Discours de réception d’Albert Besnard

Le 10 juin 1926

Albert BESNARD

Réception de M. Albert Besnard

 

M. Albert BESNARD, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Pierre LOTI, y est venu prendre séance le 10 juin 1926 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Par grâce spéciale, vous avez convié un peintre à s’asseoir parmi vous, à la condition toutefois que, selon l’habitude de peindre ce qu’il voit et, même, par entraînement, ce qu’il ne voit plus, il fasse revivre aussi fidèlement que possible la figure de son illustre prédécesseur Pierre Loti.

Dès le début de ma tâche redoutable, je tiens à remercier l’Académie de cette confiance, dont je fus particulièrement fier et heureux.

Messieurs, c’est donc un portrait que je dois vous présenter, mais un portrait peint avec des mots ? Or, séduits par l’exemple de Pierre Loti, vous vous attendez de ma part à une telle exactitude, à une application si rigoureuse, que Pierre Loti lui-même apparaisse à vos yeux avec les saillies et les plans de la Nature : De grâce, Messieurs, reconnaissez que lui seul était capable de réaliser un pareil tour de force. Quant à moi, je me demande si j’ai le droit de le tenter.

Dans le portrait, le physique et le moral allant de compagnie se font, quelquefois, un tort réciproque ; mais ce n’est pas ici le cas. Pierre Loti, quoique de petite taille, était élégant, bien fait. Ses extrémités aristocratiques dénotaient la race et des yeux admirables éclairaient son visage : je puis donc sans crainte révéler à la postérité, d’après certains de ses biographes, que Pierre Loti, dans le dessein d’amortir le choc des rapides années, s’efforçait, tout au moins, d’en effacer la trace afin de les décourager par le spectacle opiniâtre d’une jeunesse éternelle. Les mêmes biographes affirment qu’il marchait à quelques centimètres de terre sur de hautes chaussures ; certain (lieu de l’Olympe ne portait-il pas des ailes aux talons afin d’accomplir, avec toute la célérité possible, les missions plus ou moins délicates que lui confiait Jupiter ?

Mais qu’importent ces détails au lecteur qu’émeut la prose de Loti ?

D’ailleurs, qui osa jamais entreprendre l’analyse des éléments dont se compose la fantaisie d’un humain qui est, par surcroît, un grand écrivain, un poète et un artiste ? Je vois, moi, dans cette défense de soi-même, une preuve d’énergie, étant de ceux ‘qu’a toujours émus l’exemple de ce général de l’Empire (certains nomment Stendhal) qui en pleine retraite sur le sol glacé de la Russie, alors qu’un froid cruel décimait la Grande Armée, pas un seul matin ne négligea de faire sa barbe.

Pierre Loti a écrit ceci : « ... Il y a, sur moi, une foule de couches disparates, superposées par les circonstances, par les milieux, par le temps. Les gens qui m’entourent rencontrent l’une ou l’autre de ces couches artificielles suivant ce qu’ils sont, suivant ce qu’ils m’inspirent... Mais, tout au fond de moi-même, il y a beaucoup de simplicité, presque une simplicité d’enfant. »

Enfin, une amie admirable, Mme Juliette Adam, une femme de grand cœur([1]), résumait ainsi son jugement sur lui : « Nul ne vous ressemble dans nos lettres françaises, vous n’avez pas de pair. Vous comparer à quelqu’un, c’est vous fausser ou fausser l’autre. Ce qu’il y a de certain, c’est que vous êtes un Maître. »

Je vous avouerai, Messieurs, que je tremble un peu à l’idée qu’il m’incombe en ce moment d’ajouter des mots aux lignes que je viens de vous lire.

Les pêcheurs d’Islande, en s’embarquant pour leurs périlleux voyages, prient la Vierge de leur être favorable et ils chantent des cantiques en son honneur. Je me sens bien seul au moment de m’embarquer, moi, dans une biographie ; aussi j’espère qu’on ne m’en voudra pas d’invoquer le Vieux Ganeça, le dieu hindou qui favorise le succès. Il porte une tête d’éléphant, et je l’ai connu à Madura, alors que je voyageais aux Indes.

Vous n’avez pas été sans observer, Messieurs, que dans l’ensemble de la Création, Celui de tous les êtres que l’homme préfère c’est lui-même. Qu’il se cherche partout, et que cette poursuite à travers le Temps et l’Espace est précisément ce qui le caractérise et détermine sa fonction ici bas.

Spectateur assidu de son moi, il ne le perd jamais de vue, et, impresario inflexible (s’il est un homme de génie, surtout), il ne le tient pas quitte qu’il n’ait réalisé suivant la courbe de son esprit et la puissance de son tempérament une œuvre utile ou belle.

Quel acharnement ! Quelle ingéniosité à s’observer dans le fonctionnement du mécanisme mondial ! Et avec quelle sagacité, afin que rien ne vienne entraver son action, il s’est adapté un égoïsme qui défie toutes les attaques et lui permet de surveiller l’œuvre intérieure qui s’accomplit en lui. Il l’a nommé l’individualité. Arme indispensable ; cet égoïsme, se trouve, du reste, à la base de tout ce qui se fait de beau dans la vie : à ce point que l’on se demande parfois si ce n’est pas lui qui, sublimé, décanté, condensé, donne le génie.

