques dans l’original. Le père Brumoy en avait donné une traduction dans cette prose rêvée par M. Jourdain, qui n’est ni prose ni vers ; c’est là qu’on les allait chercher, et il n’est pas surprenant qu’on y prît d’eux une opinion défavorable. On en pouvait bien faire l’éloge par convenance, et à cause de leur grand âge ; en réalité, on les connaissait peu, on les comprenait mal, on ne les estimait guère. Voltaire, qui voyait un jour le public rester froid à l’une de ses pièces, s’écriait de sa loge aux spectateurs indécis : « Applaudissez, Athéniens, c’est du Sophocle ! » Mais, le succès une fois assuré, il avait soin de se faire écrire par quelque compère, ou il laissait entendre dans une préface qu’il était beaucoup trop modeste, que c’était bien mieux que Sophocle, que ces vieux écrivains qu’on admire par tradition auraient beaucoup gagné à vivre quelques siècles plus tard et à recevoir des leçons de leurs successeurs, que la plupart de leurs pièces ne seraient plus souffertes à la foire ; et les Athéniens de Paris, qu’il appelait aussi quelquefois des badauds quand il n’avait besoin de les flatter, le croyaient sur parole. Ce jugement est au fond celui de La Harpe, qui l’a exprimé sans trop de ménagement dans son Lycée ; n’oublions pas que cet ouvrage était dans sa vogue et sa fraîcheur, qu’il formait le goût public quand M. Patin commença d’enseigner à l’École normale l’histoire de la tragédie grecque. Ce rapprochement suffit, je crois, à montrer ce qu’il y avait dans sa critique de hardiesse et de nouveauté.

La Harpe et les critiques du XVIIIe siècle avaient le défaut d’être trop remplis d’eux-mêmes, de prétendre tout juger avec les idées de leur temps et de ne pouvoir comprendre ce qui diffère d’eux. « Quand, par aventure, dit M. Patin, ils entreprenaient quelque excursion dans l’antiquité ou chez d’autres nations, c’était à la manière de ces voyageurs qui ne sortent de leur pays que pour le retrouver partout, qui se cherchent avec curiosité chez les étrangers et se trouvent au retour aussi avancés qu’avant d’être partis. » Quant à lui, il était très-décidé à ne pas commettre la même faute, il ne voulait pas imiter ceux auxquels il reproche « d’envisager les œuvres antiques d’une manière tout abstraite, comme si elles ne tenaient à rien, qu’elles fussent tombées du ciel, qu’elles n’eussent ni date ni patrie. » Il les ramenait à leur temps, il les expliquait par leur pays, et, de cette manière, il se croyait certain d’arriver à les mieux comprendre. Cette critique nouvelle, dont il se promet de si heureux résultats, cette méthode historique qu’il oppose avec quelque fierté à l’enseignement dogmatique de ses prédécesseurs, il ne prétend certes pas l’avoir inventée, au contraire, il ne manque pas une occasion d’en renvoyer la gloire à M. Villemain. Mais, le premier, il l’a franchement appliquée aux littératures anciennes. Ce fut, dès 1815, le caractère et la nouveauté de son enseignement ; c’est encore aujourd’hui un des principaux mérites de ses livres. Ces chefs-d’œuvre de l’antiquité, qui semblaient flotter entre le ciel et la terre, et dont on aimait à dire qu’ils appartiennent à tous les temps, M. Patin fait voir qu’on ne peut les comprendre que si l’on connaît le pays et l’époque où ils furent écrits. Est-il possible, par exemple, si l’on ignore comment est né le théâtre grec, qu’on puisse se faire quelque idée du génie d’Eschyle ? Ce système dramatique si contraire au nôtre devait déconcerter une critique ignorante du passé, enfermée dans le présent, et l’on conçoit que Fontenelle ait prétendu que l’auteur du Prométhée ne pouvait être « qu’une manière de fou ». Mais, quand on consent à quitter Paris et à perdre de vue le théâtre français, quand on se reporte aux origines de la