Discours de réception de Claude Lévi-Strauss

Le 27 juin 1974

Claude LÉVI-STRAUSS

Réception de Claude Lévi-Strauss

 

M. Claude Lévi-Strauss, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Henry de Montherlant, y est venu prendre séance le jeudi 27 juin 1974, et a prononcé le discours suivant :

    

Messieurs,

En m’accueillant aujourd’hui, vous admettez pour la première fois chez vous un ethnologue. Non que, dès le XVIIe siècle, d’autres n’eussent pu briguer vos suffrages à meilleur titre : ainsi Bernier, les Pères Sagard, Dutertre, Pelleprat ; et au siècle suivant, Lahontan, les Pères Lafitau, Labat et Charlevoix... Un seul s’y est risqué : le Président de Brosses, que nous tenons pour un grand précurseur parce qu’il a formulé et mis en pratique 1a maxime qui inspire toutes nos études : « (...) c’est dans l’homme même qu’il faut étudier l’homme : il ne s’agit pas d’imaginer ce qu’il aurait pu ou dû faire, mais de regarder ce qu’il fait. » Quand, enfin, il posa sa candidature, l’animosité de Voltaire fut cause qu’il échoua.

Je ne sais pas d’ethnologue qui, par la suite, ait eu l’audace d’affronter vos rites redoutables. Peut-être pour cette raison, l’idée s’est établie qu’une certaine incompatibilité d’humeur ne pouvait manquer de régner entre votre compagnie et une profession qu’on imagine pleine d’égards pour les institutions des peuples sauvages ou simplement exotiques, mais butée contre celles de sa propre société auxquelles, pourtant, un observateur venu d’ailleurs reconnaîtrait les mêmes vertus et la même authenticité.

Et cependant, Messieurs, tout ethnologue ne devrait-il pas être séduit par une institution telle que la vôtre, qui réunit les caractères propres à ces concrétions historiques sans le renfort desquelles nulle société ne pourrait subsister ni même se construire, privée qu’elle serait d’ossature ? Les institutions donnent au corps social sa consistance et sa durabilité ; mais, pour qu’elles puissent remplir ce rôle, il faut qu’elles soient incontestables. À quoi tient donc leur légitimité ? Elle repose à la fois sur un principe de constance et sur une exigence de filiation.

Principe de constance, car les institutions ne valent pas, à un moment donné, ce que valent les individus qui la composent. Bien au contraire, dès qu’ils souhaitent lui appartenir et qu’ils sont acceptés par elle, ces individus viennent confondre leur valeur propre dans l’établissement qu’ils ont pour mission de maintenir, jusqu’à ce que d’autres les remplacent et se chargent à leur tour de le perpétuer. Exigence de filiation ensuite, car, à chacun de vos membres, vous accordez le bénéfice d’une généalogie formée de tous ceux qui, depuis bientôt trois siècles et demi, siégèrent dans le fauteuil qu’il a l’honneur d’occuper ; généalogie en partie fictive, mais l’ethnologue sait qu’il en est de même pour celles qu’il va recueillir à l’autre bout du monde, dès qu’elles prétendent remonter un peu haut. Et si l’immortalité que, selon une autre légende, vous conférez à vos élus, peut être plus justement dite ante que post mortem (car la fonction académique étant à vie, elle permet au moins à ceux qui l’exercent d’échapper à cette mort sociale qu’est la retraite), ce privilège, qu’on vous concède avec un peu d’ironie, atteste jusque chez nous la solidité du lien que tant d’institutions nouent avec l’ordre magique ou surnaturel.

Mais, quel que soit le but illusoire qu’elles affichent ou qu’on leur prête, les institutions en ont un autre, bien réel. Elles organisent les individus en système, donnent relief et perspective à la vie sociale ; elles sculptent cette matière amorphe, et permettent à la société d’acquérir des dimensions dont, restée à plat, elle eût été dépourvue.

L’institution construit l’ordre social. Comme on plisse, ouvre et retourne une feuille de papier pour en tirer quelque figure, une institution telle que la vôtre, Messieurs, ramasse une surface en volume. Elle resserre les distances, rapproche d’une manière imprévue des familles d’esprits et des individus. En créant et recréant des ordres différents de l’ordre empirique, elle donne à la confuse effervescence des événements une forme. Elle filtre le flux temporel, module le cours uniforme des générations, décompose ces ensembles, recompose leurs éléments en ensembles plus fortement organisés ; et elle fait ainsi naître de nouvelles configurations sociales et morales qui diffèrent de la distribution primitive tout en préservant, interprétant et enrichissant ses virtualités.

Quelques jours après avoir accompli l’acte fatidique du dépôt de candidature, je visitais une communauté indienne du Canada, au bord de l’océan Pacifique. Pendant tout une nuit, j’assistais à des cérémonies au cours desquelles les novices, censés morts à la suite des épreuves qu’ils ont subies, renaissent pour prendre place dans une confrérie d’initiés. D’abord inertes et silencieux, on les entendit bientôt remuer et vagir à l’instar d’enfants au berceau. Puis leur voix s’éleva, incertaine, cherchant à ébaucher les contours du chant mystique dont ils attendaient la révélation d’un être surnaturel qui, s’il les en favorisait, deviendrait leur esprit gardien.

