Discours de réception de François Arnaud

Le 13 mai 1771

François ARNAUD

M. l’abbé Arnaud, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Mairan, y est venu prendre séance le lundi 13 mai 1771, et a prononcé le discours qui suit :

 

Caractères des langues anciennes, comparées avec la langue françoise.

 

Messieurs,

Je sens vivement le prix de la grâce que vous me faites, en m’élevant jusqu’à vous. Je n’examinerai point les motifs qui vous ont engagés à remplir un vœu qu’à peine j’osois former, et par respect pour vos suffrages, je ne vous montrerai d’autres sentimens que ceux de ma reconnoissance.

En effet, à quoi pourrois-je devoir une distinction si flatteuse ; seroit-ce à quelques idées conçues et jetées avec rapidité dans deux ouvrages1 successivement entrepris pour faire passer dans notre littérature une portion des richesses de la littérature étrangère ? Si la justice que je rends à mes foibles travaux ne me défendoit pas de me livrer à cette idée, qu’il me seroit doux de l’adopter ! Elle me rappelleroit nécessairement que ces travaux furent partagés par un homme de lettres2, qui dès long-temps partage tant avec moi.

Pardonnez ce mouvement à un ami sensible, Messieurs, je parle dans un temple dont l’amitié elle-même posa les premiers fondemens. C’est ici que des sages, réunis par les mêmes principes, les mêmes goûts et les mêmes vues, moins fiers de leur propre mérite que du mérite de leurs confrères ; plus sensibles au doux commerce du cœur qu’au commerce brillant de l’esprit, viennent resserrer les nœuds et recueillir les avantages de leur union, de leur amitié, de ce sentiment vertueux et durable, qui ne sait ni flatter, ni feindre, ni s’alarmer, ni s’aigrir ; qui lève nos incertitudes, développe et raffermit nos idées, diminue nos peines, ajoute à nos plaisirs ; qui étend, qui agrandit notre existence, et nous la rend plus chère. Ô vous, dont l’ame aride ou superbe refuse de s’ouvrir à la douce et tendre amitié, vous qui croyez pouvoir vous suffire à vous-mêmes, ah ! combien vous gémiriez d’avoir à porter tout le poids de vos irrésolutions et de vos projets, de vos craintes et de vos espérances, de vos prospérités et de vos revers ! Condamnés à voir vos jours s’écouler, ou dans les tourmens d’une agitation violente, ou, malgré la foule dont vous serez environnés, dans les ennuis de la solitude ; vous mourrez sans obtenir, sans répandre la plus consolante et la plus délicieuse des larmes. Malheureux ! vous n’aurez parcouru que les écueils et les déserts de la vie.

Aussi les talens même les plus distingués, les succès les plus éclatans ne suffirent-ils jamais, Messieurs, pour déterminer vos suffrages. Vous n’aimez à arrêter vos regards que sur celui qui, réunissant au don de sentir, à l’exercice de la pensée et à l’art d’écrire, une ame simple et élevée, loin de dégrader ses rivaux, loin même d’humilier l’ignorant, en lui faisant sentir le poids d’une supériorité toujours révoltante, sait cacher ou dissimuler ses forces pour les rendre plus utiles ; qui, n’opposant aux traits de l’envie et de la satire que l’honnêteté de ses mœurs, de ses principes et de ses ouvrages, rend en quelque sorte aux lettres la considération qu’il en reçoit ; qui, pénétré d’un respect profond pour la vérité, et d’un sentiment vif pour les lettres et les arts, voue une admiration sans réserve et une reconnoissance sans bornes au philosophe, au poète, à l’orateur, à l’artiste, à tous ces hommes enfin dont les productions, soit qu’elles épurent nos idées, soit qu’elles en étendent la sphère, soit qu’elles multiplient les sensations agréables, concourent également au bonheur de l’humanité.

À ces traits, Messieurs, vous reconnoissez sans peine l’homme célèbre à qui j’ai l’honneur de succéder.