Mais le génie, quelque hautes que soient les cimes au-dessus desquelles il plane, doit redouter pour lui-même un ennemi terrible. C’est l’oubli. L’oubli ! non pas celui qu’entraîne la destruction d’un monde, mais celui qu’enfante la versatilité des hommes, et contre lequel nos postérités sont sans défense c’est de celui-là, sans doute, que parle Pierre Loti en l’associant à la mort et qu’il nomme le néant.

Cependant, si par delà les frontières de son pâle séjour, il lui est donné de s’émouvoir encore aux clameurs des vivants, que son Ombre se rassure. Le Génie de l’homme est immortel, et quant à son œuvre, quelle que soit la puissance des lois alternées de la fantaisie humaine, si elle est belle, après chaque évolution elle reparaîtra plus éclatante qu’au premier jour et, parfois même, rajeunie. Il faut se faire à cette raison qu’à de certaines phases de notre existence, las de contempler trop de gloire et fatigués de trop de lumière, nous n’avons rien su inventer de mieux pour nous reposer que le silence ou l’ingratitude.

Après ce que je viens de dire des artistes en général et du Génie en particulier, j’ai le devoir d’expliquer Pierre Loti. Mais ne dois-je pas vous avouer, dès le début, que ma façon de le présenter sera plutôt d’un peintre que d’un écrivain ? Car j’eusse considéré comme inopportun de ma part, peut-être même sacrilège, d’en parler en critique, fût-ce pour le louanger.

Avant de parler de lui, je mentionnerai son mariage avec Mlle Blanche de Ferrière et la naissance d’un fils, Samuel, qu’il appellera plus tard tendrement son petit Samuel et qui collaborera à ses derniers ouvrages.

Pierre Loti, dont le nom véritable est Julien Viaud, naquit à Rochefort en 1850, d’un père catholique et d’une mère protestante Nadine Texier, huguenote militante, fille d’un commissaire de la marine.

Je crois à la valeur des ancêtres et à leur influence sur leurs descendants ; or ceux de Julien Viaud me paraissent intéressants à ce point de vue.

C’est d’abord son grand-père paternel, qui, étant sergent-major d’artillerie de marine-mourut à l’âge de vingt-neuf ans des suites de blessures reçues à la bataille de Trafalgar. Il laissait deux enfants : le père de Loti, puis un fils de quatorze ans nommé Jean, qui périt dans le naufrage de la Méduse ; puis un oncle, le commandant Renaudin, du Vengeur, qui, en 1794, au combat d’Ouessant fut fait prisonnier par les Anglais.

De son côté, Nadine Texier pouvait compter parmi ses ascendants Mme de Maintenon. Rappellerai-je, à ce sujet, que l’épouse de Louis XIV, alors qu’elle n’était que Françoise d’Aubigné, petite-fille d’Agrippa le poète satirique, le compagnon d’armes enfin de Henri IV, était protestante. Fervente ? Il parait bien que les circonstances ne lui permirent pas de le demeurer (du moins autant que Nadine Texier), puisqu’elle se convertit assez tôt au catholicisme, tandis que la mère de Loti, au prix même de son bonheur, ne consentit à accorder sa main à Théodore Viaud qu’à la condition qu’il se ferait protestant. Ce témoignage d’une fermeté peu commune n’indique-t-il pas, d’une façon frappante, quelle femme remarquable Loti eut pour mère ? Au reste, à défaut de ce trait, il serait impossible d’en douter pour qui lirait certaines de ses lettres à son fils.

À son arrivée au inonde, le petit Julien Viaud trouva groupée autour de lui une famille qui se composait de son père et de sa mère, d’une sœur charmante de dix-neuf ans, puis d’un frère de quatorze ans, enfin de deux aïeules et de deux autres parentes toutes les quatre fort âgées déjà.

Certes, vous entendrez avec plaisir citer ici quelques passages de Prime jeunesse où Pierre Loti nous dit lui-même, quelle influence bienfaisante eut sur sa première éducation la grande sœur tant aimée. Le mariage de celle-ci, alors qu’il avait quatorze ans, fut un des événements principaux de sa vie sentimentale.

