Discours de réception de Émile Faguet

Le 18 avril 1901

Émile FAGUET

M. Émile FAGUET ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. CHERBULIEZ, y est venu prendre séance le 18 avril 1901 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Je vous remercie. Je me suis demandé quelle était la formule de gratitude qui avait chance de vous agréer davantage, et il m’a semblé que ce devait être la plus simple. Je vous remercie. Vous avez comblé une ambition que je me connaissais depuis très longtemps et vous vous êtes acquis une reconnaissance que depuis très longtemps j’avais l’imprudence de vous réserver.

 

Aussi bien, c’était, un sentiment filial, et je ne faisais qu’obéir à une sorte de prescription paternelle. Mon père, que vous avez honoré d’un brin de laurier pour sa traduction en vers de Sophocle, car on traduisait en vers dans ce temps-là, m’avait commandé d’être lauréat de l’Académie pour ne pas déchoir et d’être académicien pour être plus grand que lui. C’était le souhait d’un héros d’Homère. J’ai voulu obéir. J’ai été lauréat de l’Académie ; et puis je me suis efforcé de devenir académicien. En conscience, je ne pouvais pas faire autrement.

 

Ce n’est pas qu’en souhaitant ardemment de vous appartenir, j’aie jamais eu la fatuité de m’en croire digne ; et ici je devrais éprouver quelque embarras. Se dire indigne de vos suffrages après les avoir obtenus c’est s’exposer à cette objection : « Alors, pourquoi les avez-vous brigués ? C’est une contradiction épouvantable. » Cet embarras, Messieurs, je ne l’éprouve pas. Dans l’ordre des sentiments, que deux choses soient contradictoires, cela n’empêche pas qu’elles ne soient vraies toutes les deux. Ce serait plutôt preuve de grande vérité d’un côté et aussi de l’autre. « Vous êtes bien contradictoire, pourrait-on dire, vous devez être sincère. Et donc, j’étais persuadé, au moment même que je demandais à entrer ici, que j’étais présomptueux d’y aspirer, et je continuais à vous soumettre des titres auxquels je ne croyais guère ; et ce n’était pas très logique, mais c’était très humain ; et vous me pardonnerez, non seulement en hommes bienveillants que vous êtes, mais en bons psychologues que vous êtes aussi.

 

Vous m’avez conféré, non pas un, mais deux grands honneurs en m’ouvrant votre porte, et le moindre est de me l’avoir ouverte et le plus grand est d’avoir fait de moi le successeur de M. Victor Cherbuliez ; car il semble qu’il y ait quelque solidarité entre celui qui s’éloigne et celui qu’on autorise à prendre la place laissée vide, et cette solidarité, quand la destinée veut qu’elle s’établisse entre M. Cherbuliez et moi, non seulement m’est une gloire au-dessus de mes mérites, mais est pour moi tristement douce et douloureusement chère. J’ai à faire son éloge. Vous pouvez vous souvenir que ce n’est pas la première fois que je le fais. Comme lecteur, comme admirateur, et, dont j’ai à lui demander pardon, comme critique, j’ai été en commerce continu avec M. Cherbuliez pendant plus de trente ans ; et pourquoi faut-il que ce commerce ait été interrompu au moment même qu’il devenait plus personnel et qu’aux rapports trop froids à mon gré d’admirateur à admiré succédait le lien plus aimable d’un commencement d’amitié ? J’aurais voulu que peu à peu, au hasard des conversations familières, il me racontât cette vie heureuse et glorieuse, toute consacrée au culte des lettres et des idées, d’une si belle unité, d’un si beau rythme, d’une courbe si nette et si harmonieuse.

 

Il naît à Genève, dans cette ville charmante et savante, si amoureuse des lettres, des arts, de la nature et de l’humeur, dans cette ville des Jean-Jacques, des de Saussure, des Töpffer et des Petit-Senn, sans compter qu’elle peut bien un peu revendiquer Mme de Staël dans cette ville dont il a si bien compris le charme particulier et la grâce. « Il y a, nous dit-il, une grâce genevoise, qui est bien du terroir : elle n’est ni sémillante, ni touchante, ni coquette, ni rêveuse ; elle habite à mi-distance entre le ciel et la terre ; c’est le sourire du bon sens, et je la compare volontiers à de la prose ornée. » Et l’on sait assez que la prose ornée n’était point pour déplaire à M. Victor Cherbuliez. — Il naît à Genève et il y naît Français par bénéfice de la loi de 1790 sur les familles des réfugiés. Il songe à ses lointains ancêtres, protestants du Poitou, du Dauphiné, des Cévennes, d’ailleurs encore. Il songe à ses ancêtres genevois, et peut-être apprend-il avec fierté qu’il n’est rien moins que petit-cousin, d’une part de l’héroïque et malheureux apôtre de la tolérance religieuse Sébastien Castellion, d’autre part, de Jean-Jacques Rousseau. Il est élevé soigneusement, minutieusement par un père lettré et dans une famille tout entière consacrée aux lettres. Son grand-père c’est Abraham Cherbuliez, le libraire ; son oncle c’est Joël Cherbuliez, libraire également ; son père, après avoir été M. le pasteur Cherbuliez, est M. le professeur Cherbuliez de l’Académie de Genève, très érudit, orientaliste, hébraïsant, helléniste et latiniste, modeste savant qui ne publia presque rien, mais qui voulut que son fils fût une œuvre de choix, de dilection et de perfection. Tout autour de lui Cherbuliez enfant respirait comme une odeur de bonne et saine littérature. Non pas celle-là seulement. Son père, comme d’autres lettrés genevois, comme Töpffer, comme Jean-Jacques, aussi bien, était homme de plein air et de grandes et vaillantes marches parmi les montagnes. Il menait son fils à l’Académie, mais aussi et très loin à travers les Alpes, et il en faisait non seulement le fin lettré, mais encore l’infatigable marcheur qu’il devait être jusqu’à la veille, littéralement, de sa mort.