tragédie grecque, qu’on la voit naître dans les fêtes de Bacchus et sortir des chants dithyrambiques, alors le drame d’Eschyle s’explique. Ces prétendus défauts que croyaient y voir des esprits prévenus, accoutumés à un art différent, disparaissent ; on est mieux disposé à en sentir les divines beautés ; on est frappé comme il convient de la grandeur de l’action, de l’énergie des sentiments, de la majesté du spectacle, des proportions héroïques et de la fière attitude des personnages qui, menacés par un pouvoir supérieur et fatal, succombent sans faiblesse et ennoblissent par leur dignité leur chute inévitable, « semblables, dit M. Patin, à ces gladiateurs de Rome qu’une sentence, fatale aussi, condamnait à périr sous le couteau d’un vainqueur, et qui, par la grâce de leur maintien, arrachaient, en tombant sur l’arène, les applaudissements des spectateurs féroces dont ils n’avaient pu émouvoir la pitié. » Ce que je viens de dire d’Eschyle, je pourrais le répéter d’Euripide. Ses pièces sont loin d’être irréprochables, et les fautes qu’on y remarque doivent choquer un homme de sens. M. Patin les signale et les déplore ; mais, au lieu de lancer sur elles des anathèmes et de s’indigner au nom du bon goût, ce qui ne mène à rien, il en cherche les causes qu’il importe beaucoup de découvrir ; il les trouve dans le caractère du poète, dans les mœurs de son temps, dans les exigences des spectateurs avides de nouveautés et fatigués de chefs-d’œuvre. Ces défauts, qui le choquent, ne le surprennent pas ; ils lui semblent l’effet ordinaire des années et la suite naturelle des changements du goût public. « Ainsi vont les arts, dit-il, et l’esprit humain qui les produit. On commence par des compositions simples, et l’on arrive par un progrès inévitable à la recherche de l’effet, à la réalité de l’imitation : cela est naturel, cela est nécessaire. » Ces réflexions ne me paraissent pas seulement très-justes, elles sont aussi fort utiles. Il me semble que l’esprit qui s’en pénètre garde mieux la liberté et la sûreté de ses jugements. Quand il n’est plus obsédé par des défauts dont il sait la raison, les qualités le frappent davantage. Rien ne l’empêche plus alors de goûter les beautés d’Euripide, cette fécondité de ressources, cette variété d’intrigues, ces peintures animées de la vie commune, cette connaissance du cœur, ce profond sentiment des misères de l’humanité, et, par-dessus tout, ces maximes généreuses, ces grandes idées sur la religion, sur le droit, sur la justice, qui lui venaient des écoles philosophiques, et révèlent le progrès de la raison au milieu de la décadence des arts. Voilà ce que M. Patin a mieux compris que ses devanciers, ce qu’il a mis en pleine lumière ! L’ancienne critique, à force d’être timide et sévère, de se cantonner obstinément dans certaines époques et certaines œuvres privilégiées, avait fini par réduire la littérature à quelques sommets. La nouvelle, en nous donnant la pleine intelligence du passé, en nous apprenant à sortir de nous-mêmes, en nous rendant sensibles aux qualités qui nous sont étrangères, multiplie pour nous le nombre des grands écrivains, étend le champ de nos études et nous permet de goûter plus souvent une des jouissances les plus vives et les plus saines que puisse se donner notre esprit, le noble plaisir d’admirer.

Quand M. Patin publia son ouvrage sur les tragiques grecs, il y avait déjà plusieurs années qu’il était engagé dans d’autres études. Rome l’avait enlevé à la Grèce, et depuis lors elle le garda. Nommé en 1832 professeur de poésie latine à la Faculté des lettres, il a fait ce cours sans interruption pendant trente-trois ans, et de ce long enseignement il est resté, avec les traductions de Lucrèce et d’Horace, les Études sur les poètes latins.