« Elle m’adorait, écrit-il, et je l’admirais sans réserve, ce qui lui donnait sur mon imagination d’enfant un ascendant suprême. Elle voyait tout, ou elle devinait tout, et, dans ma petite enfance, elle m’avait persuadé sans peine qu’elle était un peu sorcière. Elle a été une des influences qui ont le plus contribué à m’éloigner jusque dans les moindres détails de la vie, je ne dirai pas de tout ce qui était vulgaire, mais même de ce qui était inélégant. »

On sait, d’autre part, que la sœur de Pierre Loti était jolie, intelligente et fine, qu’élève de Léon Cogniet, elle se consacrait à la peinture et au dessin dont elle enseigna les premiers éléments à son frère. Qu’en outre, elle écrivait d’une façon délicieuse, et que c’est sous son impulsion que Pierre Loti se mit à rédiger, très jeune, des sortes de mémoires où il notait ses impressions journalières ; ce qu’il est bon de retenir. Il paraît que ces notes formeraient la matière de deux cents volumes si on devait les imprimer. Pierre Loti avouait lui-même qu’il avait fort peu lu, et si cette assertion était exacte, ce dont je doute, l’explication n’en serait-elle pas dans cette habitude contractée dès l’enfance d’écrire sans cesse ?

À côté de cette sœur si vibrante, du père fonctionnaire écrivain occasionnel, artiste amateur, la mère très tendre, mais huguenote fervente, se dressait la Bible à la main. La Bible est un objet extrêmement vivant dans un intérieur protestant. Ce livre relié en peau de chagrin noire, préservé des contacts impurs par un étui d’étoffe de même couleur, occupe une place à part en un coin du logis que chacun connaît, et où il sait le retrouver pour y chercher un conseil, une consolation, un exemple :-il est le vieil ami qui ne fait pas d’avances, mais sur lequel on peut compter.

Le frère aîné, lui aussi, eut sa part d’influence sur Loti ; c’est lui qui plus tard suscita chez l’enfant la passion des voyages et de cet exotisme dont son œuvre est partout embaumée. Sa mort, qui fut un grand chagrin pour son jeune frère, décida peut-être de la carrière future de celui-ci. Il est intéressant de rappeler les paroles de Loti dans le Roman d’un Enfant, à l’occasion du départ de ce frère pour sa première campagne maritime.

« Il allait en Polynésie, à Tahiti, juste au bout du monde et la veille de son départ me fit cadeau d’un grand livre doré, qui était précisément un voyage en Polynésie à de nombreuses images ; et c’est le seul livre que j’ai aimé dans mon enfance. Je le feuilletai tout de suite avec’ une curiosité empressée. En tête, une grande gravure représentait une femme brune, assez jolie, couronnée de roseaux et nonchalamment assise sous un palmier ; on lisait au-dessous : Portrait de Sa M. Pomaré IV, reine de Tahiti.

« Plus loin, c’étaient deux belles créatures au bord de la mer couronnées de fleurs et la poitrine nue, avec cette légende : Jeunes filles tahitiennes sur une plage. » Presque un tableau de Gauguin. Déjà !

Il me semble que l’on peut voir, si confusément que ce soit, dans ce qui précède, l’origine de la vocation de Pierre Loti et les éléments du roman délicieux qu’il fera plus tard sous le titre de Mariage de Loti.

C’est au milieu de ces affections de famille très étroites, bien qu’un peu austères, que s’écoule sa première enfance ; enfance heureuse après tout puisque, comme il le dit lui-même, il appréhendait de grandir. « Il me semble que je m’ennuierai tant quand je serai grand.. » disait-il.

Julien Viaud était heureux, certainement, mais si on l’en croit, d’une nature particulièrement mélancolique.

Certains de ses biographes en attribuent la cause à sa ville natale.

Doit-on penser qu’en ce temps-là on s’ennuyait plus à Rochefort que partout ailleurs ? Quelque triste que fût la ville, le soleil l’y venait visiter quelquefois en compagnie de tous les êtres qui sont les hôtes de la rue : chiens faméliques, oiseaux piailleurs, enfin mendiants en quête d’un seuil où se reposer de leur éternelle solitude. Toutes ces choses méritent d’être vues à leur heure, à leur moment, enfin sous la lumière qui leur convient le mieux. Partout le bruit des rues éveille des échos dans l’âme de l’enfant, auquel répondent les mouvements et les gestes de la foule. Et ces gestes et ces échos c’est le langage des choses qu’il importe de lui traduire, parce qu’à notre insu même, elles ordonnent notre vie. N’est-ce pas souvent à des échos, à des souvenirs, si affaiblis qu’ils soient, que nous devons d’être des poètes, des romanciers, des artistes ?

Précisément à propos des moments précieux de sa toute enfance, Pierre Loti écrit, ceci « J’étais en ce temps-là un peu comme serait une hirondelle, nie d’hier très haut à l’angle d’un toit, qui commencerait à ouvrir de temps à autre au bord du nid son petit œil d’oiseau et s’imaginerait de là, en regardant simplement une cour ou une rue, voir les profondeurs du Monde et de l’espace, les grandes étendues de l’air que plus tard il lui faudra parcourir. » C’est le paysagiste qui parle. Mais écoutons le poète. Il s’agit de l’enfant qui s’éveille dans son berceau : « Ainsi, durant ces minutes de clairvoyance, j’apercevais furtivement toutes sortes d’infinis, dont je possédais déjà sans doute, dans ma tête, antérieurement à ma propre existence, les conceptions latentes, puis refermant malgré moi l’œil encore trouble de mon esprit, je retombais pour des jours entiers dans ma tranquille nuit initiale. »

Comme c’était à prévoir dans un pareil milieu, l’enfant grandit frêle et impressionnable, sensible exagérément au moindre choc, avec un penchant à extraire des choses plus de tristesse que de joie. Tout lui est matière à frissonner : jusqu’au triangle de soleil qui se découpe sur un mur. Jusqu’à ces vieilles aïeules qu’avec une tendresse étrangement funèbre, il considère déjà sous un jour blafard qui en fait des fantômes !