M. de Mairan, né avec des goûts vifs, mais avec des passions douces, trouvoit dans son caractère, même au temps de sa jeunesse, une modération que le philosophe n’obtient pas toujours de l’expérience et de la réflexion. Il fut admis et chéri dans les meilleures sociétés ; ses connoissances, parées d’un tour d’esprit agréable et d’une politesse noble, facile, attentive, lui valurent une considération qui l’accompagna tout entier jusqu’à la fin de ses jours : son langage, son maintien, son air, respiroient une dignité simple, qui fit toujours respecter sa personne, et dans sa personne l’homme de lettres et les lettres elles-mêmes. Jamais il n’apporta dans le monde ce ton dogmatique et tranchant qui feroit haïr jusqu’à la raison et à la vérité. Si l’on avançoit une erreur, une absurdité, loin de montrer du mépris, de l’indignation, il n’avoit pas même l’air de la surprise ; il répondoit avec douceur, et toujours avec succès ; on sent plus utilement la vérité, en l’insinuant avec adresse, qu’en la faisant sentir avec force. M. de Mairan consoloit l’ignorance, lors même qu’il la combattoit. Jamais il n’affecta d’étaler les richesses de son savoir, et jamais il ne dédaigna de les communiquer. Autant il aimoit la discussion, autant il abhorroit la dispute. Tout ce qui sortoit de sa bouche empruntoit de son accent je ne sais quoi de piquant et d’agréable ; à peu-près comme une parure étrangère semble ajouter à la beauté, à la grâce, en fixant plus particulièrement les regards et l’attention. Associé à presque toutes les Académie de l’Europe, il eut avec les savans étrangers une correspondance que ses lumières et sa politesse accroissoient de jour en jour. Son commerce épistolaire s’étendit jusqu’au fond de la Chine ; cet empire étonnant, qui doit à l’immobilité de ses mœurs d’être resté seul debout au milieu des ruines de tant d’empires. Les lettres et les arts remplissoient les momens qu’il n’accordoit pas à des études plus graves et plus sévères. Il aima beaucoup la musique, et non content d’en cultiver l’art, il en approfondit la science. Le recueil de l’Académie des belles-lettres est enrichi d’un de ses mémoires, où une érudition choisie et dispensée avec goût, vient, sans affectation, sans effort, à l’appui d’une idée fine et heureuse. Chargé de crayonner les éloges de ses confrères de l’Académie des sciences, il sut plaire et intéresser même après M. de Fontenelle, auquel il succédoit. Ses ouvrages sont écrits avec beaucoup de clarté, de précision, et souvent même d’élégance. On y remarque toutes les propriétés du style philosophique, style que je comparerois volontiers à une eau tranquille qui coule avec majesté dans un lit profond. Sa probité ne se démentit jamais, et quand il ne l’auroit pas eue au fond du cœur, il auroit pu la devoir encore à cet esprit supérieur d’ordre et de raison, qui régla constamment toutes ses démarches ; mais il la sentoit vivement : Un honnête homme, disoit-il, est celui à qui le récit d’une bonne action rafraîchit le sang. Cette expression, toute familière qu’elle est, m’a paru mériter d’être recueillie ; le sentiment ne s’énonce jamais d’une manière plus vraie, plus persuasive, que lorsqu’il prend les couleurs et la forme d’une sensation. Enfin, M. de Mairan eut des succès et n’excita point l’envie. Il ne perdit jamais aucun ami, et ne fut l’ennemi de personne. Il parcourut une longue carrière sans éprouver, ni les tourmens de l’ame, ni les peines du corps, et sa mort fut tranquille et douce, comme le système entier de sa vie.

En venant s’asseoir parmi vous, Messieurs, M. de Mairan reçut la récompense légitime de ses travaux et de ses succès ; et moi, j’ai votre choix à justifier.