Ému par la démarche que je venais d’accomplir, il était naturel que je fusse frappé par le caractère universel de ces rites. Moi aussi, à supposer que je dusse siéger parmi vous, je commencerais par être mort, pendant cette période de marge qui sépare l’élection de la réception, où l’on est exempt des devoirs et privé des prérogatives à quoi se reconnaît un académicien. Cela est si vrai qu’au cours de cette nuit obscure, la seule licence qu’on nous accorde est d’entrevoir, derrière les volets de bois qui cachent ce mystère, le visage de notre fondateur couché sur son lit funèbre : pour nous faire comprendre, dirait-on, que nous aussi sommes mort, et le resterons jusqu’au présent jour où renaît le nouvel admis.

Pareil aux initiés recouverts jusqu’aux pieds d’une cagoule épaisse, qui prétendent réapprendre à marcher, et qui risquent les premiers pas de leur vie nouvelle en éprouvant le sol avec une hampe hérissée de pointes comme un paratonnerre, me voici, moi aussi, revêtu d’une tenue spéciale, cuirasse autant que parure, et pourvu d’une arme, l’une et l’autre propres à défendre leur porteur contre les maléfices d’origine sociale ou surnaturelle auxquels sont exposés ceux qui changent d’état. Je me vois entouré par la sollicitude de deux parrains, comparables à ceux que les Indiens, en quête d’équivalents modernes de leurs usages, appellent aujourd’hui des baby-sitters : préposés au gardiennage des novices réduits à la condition infantile. Comme dans la grande maison cérémonielle où je me trouvais alors – là-bas rectangulaire au lieu de ronde – j’entendais tout à l’heure battre les tambours qui, de constructions différentes, encouragent ici et là l’initié à proférer son chant : ce chant se nomme ici discours, mais, en lui donnant pour thème un éloge, votre tradition ne veut-elle pas qu’il me soit inspiré par mon illustre prédécesseur, jouant auprès de moi le rôle d’esprit gardien ?

Avant d’aborder ce chapitre, qu’il me soit toutefois permis de rappeler quelques réflexions que je me faisais en participant à des rites pour lesquels j’éprouvais un respect d’autant plus grand que, les comparant aux vôtres, je m’émerveillais que vous ayez su imposer à ceux-ci la même ordonnance, administrant ainsi la preuve de leur normalité. Car, pour que des sociétés si diverses, établies en des points du monde si éloignés, conspirent à travailler sur le même canevas, il faut bien que ces rites soient l’expression d’une sagesse infuse et qu’ils s’enracinent au tréfonds de la nature humaine.

Pendant que s’écoulaient les longues heures nocturnes, trop courtes encore pour accommoder les minuties d’un rituel inlassablement répété, je me disais que cette patience dont j’étais le témoin, cette observance presque maniaque des moindres détails d’un cérémonial peut-être millénaire, tout cela représentait le prix payé par mes hôtes pour conserver leur identité, en dépit des ravages causés par le prosélytisme, les épidémies introduites, et 1’ « exploitation hideuse » dont s’épouvante le Maître de Santiago. J’évaluais ce qu’il en coûte d’exactitude et de persévérance pour rester une communauté, c’est-à-dire pour qu’entre les membres de celle-ci se maintienne un certain degré d’harmonie sociale, fondée sur ce consentement tacite à former un seul corps que les rites ont la mission périodique de rénover.

Cette nuit indienne aurait donc suffi, s’il en était besoin, à me faire comprendre et admirer qu’en dépit des clivages de notre société, quarante personnes veuillent oublier ce qui peut-être les sépare, pour former une communauté dont les membres entendent rester fidèles à quelques valeurs très simples : l’amour de leur langue, le respect de leur culture et de très vieux usages que les siècles leur ont légués. Je viens à vous, Messieurs, pareil à ces vieux Indiens que j’ai connus, résolus à témoigner jusqu’à la fin pour la culture qui les a faits, même si celle-ci est ébranlée, et surtout si d’aucuns se plaisent à la dire condamnée.

Plutôt que de vous adresser d’emblée, selon l’usage, les remerciements que je vous dois, je souhaitais donc, au risque d’un trop long préambule, les fonder sur l’exposé des raisons particulières qui peuvent pousser un ethnologue à postuler une place dans votre compagnie. Veuillez croire que, pour être différés, ces remerciements n’en émanent pas moins du fond de mon cœur et, je crois l’avoir montré, de ma pensée.

Mais si, à la ferveur de ma reconnaissance, une certaine anxiété se mêle, c’est qu’ajoutant encore au premier sentiment, vous me conférez aujourd’hui un double honneur : celui de m’asseoir parmi vous, et de remplacer un de vos membres les plus célèbres, dont l’importance dans les lettres françaises me fait désespérer de pouvoir m’égaler à la tâche que votre choix m’a assignée. « Ce qui est tragique chez les anxieux, écrivait Henry de Montherlant dans les Célibataires, c’est qu’ils ont toujours raison de l’être. » Comment n’en serais-je pas convaincu pour ma part, en cette occurrence où je perçois avec une vivacité particulière les motifs qui m’auraient disqualifié aux yeux de mon prédécesseur ?

À un moment de sa vie, Henry de Montherlant sentit le personnage et l’œuvre de Barrès s’éloigner de lui, en partie, raconte-t-il, parce qu’il avait appris que celui-ci, ayant voulu assister à une corrida, « pâle comme un linge (...) demanda à se retirer après le premier taureau ». Que celui qui vous parle se sent plus indigne encore, d’être, en pareille circonstance, parti près de défaillir non pas après la mort, mais dès l’entrée du premier taureau ; à la seule vue de l’animal encore fringant, lâchant sur le sable de l’arène un léger pipi (votre confrère, Messieurs, affectionnait ce vocable), et confrontant le spectateur ingénu que j’étais à ce qui m’apparut alors comme l’évidence de son humanité.