De cette époque datent ses terreurs des soirs d’hiver. Hé ! quoi ? l’hiver même l’épouvante ? Pourtant qui de nous n’a goûté durant l’enfance la poésie de ses jours sombres ; avec leurs lourds crépuscules qui abolissent les lointains et vêtent de mystère les gens qui passent sur les grandes routes ? D’ordinaire, les cœurs nouveaux chérissent l’hiver pour les surprises qu’il leur ménage.

D’ailleurs l’hiver n’est pas éternel, il passe ; sous le cadavre des choses bientôt pointe la résurrection ; et comme chaque année les saisons aux bras chargés de symboles recommencent à défiler.

Quoi qu’on en dise, en dépit des larmes qu’on a versées, il faut reconnaître qu’il y a plus de place ici-bas pour la joie que pour la tristesse, malgré cette sorte de coquetterie qui porte les hommes à favoriser celle-ci.

C’est au poète de choisir ; et nul n’a le droit de blâmer son choix. Pour Loti, je crois que son choix était fait en arrivant au monde, et qu’on risquerait de se montrer injuste envers les siens en les rendant responsables de sa sensibilité exagérée.

Tout imbus des chaudes illusions de leur tendresse, les parents de l’enfant résolurent, le moment venu, de commencer son éducation en famille ; pensant de la sorte lui éviter le danger des mauvaises fréquentations. Mais bientôt, ce qui devait arriver se produisit. L’enseignement pécha par la méthode et le manque d’énergie. Aussi fit-il peu de progrès, si peu même que l’on décida qu’il serait mis en pension au Collège de Rochefort.

Depuis son jeune âge jusqu’à ce moment, l’intelligence de l’enfant s’était beaucoup développée au point de vue du sentiment et de l’imagination. C’est une époque de sa vie que Loti parait chérir. Il a des conceptions de Théâtre de marionnettes ; il confectionne lui-même ses acteurs, il peint ses décors et s’inspire, pour les libretti, des contes familiers à la jeunesse. Cette besogne le passionne. Il étudie, perfectionne ses idées, et il en a beaucoup. Dès ce moment, il est facile de prévoir qu’il ne sera ni un mathématicien, ni un ingénieur, pas davantage un fonctionnaire ; car, sans aucun doute, cette entrée dans la fiction présage pour plus tard une autre entrée, mais, définitive celle-là, dans le domaine littéraire.

Sur ces entrefaites, ce frère de quatorze ans plus âgé que lui, devenu médecin de la marine, revient de son voyage aux tropiques, rapportant des pierres de là-bas, des plantes, des coquillages inconnus chez nous, et surtout quelques-uns de ces papillons merveilleux, aux ailes d’azur ; cadeaux qu’il fait valoir admirablement, en les accompagnant de récits, ce grand frère qui l’adore et qui s’en est fait aimer au point que ni la distance, ni la mort, ne pourront desserrer le lien qui les unit l’un à l’autre. Enfin, dans son ingéniosité à instruire l’enfant, il creuse dans le jardin de la maison un bassin autour duquel il plante des arbres à l’image d’un de ces lacs entrevus au pays des palmiers. Ce lac en miniature et Implantes qui l’entourent, ont frappé l’imagination de Julien Viaud. Cette révélation d’un pays aussi dissemblable du nôtre, amène un rêve nouveau. Il lui faut aussitôt des détails sur les hommes de ces pays, sur leurs habitudes, leurs mœurs. Si bien que sourdement une âme de marin s’installe en lui, d’abord discrètement comme portée par un flot lent ; puis cela déborde, et encore quelques mois sa destinée s’accomplira.

Pour le moment, élevé par des femmes dans une réserve toute féminine, cela va de soi, détestant chez ses camarades leur affectation de rudesse, il n’entretenait avec eux aucun échange de confidences, aucun de ces élans d’amitié qui sont un des charmes du printemps de la vie.

Peu enclin à la moquerie et même à l’ironie, par dédain sans doute, il redoutait celle des autres. Tout cela faisait de lui, parmi ses camarades, un petit solitaire : celui qui, correct et propret, déambule en silence sous les maigres arbres du préau.

Cela est désormais pour l’enfant de peu d’importance, car depuis le dernier voyage du grand frère, il s’était juré qu’il serait marin. Tout le conviait à cette décision à laquelle, seule, s’opposait la volonté de la mère qui, ayant jà un fils au loin, dont elle regrettait sans cesse la présence, pressentant sans doute que le sort le lui enlèverait bientôt, se refusait absolument à laisser partir son petit Julien. Mais voilà que tout à coup, en tempête, le malheur s’abat sur la famille Viaud. C’est d’abord le grand-père qui meurt, puis la ruine qui l’oblige à vendre ses champs, ses demeures de ville et de campagne, la réduisant à la plus réelle pauvreté.