Dans cette chaire, comme dans toutes celles qu’il a occupées, M. Patin, à sa manière et avec sa discrétion habituelle, fut une sorte de novateur. Quand il entreprit d’enseigner l’histoire littéraire de Rome, il pensa qu’il devait commencer par le commencement. C’est une idée qui paraît d’abord très-simple, et pourtant on ne s’en était pas encore avisé à la Sorbonne. Son prédécesseur, un excellent latiniste, mais très-fidèle aux traditions, ne sortait guère d’Horace et de Virgile, et, dans Virgile même, il faisait son choix, il avait ses endroits préférés sur lesquels il revenait sans cesse : on raconte qu’il pleurait Didon presque tous les ans. M. Patin remonta courageusement aux origines mêmes de la littérature latine ; il se donna le spectacle de ces deux siècles d’efforts où des grammairiens et des poètes, la plupart Grecs ou barbares de naissance, mais devenus Romains de cœur, essayaient de polir cette langue rude, de l’assouplir aux lois du mètre, d’arrêter sa décadence précoce, de la rendre capable de traduire les œuvres de Sophocle ou d’Homère, et travaillaient enfin à donner une littérature à ce peuple de laboureurs et de soldats. La plupart des ouvrages qu’ils avaient écrits sont perdus mais M. Patin, qui suivait volontiers les traces des savants du XVIe siècle, ne recula pas devant le pénible labeur de reconstruire des œuvres entières avec quelques fragments qui en restent. Dans ces essais de restauration, qui ressemblent à ceux qu’entreprennent les architectes sur les monuments en ruines, il lui arriva de faire quelquefois des découvertes qui le surprirent. Il raconte qu’il avait commencé par répéter avec tout le monde que les Romains n’avaient pas eu de théâtre tragique. C’était au dernier siècle une opinion acceptée de tous les critiques, de Lessing comme de La Harpe, que l’art de Sophocle et d’Euripide ne s’était jamais acclimaté chez eux. On les plaignit de n’en avoir pas compris la beauté, et même un érudit allemand écrivit une dissertation très-savante sur les causes qui les avaient empêchés d’y être sensibles ; il en trouva beaucoup et de fort plausibles en vérité. Malheureusement il n’était pas vrai que les Romains eussent jamais négligé la tragédie, et ils s’étaient montrés au contraire fort empressés pour elle. M. Patin ne tarda pas à le reconnaître ; il lui fut aisé de réunir, dans ses recherches, les débris de pièces fort intéressantes, et qui avaient obtenu de très-grands succès sur le théâtre de Rome. Il constata que les Romains prenaient beaucoup de plaisir à les entendre ou à les lire, qu’ils n’en parlaient qu’avec orgueil, et qu’ils osaient même les mettre à côté des grands ouvrages de la Grèce qui leur avaient servi de modèles. C’était sans nul doute aller trop loin, et M. Patin ne retrouvait pas toujours dans ces imitations imparfaites les qualités qui lui plaisaient tant chez ses chers tragiques grecs ; mais les défauts qu’il remarquait chez ces vieux poètes, dont il recueillait pieusement les débris, ne l’empêchaient pas de leur rendre justice. Il osait n’être pas de l’avis d’Horace qui les condamne sans miséricorde. Il trouvait chez eux, malgré leur rudesse et leur inexpérience, une fraîcheur d’inspiration, une énergie de sentiments, une simplicité, une franchise, une vérité qui le charmaient. Ces deux premiers siècles des lettres romaines avaient semblé jusque-là une sorte de désert dans lequel on craignait de s’aventurer et d’où l’on sortait au plus vite ; M. Patin, au contraire, s’y engagea résolûment et il mit cinq ans entiers à le traverser. Ce n’est que la sixième année de son enseignement qu’il atteignit enfin l’époque d’Auguste.