 

Son adolescence et sa première jeunesse se passèrent en partie à Berlin, en partie à Paris, au milieu d’études plus rudes encore et plus âpres. Il s’enfonça dans le sanscrit et dans la philosophie. Il suivait trois ans de suite le cours de Burnouf, et il scrutait avec une égale opiniâtreté Hegel et Aristote. En 1848 il écrivait à son ami d’enfance M. Franck Abauzit : « Pendant que vous nagez dans la philosophie de l’absolu, je me plonge dans l’organon. Je vous jure que ce n’est pas chose facile que de labourer ces grandes pages serrées de l’édition de Becker... J’en suis au milieu des secondes analytiques. On est du reste bien récompensé de cette peine : au milieu de la dissection du syllogisme, on rencontre des oasis métaphysiques dont la physionomie n’est pas si différente de celle de votre Hegel... » Ce ne fut pas là, vous le savez assez, du temps perdu pour lui ni pour nous, et non seulement sous le publiciste, mais, et très souvent, sous le romancier, on sent pleinement le philosophe. À travers portraits, incidents, anecdotes, observations de caractères ou de mœurs, l’idée générale passe quelquefois comme un grand souffle, qui fait l’air plus vif, et comme plus large et cela, Messieurs, vient directement des « oasis métaphysiques ».

 

Cependant les études de M. Cherbuliez je ne dis pas étaient achevées, les hommes comme M. Cherbuliez ne finissant jamais leurs études, mais assez avancées pour qu’il songeât ou à enseigner ou à produire. Son ambition était alors d’être de l’Académie de Genève. Il était de ceux qui aiment à suivre les traces sacrées laissées par leur père. Cette espérance tardant à se réaliser, il voulut élargir son horizon déjà si vaste par un voyage en Orient. Il poussa du moins jusqu’à Smyrne. Il ne semble pas que l’Orient ait laissé de très profondes traces dans son esprit. Mais la Grèce, qu’il vit au retour, le charma, comme on peut croire et quand il revint à Genève, le Cheval de Phidias était déjà dans l’esprit du jeune voyageur. Il l’écrivît avec amour, sous ce premier titre un peu énigmatique : À propos d’un cheval, causeries athéniennes. L’oncle Joël, l’éditeur, le publia, avec une bienveillance où l’espoir trouvait peu de place. C’était en 1860. Le succès fut soudain et très vif. On lut avec ravissement ce petit volume qui était toute une esthétique écrite par un philosophe et un artiste, et c’était précisément l’originalité de cette esthétique nouvelle. Encouragé par le succès, le jeune « causeur athénien », toujours les yeux fixés sur l’Académie de Genève, s’essaya à l’enseignement par un cours libre sur la chevalerie, en 1861. L’effet produit fut très grand, du moins sur les bons juges ; car on lit dans le Journal d’Amiel : « Je sors de la leçon d’ouverture de Cherbuliez abasourdi d’admiration. Si c’est une lecture, c’est exquis ; si c’est une récitation, c’est admirable ; si c’est une improvisation c’est étourdissant. » Et nous supposerons, si vous voulez, que c’était partie lecture, partie récitation, partie improvisation, pour qu’aucune de ces épithètes ne soit perdue. M. Cherbuliez ne fut pas pour cela de l’Académie de Genève. Je ne sais quels fata aspera, comme dit encore Amiel à son sujet, s’y opposèrent. Quelques fata secunda aussi, et je sais mieux lesquels. À propos d’un cheval avait singulièrement fait son chemin. Sainte-Beuve avait été touché, qui se méprenait rarement sur les talents naissants. George Sand avait été émue. Elle écrivait à Sainte-Beuve : « Il est des nôtres. Il faut qu’il vienne. » Et Buloz écrivait à Cherbuliez « Ils disent tous qu’il faut que vous veniez. Venez donc. » M. Cherbuliez était naturalisé Français une première fois.

 

M. Cherbuliez ne se hâta point, pourtant, de « venir ». Il envoya ; mais il ne vint pas. Il se fit représenter à Paris par ses romans, qui étaient ambassadeurs très élégants, très informés, de la meilleure compagnie, et fréquemment renouvelés, comme il sied dans la république des Lettres, où la curiosité règne et où la curiosité gouverne ; mais il ne vint pas tout de suite. Il hésitait à se déraciner. Peut-être ne se fût-il jamais lié à nous d’un lien indissoluble et, eût-il goûté de loin, comme Töpffer, comme Xavier de Maistre, le plaisir d’être fêté à Paris sans s’y montrer et d’être un prince de la littérature française sans résider, s’il n’avait été poussé décidément vers la France par un attrait nouveau. Quel attrait ? Vous le savez, Messieurs, celui du malheur. Ce sont les catastrophes de 1870 qui inspirèrent à M. Cherbuliez le dessein ou du moins la décision de devenir Français. Il fit valoir ses droits à la « réintégration ». De la France prospère et redoutée il n’avait été qu’à demi ; de la France malheureuse et vaincue il voulut être tout à fait. Homme de deux patries, il choisit pour être exclusivement la sienne celle qui souffrait. Il se dit que la France avait besoin de ces délicates consolations et de ces compensations généreuses, et de cette caresse plus que filiale. Un autre disait : « On bat ma mère, j’accours. » Il disait : « Une de mes deux mères souffre, je la choisis. » On est flatté d’avoir de tels compatriotes ; on est fier aussi d’appartenir à une patrie si digne d’être aimée qu’elle se donne de tels enfants par le cri seul de sa douleur.

 

Désormais la vie de M. Cherbuliez est celle du sage et du laborieux, sans aventure, sans péripéties. Il a dit lui-même : « Nos plus belles aventures sont nos pensées. » Par ses romans, par ses articles, il s’achemine sûrement et, sinon sans désir, du moins sans impatience, vers l’Académie française ; il y arrive en 1882, avec cette double bonne fortune d’avoir à faire l’éloge de M. Dufaure et d’être reçu par M. Renan ; et je le félicite de cette double faveur de la destinée, encore que sur ce point je n’aie rien à lui envier ; et une fois académicien, il continue, sans y rien changer, son existence d’homme de lettres et de publiciste ; car il est de ceux, non pas qui, quand ils ont reçu un honneur, s’attachent à le mériter, mais qui, quand ils ont obtenu une récompense, veulent la mériter une seconde fois.