Mme Viaud comprit alors que dans l’intérêt de tous elle devait consentir le sacrifice de le laisser suivre la carrière qu’il ambitionnait. On devine quelle violence elle dut se faire... Quant au futur marin, tous ceux qui comprennent la jeunesse imagineront facilement que bien qu’affligé du malheur des siens, son cœur bondit de joie à la nouvelle que son plus cher désir allait être réalisé. Les larmes, le doux regard d’une mère ! Qu’est-ce que cela, auprès de l’ardeur qui s’allume dans l’âme de quiconque a le sentiment de sa destinée ? Songez donc, il a seize ans et la féerie du monde lui sera bientôt révélée.

Dans quelques mois, il naviguera sur les vastes océans, sur toutes les mers dont il prononcera ardemment les beaux noms-ainsi que ceux des villes pour lui mystérieuses et combien lointaines, joyaux du monde ! dont plus lard il fera la matière de son œuvre littéraire et le poème de sa vie.

Pour préparer son examen en vue de son entrée au Borda, il dut venir à Paris.

Paris ne lui plut pas, ni ses églises, ni ses palais, pas davantage ses musées. L’existence des étudiants le choque. Il est peu disposé à s’égayer à la lecture du livre de Mürger ; somme toute, le séjour de Paris fut pour lui sans attraits ni profit.

En 1867, il passe enfin l’examen qui lui ouvre les portes du Borda, revient à Rochefort prendre congé de sa famille, puis définitivement se dirige sur Brest où sa place est marquée sur le vaisseau-école qu’il baptise lui-même le Cloître flottant. Il fut là comme partout un isolé. Se tenant loin de ses camarades trop riches, attentif pourtant à se préserver des amitiés basses ou faciles, il estimait que « la liberté individuelle est une condition indispensable de la vie ». Ce sont ses propres paroles.

C’est de cette époque que datent les premiers essais littéraires de Loti qui, d’ailleurs, depuis longtemps écrivait, couvrant de notes et de croquis des carnets entiers qui le montrent doué pour l’art du dessin. C’est ainsi qu’il notait ses sensations, ses découvertes journalières.

Après deux années de stage à l’École navale, il embarque sur le Jean-Bart en qualité d’aspirant de 2e classe, et commence dès lors une carrière de marin, où il figurera toujours en bonne place et contractera de solides amitiés. Estimé de ses supérieurs, en particulier de l’amiral Courbet sous les ordres duquel il combattit bravement dans les mers de Chine, il accomplira toujours brillamment son devoir, car il prisait très haut le métier de-marin. On n’a pas oublié les pages si éloquentes, consacrées par Pierre Loti à la mort du grand amiral.

Son enfance et sa prime jeunesse, tout en révélant les signes d’une hyperesthésie sentimentale, ne suffisent pas à expliquer une personnalité aussi puissante que la sienne. Ce n’est point dans sa famille qu’il a pu puiser les éléments morbides qui firent de lui le dernier romantique. Je veux parler de la qualité de ses aspirations religieuses qui apparaissent presque partout dans son œuvre ; puis et surtout, sa détestation de la Mort qui pourrait bien être née, des conceptions assez vagues que l’on trouve à la base de son éducation ; je dis assez vagues, parce que probablement trop étroites et sans développement philosophique. Prit-il jamais la peine de méditer sur la religion, afin d’acquérir des convictions personnelles ? — ­non — et c’est à cause de cette incapacité de raisonner sur ce sujet, qu’il attendait avec trépidation la descente de la grâce, comme un enfant, l’apparition des Fées. N’est-ce pas ainsi qu’il se montre à Jérusalem, et durant son séjour à Bénarès ?

Cette hantise de la mort dont Pierre Loti a souffert toute sa vie, me hante à mon tour comme un problème et je m’excuse d’en parler à nouveau pour donner une explication nouvelle. Selon moi, elle inspirait à notre poète plus de haine que d’horreur véritable. Et si son imagination devient désordonnée en face de ce personnage muet et terrible au pied duquel l’humanité vit courbée, c’est qu’il ne le comprend, ni dans son action, ni dans son mystère, ni dans ses bienfaits, la mort lui était odieuse, parce qu’elle n’était pour lui que le Néant. Il semble qu’il lui en voulut de la terreur qu’elle impose à tous, surtout de la certitude où il était qu’un jour ou l’autre, il serait comme tout le monde contraint à s’allonger entre ses bras détestés ; et, qui sait ? dans une pose baroque peut-être, sans égard pour l’attitude dans laquelle il avait choisi de vivre. Ce fléchissement imposé à son esthétique l’humiliait.