N’allez pas croire, Messieurs, qu’il n’y arrivât qu’à regret. Je le féliciterais moins d’avoir tiré de l’oubli Ennius, Lucilius, Attius, de leur avoir donné chez nous, dans l’enseignement de la littérature latine, la place qui leur est due et qu’ils ont gardée, si l’affection qu’il ressentait pour eux l’avait rendu injuste à tout le reste. Mais il n’y a que les esprits étroits qui soient exclusifs : l’admiration est un de ces sentiments de l’âme humaine qui se divise sans s’affaiblir. Celle qu’éprouvait M. Patin pour toute cette jeunesse des lettres romaines ne nuisait pas dans son estime aux écrivains de l’époque classique. Il les aimait au contraire avec passion, mais il les aimait à sa manière, qui n’est pas celle de tout le monde : il croyait que la véritable façon de les honorer ne consiste pas à les accabler d’éloges, mais à chercher à les bien connaître, et il ne pensait pas qu’on les connût, si on les étudie seuls, si on les isole des écrivains qui les ont précédés et préparés. C’est donc pour eux et dans leur intérêt qu’il tarde quelque temps à les aborder ; il veut être sûr de les mieux comprendre, et connaître d’avance tous les éléments qui sont entrés dans la formation de leur génie ; mais, une fois ces études préliminaires achevées, qu’il est heureux de leur revenir ! Quel plaisir pour lui d’analyser, de traduire, d’expliquer leurs ouvrages, de les comparer à ces chefs-d’œuvre de la Grèce qu’ils imitaient, et, suivant sa méthode ordinaire, de montrer ce qu’ils ont eux-mêmes fourni aux littératures modernes ! Tous les écrivains de cette époque glorieuse lui étaient chers, aussi bien ceux qui, venus les premiers et gardant encore quelques traces de l’âge précédent, font pressentir déjà l’approche de la perfection, comme l’aurore annonce le jour, que ceux qui sont placés dans la pleine lumière et l’éclat rayonnant du grand siècle. Il les connaissait tous à fond, et il n’est aucun d’eux dont il ne se soit occupé à son tour. Qui a mieux parlé que lui de Catulle, de Lucrèce, de Virgile ? — Il y en avait un pourtant qui, dès le début, l’attira plus que les autres, vers lequel son enseignement le ramenait sans cesse, et qui finit par prendre son cœur tout entier. Ce poète préféré entre tant de poètes chéris, ce confident de toutes les pensées, cet ami de toutes les heures, auquel M. Patin consacra sans regret la plus grande partie de son temps et le meilleur de son esprit, c’était Horace.

Connaissez-vous, Messieurs, une destinée plus incroyablement heureuse que celle de ce « petit homme », comme l’appelait familièrement Auguste, qui, non content de s’être fait tant d’amis sincères, dévoués, pendant sa vie, trouve moyen d’en avoir encore plus après sa mort ? D’où peut lui venir cet attrait souverain qu’il exerce sur tant de personnes ? Comment s’expliquer qu’il soit plus ardemment aimé que tant d’autres qu’on admire davantage, qu’il jouisse de ce privilège étrange de n’être pas seulement un auteur favori qu’on aime à relire, mais une sorte de conseiller qu’on interroge, qu’on écoute, qu’on est heureux d’introduire jusque dans sa vie la plus intime ? On comprend qu’il soit aisé de captiver les esprits et de s’attacher les cœurs quand on est un héros et qu’on frappe les imaginations par des actions d’éclat, ou tout au moins quand on exprime des idées généreuses, qu’on parle aux hommes de gloire, d’honneur, de dévouement : les personnes même les moins romanesques éprouvent comme un besoin de s’élever de temps en temps au-dessus des soucis vulgaires de la vie, qui leur fait aimer les beaux spectacles qu’on leur offre et applaudir aux grands sentiments qu’on étale devant eux. Mais exciter tant d’enthousiasme, s’attirer tant d’affection, quand on n’est qu’un homme de la foule, sans vices éclatants ni vertus extraordinaires, et qu’on se plaît à le dire, quand on pratique pour soi et qu’on prêche aux autres une morale plus utile que relevée, qu’on présente comme elle est, sans essayer de la farder ou de la grandir, quand on a horreur des belles phrases et qu’on ne croit pas beaucoup aux grands sentiments, voilà la merveille ! Et l’étonnement augmente encore lorsqu’on songe que ces ardents amis qu’Horace a su se faire dans tous les siècles ne sont ni de ces sots qui suivent sans réfléchir l’opinion commune, ni de ces enthousiastes qui se laissent en un moment surprendre leur admiration, mais des personnages avisés, difficiles, des lettrés, des sages qu’on ne contente pas aisément, l’élite des gens du monde et la fleur des gens d’esprit.