L’expression se retrouve chez Montherlant : « Si fort m’avait frappé l’humanité de cette bête », dit-il à propos d’un regard de sa chienne ; et il l’étend au taureau dans le Chaos et la nuit, où il expose ce qu’il appelle sa seconde théorie de la tauromachie, et dépeint la corrida sous le jour le plus horrible. Mais lui-même ne note-t-il pas : « Il n’est rien que j’ai écrit, dont, à un moment de mon existence, je ne me sois senti pressé d’écrire le contraire », et ne fait-il pas état de la « volupté particulière » qu’il éprouve à jouer parfois contre son camp ?

Il ne semble pas non plus qu’il ait beaucoup aimé l’ethnologie et les ethnologues. Mon prédécesseur exerçait volontiers ce qu’il appelle « son penchant irrésistible à la gouaille » contre « ces âmes un peu pauvres » que sont, selon lui, les grands voyageurs. Rappelant que sa grand-mère avait vécu aux États-Unis, et qu’elle en avait rapporté des scalps et des queues de serpents conservées dans des bocaux, dont la maison où il vivait avec elle était pleine, il ajoute : « J’y mis tôt bon ordre : la forêt vierge n’est pas mon genre. » Ailleurs, il blâme « la vulgarité des masques nègres et asiatiques », et dénigre « les explorations des types à casques coloniaux qui vont chercher aux îles Ouistiti ce qui se trouve Porte de Vanves ou Chaussée d’Antin ».

Propos paradoxal, de la part d’un homme qui, pendant des années, en Espagne et en Afrique du Nord, demanda à l’exotisme de nourrir son inspiration ! L’œuvre de Montherlant abonde en observations que, sans lui faire injure, on peut appeler ethnographiques : ainsi, dans les Bestiaires, la description de ses journées oisives à Madrid et des heures passées à Séville dans le café préféré des toreros ; celle de la vie sportive en France au lendemain de la première guerre, dans les Olympiques ; celles, enfin, qu’offrent de la vie locale, indigène ou militaire, tant de pages de la Rose de sable, son plus beau roman peut-être. Nul, mieux que Montherlant, n’a su se guider sur le précepte du Président de Brosses que je rappelais au début.

Plutôt que cette observation directe qu’il a merveilleusement pratiquée, n’est-ce pas le « voyage pour le voyage » qu’il condamne, mu par un sentiment né de la crise des Voyageurs traqués, et que tout ethnologue éprouve pour son compte devant la confusion qui règne dans le public entre le voyage pris pour fin, et les recherches austères dont les servitudes de la profession ethnologique veulent qu’il soit le moyen ? Des ethnologues peuvent être d’accord avec Montherlant louant Loti d’avoir « trouvé le titre définitif pour toutes nos impressions de voyage : Fleurs d’ennui » ; suivre votre regretté confrère quand il dénonce – je cite – : « cette invention diabolique des hommes et qui, en contretemps, en fatigue, en danger, en temps perdu, en usure nerveuse, n’a d’égale que la guerre : le voyage » ; et j’en sais au moins un qui tressaillit d’aise en lisant, dans un discours de réception où Montherlant n’épargna guère le professeur au Collège de France auquel il succédait, qu’André Siegfried, jeune homme, « pour un rien faisait le tour du monde », non sans ajouter aussitôt : « à une époque où les choses de ce genre étaient sans vulgarité ».

Ce dédain pour l’exotisme s’explique donc surtout par des contingences historiques. Le type d’expérience que plusieurs membres de ma génération ont demandé à l’ethnologie, à la génération de Montherlant la guerre puis le sport le fournirent ; celui-ci accessoirement à celle-là, car il considérait avec raison le sport « comme une activité intermédiaire entre le grand lyrisme physique de la guerre et la bureaucratie de la paix » – indispensable à ceux qui étaient « entrés dans la vie en devant à ce point tenir compte du corps » et « saturés de la nature » – mais, « quelles que soient ses vertus (...) domaine un peu étroit ».

En revanche, la guerre représentait l’équivalent d’une expérience ethnographique poussée jusqu’à ses extrêmes limites. D’abord, par les épreuves exceptionnelles auxquelles elle soumet l’être entier; et aussi en raison du brassage humain qu’elle opérait, à une époque où la société française restait bien moins homogène qu’on ne croyait, et où ce brassage procurait un dépaysement dont, par la suite, il fallut chercher plus loin l’occasion. Rien d’étonnant, donc, à cette remarque incidente de Montherlant au sujet des scalps et des queues de serpent dont j’ai parlé, si longtemps conservés dans la maison familiale : « les États-Unis jouaient un peu, dans la sensibilité de ma grand-mère, le rôle que jouait la guerre dans la mienne. »

Enfin, la guerre remit en question toutes les valeurs. Pour Montherlant et pour beaucoup d’autres, elle fut vraiment le lieu d’une expérience critique. Il le souligne dans le Chant funèbre : « L’évangile de notre vie sociale n’a qu’une valeur relative : voilà ce que la guerre a montré à ces hommes. » Mais c’est aussi ce dont, depuis Rabelais, Montaigne et Rousseau, la connaissance ethnographique a instruit notre civilisation.