 

L’art de la vie est de faire de la vie une œuvre d’art. Ainsi M. Cherbuliez fit la sienne. S’il faut que le tribut à la destinée jalouse soit toujours payé, du moins la fatalité le ménagea longtemps, et recula jusqu’aux dernières limites de sa vie la triste échéance. Il faut dire avec douleur que pour avoir été retardés, les malheurs ne furent que plus accumulés et plus accablants. Vers l’âge de 70 ans il perdit la compagne charmante et constamment adorée de sa vie. Trois ans après et quand il se relevait à peine de l’accablement d’un coup si sensible, il perd un fils du plus grand mérite, savant distingué, déjà au seuil de la célébrité. Vous vous rappelez combien ce coup nous fut rude à tous, même à ceux qui n’avaient pas l’honneur de connaître le docteur Cherbuliez, tant fut prompte en nous et pénétrante l’inquiétude que le malheur du fils nous inspirait à l’endroit du père. Et cette fois, en effet, il ne s’en releva point. Le cœur était frappé par deux fois à la même place sensible et douloureuse ; il fléchissait ; un matin, brusquement, il cessa de battre. Blessé à mort par la mort de sa femme, M. Cherbuliez avait été achevé par la mort de son fils. « La plupart des hommes meurent de chagrin », dit Buffon ; et c’est une des plus grandes parmi les vérités qu’il a écrites. Mais, comme disait un des vôtres, en un sujet moins triste, il y a la manière. La plupart des hommes meurent des chagrins de leur égoïsme ; quelques-uns meurent du chagrin de leur dévouement ; ce sont les meilleurs d’entre nous ; ce sont aussi les plus heureux. Il doit y avoir une consolation précieuse à mourir du coup qui a traversée des êtres chéris. Qu’il y ait un peu d’abandonnement dans ce sentiment, je le confesse : mais pourquoi n’y aurait-il pas un temps pour le stoïcisme, — et certes M. Cherbuliez l’a connu, — un autre, pour la volupté amère et exquise, de s’abîmer dans le malheur de ceux qu’on a aimés et de s’envelopper dans le linceul de leur infortune ? Ces tristes délices je jurerais que M. Cherbuliez les a connues et je ne crois pas que personne soit d’humeur à les lui reprocher.

 

L’œuvre nous reste. Cette œuvre volumineuse ne laisse pas d’être charmante, car elle est soutenue sans cesse d’imagination et de goût en même temps que le fond en est solide et les assises puissantes. L’éducation de l’esprit de M. Cherbuliez, fut une des plus fortes qui aient jamais été. Sachant lire dans toutes les langues de l’Europe, à très peu près, — les Suisses sont coutumiers de cet excès, — il avait une érudition variée, curieuse, prenante et tenace, et il connaissait et il avait sans cesse pré sentes à son esprit les façons de raisonner et de déraisonner de tous les peuples, ce qui est d’une grande ressource. Vous le voyez tout pénétré de philosophie allemande ; la page tournée, vous vous persuadez qu’il a passé toute sa vie à étudier la Renaissance italienne ; et plus loin vous saluez en lui un platonicien à qui rien de ce qui fut grec n’est étranger ; et ailleurs vous vous apercevez que s’il est un dévot de Jean-Jacques Rousseau, il abonde en souvenirs de Voltaire, de telle sorte que vous êtes en définitive un peu désorienté devant ce cosmopolitisme intellectuel. La vérité est que M. Cherbuliez était de ceux dont on dit qu’ils ont tout lu et qu’ils sont revenus de partout : « Ah ! me disait quelqu’un, quelle vocation manquée ! Comme il aurait fait un merveilleux professeur de littératures comparées. » Vous avez reconnu l’accent de l’Universitaire convaincu. M. Cherbuliez ne fut point professeur de littératures comparées ; mais il compara bien des choses, bien des peuples, bien des civilisations, bien des législations, bien des coutumes, sans compter les littératures. Il était né voyageur : et il se reconnaissait fort bien dans les différents cantons de la planète.

 

Aussi, pour le prendre d’abord comme romancier, fut-il le premier qui rompit avec les traditions du réalisme pour renouveler le roman par un exotisme discret et bien entendu. Avec lui il nous fut permis de sortir des « mœurs parisiennes » et des « mœurs de province », et de recommencer ce tour d’Europe dont nous avions perdu l’habitude depuis Mérimée. Avec M. Cherbuliez nous vîmes reparaître des Italiens, des Slaves, des Allemands, des Anglais, des Suisses, des Américains et des Français, je veux dire des hommes nés en France qui n’étaient pas exclusivement des Parisiens ou strictement des provinciaux : de ceux-là aussi nous étions désaccoutumés, et il semble cependant qu’ils existent.

 

Pour nous peindre tant de personnages, et si différents, il fallait avoir de bons yeux et un esprit très éveillé et très compréhensif. M. Cherbuliez avait tout cela pleinement. Il avait en lui un érudit artiste, un philosophe, un psychologue, un humoriste et encore un romanesque plein d’imagination et amoureux d’imaginer. C’était plus qu’il n’en fallait : mais c’était le beau défaut de M. Cherbuliez de ne pas faire deux fois le même roman et de mettre dans un seul roman beaucoup plus qu’on ne met à l’ordinaire dans ce genre d’ouvrage. Quelquefois, il soutient la gageure de faire un roman avec une discussion d’idées générales, mêlée seulement de quelques faits pour soutenir la trame, et c’est, par exemple, le Grand Œuvre, qu’on lit comme un roman et qu’on médite comme un dialogue de Platon. Quelquefois, il court le risque de faire un roman avec une discussion d’esthétique et d’histoire littéraire, et sur la question de savoir pourquoi le Tasse est devenu fou, et c’est le Prince Vitale, qui trouve le moyen, tout en étant instructif excellemment, d’être profondément dramatique. L’érudition de M. Cherbuliez était vivante et passionnée parce que M. Cherbuliez était persuadé de la solidarité de l’humanité. Il ne doutait point que nous ne soyons faits précisément de ce que nos pères ont pensé, ont senti, ont aimé, ont haï, ont espéré et ont souffert. Et donc ces morts qui parlent, qu’on ne s’y trompe pas, c’est nous encore, c’est nous déjà. Écoutons-les pour nous entendre ; penchons-nous sur eux comme sur notre propre abîme intérieur. Le conscient des pères c’est l’inconscient des fils, et c’est par l’inconscient que nous sommes sourdement conduits. O vous qui dormez, expliquez à eux-mêmes ceux qui se croient éveillés ; ô vous qui êtes des ombres, éclairez sur eux-mêmes ceux qui trébuchent à la lumière du soleil.