M. Patin était de ce nombre. Peu de personnes ont subi autant que lui le charme d’Horace. Ce n’était pas assez de le lire, de le relire, de le savoir par cœur, il avait voulu connaître tout ce qu’on a écrit sur lui de dissertations savantes et de notices littéraires en France et à l’étranger. Les amis d’Horace étaient aussitôt devenus les siens ; quant à ses ennemis, — car l’aimable poète n’en a jamais manqué, et c’est ce qui achève son succès, — M. Patin ne s’était pas refusé le plaisir de les combattre. Dans quelques pages agréables, les plus vives peut-être et les plus aisées qu’il ait écrites, il a répondu aux accusations dont son cher poète est l’objet. Ce qui est assez curieux, c’est qu’avant de réfuter ses adversaires, M. Patin est obligé de le défendre contre lui-même. Horace a tant d’horreur des gens qui parlent d’eux avantageusement, il craint tellement d’avoir l’air de s’en faire accroire qu’il dit volontiers du mal de lui et se traite plus sévèrement qu’il ne le mérite. M. Patin refuse de le croire sur parole ; il ne lui semble pas possible, par exemple, que si Horace eût jeté son bouclier à la bataille de Philippes, pour se sauver plus vite, il se fût chargé de nous l’apprendre. Il en est de même des légèretés de sa conduite ; s’il paraît difficile de nier tout ce qu’il nous en rapporte si volontiers, on peut au moins admettre qu’il y a dans ces confessions un peu de ces, exagérations complaisantes dont on ne se défend pas toujours quand on fait l’aveu de certains péchés. Notre vieux poète Lamothe raconte, avec quelque confusion, qu’il a bien été forcé, pour écrire des pièces amoureuses, à la façon des lyriques grecs, de se pourvoir d’une maîtresse imaginaire ; « car, sans maîtresse, dit-il, le moyen d’imiter Anacréon ! » M. Patin soupçonne qu’il se trouve aussi, dans certains récits compromettants d’Horace, un peu plus d’imitation que de vérité. N’est-il pas très-vraisemblable qu’il traduit Anacréon ou quelque autre, bien plutôt qu’il ne rapporte quelque incident de sa vie, quand il se représente courant les rues de Rome, pendant les plus froides nuits de l’hiver, en chantant des chansons d’amour ? Il aimait trop ses aises, nous dit M. Patin, qui le connaît bien, pour braver ainsi la bise et la neige sous les fenêtres de l’insensible Lydé. Mais c’est surtout la conduite politique d’Horace que M. Patin tient à défendre des reproches qu’on ne lui a pas ménagés. Il ne veut pas qu’on l’appelle, comme on le fait trop souvent, un lâche, un traître, un vil flatteur, un adroit esclave. « Ce sont là, dit-il, de grands mots et bien durs, mais aussi bien vides. » Pour expliquer qu’il ait changé d’opinion et passé de l’intimité de Brutus à celle d’Auguste, les bonnes raisons ne lui manquent pas. Il lui semble qu’avant même que le sort des combats eût décidé, et quand l’armée de Brutus pouvait encore espérer le succès, les convictions républicaines d’Horace ont dû éprouver déjà plus d’une atteinte. Plus d’une fois sans doute, dans ce camp d’aristocrates, où on lui reprochait si durement sa naissance, ce fils d’esclave a senti qu’il n’était pas à sa place. Les excès et les exagérations de tout genre, les illégalités, les injustices, dont ne se préservent pas toujours les partis les plus honnêtes dans l’ardeur du combat, ont dû souvent irriter cet esprit sage, naturellement modéré, et il a ressenti dès lors cette haine généreuse des guerres civiles qui lui a plus tard inspiré de si beaux vers. Est-il surprenant, s’il avait ces sentiments avant le combat, qu’après la défaite, quand tous les chefs furent morts ou soumis, que l’univers entier, fatigué de discordes, eût accepté un maître comme un libérateur, Horace ait fait comme tout le monde ? M. Patin demande s’il faut être plus sévère pour lui que pour les autres, si l’on doit lui faire un crime d’avoir cru « qu’il pouvait, sans se contredire, après des délais convenables et des réflexions suffisantes, céder au cours des choses, accepter ce qui était inévitable et y chercher sa place. » Il a surtout grand soin d’établir, par des recherches minutieuses, que le poète ne s’est pas livré de suite, qu’il a bien mis, de compte fait, quatre ou cinq ans pour accomplir cette conversion, et il insinue, non sans malice, qu’on y met moins de façons aujourd’hui et que les choses se font plus vite.