Une fois dissipés ces malentendus, et constaté avec Andrée Hacquebaut qu’une certaine parenté peut exister « entre soi et des êtres de qui vous séparent en apparence des abîmes », j’aperçois à mon anxiété une raison plus terre-à-terre, mais aussi plus réelle. Si grande fut et reste la gloire de Montherlant, si nombreux les travaux consacrés à sa personne et à son œuvre, que tout ce que j’en pourrais dire a été cent fois devancé. Au moins cette richesse me dispensera-t-elle d’exposer ici ce qu’on sait des origines familiales, de l’enfance, de l’adolescence et de la maturité de mon prédécesseur : je n’y aurais nul mérite, il suffirait de recopier. Et si je n’entends pas consacrer un morceau d’éloquence à la fin qu’il a choisie, c’est pour la même raison, à laquelle cette autre s’ajoute que, comme Montherlant l’a écrit dans la préface de Brocéliande, « les motifs véritables d’un suicide sont enfouis et à jamais perdus pour le monde » ; et qu’il convient donc d’épargner au sien cette «&nbspcaricature posthume » à laquelle il craignait qu’un tel acte ne permît jamais d’échapper. Inclinons-nous, Messieurs, devant ce geste suprême, et disons avec son auteur qu’il mérite surtout le silence.

De toute façon, que pourrait apporter d’original sur l’homme quelqu’un qui n’a jamais eu la faveur de l’approcher ? Mais, ainsi que l’écrivait mon prédécesseur à propos d’Élie Faure qu’il admirait : « Je n’avais nul besoin de le connaître. Les écrivains, ce sont leurs œuvres. » Or, à considérer les siennes, deux ordres de faits frappent le lecteur qui les aborde par le dehors. En premier lieu, la précocité à peine croyable de leur auteur ; et le phénomène social et moral que constitue leur immense succès.

Qu’un jeune homme de vingt-trois ans ait pu écrire le Songe – précédé, comme pour étonner davantage, par l’Exil et la Relève du matin, cet « Émile » d’un adolescent qui s’y réserve l’emploi du Vicaire savoyard – voilà qui offre toutes les apparences du miracle. Sur le tard, l’intrigue amoureuse lui inspira quelques réserves par son côté maniéré, mais un prodigieux lyrisme anime les pages consacrées à la guerre, d’une vérité aussi âpre, pourtant, que ce qu’il en écrivit vingt ans plus tard dans l’Équinoxe de septembre ; on comprend Romain Rolland s’écriant : « J’ai eu la joie de découvrir un jeune écrivain de génie ».

Le Songe n’éblouit pas seulement par l’élan lyrique, la maturité de la pensée, le feu du style. Peu d’ouvrages littéraires apparaissent à ce point en prise directe, si j’ose dire, sur une personnalité hors du commun. La relation entre la personne et l’œuvre est immédiate, sans que, de l’une à l’autre, le raisonnement doive jamais prendre le relais ; sans doute parce que, chez lui, la personne jouit d’une telle surabondance de dons qu’elle se sent dispensée d’aller chercher ailleurs qu’en soi l’aliment de sa création.

D’être un phénomène quasiment unique des lettres contemporaines, Montherlant en avait d’ailleurs pleine conscience. « Si je ne me regardais pas vivre, pourquoi vivrais-je ? », fait-il dire à Malatesta ; et, dans toute son œuvre, il s’applique à lui-même ce double précepte qu’il a formulé. D’une part, « une grande personnalité (...) doit (...) se considérer sub specie aeternitatis » ; d’autre part, « tout phénomène, si on veut y comprendre quelque chose, doit être mis sous le microscope ». Car l’œuvre à venir est déjà présente en germe dans le Songe : « Tout y est ! » constatait-il en 1964 ; et il lui a suffi de mettre ce germe sous le microscope pour y découvrir une richesse que sa vie ne suffirait pas à épuiser.

Le principe de la feinte et de l’alternance apparaît dès le Songe et les Olympiques ; un des thèmes majeurs du Cardinal d’Espagne se trouve dans la Rose de sable : « la vérité, y lit-on, est anormale ; celui qui la voit est fou ou va le devenir » ; Un Voyageur solitaire énonce l’argument de la Reine morte, comme le montre ce passage relatif au Bey : « Soudain c’est un souverain (...) une bête de proie royale qui pourrait faire grâce et qui tue, et qui enfin, à tuer, se sent roi. » On pourrait multiplier ces exemples, et étendre à l’œuvre entière ce que l’auteur dit de la Gloire du collège, de la Ville et des Garçons : « J’ai (...) donné forme, à trois reprises, au même matériau : par l’essai, la pièce, le roman. » En effet, le progrès de l’œuvre de Montherlant a surtout consisté à couler une substance immuable – parce qu’elle contient en elle sa propre diversité – dans des moules dont la façon seule est différente : d’abord lyrique, puis romanesque, théâtrale ensuite, et de nouveau romanesque ; ouvrages dont ses écrits en forme d’essais font inlassablement la glose.

Le phénomène proprement sociologique que constitue le prodigieux succès d’un auteur dont les œuvres dramatiques, de son vivant, ont parfois dépassé mille cinq cents représentations, doit être examiné sous plusieurs angles. Je m’en voudrais de ne pas souligner d’abord un aspect qui n’est pas mineur : la drôlerie. Car Henry de Montherlant, en qui l’on voit souvent un auteur grave, sinon pompeux, se plaît dans le comique. Certains morceaux atteignent à la grandeur par le burlesque : tout le début de la Petite Infante de Castille, le récit des déambulations nocturnes de Léon de Coantré, celui des tourments de Costals en proie au démon du mariage. Qu’il s’agisse de Madame Peyrony des Olympiques, de Madame Auligny de la Rose de sable, de Madame Dandillot des Jeunes Filles, de Marie de Fils de personne et, par certains côtés, de Madame de Bricoule des Garçons, ses mères sont dépeintes avec une férocité réjouissante. Les petits poèmes de « la Méditerranée sans larmes », même s’il les impute à Colle, font un piquant contraste avec ceux d’Encore un instant de bonheur ; et, à maintes pages de la Rose de sable, la verve comique donne leur mordant.