 

Tel était l’état d’esprit de M. Cherbuliez lorsqu’il interrogeait si passionnément l’âme d’un Dante, d’un Pétrarque ou d’un Tasse, et essayait d’éclairer la vie de la lampe sacrée des tombeaux. Il en restait quelque chose quand il se jetait en plein temps présent. Il en restait une philosophie très avertie, très riche, très abondante et très souple. Quoi qu’il ait dit admirablement : « C’est beau, un système, c’est le monde vu à travers une idée », il n’avait pas de système par lui-même. Il n’en était pas moins philosophe de tout son esprit. Il donnait un tour d’idée générale à presque toutes ses réflexions sur les personnages qu’il nous présentait ou sur les incidents qu’il racontait. Il laissait tomber négligemment ce mot au bas d’une page de roman : « Dans la vie pratique il faudrait croire énergiquement à son libre arbitre et ne pas croire à celui des autres. » Et il y avait là toute une morale en même temps que tout un poème satirique, car c’est précisément tout le contraire que nous faisons pour l’ordinaire, et nous sommes prodigieusement stoïciens pour le compte des autres, et admirablement fatalistes, et prompts à dire : « Ce n’est pas ma faute », quand il s’agit de nous. Tout à l’inverse, nous devrions, jusqu’à l’effronterie, nous croire libres pour être durs envers nous-mêmes et croire les autres « déterminés » pour être indulgents à autrui. Aussi bien cette indulgence, M. Cherbuliez l’éprouvait pleinement : « La vie, disait-il, est si triste et si laide que de tous nos sentiments la pitié est peut-être celui qui nous trompe le moins. » Il était plein de ce sentiment triste et doux pour l’humanité. Il ne la flattait point ; car, comme il le disait bien finement : « Il y a dans la flatterie comme un mépris secret pour ce qu’on aime » ; mais il l’aimait véritablement, sans rien de cette sagesse prudente qui s’appelle le détachement et qui consiste le plus souvent à être détaché des autres : « Le marquis était un sage ; d’autres diront un égoïste, c’est une distinction qui n’est pas toujours facile à faire. »

 

Et, pour le dire en passant, voilà de fines vérités qui sont de bien jolis mots. M. Cherbuliez en est tout plein. Je désirerais qu’on fît un recueil de ses pensées et maximes ; on aurait un petit livre tout frétillant, très analogue au cahier redoutable de M. de La Rochefoucauld. Mais voyez comme il est philosophe encore jusque dans ce qu’on pourrait considérer comme ses procédés. Il n’est personne qui n’ait remarqué que les personnages de M. Cherbuliez causent très souvent avec les êtres inanimés. Ils les interrogent et en obtiennent des réponses qui, le plus souvent, sont favorables : « Jean Têterol contempla fixement son arbre, et son arbre lui répondit : Oui. » Il n’est guère de personnage de M. Cherbuliez qui n’ait ce trait commun avec Jean Têterol. C’est un procédé, si l’on veut, et dont on peut dire, si l’on veut aussi, que M. Cherbuliez a un peu abusé ; mais c’est une fiction qui intéresse, et pour M. Cherbuliez ce n’est pas une fiction « Il est, dit-il, des instants où les choses s’animent ; elles regardent, elles écoutent. Ces témoins endormis se réveillent ; ils aperçoivent l’homme et leur tranquillité contemple avec stupeur cette étrange créature qui leur ressemble si peu, qui a des passions et des volontés, qui change de place et d’idées. » Rien de plus juste, et dans nos agitations, dans nos angoisses, nous ne saurions mieux faire que de nous inquiéter de la physionomie sournoise des choses immobiles, qui, visiblement nous prennent en pitié. C’est un calmant. Mais, cependant, pourquoi les choses interrogées par les personnages de M. Cherbuliez leur répondent-elles presque toujours : oui ? Hélas ! c’est là le défaut pratique de la théorie. L’homme pourra interroger les choses et il fera bien ; mais c’est toujours lui qui les fera parler et dès lors, où est le bienfait ? Jean Têterol, mon frère. Tu questionneras ton arbre pendant bien des siècles. Sans doute, mais le jour où il ne te répondra pas : oui, c’est que tu seras devenu un très grand philosophe et un sage extraordinaire, ce que je te souhaite.

 

M. Cherbuliez n’était pas loin lui-même d’être un sage extraordinaire ; car il a su étonnamment se dérober à la contagion des idées décourageantes qui étaient, de son temps, en possession de gouverner presque tous les esprits. Il repoussait le pessimisme, ce mal, non pas du siècle, mais de ce second demi-siècle, avec une très saine énergie. Remarquez qu’il y avait plus d’un mérite, celui que je viens de dire, d’abord ; celui-ci encore qui n’est pas moindre : il est très difficile à un romancier d’être optimiste ; il lui est même difficile de ne pas se montrer misanthrope. Le roman, comme la comédie, comme la tragédie, est annales des folies humaines, sous peine de perdre infiniment de son intérêt. Les sages n’ont pas d’histoire, ou leur histoire est de si peu de péripéties que le lecteur se tient pour dupé quand on s’avise de la lui conter. Il s’ensuit que tout lecteur est misanthrope dans l’intérêt de ses plaisirs. Mais si le lecteur est misanthrope, force est bien au romancier de l’être aussi, sous peine de ce divorce entre auteur et lecteur que les auteurs n’envisagent pas sans quelque émoi. Le romancier est donc condamné, tout au contraire du courtisan, à calomnier l’humanité pour lui plaire, et le public lui répond par cet encouragement étrange : « Tu ne me flattes pas ; mais continue. Les devoirs de l’écrivain ont souvent quelque chose de paradoxal. M. Cherbuliez avait donc un immense mérite à rester optimiste tout en restant romancier.