Heureusement que l’artiste excelle à se servir de tout ce qui peut mettre en valeur son individualité, ainsi Loti, haïssant la mort, s’en sert pourtant, mais il la punit en lui donnant dans ses livres le rôle odieux... Je le comparerai aux peintres parce que, comme eux, il use de certaines préparations ; les uns ébauchent en bleu, les autres en noir. Loti ébauche en gris, et, grâce à cette méthode, il extériorise en les enlevant en clair les luttes intérieures, les sursauts de l’âme, tout en leur offrant comme protagoniste un être idéal qui est lui-même, parlant toujours le même langage. A l’entendre, ses lecteurs gagnent l’illusion d’une présence continuelle qui leur est devenue chère. Ils le reconnaissent à la mélancolie de ses accents. Car avec un sens très avisé de la volupté humaine, il a compris vite que si les hommes aiment la joie, ils lui préfèrent la Douleur. Non celle qui fait crier, mais l’autre, compagne plus discrète, qui est la tristesse. Et opportuniste subtil, il la partage avec eux. Elle est très prisée, la tristesse, parce que l’homme qui pleure s’imagine volontiers qu’il se purifie.

Seulement, il y a quelque danger à cultiver l’état nerveux que suscite, aussi bien que la sonorité fine d’un cristal qui se brise, un sanglot ; c’est celui de s’y habituer. Les larmes sont sacrées et n’y a-t-il pas quelque impiété à en irriter la source ?

Pierre Loti resté très jeune avait gardé ceci de l’enfance qu’il s’attendrissait d’abord sur lui-même avant de s’attendrir sur les autres, et tandis qu’à ceux-ci il laisse généreusement en partage la Pitié, à lui-même, il se décerne les honneurs du sombre désespoir. Mais son égoïsme est très correct. C’est celui de presque tous les hommes.

Qu’importe que l’être soit ainsi fait ? S’il est un artiste, il tirera de ses chagrins ou de ses joies les plus beaux poèmes ou des romans. C’est ce qu’a fait Pierre Loti, sans oublier de répandre un peu partout dans ses œuvres cette petite odeur de cimetière qui plaît tant.

Cependant notre Poète connut au moins une fois, dans sa prime jeunesse, la passion dans ce qu’elle a de plus juvénile, laquelle, remarquez-le bien, ne fut suivie d’aucun regret mélancolique.

C’est une histoire d’amour. — Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? C’était à Font-Bruant, une gitane. Une enfant brune, au regard à la fois audacieux et royal. Sur son corps souple et si abondant déjà, les vêtements usés, d’un rose jauni, adhérents, mettaient sur elle comme une seconde nudité. Sauvage et lumineuse elle apparut un jour tout à coup, dans la flamme de ses seize ans.

Le moment où les deux enfants qui se sont étreints en ce jour d’été, comme les faunes au fond des antiques forêts tombent enlacés, a fourni à Loti une de ses plus belles pages.

Autour d’eux sur ce sol, sur ce brasier plutôt, où se fondent ensemble deux amours jeunes et libres, le soleil, joie du monde, exalte le parfum des fleurs qu’agite le vol des abeilles. Sous leur poids les corolles s’inclinent, se redressent et se groupent ; les tiges semblent s’étreindre aussi. Tout cela est d’un beau paganisme, où Loti coloriste a semé les mots les plus riches de sa palette.

Son premier livre, j’allais dire sa première victime, c’est Aziyadé, L’admirable paysage dont l’a entourée son auteur empêchera à tout jamais le lecteur de s’apitoyer comme il le devrait sur le sort de cette petite éphémère blottie, dans ses étoffes somptueuses, tout au fond de cette barque silencieusement portée sur les eaux calmes de la Corne d’Or ; si calmes qu’elles semblent avoir cédé la place au ciel. Ce giaour qui est à ses pieds est un grand paysagiste et un grand poète aussi. Il dit à sa compagne (comme il peut, car il ne parle pas encore le turc) ; « Dans trois heures, il faudra partir, quand la Grande Ourse se sera renversée dans le grand ciel immense », indiquant ainsi d’une façon admirable tout le mouvement de la nuit qui fait pressentir l’apparition du jour. Voilà une belle idée de paysagiste et de poète sans doute ; mais aussi une idée de marin. C’est qu’en vérité un marin sait seul placer ces mots-là ; les placer où il faut, car mieux qu’un autre il en connaît la justesse, ayant la possibilité d’observer la Nature dans le silence des nuits du haut de sa passerelle, comme les bergers dans les plaines, comme autrefois les stylites sur leurs colonnes.

Pour résumer les émotions ressenties au cours de ses voyages, surtout pour les développer par le souvenir qui les embellit et le regret qui les sanctifie, quelle merveilleuse halte est l’escale du marin ? L’escale dont il ignore la durée et où le maintient un esclavage, toujours un peu sévère, mais pourtant bienfaisant en ceci : qu’il intervient à propos, pour libérer la pensée du fardeau si lourd du vouloir et du choix. Car n’est-il pas vrai qu’à de certains moments nous souhaiterions sentir le poids d’une volonté qui ne serait pas la nôtre ? Ne l’avez-vous pas deviné dans plus d’une page de Loti, ce régulateur mystérieux ?