Ces changements de registre, qui contribuent à rendre la prose de Montherlant si efficace, ne pourraient produire leur effet s’il n’était le maître absolu de son style. D’autres l’ont dit avant moi : le plus grand titre de votre confrère à une gloire durable fut d’avoir été l’incomparable restaurateur de ce qu’il appelle « le fort langage » : celui qui va de Bossuet et Saint-Simon à Rousseau et à Chateaubriand, et qui, comme il l’écrit à propos de ce dernier : « dans de brusques déchirures de la page, développe soudain une vastitude pleine de musiques ». Chateaubriand, ajoutait-il en 1970, « a écrit le français (...) comme personne d’autre ne l’a fait ». Pourtant, c’est bien de Chateaubriand qu’il s’approche quand, dans la promenade de Léon de Coantré, il évoque la fin du jour : « En passant devant l’avenue Rachel, on était frappé par un souffle d’air et d’arbres venu du cimetière Montmartre, comme s’il n’y avait de vie parmi les vivants que celle envoyée par les morts. » Forme superbe, dont les dernières pages du Démon du bien retracent la genèse : « Et la première phrase apparut, sûre de son élan, de sa courbe et de son but, heureuse de sa longueur promise, avec les anneaux coruscants de ses qui et de ses que, avec ses parenthèses, ses fautes de grammaire (voulues), ses virgules et ses points et virgule : c’était la respiration du texte. »

Quel réconfort, Messieurs, et quel encouragement aussi, d’apprendre qu’un tel auteur allait, comme chacun de nous, « passer une heure à la bibliothèque publique pour y consulter un dictionnaire spécial qui dira l’usage exact de tel mot », qu’il écrivait « à un ami pour lui demander le véritable sens, en latin, de la racine de tel autre vocable », que son souci dominant était « celui du mot propre et de ne rien ajouter » ; mais sans perdre de vue que les règles valent pour autant que, de temps à autre, on les viole : « certaines incorrections grammaticales dans un style solide, remarque-t-il, ont le charme un peu pervers d’une pointe de strabisme dans un joli visage ». Et ailleurs : « On passe trente ans de sa vie d’écrivain à changer des comme en ainsi que. Puis on s’aperçoit que les « Maîtres » n’ont jamais eu de tels soucis, et qu’on a été bien bête... » Ces scrupules associés à une liberté souveraine, cette syntaxe si sûre, venue en droite ligne du latin, ces lenteurs calculées pour rendre plus fulgurant le trait : autant d’assurances qu’on peut encore écrire le français comme on a fait du XVIIe au XIXe siècle, et que, cela étant possible, nous avons le devoir d’essayer de maintenir la langue sur ces sommets.

« J’adore lorsqu’on me dit que je travaille sur des valeurs périmées », écrit Montherlant dans ses Carnets. La ferveur de l’accueil qu’il a reçu provient aussi de ce que, restaurateur du style, il l’est de valeurs tombées à l’état latent, mais en lesquelles plusieurs familles d’esprits se sont retrouvées : public dont il a démontré l’existence, et auquel il a rendu courage en un temps où ce public pouvait se sentir exilé du siècle intellectuel. Le traditionalisme formel de Montherlant répond à une demande qui se croyait condamnée au mutisme, dans une société dont toutes les valeurs s’étaient décalées par rapport aux siennes : comme s’il avait mis à jour une veine très riche, dans un sous-sol qu’on croyait épuisé. Considérée sous l’angle sociologique, l’originalité de ce maître est d’avoir élu, pour foyer spirituel, un site déserté par le mouvement des idées ; un peu comme ces « niches » dont parlent les écologistes, laissées inoccupées par les espèces animales qui peuplent un milieu naturel, parce qu’elles ne conviennent pas à leurs besoins, mais où une autre espèce peut prospérer parce que les hasards de l’évolution l’ont dotée de besoins différents.

Le hasard de l’évolution de Montherlant, c’est sans doute, comme il l’a raconté, d’avoir, élevé dans un milieu croyant et conservateur, reçu vers sa huitième année, par la lecture de Quo vadis, la révélation d’un autre univers : celui de la Rome antique. Il faut lire dans le Treizième César le récit détaillé de cette révélation, qui le bouleversa autant que put l’être un homme de la Renaissance par la découverte du Nouveau Monde. Car c’est bien d’une révélation ethnographique qu’il s’agit, puisque des façons de sentir, de penser et d’agir contredisant tous les enseignements reçus surgissaient devant les yeux d’un garçonnet, élu par le destin pour rétablir dans sa dignité une tradition latine dont, du XVIe au XIXe siècle, notre culture fut pétrie.

L’empire que cette tradition prit sur lui, on le connaît d’abord par ces pages du Songe où, au front, Alban de Bricoule, « bien plus familier avec le monde ancien qu’avec le nôtre », se croit, en pleine bataille, « spectateur des prodiges décrits par les historiens et les poètes. Les laves débordées, les sources de sang coulaient peut-être au fond de ces clairières (...) Le règne ancien et le règne moderne, le règne des phantasmes et le règne des choses se mêlaient pour faire un univers fantastique qui ne lui voulait plus de mal. » On le connaît aussi par ces grands thèmes de morale oubliés de tous, et qu’il redécouvre pour les traiter avec un art du développement qui n’est plus de notre siècle.