 

À cet optimisme généreux, vénérable chez un homme du reste si averti, M. Cherbuliez a voulu consacrer tout un livre, le Grand Œuvre, qui est un hymne magnifique au progrès. Mirabeau parle quelque part du « fanatisme de l’espérance ». C’est le seul fanatisme qui soit permis ; c’est le seul fanatisme qu’ait jamais ressenti M. Cherbuliez ; mais il en fut plein. Trop spirituel pour être absolument de son avis, M. Cherbuliez trouve bien quelques mots épigrammatiques contre l’optimisme, « cet art de se persuader qu’on a le droit d’être content de soi et de l’univers » ; mais il n’en affirme pas moins énergiquement sa satisfaction, j’entends à l’égard de l’univers. Il dit que la raison gouverne le monde, avec ces quelques difficultés seulement que tout gouvernement rencontre, et, de fait, voudriez-vous, le gouvernement absolu étant chose si déraisonnable, que la raison exerçât un gouvernement absolu ? Il distingue très ingénieusement dans l’homme un sauvage et un barbare : le sauvage, c’est l’être constitué par nos passions ; celui-ci est incorrigible, et il est très vrai que les passions sont éternelles ; mais le barbare, c’est notre être intellectuel, et il y a quelque fond à faire sur celui-ci ; il se civilise lentement, mais constamment ; il comprend certaines choses qui sont en dehors de lui ; il finit par être très désobligé par la présence de son compagnon le sauvage et par le mépriser profondément. Un sauvage incapable d’éducation mais tenu en bride, et un barbare à demi civilisé, voilà ce que nous sommes pour le moment. Il y a beaucoup d’espoir.

 

Il n’y a d’ailleurs, pour se réconforter pleinement, qu’à contempler de vastes ensembles, en se gardant bien de s’arrêter au détail. Un fait est bête ; il est même méchant quelquefois ; une série de faits, avez-vous remarqué ? est extrêmement intelligente, et vous savez même pourquoi. Contemplons les ensembles. Ils sont consolants tout juste autant qu’on veut qu’ils le soient. Et c’est ainsi que M. Cherbuliez nous donnait le vrai sens de la philosophie de l’histoire. La philosophie de l’histoire est une consolation philosophique. Elle donne un caractère scientifique au fanatisme de l’espérance. Elle donne au goût naturel que nous avons pour le progrès le poids et la solidité d’une certitude. Elle est la science de la beauté de l’avenir. C’est la plus utile des sciences.

 

M. Cherbuliez nous adonné aussi quelques leçons de psychologie qui ne sont nullement à dédaigner. Ses personnages, quelque romanesques qu’il a voulu qu’ils fussent, ne sont pas sans nous donner quelque enseignement sur le genre humain. M. Cherbuliez a étudié surtout les irréguliers, les êtres destinés soit par leur nature, soit par les premiers événements de leur vie, à une existence un peu anormale et excentrique. Mais il est curieux à quel point, nonobstant, ils sont réels et vivants. M. Cherbuliez avait un art caché pour mêler aux traits d’excentricité certains autres traits qui ramenaient ses personnages à la moyenne de l’humanité, et du tout se formait un être qui à la fois nous piquait par son étrangeté et que nous reconnaissions pour être l’un de nous. Ce mélange de réalisme et d’extraordinaire est la marque même de M. Cherbuliez considéré comme romancier. Il observait des hommes et des femmes, choisis déjà comme dignes d’être considérés, et donc déjà exceptionnels ; puis il se plaisait à se demander ce qu’ils auraient pu être s’ils avaient donné à leur passion principale tout son jeu ou si les circonstances avait donné au fond de leur caractère toute l’occasion de se déclarer. C’est avec un goût singulièrement sûr que M. Cherbuliez observe les mesures qu’il faut garder ici. Jamais l’extraordinaire du personnage ne dépasse ce qui pourrait être, à la condition que la nature et la destinée se fussent un peu appliquées, et ce que le personnage a de réel est très suffisant pour qu’il reste comme de plain-pied avec nous. Et c’est ainsi que nous apparaissent, à mi-hauteur, un peu fantômes un peu nos voisins, umbrae mais, venientes cominus umbræ, les aventuriers et les aventurières de M. Cherbuliez, ces coureurs de fortunes, ces chercheuses de sensations, ces rêveuses d’idéal, ces intrigantes qui sont des poètes, ces archéologues qui sont des céladons, ces chevaliers d’industrie qui ont des moments chevaleresques, ces professeurs qui sont des héros de romans, et combien d’autres, tout pleins à la fois de fantaisie et de réalité nécessaire et suffisante.

 

À travers ses imaginations. M. Cherbuliez a toujours eu deux ou trois idées dirigeantes qui ne sont pas autre chose que de très grandes vérités. Par exemple il n’admet guère qu’un sentiment soit purement instinctif, et dans tout sentiment il fait intervenir la volonté pour une très grande part. Les personnages de M. Cherbuliez sont très conscients au milieu même de leurs passions et très réfléchis parmi leurs fougues. Ne sont-ils pas bien vrais ainsi ? Chez la plupart des hommes la passion ne se double-t-elle pas du rôle qu’elle nous invite à jouer ? Elle se joue de nous et nous la jouons. Elle nous inspire des paroles et des gestes vrais, mais aussi nous faisons je ne sais quel effort pour nous hausser jusqu’à elle et pour remplir toute l’idée que nous nous en faisons. Et pour revenir aux définitions de M. Cherbuliez, le barbare à demi civilisé qui est en nous n’est pas toujours en lutte avec le sauvage. Parfois même il l’aide un peu. C’est peu rassurant. Il faut bien avouer que c’est vrai.

 

Il a bien démêlé aussi ce que j’appellerai la contagion de la folie passionnelle. Il aime placer en présence l’un de l’autre un être humain très équilibré, très raisonnable, très sage, ou qui semble l’être, et un autre très nerveux, très impulsif, candidat plus ou moins déclaré aux maladies mentales. Et celui-ci, après avoir étonné le premier, prend peu à peu sur lui un très grand empire et ne tarde pas beaucoup à le rendre assez semblable à lui-même. Les romans de M. Cherbuliez où ce cas est posé, et ils sont nombreux, respirent comme une curiosité et comme une horreur à la fois de la passion maladive et de l’exaltation d’esprit. Cet homme tranquille et studieux, calme et doux qui a vécu dans le siècle du suicide. — c’est celui qui, j’espère, vient de finir, — a été très effrayé, et à bon droit, des ravages exercés par la passion, non seulement sur ceux qui l’éprouvent, mais sur ceux qui l’approchent. Il peint cette contagion avec précision, mais aussi, on le sent, avec angoisse. Il est bien un peintre du siècle.