Sans doute, du moins aimé-je à me le persuader, le rang où vous m’élevez, je le dois en grande partie à l’honneur que j’ai d’appartenir à une compagnie savante et célèbre qui naquit dans votre sein, et dont les travaux font tant d’honneur à son origine.

Admis dans cette société d’hommes particulièrement dévoués à l’étude des Anciens, j’observai plus attentivement que jamais le caractère, la marche, les mouvemens, les propriétés des langues savantes ; et comparent vos chef-d’œuvres avec ceux de l’antiquité, je conçus quelques idées dont j’oserai vous exposer rapidement la substance.

Il y a eu un peuple fier et poli, savant et guerrier, passionné pour la gloire et pour le plaisir, qui, par le haut degré d’excellence où il porta tous les Arts, condamna les âges suivans à l’éternelle nécessité de l’imiter, et au désespoir de le surpasser jamais.

L’Athénien, disposé aux émotions douces avant même qu’il vît le jour, par le soin qu’il falloit avoir de n’offrir aux yeux d’une mère enceinte que des objets agréables ; l’Athénien, qui dès ses premières années, régloit tous ces mouvemens sur les sons cadencés et mélodieux de la voix et des instrumens ; qui, dans son enfance, formoit ses yeux au discernement des plus belles formes, en les dessinant lui-même ; qui puisoit ses premières instructions dans les vers les plus harmonieux de la plus harmonieuse des langues, et dont l’ame successivement préparée par la jouissance de chef-d’œuvres de musique, de peinture, de sculpture et d’architecture, recevoit au théâtre l’impression simultanée de tous les Arts combinés et réunis ; l’Athénien dut être, et fut en effet excessivement sensible au charme de l’éloquence : il abhorroit les fers de la tyrannie : mais il voloit au devant des chaînes de la persuasion.

Ce peuple long-temps gouverné par les seuls poètes, ses législateurs, ses prêtres et ses philosophes, s’étoit fait de la poésie une si forte habitude, que pendant plusieurs siècles on n’auroit pas cru mériter l’attention des peuples, si l’on eût affranchi la parole des liens magiques de la versification. Cependant l’intérêt qu’avoit chaque citoyen à faire régner son opinion, l’impossibilité d’en établir l’empire par d’autres moyens que ceux de la parole, la difficulté de manier à son gré et d’appliquer avec succès un instrument aussi difficile et souvent aussi rebelle que celui de la poésie, appelèrent nécessairement une diction plus libre et plus facile. On descendit à la prose ; mais on sentit que pour plaire à des oreilles avides d’une harmonie à laquelle elles étoient depuis si long-temps accoutumées, il falloit substituer une nouvelle cadence, une mélodie nouvelle à celle qui caractérisoit le vers. L’organisation particulière et unique de la langue Grecque en offrit les moyens, et bientôt la prose elle-même devint un art soumis à des règles, à des principes presqu’aussi certains que ceux de la poésie.

Comme il n’y avoit point de mots, point de syllabes dans cette langue, dont l’énergie et les mouvemens ne fussent déterminés et connus, l’orateur ou l’écrivain pouvoit rendre l’élocution tout à-la-fois pittoresque, harmonieuse et cadencée, c’est-à-dire, exprimer, ou plutôt peindre, par les sons, l’objet qu’il avoit à rendre, et en même-temps précipiter, ralentir, en un mot régler à son gré tous les mouvemens de la phrase. Delà les différentes formes de style, qui furent adaptées aux divers genres de composition, et dont le mélange produisit des formes nouvelles, comme de l’union des couleurs arrangées sur la palette du peintre, sortent de nouvelles couleurs. Cet art fut connu des Latins, et quoiqu’ils ne l’eussent point créé, quoiqu’il s’en fallût bien qu’ils fussent doués de cette sensibilité exquise qui caractérisoit les Grecs, et particulièrement les Athéniens, les richesses qu’ils empruntèrent, ils surent se les rendre propres. Imitateurs hardis et heureux, les Latins méritèrent d’être mis au nombre des modèles.