L’immensité et le silence lui font un atelier splendide. Il a des nuits à lui, comme il le dit quelque part et alors, quelle bonne fortune : au fond de sa cabine, il peut rassembler en paix ses notes, les confronter, les compléter, sur nature en regardant le ciel, les arbres, les montagnes. Nul modèle n’est plus exact, nul plus divers. Cependant qu’au pied de ces arbres et de ces montagnes, une population qui en est comme le fruit, pose le drame de la vie.

De sa première escale en face de Salonique date Aziyadé.

Dès le premier jour, il a tout vu, le ciel, l’eau et l’admirable silhouette de la Ville, et tout aussitôt l’artiste a pressenti ce qu’if en pouvait tirer.

Ah ! le visionnaire ! Comme il a le sens de la mise en scène. Quelle trouvaille que ces six pendus de Salonique sur lesquels s’ouvre le premier chapitre de son livre ! Cela a la majesté et le réalisme d’une fresque primitive.

Tout est observé jusqu’à l’indifférence de la foule devant « l’horrible contorsion finale ».

Poète né, il adore la fiction au point d’en vouloir partager tous les risques et d’en adopter le costume. Aziyadé est une Circassienne, mais de par la loi musulmane qui l’a enfermée dans un harem, elle est devenue Turque c’est donc en Turc qu’il va se vêtir pour aller vers elle. Ceci est féminin et délicieux, et singulièrement avisé, tout en étant d’une politesse exquise. Car enfin, qu’est-ce que le costume sinon une expression, presque un langage ; n’a-t-il pas d’ailleurs son protocole ? Hier encore quand les rois se visitaient, ils échangeaient leurs uniformes et jusqu’à leurs insignes.

Pourquoi ne pas en user de même entre amoureux ? Pourquoi donc un Français qui se rend à un rendez-vous d’amour auprès d’une jeune Turque, ne se costumerait-il pas en Turc ?

C’est grâce à ce don d’assimilation et à ce besoin absolu de se mêler à l’action et d’y figurer au premier rang que Pierre Loti se révèle un merveilleux visionnaire. Marin, il est partout dans la vie un pilote attentif à la moindre brise, aux caprices des vagues. Nulle épave ne vient à lui qu’il n’en prenne note. Son œil va de l’horizon aux premiers plans de son bateau. Il perçoit le mouvement de la nuit et il en note les phases. Voilà qui agrandit singulièrement le champ du rêve d’être ainsi dans la confidence de l’immensité ! Dans le calme absolu, la pensée fait du mouvement dans l’immobilité, car sur ce bateau qui avance toujours, insensiblement, au devant de ces horizons qui se désagrègent à mesure qu’il s’en approche, lui, le marin, subit le travail constant d’une activité qui s’ignore et cependant agit sur le cerveau.

Tel m’apparaît Loti. Dès lors point ne lui est besoin d’être un imaginatif pour créer, il lui suffit de voir, et s’il met tant de force dans ses peintures, c’est simplement qu’il a vu ce qu’il décrit. L’invention a toujours des flottements, des vides, qui sont épargnés à l’inspiration directe. Chez lui, c’est l’œil qui commande au cerveau. C’est parce qu’il a vu que lui est venue l’idée d’écrire. Sa vision paraîtrait moins spontanée si on y démêlait un arrangement préalable. Aux tempéraments comme le sien l’esquisse est fatale. Je dirais presque : c’est une dépense inutile, ou tout au moins un risque d’émousser son idée. Il lui faut l’excitation d’une sensation nouvelle et immédiate ; il lui faut l’ivresse de la surprise. Alors son écriture a toute l’impétuosité d’une bordée et toute la franchise de l’imprévu. Alors usant de son verbe si simple, n’exprimant que l’essentiel de la vérité, il atteint les régions les plus profondes de l’émotion. Comme dans son évocation de la haute figure de la vieille Pomaré, tenant sur ses genoux encore robustes une frêle enfant, dernier espoir de sa lignée. De ses yeux baignés de larmes, pauvre femme ! elle suit le lent travail de la Mort qui lui enlèvera encore celle-là après les autres. Et la grande douloureuse de Pêcheurs d’Islande, qui l’oubliera jamais ?

Cet élan de l’âme que nous nommons l’inspiration et qui suppose la vision immédiate et logique du temps et de l’espace, c’est le fond du talent de Pierre Loti. Il devine, mais il n’invente pas. Il n’est jamais hors de la vie, lorsqu’il se laisse aller à décrire si magnifiquement la matière de ses voyages. Y a t-il rien de plus vrai, de plus angoissant et de plus triomphant que sa montée vers Hispahan ? Est-il rien de plus extraordinaire que cette description du mouvement de ces chevaux qui gravissent les échelons de la montagne au-dessus de laquelle rayonne un ciel si pur, en contraste avec le gouffre qui se creuse, degrés par degrés, sous les efforts ardents et pourtant déjà lassés de cette troupe de voyageurs ?