C’était surtout dans ses cours de la Sorbonne, où il se sentait plus libre, que M. Patin se donnait tout entier à Horace, Il l’avait tant lu, il le connaissait si bien, qu’il ne pouvait s’empêcher d’entrer dans des détails infinis dès qu’il parlait de lui. Il savait heure par heure l’emploi de ses journées ; il le suivait dans ses promenades du Forum ou du Champ de Mars, pendant qu’il regardait les joueurs de balle et qu’il écoutait les charlatans ; il assistait à ses repas du soir, dont il vous aurait dit le menu ; il allait quelquefois avec lui chez Mécène, dans son palais des Esquilles, ou, plus rarement, chez Auguste, au Palatin, et il était fier de voir que ce n’était pas toujours le poète qui flattait le prince, mais que le prince avait l’air souvent d’être le complaisant du poète ; il l’accompagnait plus volontiers dans cette charmante maison de la Sabine, qui est devenue le rêve de tous les gens de lettres, et ils jouissaient ensemble de ce petit coin de jardin, avec la source d’eau vive qui l’arrose et les quelques arbres qui l’ombragent ; il connaissait ses amis, ses serviteurs ; il savait le nom des livres qui composaient sa bibliothèque ; il racontait les moindres incidents de sa vie d’une façon si précise, si animée, qu’il les mettait sous les yeux de ses auditeurs. Surtout il aimait à relire avec eux, à expliquer, à commenter ses ouvrages. Il en avait tant de fois cité des fragments isolés dans ses leçons qu’à la fin il se trouva l’avoir traduit tout entier sans s’en douter ; ce n’est qu’assez tard qu’il s’avisa d’aller y chercher cette traduction qu’il avait faite involontairement pour la donner au public. Il faisait plus : à force d’étudier les œuvres d’Horace, on dirait qu’il s’en était appliqué l’esprit. Ce qu’il y a de meilleur, de plus élevé dans cette morale, semblait être passé dans sa vie. Toutes ces vertus aimables que le poète recommande à ses amis, tous ces conseils sensés qu’il leur donne : se contenter de son sort, n’avoir que des goûts modérés, borner ses désirs pour éviter les mécomptes, se trouver bien où l’on est, s’accommoder des personnes qu’on fréquente, tourner les choses du meilleur côté, prendre les gens comme ils sont et le temps comme il vient, M. Patin les pratiquait naturellement. Horace n’avait pas seulement en lui un traducteur élégant et un commentateur perspicace ; je suis sûr qu’il l’aurait avoué pour l’un de ses plus sages disciples.

Je viens de rappeler le souvenir des cours de M. Patin ; c’est assurément, Messieurs, ce qui a tenu la plus grande place, et la meilleure, dans sa vie. Ses livres ne me semblent donner de lui qu’une idée imparfaite. C’était avant tout un professeur ; il ne fut écrivain que par occasion et presque malgré lui. Quand on a connu la douceur de ces relations journalières avec un auditoire studieux sur lequel on suit l’effet de sa parole, on a moins d’empressement à s’adresser à ce grand public de désœuvrés et d’inconnus. M. Patin possédait à un haut degré les deux qualités qui font les professeurs accomplis : le goût de la jeunesse et l’amour des choses qu’il enseignait. Tous les jeunes gens qui travaillaient étaient sûrs d’être bien accueillis de lui. Il n’était pas de ceux qui défendent les abords de la science dont ils s’occupent, qui la regardent comme un domaine fermé et n’y laissent pénétrer personne. Au contraire, il se plaisait à y introduire lui-même ceux qui le souhaitaient ; il ne leur refusait pas ses conseils, il était heureux de signaler au public leurs premiers travaux. Comme il n’eut pas seulement la chance favorable d’éviter les infirmités du corps, et qu’il échappa aussi à ces infirmités de l’âme qu’amène trop souvent un grand âge, les années n’enlevèrent rien à sa bienveillance, et jamais on ne vit de vieillesse moins morose et plus affable que la sienne. Les anciens avaient déjà remarqué que c’est comme un privilège