L’un et l’autre peuple connut et saisit ce point délicat où l’art et la nature se réunissent pour s’embellir réciproquement ; et les exemples qu’ils donnèrent, les leçons qu’ils prescrivirent, devinrent la règle éternelle du vrai et du beau. Mais là finit l’obligation de les imiter. Le mécanisme de l’harmonie et des mouvemens de leur langue est étranger à la nôtre ; l’art de leur élocution est un art perdu pour nous, et qui ne sauroit renaître que chez un peuple où se reproduisoit la même sensibilité, les mêmes moyens de l’exercer, enfin les mêmes rapports entre la forme du Gouvernement, les mœurs et le langage.

Athènes n’eut pour souverain que l’éloquence ; et l’art de gouverner les hommes est aujourd’hui, parmi nous, un art en quelque sorte muet. L’Athénien parloit aux sens, nous nous adressons à l’esprit. Sa langue, qui fut l’ouvrage des poètes et des orateurs, c’est-à-dire, d’hommes tout à-la-fois esclaves et tyrans de l’imagination, naquit et s’accrut par degrés avec les idées qu’elle avoit à exprimer. La nôtre, formée au hazard, sans unité, sans dessein, ne s’est perfectionnée que du moment où s’est levé le jour calme et pur d’une philosophie toute de raisonnement. La phrase grecque pouvoit se mouvoir en tout sens ; la nôtre est le plus souvent condamnée à ne parcourir qu’une même ligne. Enfin, comme la puissance et la majesté appartenoient essentiellement au peuple d’Athènes, les mots étoient préservés de l’avilissement où les entraîne l’usage qu’en fait la multitude assujettie et grossière.

Mais quoi ! n’avons-nous fait que des pertes ? Aurois-je donc oublié que je parle dans un lieu où se fit entendre la voix des Fénélon, des Bossuet, des Racine, des Despréaux, des Fléchier, des Massillon, que je parle devant vous, Messieurs, devant les maîtres et les modérateurs d’une langue qui règne aujourd’hui sur l’Europe, et dont vos ouvrages éterniseront l’Empire ? Ah ! loin de moi cet enthousiasme exclusif et aveugle pour l’antiquité. Quel sentiment pénible et injuste que celui de l’admiration pour les chef-d’œuvres immortels des Grecs et des Romains, s’il ne servoit à nous rendre plus sensibles aux beautés de tous les genres dont brillent les ouvrages de nos grands écrivains ! Non ; je ne croirai jamais qu’un François ne lit pas avec transport les vers de Racine, soit digne de sentir l’harmonie des vers d’Homère.

N’envions point aux Anciens des avantages que nous ne pourrions obtenir qu’en nous privant de ceux dont nous jouissons. Notre langue a des richesses qui lui sont propres, sachons en profiter, et tâchons de les entendre ; mais gardons-nous de détourner, de violenter sa marche, et ne la conduisons à la perfection qu’en étudiant son caractère, qu’en suivant la direction du principe qui l’anime.

L’art de la parole est, comme tous les Arts, le produit du besoin et de l’intérêt général. La forme du Gouvernement et la nature des mœurs ont déterminé le caractère et le génie de toutes les langues.

Dans une démocratie, où l’éloquence peut tout sur la multitude, de qui tout dépend, les artifices du langage ont dû avoir pour but d’ébranler l’imagination, de flatter les sens, d’enflammer les passions du peuple. Dans une monarchie, où règnent des intérêts et des besoins d’un autre genre, ce principe caché, mais puissant, qui forme les mœurs et les usages d’une Nation, doit imprimer au langage une autre direction, un tout autre caractère.