 

Une idée générale encore à laquelle M. Cherbuliez a obéi presque constamment en imaginant ses récits, c’est que les caractères des hommes sont toujours complexes et qu’il n’en est peut-être aucun où le bien et le mal ne se trouvent mêlés, en quelque proportion. Il n’a pas craint de jeter un peu d’obscurité sur quelques-uns de ses meilleurs ouvrages pour que cette loi fût respectée. Vous vous rappelez ce petit chef-d’œuvre de Meta Holdenis, merveille d’analyse psychologique. Quel portrait achevé de l’hypocrisie intelligente et imperturbable ; quelle duplicité d’autant plus ferme qu’elle a à peine conscience d’elle-même et a quelque chose d’une grâce naturelle ; quelle délicieuse petite-nièce de M. Tartuffe que Mlle Meta Holdenis ! Eh bien, cependant, il y a un point obscur dans ce récit lumineux ; Que tous les actes de Meta Holdenis soient calculés avec un sang-froid admirable en vue du dessein qu’elle poursuit, voilà de quoi nous convenons tous. Mais alors pourquoi cette tentative de suicide tout au milieu du récit, tentative qui ne peut nullement être entendue comme moyen diplomatique, et qui manque tellement de sens commun qu’on est bien forcé de la croire sincère ? C’était l’énigme de Meta Holdenis, dont on fut longtemps à découvrir le mot. L’explication, c’était que M. Cherbuliez n’admettait pas qu’un menteur n’eût pas un moment de sincérité, ni qu’un aigrefin n’eût pas un moment de générosité chevaleresque. Meta Holdenis échappe à son propre caractère au moment de sa noyade ; Samuel Brohl échappe au sien quand il brûle magnifiquement les billets de banque dont il vient de faire payer sa discrétion et se redresse en disant au payeur : « Et maintenant, Monsieur, je puis avoir l’honneur de me battre avec vous. » Et cette fois, crainte d’erreur, M. Cherbuliez s’explique, il met une note ; il révèle son système : « Les intrigants comme les scélérats sont capables d’éprouver par instant un sentiment sincère et pur ; en de certaines rencontres tout homme vaut mieux que lui-même. » Tout homme, est-ce bien certain ? N’y a-t-il point dans ce monde de scélératesse à l’état pur, à l’état stable ? M. Cherbuliez n’a-t-il pas cédé ici à un peu d’esprit systématique ? Je le laisse à juger ; mais je suis enchanté, du moins, que M. Cherbuliez ait pensé ainsi. J’y vois moins un système que la bonté de son cœur. Il n’était pas capable de croire au mal absolu. C’est une infirmité charmante.

 

Et je vois autre chose encore dans cette idée en tout cas très intéressante, c’est que si Samuel Brohl ou Meta Holdenis pouvaient s’échapper de leur caractère, M. Cherbuliez pouvait, lui, se dérober aux contraintes professionnelles. Le métier d’auteur force, en quelque manière, à tracer des caractères tout d’une pièce pour être clair, pour B être fort et pour laisser une impression profonde dans l’esprit du lecteur, et c’est ainsi que si l’art a pour mission d’ajouter à la vie, le métier est presque dans l’obligation de la rétrécir. M. Cherbuliez aimait mieux se desservir lui-même, et il prétendait suivre le réel dans toute sa complexité. Il aimait les caractères non seulement compliqués mais énigmatiques. Il se penchait avec une curiosité passionnée sur ces abîmes, ou tout au moins sur ces « fondrières », sur ces ravins obscurs de l’âme aux ténèbres inquiétantes et aux colorations changeantes et fuyantes. M. Cherbuliez a été par excellence le peintre des âmes crépusculaires. Tranchons le mot. C’était un écrivain qui dédaignait d’être facile, et qui ne détestait pas jouer la difficulté. « À mesure qu’on a plus d’esprit, dit Pascal, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. » M. Cherbuliez avait infiniment d’esprit, assez pour trouver de l’originalité à une foule de personnages et au besoin pour leur en donner.

 

C’est pour cela qu’il est au nombre des romanciers qui font penser. Les romanciers ne sont nullement tenus à cela ; mais c’est un surcroît qu’on ne saurait, en conscience, leur en vouloir de se donner. « Un bon roman, a dit M. Dumas fils, doit amuser tant qu’on le lit et attrister dès qu’on le ferme. » M. Cherbuliez est un de ceux pour qui cette définition semble avoir été inventée, M. Cherbuliez fait réfléchir. Des lecteurs mesurent l’intérêt d’un roman à la rapidité avec laquelle ils sont comme entraînés à tourner les pages ; d’autres le mesurent au temps qu’ils passent, le, livre une fois fermé, à voir les personnages et les incidents glisser à nouveau, lentement et précisément, devant eux. Cela fait deux critériums et deux catégories de lecteurs : M. Cherbuliez a eu pour lui la seconde.

 

Ce n’est pas que M. Cherbuliez ait été uniquement un romancier psychologue, ni ait voulu ne pas être autre chose. Il avait un certain faible pour le roman romanesque. Il aimait les incidents, les aventures et l’extraordinaire non seulement dans les caractères, mais dans la complication des faits. C’est par là même qu’il commença, et le Comte Kostia, son début dans le roman, qui fut un succès éclatant, est un roman d’aventures à ne rien envier aux maîtres du genre ; c’est un roman à château fort, à expéditions sur les toits et à oubliettes. Autant en faut-il dire de la Revanche de Joseph Noirel, du Roman d’une Honnête Femme, de Ladislas Bolski, et je ne sais pas de roman où il y ait plus d’enlèvements que dans Miss Rovel, avec cette circonstance, peut-être atténuante, que c’est toujours la même personne qui est enlevée, du reste infiniment digne de l’être. Ce sont là, pour la plupart, les romans de la première période de l’auteur : ils forment comme une première manière. À mesure que M. Cherbuliez avança, il se rapprocha insensiblement du roman presque purement psychologique et du roman de mœurs. C’est la marche naturelle. On commence par imaginer, on continue par observer et l’on finit par réfléchir quand, d’ailleurs, on est très bien doué. Mais on l’est bien davantage quand, même dans la période d’imagination. On est déjà capable et d’observation et de pensée, et quand, même à l’âge de la réflexion, on conserve encore la veine et la verve d’imagination créatrice, et ce fut le cas de M. Cherbuliez. Ses derniers romans, le Secret du Précepteur, Après fortune faite, Jacquine Vanesse, furent pour ses lecteurs fidèles une grande joie. Ils étaient aussi spirituels et aussi vifs que les premiers, et même supérieurs à ceux du milieu de la carrière de l’auteur, et ils semblaient comme résumer toute cette carrière et en rappeler très brillamment les différents aspects. Il y avait du roman d’aventure dans le Secret du Précepteur, qui paraissait comme un Comte Kostia adouci et ramené au goût du jour. Après fortune faite était un roman réaliste, très précis et très exact et Jacquine Vanesse était d’une psychologie aussi pénétrante que celle qui avait fait la fortune de Meta Holdenis. M. Cherbuliez avait cette bonne fortune méritée de ne point vieillir. Une de ses héroïnes « compare avec tristesse les infatigables persévérances de l’oublieuse nature qui se répète à jamais sans ennui et la sombre destinée d’une âme humaine qui, parvenue à l’âge où l’on se détrompe de la vie, ressent à la fois l’impuissance de rien entreprendre et une mystérieuse horreur d’avoir fini ». Et voilà ce que M. Cherbuliez n’a pas éprouvé par lui-même, et elles lui furent également épargnées l’impuissance d’entreprendre et l’horreur d’avoir fini.