Quand on lit ces pages, on est tenté de fermer les yeux pour se soustraire au vertige. Et là-haut, quelle joie ! quelle splendeur ! mêlées toutefois aux laideurs d’un sol dont nul ne prend soin, mais où, en revanche, s’agite noblement un peuple vêtu d’étoffes .chatoyantes et claires. Parmi des buissons de roses, imaginez les taches d’un noir frais, que font, ici et là, les bonnets d’astrakan.

Qui ne se souvient dans ce merveilleux chapitre du Désert, de ce couvent blanc du Sinaï où dans le dédale des chapelles et des cellules, il nous fait entrevoir la pure silhouette d’un jeune servant aux cheveux roux, aux doux yeux bleus, si divin à force d’être humble, devant lequel l’âme s’incline et secrètement interroge. (Est-ce Lui ?)

J’avais la curiosité de connaître les dessins de Pierre Loti. Ceux-ci me furent gracieusement communiqués par un de ses amis, et je ne fus pas déçu.

Loti avait aussi, dans l’expression du dessin, dont il ne possédait que des éléments sommaires, le sens de la plénitude, de la mise en place et l’intelligence du choix.

Cette constatation me fit plaisir, parce qu’au lieu de dirai puer, comme il arrive trop souvent, un homme de génie qui tâche à s’exprimer dans une autre langue que la sienne, ces croquis de Pierre Loti témoignent d’une intelligence complète et ne montrent aucune de ces minuties sans caractère qui sont de nature à diminuer l’idée que l’on se fait du cerveau d’un homme.

Il paraît d’autre part que ces premières œuvres furent exécutées dans un but fort louable, celui, par leur publication, de venir en aide à sa famille, alors que celle-ci passait par de cruelles épreuves.

Pierre Loti était passionnément attaché aux siens et se montra toujours un très bon fils.

Tout en tenant grand compte de la place qu’occupe dans l’œuvre considérable de Pierre Loti sa compréhension du monde visible, il faut avouer qu’il eût été incomplet s’il n’avait possédé le pouvoir analytique qui ouvre à l’écrivain le champ sans bornes de l’observation du monde intérieur de l’âme et de ses affluents ; qui ne sent ici la différence de l’œuvre du peintre avec celle de l’écrivain ? Celui-ci est toujours présent dans son œuvre. Il y circule partout. Vous l’y rencontrez sans cesse. C’est un local qu’il décore pour y loger une idée. Pour la mieux faire voir, il dispose des éclairages particuliers. Il l’enrichit parfois, il l’orne jusqu’à en faire une idole. Enfin, il l’entoure de serviteurs qui sont d’autres idées, mais plus humbles, qu’il place auprès d’elle pour la faire valoir ou l’expliquer jusqu’à ce qu’enfin l’ayant pourvue de toutes les qualités qui composent un être, il la présente ainsi parachevée sous la forme d’un livre. Or, le livre avec une habileté satanique ne se révèle que page à page. Le regard d’abord nonchalant, parcourt les premiers feuillets ; bientôt il se met à la poursuite des mots : les devançant par bonds il les devine plus qu’il ne les lit. Pendant cette course, Messieurs les Auteurs, que de transes, que d’espoirs déçus, que d’illusions détournées vous nous imposez, et quelle désolation à la dernière page de quitter tout cela ; car de chute en chute, de triomphes en apothéoses, nous avons fini par aimer votre livre comme un ami tendre et parfois une maîtresse.

À l’occasion de ce que je viens de dire, la tentation me vient, en ma qualité de peintre, de définir devant les Gens de Lettres qui m’entourent la différence essentielle qui existe entre leur mode d’expression et le nôtre, et profiter de la patience avec laquelle ils m’écoutent pour dire mon sentiment à cet égard.

Bien qu’un raffinement professionnel et surtout esthétique nous fasse un devoir de redouter la peinture dite littéraire, j’ai vécu dans la certitude que le langage des formes et celui de la couleur pouvaient avoir une éloquence propre à exprimer des idées, à chanter des poèmes ou à suggérer des sensations, tout en restant ce qu’ils doivent être : des synthèses.

C’est sous cette forme seule que le tableau et la peinture murale surtout, doivent se présenter aux yeux : le développement et l’analyse leur étant interdits par leur technique même, puisqu’il est urgent de frapper tout d’abord les yeux. Cependant cette synthèse picturale pour être bien vivante doit impliquer le développement qui lui est interdit, et se dérouler après le premier contact visuel, dans le cerveau du spectateur attentif, si le peintre a su, bien entendu, frapper et frapper fort.

Par une opération inverse de celle du peintre et le développement limpide de ses descriptions, Pierre Loti s’est insinué si profondément dans nos âmes, a frappé si fortement nos imaginations, que la synthèse des beautés de la nature n’a jamais été suggérée avec autant de puissance (en quelque langage que ce soit), que par ce peintre de décors sublimes.

 

[1] Elle me pardonnera de la nommer.