Sous cette forme de Gouvernement, les citoyens divisés en classes inférieures pour s’élever vers les premières, et de la part des premières pour repousser les inférieures. Ainsi, l’on y voit le peuple toujours prêt à imiter et le langage et les mœurs des grands, pendant que ceux-ci, par un mouvement contraire, s’efforcent toujours de se distinguer, affectent de rejeter de leur langage les expressions et les tournures devenues trop familières au peuple.

Entretenue dans une fluctuation continuelle par cette tendance et cette réaction des esprits, la langue finiroit par s’appauvrir et se dessécher en se polissant, si les gens de lettres et les bons ouvrages ne concouroient à la fixer et à l’enrichir.

La langue grecque, formée par le peuple et pour le peuple, devoit être l’organe de l’imagination, des passions ; notre langue, formée par les gens du monde et les gens de lettres, a dû être l’organe de l’esprit et de la raison.

Qu’étoient les Athéniens ? Un peuple d’auditeurs et d’enthousiastes. Que sommes-nous aujourd’hui ? Un peuple de lecteurs tranquilles et réfléchis. Voilà le véritable principe de la distance qu’il y a du caractère de la langue grecque, au caractère de la nôtre.

Transportons-nous à Athènes ; nous y verrons le poète, l’orateur, l’historien, le philosophe même, réciter leurs compositions à des hommes assemblés, à des hommes dont les sens étoient sans cesse exercés et toujours insatiables ; à des hommes qui pardonnoient tout à celui qui savoit charmer leurs oreilles. Un trait d’éloquence ou de poésie venoit-il s’offrir à leur mémoire ? Les idées ou les images qui s’y trouvoient exprimées ne se réveilloient dans leur esprit, que revêtues des sons, des accens qui les avoient animées. C’est ainsi qu’en nous rappelant des vers embellis par une musique qui nous est familière, nous nous rappelons toujours et en même-temps, le chant dont ces vers sont accompagnés.

Le gouvernent, les mœurs, les opinions, tout a changé ; on ne parle plus au peuple assemblé ; on ne gouverne plus par l’éloquence. Ce n’est que dans le silence du cabinet qu’on juge des compositions littéraires : on lit tranquillement l’ouvrage du poète et de l’orateur, comme celui du philosophe.

Pour peu qu’on réfléchisse sur la manière dont naissent, se modifient et se pénètrent les sensations et les idées, on concevra sans peine la prodigieuse différence qui se trouve dans les impressions qu’on reçoit par un sens ou par un autre. Le sens de l’ouïe, délicat et sensible, ne peut être ébranlé sans douleur ou sans plaisir ; celui de la vue est, pour ainsi dire, impassible, et semble n’être destiné qu’à transmettre paisiblement à l’ame l’image des objets dont il est frappé. J’appellerois volontiers l’ouïe le sens de l’ame et des passions ; et la vue, le sens de l’esprit et de la raison. Il y a, entre les idées qui nous sont transmises par les oreilles ou par les yeux, à peu-près la même différence qu’entre des objets aperçus au travers les flots d’une onde agitée, ou réfléchis par le cristal uni d’une eau pure et tranquille. Eh ! qui de nous n’a pas éprouvé que le même drame qui nous enchantoit, s’il retentissoit à nos oreilles, animé par les accens d’une voix tendre et mélodieuse, ou par une déclamation véhémente et passionnée, n’étoit, lorsque nous le soumettions à la lecture, qu’un ouvrage froid, insipide, souvent plein de défauts que la magie des sons avoit fait disparoître ! Combien donc se trompèrent ceux de nos écrivains qui tentèrent de transporter dans notre langue les formes et les combinaisons grecques et latines ? Familiarisés avec les langues anciennes, ils crurent que l’art de la parole devoit avoir les mêmes principes dans tous les temps et dans tous les lieux. Ils sentirent les besoins de la langue ; mais ils se méprirent sur les moyens d’y suppléer.

Ce ne fut que vers le commencement du siècle dernier, quand la France, trop long-temps agitée, vint enfin à respirer, quand la paix ranima le goût des lettres et des arts, que la langue, en suivant les progrès des mœurs, commença à prendre de la consistance.