de ceux qui enseignent de se conserver plus longtemps jeunes d’esprit et de cœur. On dirait qu’il se fait entre le maître et l’élève une sorte d’échange dont ils profitent tous deux, le maître donnant un peu de son expérience à l’élève et l’élève communiquant en retour un peut de sa jeunesse à son maître. Jusqu’à la fin, M. Patin garda les plus précieuses qualités des jeunes années, surtout cette vivacité d’impressions, cette chaleur d’âme qui rendent sensible aux beaux ouvrages. Personne peut-être n’a été de nos jours un admirateur plus passionné des grands écrivains classiques ; il s’efforçait sans cesse d’augmenter le nombre de leurs amis, non pas en débitant sur eux de belles phrases, mais en travaillant à les faire mieux connaître. Cicéron a dit des merveilles de la nature qu’à force d’être regardées tous les jours, les yeux s’y accoutument et qu’on cesse de les admirer. M. Patin appliquait cette parole à ces poètes anciens qu’on nous met entre les mains dès l’enfance et dont nous avons usé tant d’exemplaires. « Nous les savons trop par cœur, disait-il ; plus nous en répétons la lettre, plus il arrive que l’esprit nous en échappe. » Il avait l’art de les rendre nouveaux par ses remarques justes et fines. Que de fois n’a-t-il pas fait découvrir Horace et Virgile à des gens qui ne les lisaient plus parce qu’ils croyaient les trop bien connaître ! Même quand il se bornait à en expliquer les plus beaux endroits, il savait donner un intérêt particulier à ses explications. Il avait tant lu et tant retenu, ses connaissances étaient si vastes et sa mémoire si sûre, qu’il lui était toujours facile d’animer les exercices les plus arides par des souvenirs et des comparaisons. Il voyageait sans embarras d’un pays à l’autre, et à travers les littératures de tous les temps. Une citation heureuse faisait comprendre un passage obscur, une anecdote piquante réveillait l’attention fatiguée. Sans doute, au milieu de ces détours l’explication ne marchait pas toujours bien vite, mais ni le professeur ni les élèves n’étaient pressés. M. Patin faisait volontiers, dans son enseignement, comme La Fontaine, quand il allait à l’Académie, il prenait le plus long, convaincu qu’on n’arrive jamais trop tard quand on apprend quelque chose en route. Les élèves se gardaient bien de s’en plaindre, et ils suivaient avec plaisir tous les caprices de cette conversation aimable qui les instruisait sans les ennuyer. On se sentait attiré vers lui, dès qu’on l’écoutait, par l’agrément de ses manières et la simplicité de sa parole, par cette science modeste qui aimait à s’effacer, qui rendait justice à tout le monde et n’oubliait qu’elle. Rien ne lui était plus étrange que ce contentement perpétuel de soi-même et cette suffisance impertinente qui accompagnent quelquefois et gâtent toujours le savoir. On a dit longtemps que c’étaient des défauts français : l’expérience a prouvé que nous n’en avons pas le monopole, qu’ils sont d’ordinaire la suite d’une trop heureuse fortune, et qu’il n’est pas aisé aux peuples qu’enivre le succès de les éviter. Mais il y en a d’autres qu’on nous reproche plus justement, auxquels, il faut l’avouer, nous sommes beaucoup trop enclins, et que nous avons pavés bien cher : je veux parler de cette légèreté qui nous fait décider des choses sans les connaître et se console d’une ignorance par une plaisanterie, de cette manie de croire aux phrases, de remplacer les faits par des mots, de prendre des métaphores pour des raisons et des images pour des idées. Ces défauts étaient antipathiques à M. Patin, et son enseignement était fait pour en corriger. Quand on le voyait si soigneux de ne rien avancer dont il ne fût certain, si minutieux dans ses recherches, si exact dans ses citations, si ennemi de la vaine rhétorique et des généralités douteuses, on prenait le goût des informations sûres et des connaissances précises.