 

C’est qu’il était d’une forte et saine constitution, c’est aussi qu’il avait ce sel de la vie qui s’appelle la gaieté, gaieté un peu intérieure qui se montrait peu dans le monde, mais qui se révélait délicieusement dans le privé et qui éclate bien souvent dans ses écrits. C’était un humoriste exquis, et si l’humeur ne fut pas son fond, assurément ce fut sa marque, à quoi tout ce qu’il a écrit se déclare et comme se dénonce au premier regard. Son humeur était un esprit de satire très vive mêlée d’une indulgence narquoise encore et inquiétante, mais d’où la bonté n’était pas absente, et le tout formait un ambigu très piquant et très savoureux. Quelquefois le plaisir de mettre une antithèse en équilibre l’entraînait à un apophtegme un peu hasardé, et quand il dit : « Les hommes plaisent aux hommes par leurs qualités et aux femmes par leurs défauts », je me permets de n’être point du tout de son avis, très convaincu qu’aux hommes comme aux femmes on plaît par beaucoup de défauts mêlés de quelques qualités ; car, enfin, si ce n’était pas ainsi, qui pourrait plaire ? Mais que dites-vous de ceci : « Il existe dans beaucoup de familles un homme qui est susceptible, irascible, plein de difficultés. Tout le monde s’applique à le ménager ; on s’étudie à adoucir son humeur, on a de grands égards pour ses nerfs ; on lui cède la première place ; on parle bas devant lui. C’est un grand avantage dans la vie que d’avoir un mauvais caractère. C’est la faiblesse des gouvernements démocratiques que d’être pleins de condescendance pour l’homme qui a un mauvais caractère. » Et peut-on en vouloir à un auteur qui, tout en dénonçant cette « faiblesse » des gouvernements démocratiques, prend soin de montrer du même coup qu’ils sont sur le modèle des familles les plus généreuses ?

 

C’est ainsi que M. Cherbuliez semait ses écrits de gaietés quelquefois familières, souvent pénétrantes et profondes, au gré de la vivacité alerte et ingénieuse de son esprit. Comme chez tous les humoristes, c’était à la fois une qualité et un défaut. Il est bien certain que M. Cherbuliez, quand il racontait, ne goûtait pas assez le plaisir de se faire oublier. Il ne s’effaçait point derrière ses personnages. Il les dominait plutôt ; il souriait à les voir s’agiter ou se morfondre ; il se moquait un peu d’eux pour tout dire, par compensation de ceux qui sont comme effrayés de la grandeur des êtres qu’ils ont conçus. En cela il n’était pas à la mode, et la littérature strictement impersonnelle et la soumission absolue à l’objet sont choses où il n’est point entré. À y réfléchir, on peut se demander s’il n’y a pas plus de naturel à raconter ainsi, puisque après tout le conte suppose le conteur, puisqu’un conte c’est un homme qui rassemble un groupe de curieux autour de lui pour leur apprendre ce qu’il a vu, puisque les impressions qu’il a reçues et qu’il ressent encore font sans doute partie du jeu, et puisque le récit du garde dans Antigone, dont on vante si haut le naturel, pourrait bien être un modèle de narration, et Dieu sait si le garde d’Antigone s’interdit les réflexions personnelles. Aussi bien Voltaire ne racontait point d’une autre façon et il passe pour avoir quelque mérite de narrateur. Aussi bien il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père ; contons, mais contons bien, c’est le point principal ; mais peut-être y a-t-il plusieurs manières de conter. Celle de M. Cherbuliez a peut-être contre elle qu’on ne saurait la recommander qu’à un homme d’esprit. M. Cherbuliez était un causeur dans le roman. Quelquefois on était sur le point de le lui reprocher : mais tout de suite après on en était à lui dire : « Monsieur, contez-nous donc un de ces contes que vous causez si bien. »

 

Causeur exquis, « causeur athénien », il le fut partout ; il le fut en tout sujet. Les articles de Valbert étaient des causeries un peu surveillées, très bien conduites, mais infiniment savoureuses. Qu’il y fût question de politique, d’études de mœurs, de voyages, de pédagogie, l’information vaste et sûre de M. Cherbuliez s’y donnaient carrière et aussi son esprit et sa fine humeur, et encore son vigoureux et sûr bon sens, en sorte que je ne sais pas guides meilleurs en toute matière que ces études si solides de fond, si alertes et gracieuses de forme. On y trouvera au jour le jour toute une histoire de l’Europe de 1870 jusqu’à nous ; car personne ne connaissait l’Europe mieux que M. Cherbuliez : on y trouvera des idées générales neuves et fortes, originales et pourtant d’une profonde sagesse, des avertissements et des prédictions dont il eût été bien désirable qu’on fit un peu plus d’état qu’on n’en a fait. La politique de M. Cherbuliez était aussi éloignée que possible de toutes les utopies et de toutes les chimères. C’est cette real politik, cette politique réaliste « qui se flatte de n’être ni doctrinaire ni sentimentale, qui se délie également de tous les systèmes, et de tous les dogmes, et de toutes les variétés de don quichottisme, sans, pour cela, s’abstenir de compter avec l’honneur et avec la morale ». Telle était la politique de M. Cherbuliez ainsi qu’il la définissait lui-même, et l’on ne l’appellera pas sans doute une politique de romancier. Il y tenait pourtant et jamais il ne s’en départit. Il aimait à rappeler le souvenir de lord Halifax exclu des conseils de Jacques II pour avoir été un fanatique de modération. Hélas ! la politique de modération et de tempérament n’a point absolument besoin d’un Jacques II pour ne pas réussir, et le peuple exclut tout aussi royalement que Jacques II lord Halifax de son conseil privé. L’heure de lord Halifax sonne rarement. Ce sont les bons bergers qui ne connaissent jamais l’heure du berger. Il ne faut point désespérer pour cela. Il faut être raisonnables et équitables, avec une sorte de raffinement, comme M. Cherbuliez. Goethe disait : « Racontez-moi ce que vous voudrez, mais que je reconnaisse à votre accent que l’homme qui me parle est un homme de bonne compagnie. » M. Cherbuliez a appliqué ce précepte ; même à la politique : « Il ne suffit pas, a-t-il dit quelque part qu’une loi soit juste, il faut qu’elle soit de bonne compagnie. » Et vous voyez cette fois pleinement le lien qui rattachait Valbert à Cherbuliez, le romancier à l’homme politique. Je vous souhaite, Messieurs, des romans et des lois qui soient de bonne compagnie.