Un philosophe assis aujourd’hui parmi vous3, Messieurs, a fait voir combien les progrès de l’esprit humain tiennent aux progrès des langues. En effet, lors de la renaissance des lettres, quels obstacles nos écrivains ne rencontroient-ils pas dans l’imperfection du langage ? Une foule de mots, dont l’origine avoit disparu, ou dont l’acception étoit incertaine et dénaturée ; une syntaxe sans principes, sans analogie ; une prosodie vague, indéterminée ; la prononciation même abandonnée au hasard ou au caprice : tout nuisoit également et à l’harmonie du discours et à la précision des idées ; tout faisoit sentir la nécessité de donner à notre idiome une forme fixe et de le soumettre à des procédés réguliers : ce fut aussi vers ce but que se dirigèrent principalement les efforts des gens de lettres.

Il étoit réservé à Pascal et à Racine de deviner le secret de notre langue ; il étoit réservé à l’Académie françoise d’en fixer le caractère. Un établissement de ce genre n’auroit pu se former ni dans Athènes, ni dans Rome. Il n’y avoit point de puissance sur la terre à laquelle des peuples libres eussent consenti à soumettre leur langage. Dans notre Gouvernement même, ce n’étoit point à l’autorité, mais au goût et à la raison qu’il appartenoit de donner des lois à l’instrument de nos idées. Il falloit épurer, ordonner, fixer le système entier de la langue ; distinguer, dans l’adoption des termes, le caprice d’avec l’usage ; se régler sur l’analogie, sur l’oreille et sur le goût, pour rejeter ou admettre les mots qui s’introduisoient dans le monde et dans les livres.

Ce travail ne pouvoit convenir qu’à un corps composé d’hommes choisis dans tous les ordres de la société. C’est ce que sentit votre immortel fondateur ; et la forme qu’il donna à l’Académie est un des plus grands services qu’un homme d’état pût rendre à la littérature françoise.

Le cardinal de Richelieu aimoit à cultiver les lettres ; il s’honora d’en être le protecteur ; et quand il ne les auroit pas encouragées pour elles-mêmes, il l’eût fait encore pour l’intérêt de son ambition et pour sa propre gloire.

Après ces longues secousses de guerres civiles qui donnèrent aux ames tant de ressort et d’énergie, il y avoit encore dans la nation un germe d’inquiétude qu’il étoit important de fixer. Richelieu vit, d’une part, qu’il falloit offrir à des ames ardentes un aliment capable d’exercer leur activité ; et de l’autre, que le goût des lettres, incompatible avec l’esprit de faction, est nécessairement ami de l’ordre, de la paix et des lois. En humiliant un parti encore nombreux et formidable ; et en retirant des mains de la noblesse un pouvoir usurpé, dont elle abusoit pour concentrer toute la force publique dans les mains du Monarque, il sentit qu’il étoit nécessaire de tranquilliser les esprits qu’alarment et qu’effarouchent toutes les innovations ; qu’il falloit chercher à diriger l’opinion publique, que la puissance ne subjugue jamais et ne doit jamais dédaigner ; et que le moyen le plus propre à la captiver, étoit d’intéresser à ses vues cette classe d’hommes sages, instruits, paisibles observateurs des événemens et de leurs causes, qui finissent toujours par donner le ton à leur siècle, et leurs opinions à la postérité.

Louis XIV, vivement frappé de tout ce qui portoit le caractère de la grandeur, sentit qu’une nation n’est véritablement grande que par la supériorité des lumières. Tous les esprits, exaltés par les merveilles de ce règne, prirent un essor extraordinaire.