Il enseignait donc par ses exemples aussi bien que par ses leçons ; et j’ajoute que sa vie tout entière et la brillante fortune qui l’a couronnée étaient un des enseignements les plus profitables qu’on pût offrir à la jeunesse. Un philosophe ancien a dit qu’il n’y a pas de spectacle plus beau que celui d’un honnête homme aux prises avec l’adversité et lui tenant tête. Je le veux bien ; mais avouons qu’il est utile aussi et encourageant de le voir quelquefois obtenir les récompenses dont il est digne et jouir du bonheur qu’il a mérité. M. Patin a été parfaitement heureux dans toute sa vie ; il l’a été non-seulement par la modération de ses désirs, l’égalité de son humeur, et toutes ces qualités intérieures qui, dans une certaine mesure, dépendent de nous, mais aussi par les circonstances du dehors dont nous ne sommes pas les maîtres. Les honneurs lui sont venus naturellement, et presque sans qu’il ait eu la peine de les souhaiter. Doyen de la Faculté des lettres de Paris, secrétaire perpétuel de l’Académie française, il était parvenu aussi haut qu’un professeur et qu’un homme de lettres puissent arriver ; il n’avait eu, pour ainsi dire, qu’à se laisser vieillir pour être honoré des premières dignités de l’instruction publique ; et à chaque fois qu’il obtenait quelque distinction nouvelle, c’était une satisfaction générale de voir les récompenses de toute nature aller comme d’elles-mêmes à un homme de bien qui les méritait et ne les demandait pas. Nous sommes trop disposés, Messieurs, à laisser les désabusés nous dire sur tous les tons qu’on est dupe d’être modeste, qu’il ne sert de rien de vivre honnêtement, que c’est la faveur et l’intrigue qui donnent toujours le succès. L’exemple de M. Patin parvenu à une si grande situation, uniquement parce qu’il en était digne, répond à beaucoup de ces déclamations. Il était pour nous comme une leçon vivante de morale ; sa vieillesse entourée de considération, chargée d’honneurs, enseignait aux jeunes gens qui débutent dans la vie que pour se pousser dans le monde il n’est pas nécessaire d’être malhonnête, et que même il n’est pas toujours indispensable d’être habile, qu’on peut arriver plus haut en suivant franchement la ligne droite qu’en se glissant par les chemins tortueux, et qu’enfin notre société n’est pas si mal faite, que le travail et la probité n’y soient quelquefois d’aussi bons moyens de réussir que l’intrigue.

M. Patin éprouvait une tendresse de cœur qui ne vous surprendra pas pour la mémoire du bon Rollin, et il a consacré l’un de ses meilleurs écrits à raconter sa vie. À ce propos, il est amené à nous rappeler le souvenir de cette vieille Université de Paris qu’il n’avait pas vue lui-même, mais dont il avait connu et aimé dans sa jeunesse les derniers survivants. Il prend plaisir à nous décrire ce « pays latin » séparé du reste du monde, qui avait sa vie propre, ses passions particulières, sa littérature à lui toute écrite en latin et composée de grandes harangues ou de petits vers qui ne sortaient pas du quartier, mais qu’on dévorait dans les collèges. Il est heureux de nous dépeindre ces professeurs au maintien grave, aux habitudes régulières et pieuses, étrangers aux intérêts et aux distractions de la société, qui n’avaient de patrie que leur collège, de famille que leur classe, dont l’existence se composait uniformément des petits accidents de la vie scolaire et du spectacle assidu de l’antiquité. Il ajoute ensuite, non sans quelque regret : « Nous ne reverrons plus de maîtres, je ne dis pas égaux, mais semblables à ceux de l’Université de Paris au temps où elle produisit Rollin. » Nous n’en reverrons plus, Messieurs, je le crains bien. Il est naturel que chaque siècle ait sa méthode particulière d’enseigner, et que, préparant ses enfants pour lui-même, il les élève à sa façon, selon ses besoins et ses idées. Nos professeurs sont plus mêlés au monde et vivent davantage de la vie de tous : ils ne s’enferment pas dans un pays spécial, ils parlent la langue de leur patrie, ils prennent l’esprit de leur temps. Quoiqu’ils n’aient rien perdu de l’affection que ressentaient leurs prédécesseurs pour l’antiquité, source des bonnes études, ils ne croient pas devoir lui être aussi étroitement asservis ; ils l’interprètent et l’imitent avec indépendance ; ils conservent, autant qu’ils le peuvent, les traditions du passé, mais ils ne sont point ennemis des nouveautés nécessaires, et c’est ainsi que, par leurs exemples et leurs leçons, ils essayent de donner aux jeunes générations qu’ils élèvent deux qualités qui s’accordent difficilement ensemble et qu’il faut pourtant savoir unir : le respect de la discipline et le goût de la liberté. Voilà, Messieurs, plus d’un demi-siècle que la nouvelle Université a remplacé celle qu’illustra Rollin. Au milieu de difficultés et de rivalités sans nombre, dans une des époques les plus agitées de l’histoire, elle n’a rien négligé pour accomplir honorablement sa tâche. Elle a compté parmi ses maîtres beaucoup de gens utiles et quelques grands noms. Au premier rang de ceux dont elle est fière, qui l’ont le mieux servie, le plus honorée par l’étendue de leur savoir, la droiture de leur caractère, la dignité de leur vie, et qu’elle croit pouvoir opposer sans crainte aux meilleurs maîtres d’autrefois, soyez sûrs, Messieurs, qu’elle placera toujours M. Patin.