À cet égard, la conférence sur la prudence, qu’il fit en 1933 à l’École de guerre, est exemplaire : on n’avait pas entendu cela depuis Cicéron et Sénèque ; et on ne l’entendit jamais aussi bien fait. D’ailleurs, il concluait en 1938 une autre conférence par cette remarque : « Ce que je vous ai dit, transposé tant soit peu, cela pourrait faire une de ces versions grecques ou latines que traduisent vos fils ; cela pourrait avoir été dit () cinq cents ans avant Jésus Christ. » Cette tradition latine à laquelle Montherlant s’identifia de façon si totale, il lui appartint aussi de la souder – ou plutôt de la ressouder puisqu’elles furent longtemps unies – à la tradition chrétienne qu’il appréhenda par le dehors, son éducation ayant échoué à faire de lui un croyant. Mais les choses sont encore plus complexes, car Montherlant ne recommence pas seulement l’antiquité, il recommence le XVIIe siècle recommençant l’antiquité ; et il recommence le catholicisme moderne saisi à différents moments de son histoire, confronté à son passé, à l’antiquité et au monde. Cette volonté passionnée de syncrétisme nous vaut d’éblouissantes reprises. Reconnaissons cependant que, se déroulant simultanément sur une seule scène, elles interfèrent parfois, et déconcertent l’auditeur qui ne sait plus très bien ce qu’il entend. Si Rousseau et Chateaubriand nous apparaissent plus présents, même aujourd’hui, la raison en est, sans doute, qu’ils vécurent dans leur siècle, fût-ce contre lui, tandis que Montherlant voulut vivre en dehors du sien. À moins que, par un effet d’optique que l’histoire corrigera vite, lui manque encore le recul qui profite à ses devanciers.

L’avouerai-je, Messieurs ? Bien que son théâtre lui valut sa plus grande popularité, c’est là que je me sens le moins à l’aise. Non que j’en méconnaisse la solide construction et la puissance dramatique, mais, sauf pour Un Incompris, les grands débats qui s’y livrent me demeurent trop étrangers. Et puis, l’attitude que l’auteur adopte envers les personnages de son théâtre (et aussi de ses derniers romans) laisse perplexe. Tantôt il affirme qu’ils agissent sans motif et que, cela étant le lot commun, de vivre dans l’incohérence les rend encore plus vrais. Tantôt, au contraire, il aligne toutes les raisons concevables des actes qu’il leur fait accomplir. Dans les deux cas, on le devine obsédé par le besoin de donner à ses créatures une réalité rétrospective, comme s’il lui fallait se convaincre et nous convaincre que ces êtres sont de chair et de sang, et que le flou qui noie leurs contours provient d’eux : attribut positif de personnages dont la nature impénétrable, par défaut ou par excès, confirmerait la véridicité.

On imagine mal Dickens, Balzac, Tolstoï ou Proust, ces grands inventeurs d’êtres, sollicitant le diagnostic d’un éminent psychiatre avec l’espoir qu’il raffermira un personnage dont l’insignifiance que l’auteur lui prête ne relève d’aucune étiologie. Pourtant, il saute aux yeux que l’œuvre de Montherlant est fortement charpentée. Il faut donc que ses fondations soient assises à un niveau plus profond que la scène visible où s’agitent ses acteurs. Loin de moi le projet de tenter une psychanalyse, pour laquelle il eût éprouvé peu de goût. En recourant à des méthodes qui me sont plus familières, j’espère être mieux fidèle à une pensée qu’on sent imprégnée des notions de parallélisme, de transformation, d’inversion et de symétrie : « Toute l’histoire du monde est une histoire de nuages qui se construisent, se détruisent, se dissipent, se reconstruisent en des combinaisons différentes », dit Montherlant ; et ce jeu combinatoire lui semble aussi fournir une des clés de son œuvre. Du Cardinal d’Espagne et du Chaos, écrits à six années de distance, il note que la pensée profonde est identique quoique prêtée à des personnages différents ; de même pour Malatesta et la Ville. En revanche, il voit, dans le Maître de Santiago, un Port Royal dont les situations seraient radicalement inversées du fait qu’il a plu à l’auteur, « par exemple, après avoir mis à la scène (...) un père qui se bouleverse pour la clôture de sa fille, de peindre un père qui entraîne sa fille à la clôture ». Le sacrifice de Mariana par Alvaro, de Pedro par Ferrante, de Gillou par Georges, de Philippe par Geneviève, lui apparaissent aussi comme les variantes d’un même thème.

Un autre réseau d’analogies internes me semble plus suggestif encore, car il pourrait ouvrir la voie vers cette synthèse de son œuvre que Montherlant appelait de ses vœux, tout en regrettant que ses exégètes se fussent jusqu’à présent bornés à en faire des analyses.

Il semble en effet qu’on puisse déduire les aspects multiples de cette œuvre, en les ramenant à une formule unique dont il suffirait, pour chaque cas, d’inverser tel ou tel signe et de croiser différemment les termes. L’acte charnel, accompli au sens propre, provoque la mort figurée de son objet : voilà qui traduit assez bien, sous une forme concise, l’attitude des héros de Montherlant envers les femmes : ne leur a-t-on pas assez reproché de s’acharner à détruire celles qu’ils ont aimées ? Or, on n’aurait qu’à inverser la proposition précédente pour trouver la tauromachie, dont Montherlant se flattait d’avoir mis le premier en évidence la connotation érotique : dans ce nouveau cas qu’illustrent les Bestiaires, l’acte charnel, accompli au sens non pas propre mais figuré, provoque la mort cette fois réelle de son objet.