Alors on vit éclore à-la-fois et les plus grandes actions et les plus beaux ouvrages. La langue suivit les progrès des idées, et se revêtit de tous les caractères que voulut lui imprimer le génie. Cette langue, maniée par la Nation la plus sociable de la terre, épurée par une Cour galante et polie, enrichie et perfectionnée par des poètes, des orateurs et des philosophes, dut acquérir de l’élégance, de la grâce, de la souplesse et de la clarté ; elle dut être féconde en termes propres à exprimer les développemens du cœur humain, les détails des mœurs et tous les objets qui occupent la société. Cette politesse, peut-être excessivement délicate, qui proscrit de la conversation les gestes trop prononcés, les tons de voix trop élevés et trop forts, dut proscrire aussi de la langue les mouvemens trop impétueux, les figures trop hardies ; mais l’imagination et le sentiment savent se produire sans cet appareil extérieur. Nous avons des modèles d’éloquence de tous les genres ; ce n’est pas, il est vrai, de cette éloquence artificielle et mécanique, qui, chez les Grecs et les Romains, résultoit de l’emploi de mot, dont tous les élémens étoient soumis à des tons et à des mouvemens déterminés et invariables. Notre langue, presque dénuée de quantité, d’accens et d’inversions, est privée de ces ressources ; mais nos compositions n’en portent que davantage l’empreinte de l’ame et du génie de l’écrivain.

Un langage exact dans ses définitions et ces mots, et simple dans ses tours, est l’instrument le plus propre à affermir la marche de la raison. La philosophie a été perfectionnée par le caractère même de notre langue ; et notre langue, à son tour, a dû de nouvelles richesses à la philosophie.

Les progrès réciproques des lumières et de la sociabilité ayant rendu le goût des lettres plus universel et plus populaire, on s’est attaché à écrire pour tous les ordres de lecteurs ; on a ambitionné le suffrage de tous ses juges ; et lors même qu’on s’est proposé d’instruire, on a cherché à intéresser et à plaire.

La poésie peut-être n’a pas été si heureuse. Un goût plus sévère a ralenti les élans de l’imagination, et amorti l’enthousiasme du poète. Les esprits, attirés par des objets plus sérieux, sont devenus moins sensibles au plus aimable des Arts. Tel est le destin des peuples, ainsi que des individus ; ce n’est qu’aux dépens de l’imagination et des sens, que la raison s’éclaire et se fortifie. Mais nous avons trouvé des dédommagemens à nos pertes. La prose a pris un essor plus hardi, et franchissant l’intervalle qui la séparoit du langage poétique, elle s’est emparée avec succès des images, des figures, des mouvemens qui ne sembloient réservés qu’à la poésie. C’est là, ce me semble, un des caractères les plus frappans des productions de nos grands écrivains dans ce siècle de lumières ; siècle qui formera, dans l’histoire de l’esprit humain, une époque aussi brillante que celui de Louis XIV.

Pourrions-nous, Messieurs, nous retracer le tableau de nos acquisitions et de nos richesses, sans tourner des regards reconnoissans vers votre auguste protecteur ? L’Académie n’oubliera jamais ce jour si glorieux pour elle, où ce Monarque, à peine assis sur le trône, vint présider à une de ses assemblées. Présage heureux de la bienveillance particulière dont il vous a constamment honorés !

Les progrès de la raison, chez un peuple, sont le plus bel éloge du Souverain. Les ouvrages dont vous avez enrichi, Messieurs, la philosophie et les lettres, sont autant de trophées élevées à la gloire de Louis XV. Je ne célèbrerai ni ses vertus, ni les glorieux événemens de son règne ; ma foible voix ne répétera point les louanges dont ces murs ont retenti cent fois : mais qu’il me soit permis de rendre hommage à son amour pour la paix, la première vertu des Rois. Si nous avons échappé aux calamités de la guerre, c’est à Louis que nous le devons.

Heureuse cette compagnie d’avoir pour Protecteur le bienfaiteur de l’Europe !

Notes :

1. Le Journal étranger, et la Gazette littéraire.
2. M. Suard.
3. M. l’abbé de Condillac, Origine des connoissances humaines.