 

Le temps passe, Messieurs, et que de choses j’aurais encore à vous dire de cet homme charmant ! À vrai dire je compte un peu sur le discours que j’ai hâte d’écouter et que je vous donne le désir d’entendre. Je ne saurais pourtant me tenir de me promener encore dans quelques retraits frais et riants de l’œuvre de M. Cherbuliez. Quelles pages ravissantes sur l’art, quels beaux paysages merveilleusement peints à la plume je rencontre en feuilletant ces volumes encore une fois, qui ne sera pas la dernière. Qui a mieux parlé de ces âmes « divinement harmonieuses » que révèlent les yeux des vierges de Raphaël ? Qui fut plus prestigieux peintre de paysages ? Suisse hardie, puissante, sauvage et toujours élégante ; Côte d’azur aux lignes capricieuses, au ciel enchanté, aux rochers rouges baignant dans l’onde bleue ; Ile-de-France aux collines douces, aux vallons nonchalants et tendres ; Champagne aux ondulations insensibles, aux vastes horizons calmes et doux ; magnifique corbeille tourangelle comble de fruits, il vous a décrites avec amour et avec un sens excellent de votre beauté propre, de votre physionomie particulière, de l’âme sévère, joyeuse, paisible ou mélancolique qui est en vous. Qu’un Jurassien vienne vers lui, il lui lira cette admirable page qui se termine ainsi : « ... troupeaux errants, silences profonds, ciel à demi voilé des longues après-midi, vapeurs grisâtres tramant aux flancs des montagnes, clairières que le vent du soir emplit de son ennui, royauté sereine de la lune à l’heure du mystère où elle s’empare des vieilles forêts étonnées : j’ai tout vu, tout admiré, tout respiré, tout senti. » Et le Jurassien se dira sans doute qu’il n’a plus à regretter que Chateaubriand n’ait pas visité le Jura. Qu’un Tunisien se présente et M. Cherbuliez, trop patriote pour ne pas faire quelque chose même pour les pays de protectorat, le félicitera sur son pays et lui peindra « ... la tristesse des lacs salés et la grâce des oueds parés de lauriers-roses, des palmiers rêvant sur le bord de la mer et des buissons de lentisques où se suspendent les chèvres des collines lilas ou chatoyantes comme la gorge d’une colombe, qui, à la fin du jour, se teintent d’un bleu de cobalt... » Et le Tunisien se consolera de ce que Fromentin n’ait pas poussé plus loin que l’Algérie. Et nous dirons, nous, que cet intellectuel était en même temps un grand artiste, accident merveilleux qui se produit trop rarement.

 

Son caractère a été supérieur encore à son talent. Ici, Messieurs, je serai bref, quoique à regret. Vous l’avez connu mieux que moi, dont je vous envie ; je ne vous apprendrais rien et je vous paraîtrais, plus encore qu’ailleurs, au-dessous de ma tâche en affectant de vous le faire connaître. Il fut d’une bonté qui prenait tout d’abord et qui retenait à jamais, indulgent, encourageant, minutieux dans les bons offices et allant au-devant de l’occasion d’être bienfaisant. Lui qui avait toutes les qualités de l’homme de lettres, il en ignorait tous les défauts. La jalousie lui fut aussi étrangère que l’art de se faire connaître autrement que par son talent. Le pardon des offenses lui était si facile qu’il semblait n’en avoir pas même connaissance. À une brochure très vive contre un de ses romans, Paule Méré, il répondit par un si complet silence qu’on se demanda s’il la connaissait, et si l’auteur, chose invraisemblable avait négligé de la lui faire parvenir. Homme de famille délicieux, il semait et recueillait le bonheur autour de lui, à tous les succès, à tous les honneurs, à toutes les gloires préférant encore ce calme fécond du foyer qu’il a défini d’une manière inimitable. Elle est de lui, dissimulée avec une sorte de pudeur dans une page de roman, cette confidence chastement voilée : « Avoir des souvenirs communs, des secrets communs, un commun langage, s’entendre à demi-mot, se parler sans rien dire, savourer cette solitude peuplée que crée l’intimité, penser ensemble et sans quitter le coin du feu, posséder l’univers et ne lui point appartenir. » Cet homme fut heureux, pour avoir cherché le bonheur là où il est, dans le travail, dans le culte du beau et dans le devoir, ou plutôt, tant ces pratiques lui étaient naturelles, pour n’avoir pas eu besoin même de le chercher.

 

Tel fut M. Victor Cherbuliez, romancier ingénieux et avisé, érudit patient et curieux, critique d’art pénétrant et ému, essayiste plein d’idées personnelles et originales, écrivain piquant, brillant et spirituel, par-dessus tout âme pure, noble et généreuse, modèle complet des gens de lettres, gloire sans tache de notre corporation.

 

Quel homme avez-vous donné pour successeur à un tel homme ? Je vais le savoir. Ce que j’en sais pour le moment, c’est que vous aurez en lui un confrère assidu et dévoué, infiniment curieux du progrès des lettres françaises, empressé à leur être utile de tout son pouvoir, d’un profond respect pour vos lumières d’une parfaite déférence à vos conseils, d’un grand zèle académique enfin, sans qu’il se départe d’une discrétion dont il est temps, je crois, qu’il donne une première marque.