Le Démon du bien opère un troisième retournement : une renonciation toute métaphorique à l’acte charnel, que symbolise l’abandon de Solange, fait accéder Costals à la vie réelle : celle de l’œuvre qu’il peut enfin créer, comme Dieu le monde au premier chapitre de la Genèse.

Seule manque encore la quatrième et dernière transformation qui découle pourtant des précédentes : celle où la renonciation à l’acte charnel, entendue au sens littéral, produirait une vie figurée. Il est saisissant qu’elle nous soit fournie, dans ces termes exacts, par la conclusion imprévue du Songe : Alban prête vie à un piquet qu’il interpelle comme s’il était son fils ; mais un fils imaginaire dont, en ne la possédant pas, il vient de refuser à Dominique de pouvoir être la mère : « (...) il pose sa main sur le bois d’une clôture, comme sur une frêle épaule : – Ah ! mon petit vieux, regarde donc... Ton père qui remet ça ! Et dans son cœur il fit jour. »

À quelque stade qu’on l’interrompe pour apercevoir sa logique interne, ce cycle de quatre transformations traduit le même besoin de court-circuiter, si j’ose dire, la médiation maternelle : accompli au propre ou au figuré, l’acte charnel provoque la mort, métaphorique ou réelle. Et la vie, entendue de façon réelle ou métaphorique, ne peut résulter que d’une renonciation à l’acte charnel soit au figuré, soit au propre. L’intrigue de la Reine morte expose, me semble-t-il, ce ressort de la pensée de mon prédécesseur.

À la question : qui est la Reine morte ? peu de spectateurs hésiteraient à répondre : Inès de Castro. Ne la voit-on pas morte à la fin du dernier acte, et couronnée ? Pourtant, dans le cours de la pièce les mots du titre n’apparaissent qu’une fois, appliqués à une femme différente : l’épouse défunte de Ferrante, lequel dit à son fils : « (...) de cinq à treize ans je vous ai tendrement aimé. La Reine, votre mère, était morte, bien jeune. » Le hasard ne peut guère expliquer cette ambiguïté.

Donc, Pedro est un fils sans mère, comme Philippe dans les Jeunes Filles, Alcacer dans Don Juan, comme le fils qu’Alban s’invente à la fin du Songe, comme celui auquel s’adresse la Lettre d’un père, ou avec qui dialogue l’inconnu de l’Équinoxe de septembre ; et comme est aussi sans mère, « morte en lui donnant le jour », la fille de Celestino. Mais, à l’inverse de l’auteur qui, on le sait, répugna toujours au mariage, Pedro réussit à remplacer sa mère, morte dans sa petite enfance, par une épouse : Inès, qui, comme pour attester cette continuité, devient à son tour la Reine morte. Il faut qu’elle meure en effet, non seulement pour reproduire la Reine mère qu’elle remplace – n’oublions pas son ventre, seul couronné – mais aussi et surtout parce que l’auteur, plus encore que Ferrante, veut que soit éliminée la solution donnée par Pedro, et qu’il rejette, à un problème qui est aussi le sien.

Dès lors, on comprend mieux le sort que, dans son œuvre, Montherlant fit aux circonstances particulières de sa naissance. Comme Alban de Bricoule – de tous ses héros, celui qui le représente le mieux – il était « venu au monde dans un fleuve de sang. Le sang s’échappait de sa mère avec lui et la tuait (...). Il vous reste quelque chose d’avoir reçu la vie en la prenant. » Ce qui reste d’un tel événement, c’est surtout ce qu’on y met après coup. Car il reproduit un thème très répandu de la pensée mythique, et on ne s’étonne pas que Montherlant, si attentif au message des mythes (comme on le voit dans Pasiphaé), en ait perçu toutes les résonances ; de la même façon qu’il a reconnu son algarade avec le prêtre qu’il allait choisir pour confesseur dans l’histoire de Malatesta, et qu’elle l’a tenté de ce fait.

Pour l’ethnologue, l’enfant si impatient de naître qu’il défonce le corps de sa mère et fait périr celle-ci, c’est le mauvais dioscure à qui les mythes imputent les excès, le désordre, parfois la mortalité humaine. Il équilibre ainsi le pouvoir de son jumeau, sage ordonnateur de l’univers et qui dispense à l’humanité ses bienfaits Montherlant n’aurait-il pas intériorisé ce dioscurisme légué par la tradition, mais dont un incident de sa vie privée lui fournissait le thème ? Il en fit même une doctrine que, sous le nom de « Protéïsme », il mit à côté du Stoïcisme et du Christianisme... Avec sa pénétration coutumière, votre confrère Jean Cocteau le comparaît à l’Aigle à deux têtes : par l’une Maître de Santiago, par l’autre Malatesta.

Mieux que personne, Henry de Montherlant savait que les contradictions dont on le blâmait parfois étaient inhérentes à sa nature. Sa devise « Aedificabo et destruam », son goût, dont il parle, à passer du ton d’Albert de Mun à celui du Canard enchaîné, le balancement de son œuvre entre le lyrisme romanesque ou théâtral et la poursuite de l’objectivité, le principe de l’alternance où il trouve sa règle de vie : autant d’affirmations d’un dioscurisme assumé par un être qui s’accepte multiple dans sa nature intime mais non dans son origine charnelle, et qui se veut sans auteurs autres qu’anonyme : homme adamite, sous les espèces de fils sans mère et de père sans conjoint.

