Discours de réception de Bernard Le Boyer de Fontenelle

Le 5 mai 1691

Bernard LE BOUYER de FONTENELLE

Discours prononcé le 5. May 1691. par Mr. DE FONTENELLE, lorfqu’il fut reçû à la place de feu Mr. de Villayer, Doyen du Confeil d’Eftat.

 

MESSIEURS,

Si je ne fongeois aujourd’huy à me dëfendre des mouvemens flateurs de la vanité, quelle occafion n’auroit-elle pas de me féduire, & de me jetter dans la plus agréable erreur où je fois jamais tombé ! En entrant dans voftre illuftre Compagnie, je croirois entrer en partage de toute fa gloire ; je me croirois affocié à l’immortelle renommée qui vous attend ; & comme la vanité eft également hardie dans fes idées & ingenieufe à les autorifer, je me croirois digne du choix que vous avez fait de moy, pour ne vous pas croire capables d’un mauvais choix.

Mais, MESSIEURS, j’ofe affurer que je me garantis d’une fi douce illufion, je fçais trop ce qui m’a donné vos fuffrages. J’ay prouvé par ma conduite que je connoiffois tout ce que vaut l’honneur d’avoir place dans l’Académie Françoife, & vous m’avez compté cette connoiffance pour un merite ; mais le merite d’autruy vous a encore plus fortement follicitez en ma faveur. Je tiens par le bonheur de ma naiffance à un grand Nom, qui dans la plus noble efpece des productions de l’efprit, efface tous les autres noms, à un nom que vous refpectez vous-mefmes. Quelle ample matiere m’offriroit l’illuffre[1] Mort qui l’a ennobli le premier ! Je ne doute pas que le Public, penetré de la verité de fon Éloge, ne me difpenfaft de cette fcrupuleufe bienféance, qui nous défend de publier des louanges où le fang nous donne quelque part, mais je me veux épargner la honte de ne pouvoir, avec tout le zele du fang, parler de ce grand Homme, que comme en parlent ceux que fa gloire intereffe le moins.

Vous, MESSIEURS, à qui fa memoire fera tousjours chere, daignez travailler pour elle en me mettant en efitat de ne la pas deshonorer. Empefchez que l’on ne reproche à la Nature de m’avoir uni à luy par des liens trop eftroits. Vous le pouvez, MESSIEURS, j’ofe croire mefme que vous vous y engagez aujourd’huy. Seurs que vos lumieres fe communiquent, vous m’accordez l’entrée de l’Académie ; & pourriez-vous me recevoir parmy vous, fi vous n’aviez formé le deffein de m’élever jufqu’à vous ? Oferois-je moy-mefme, fi je ne comptois fur voftre fecours, fucceder à un grand Magiftrat, dont le genie, quelque diftance qu’il y ait entre les caracteres de Confeiller d’Eftat & d’Académicien, embraffoit toute cette étenduë ?

Je fens que mon cœur me follicite de m’eftendre fur ce que je vous dois, & je refifte à un mouvement fi legitime, non par l’impuiffance où je fuis de trouver des expreffions dignes du bienfait, je n’en chercherois pas, mais parce que je vous marqueray mieux ma reconnoiffance, lors que j’entreray avec une ardeur égale à la voftre dans ce qui vous intereffe le plus vivement. Un grand fpectacle eft devant vos yeux, une grande idée vous occupe, & vous rendroit indifferens à d’autres difcours, je fufpens mes fentimens particuliers, je cours au feul fujet qui vous touche.

Mons vient d’eftre foûmis. Tandis qu’un Prince qui tire tout fon éclat d’eftre jaloux de la gloire de Louis LE GRAND, affemble avec fafte des Confeils compofez de Souverains, & que fon ambition s’y laiffe flater par des hommages qu’il ne doit qu’à la terreur que l’on a conceuë de la France, tandis qu’il propofe des projets d’une Campagne plus heureufe que les precedentes, projets qu’a enfantez avec peine une fombre & lente meditation ; c’eft aux portes de ce Confeil, c’eft dans le fort des déliberations, que Louis entreprend de fe rendre maiftre de la plus confiderable de toutes les Places ennemies.