Messieurs,

Après avoir paru renâcler sur mon sujet, voici que j’ai du mal à me détacher de lui. « Tout vient des êtres », disait Henry de Montherlant ; et que de richesses nous viennent, en effet, d’un être tel que lui... Servi par la naissance et la fortune, mais plus encore par ses dons, il reste l’un des derniers, le dernier peut-être, à avoir su faire preuve d’une indépendance absolue, à mettre au-dessus de tout – je cite – « un concept d’intégrité auquel on tient en quelque objet qu’on le rencontre », sans même craindre de proclamer avec Renan, qui nous précéda dans ce fauteuil et dont il aurait pu reprendre la phrase, que « le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé ».

Mais il fut en même temps l’un des premiers à percer et à dénoncer les contraintes insupportables qui s’exercent chaque jour davantage sur l’écrivain et l’homme de science, pour l’obliger à « penser à propos de tout », à « répondre aux enquêtes les plus oiseuses, rédiger des messages, pontifier au hasard, guider ses semblables dans des directions mûrement choisies en cinq minutes »; l’un des premiers aussi à s’être soucié de ce qu’on appelle aujourd’hui la défense de l’environnement : « La Camargue, écrivait-il en 1929, qu’on défriche pour la couvrir d’usines (...) c’est (...) l’âme de la France qu’on mutile. » Que dirait-il aujourd’hui, sinon, avec Chateaubriand qu’il cite, que « les États ne périssent jamais par le défaut, mais par le trop grand nombre d’hommes », en étendant de façon globale à l’humanité une proposition d’abord limitée aux empires par son auteur ?

Montherlant ne se montrait pas moins prophétique quand il écrivait il y a plus de trente ans : « Je ne suis pas sûr que ce soit une preuve de force que se donne la plus grande partie de l’Europe d’aujourd’hui en considérant et en traitant la jeunesse comme une entité à part » ; et quand, à la jeunesse et à ses aînés, il lançait cet avertissement : « Les jeunes gens n’ont pas besoin de maîtres à penser mais de maîtres à se conduire » ; parce que, ajoutait-il dans la Mort de Pompée : « On sait (...) comme il est facile de juger, et difficile de vivre, et comme c’est rapide, un jugement, et comme c’est long, une vie »...

Ces paroles profondes et désenchantées n’expriment-elles pas l’intention de son œuvre ? Malgré les réserves qu’on peut faire et qu’on a faites, il demeure comme une des plus grandes figures de ce temps ; mais, ce qui a disparu avec lui, c’est moins un certain type d’intelligence, de style ou de talent qu’un certain type d’homme, comme le siècle n’en fera probablement plus, dont le sublime transparaît jusque dans les humeurs. La personne de Montherlant est confrontée à une antinomie : celle de la dilection des êtres et du mépris des hommes. Contradiction que, cette fois, on ne peut imputer à sa nature, même quand, d’une page à l’autre, il accepte ou rejette l’accusation de misanthropie. Car c’est bien la contradiction majeure de notre temps, que la prolifération insensée de l’espèce humaine renverse l’élan qui, s’ils étaient plus rares, nous porterait vers les êtres qui la composent.

La fraternité, Messieurs, réclame pour son exercice une certaine médiocrité démographique. En ce sens seulement, la morale de Montherlant peut être dite aristocratique. Il ne dédaignait pas les humbles, dont il a recherché la compagnie à la guerre, dans la pratique du sport et celle de la tauromachie ; mais comme des individus, dont il s’éloigne quand ils se dégradent en foule. Pour que les êtres existent en tant qu’êtres, il faut que se maintienne entre eux un certain jeu ; leur multiplication le supprime : physiquement et moralement, nous sommes désormais trop serrés les uns contre les autres. Si la morale de Montherlant marque la fin d’une époque, c’est qu’il y aura de moins en moins entre les êtres cette distance qui leur laissait la faculté de manœuvrer, et de s’inventer à chacun une conduite.

Aux yeux des siècles futurs, Henry de Montherlant n’aurait pas voulu faire figure de maître à penser : « Tout homme moderne, disait-il, souffre d’un excès de théorie », il ne s’agissait pas pour lui d’en remettre. Mais il restera comme le témoin superbe d’une ère où quelques hommes, il est vrai favorisés par le sort, jouissaient encore de ce luxe majeur de notre condition qui consiste à se gouverner soi-même, ce qu’il a fait jusqu’au bout.

L’aurais-je trahi dans ce que j’en ai dit, son ombre me pardonnerait j’espère, puisqu’il concluait son discours de réception en vouant au malheur « ceux qui survivent un peu dans la mémoire de l’avenir », et qu’il éclaira cette prédiction par une remarque, à laquelle votre choix de la personne appelée à lui succéder communique une saveur singulière : « Les contresens sur une œuvre sont le pain des professeurs. »

Ne voyons là, si vous le voulez bien, qu’un aspect parmi d’autres d’un tour d’esprit au demeurant salutaire : dans le siècle où nous sommes, un pessimisme radical comme celui de Montherlant représente peut-être le seul moyen qui nous reste de rendre à un optimisme modéré ses chances. Nul n’a aussi bien su jouir de la vie, et nul ne l’a plus durement jugée. Entre ces partis extrêmes, moins contradictoires qu’il ne semble, se déploie comme pour les unir une œuvre fastueuse, dont on ne saurait mieux résumer les caractères qu’en lui appliquant le terme désuet d’éthique. Car, aux yeux des contemporains et de ceux qui, n’en doutons pas, continueront de la lire, par l’essai, le poème, le théâtre, le roman et jusque dans l’exemple offert par son auteur, elle illustre sans relâche cet axiome de haute morale qu’en refusant tout sens à la vie, on s’impose à soi-même la tache rude, mais dès lors inévitable, de lui en donner un.