A ce coup de foudre l’Affemblée fe diffip ; le Chef court, vole où il fe croit necceffaire, remuë tout, fait les derniers efforts, affemble enfin une affez grande Armée pour ne pas eftre témoin de la prife de Mons fans en rehauffer l’éclat. La formule du Roy avoit appellé ce fpectateur d’au de-là des Mers. Conquefte auffi heureufe que glorieufe, fi au milieu du bonheur dont elle a efte accompagnée, elle ne nous avoit pas coufté des craintes mortelles. Il n’eft pas befoin d’en exprimer le fujet ; fous le regne de Louis nous ne pouvons craindre que quand il s’expofe.

Dans le mefme temps Nice, qui dans les Eftats d’un autre Ennemi décide prefque de leur fureté, Nice eft forcée de fe rendre à nos armes, & la Campagne n’eft pas encore commencée. Quelle grandeur, quelle nobleffe dans les entreprifes du Roy ! Rien ne peut nuire à leur gloire, que la promptitude du fuccez qui peut-eftre aux yeux de l’avenir cachera les difficultez du deffein, & fera difparoiftre tous les obftacles qui ont efté ou prévenus ou furmontez. Il manque à des entreprifes fi vaftes & fi hardies la lenteur de l’execution.

Quand nous vifines, il y a quelques années, s’élever l’orage que formoit contre nous un Efprit né pour en exciter, ambitieux fans mefure, & cependant ambitieux avec conduite, enorgueilli par des crimes heureux ; quand nous vifmes entrer dans la Ligue jusqu’à des Princes, qui malgré leur foibleffe poivoient eftre à redouter, parce qu’ils augmentoient un nombre déja redoutable, nous efperafmes, il eft vray, que tant d’ennemis viendroient fe brifer contre la puiffance de Louis, mais ne diffimulons pas que l’idée que nous en avions, quelque élevée qu’elle fuft, ne nous promettoit rien au delà d’une glorieufe refiftance. Apprenons que la refiftance de Louis, ce font de nouvelles Conqueftes, il ne fçait point affurer fes frontieres fans les eftendre, il ne défend fes Eftats qu’en les aggrandiffant.

Il avoit renoncé par la Paix à fe rendre maiftre de l’Europe, & l’Europe entiere rallume une guerre qui le reftablit dans fes droits, & l’invite à reparer les pertes volontaires de fa modération. Il tenoit fa valeur captive, fes Ennemis eux-mefmes l’ont dégagée, & l’Univers luy eft ouvert.

Que ne pouvons-nous rappeller du tombeau, & rendre fpectateur de tant de merveilles, le grand Miniftre à qui l’Académie Françoife doit fa naiffance ! Luy qui fous les ordres du plus jufte des Rois, a commencé l’élévation de la France, avec quel eftonnement verroit-il fes propres deffeins pouffez fi loin au de-là de fon idée & de fon attente ! Luy qui nous fut donné pour préparer le chemin à Louis LE GRAND, auroit-il crû ouvrir une fi belle & fi éclatante Carriere ?

Surpris de tant de gloire, il pardonneroit à cette Compagnie, fi elle ne remplit pas fous ce Régne le devoir qu’il luy avoit impofé de célébrer dignement les Héros que la France produiroit. Il verroit avec un plaifir égal, & noftre zele, & noftre impuiffance. Ceux qui voudroient entreprendre l’éloge de Louis, font accablez fous ce mefme poids de grandeur, de valeur, & de fageffe, qui accable aujourd’hui tous les Ennemis de cet Eftat. Une fincere foûmiffion eft le feul parti qui refte à l’Envie, & une admiration muette eft le feul qui refte à l’Eloquence.

 

[1] Mr. P. Corneille, fon Oncle.