Cinquantième anniversaire de la mort de George Sand, célébré à Nohant

Le 8 août 1926

Édouard ESTAUNIÉ

Cinquantième anniversaire de la mort de George Sand

Célébré à Nohant (Indre)

Le 8 août 1926

DISCOURS

DE

M. ESTAUNIÉ
MEMBRE DE LACADÉMIE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Elle a été la voix de la femme, en un temps où les femmes se taisaient. Son cœur avait connu toutes les ardeurs. Son esprit allait d’instinct à l’idéal, c’est-à-dire presque toujours à la frontière de l’impossible : son imagination, en révolte contre la laideur de la société organisée, ne cessait, d’un coup d’aile, de gagner le pays enchanté où la seule vertu règle les rapports d’hommes tous naturellement bons. Et ces dons réunis avaient fait d’elle une lyre dont l’accent bouleversait les âmes.

Elle était aussi le roman même. Je veux dire par là que spontanément, comme la source coule, des récits s’échappaient de sa bouche, divers, harmonieux, toujours frémissants de la vie intérieure qui les créait.

Attirés enfin par une simplicité d’accueil à laquelle nul ne résistait, tous les grands écrivains de son temps lui faisaient cortège : si bien qu’autant que son œuvre, son action personnelle demeure liée à l’une des époques rayonnantes de notre littérature.

Et tout cela, on souhaiterait le rappeler longuement, pieusement, en ce jour de cinquantenaire où ceux qui l’ont aimée désirent, à juste titre, rendre son souvenir tangible.

Mais ici, près de ce lieu devenu, par une volonté fille de la sienne, une manière d’asile sacré, comment ne pas venir tout de suite à sa gloire la plus certaine et qui est de rester pour toujours la Dame de Nohant ?

Est-ce même la Dame de Nohant ou le Berry que nous célébrons aujourd’hui ? La stèle dressée ce matin prétend-elle glorifier plus l’artiste qui a chanté la Vallée Noire que cette Vallée Noire elle-même ?

En vérité, on ne le sait pas, nous l’ignorons, tant, désormais inséparables l’un de l’autre, le Berry a fait George Sand et George Sand recréé le Berry. Quoiqu’on tente, ils sont un, et, devant ce miracle, le reste disparaît.

Que le Berry ait fait George Sand, cela déjà est bien probable, si l’on réfléchit que la plupart des êtres vivent sur leurs impressions d’enfance, et qu’à vingt ans l’homme a, en général, provision achevée. Cependant, songez qu’ici l’enfant qui récoltait était une fillette ardente, passionnée pour les plantes et les insectes, et qui n’était silencieuse que par excès de curiosité. Regardez ensuite ce ciel, ces arbres, ces champs : comment, aussitôt, ne pas reconnaître que jamais moisson choisie ne fut offerte par un plus beau sol, à qui pouvait le mieux s’en emparer ?

Pour la jeune prêtresse de Corambé, le Berry a prodigué d’abord les coloris féeriques, des bruits d’eaux et de feuilles, l’illimité d’horizons changeants, et la douceur des ombrages secrets. Ah ! plus tard, George Sand pourra bien visiter l’Italie, Majorque, ou les Alpes : ayant connu à Nohant la mesure des paysages et des lumières de France, devant de tels spectacles trop somptueux à son gré, elle ne ressentira que la nostalgie du Boischaut et, y rêvant d’une chaumière, dira : « L’idée du bonheur est là, sinon sa réalité. »

A la descendante de Maurice de Saxe et des Francoeil, le Berry a donné ensuite de premiers compagnons qui étaient Rosette, Sylvain, Pierrot, ou encore Marie et Solange. Vagabondages et danses, courses à travers les pâtures, sauts dans le ruisseau, égalité dans le libre plaisir et parler coloré qui évoquait pêle-mêle les fades et la basse-cour. Après ces jeux, ces enseignements, à quoi bon la prédication d’un Leroux ou le prestige incertain d’un Barbès ? Il y aura beau temps que fut découvert, dans un village, un communisme ingénu dont les théories ne pourront ensuite que gâter la fleur

Enfin et surtout, à celle dont l’imagination se divertissait déjà à créer un monde peuplé de sortilèges et de surprises, le Berry offrit ses légendes. Émerveillée, elle écouta le Chanvreux. Elle fut là, parmi les femmes, à la veillée, quand les langues courent et qu’on frissonne au souvenir de la grande Bête, après avoir médit de la Brulette. Quelle vie révélée à travers de tels récits où passent joie et frayeur, superstition et sagesse ! Paris pourra bien tenter ensuite d’éblouir la provinciale qui vient à lui : en dépit des libertés qu’il offre, tout y paraîtra petit, décoloré, et sans vertu.

Un paysage, des amis, des histoires : tel fut le cadeau du maître à l’élève. Que ce dernier partît ensuite au loin, était indifférent : il y a des liens qu’on ne rompt pas. L’élève, d’ailleurs, est-il vraiment parti ?

A peine en allé, il revenait et toujours pour demeurer plus longtemps. Il a passé ici la moitié de sa vie. Enfin, avant que d’y mourir, pareil en cela aux religieux qui pour mieux marquer leur dévotion, prennent le nom du saint de leur choix, il avait depuis longtemps cessé d’être George Sand pour devenir humblement la dame de Nohant.

Cependant, même cela ne suffit pas.

Certaines reconnaissances ne pourraient se satisfaire de la seule fidélité : elles prétendent se parer de récompenses. Celles qui vinrent, cette fois, furent royales, et les voici.

Jusqu’alors, l’admirable province de France qu’est le Berry gisait méconnue au fond des atlas ou des livres d’érudition.

Peu à peu, le génie d’une femme parvint à l’ériger en fief du grand domaine de la littérature universelle. A côté de la Bretagne nostalgique, de la Bourgogne plantureuse ou de l’épique Provence, il y eut désormais le Berry, avec la verdure neuve de ses « têteaux », ses chemins encaissés, ses « détours séduisants, capricieux et perfides ». Pays de douceur grave et de surprises, « toujours si bonhomme » en même temps qu’imprévu, pays entre tous « résumé de France » grâce à ses modesties et à ses brusques accents.

Mais ce Berry, comment le voir sinon tel précisément que l’a vu Georges Sand ? Sans elle, comment l’étranger que je suis reconnaîtrait-il si bien vos « traques et traquettes » qu’il imagine les avoir parcourues dans sa jeunesse et, pour un peu, serait prêt, comme son guide, « à piquer en pleine nuit aussi droit qu’un pigeon dans le ciel » ?

C’est qu’aussi, de cette contrée, George Sand a tout décrit et sans jamais s’en lasser. De Valentine à Nanon, jalonnant la succession des récits, le paysage aimé reparaît, enveloppe, obsède : il a fini par faire partie de l’accent de la voix. Nous ne pouvons pas plus oublier l’un que l’autre.

Ce n’est pas tout : et je m’aperçois que, sans l’avoir cherché, j’en viens à ce qui sera la gloire impérissable de la dame de Nohant.

En même temps qu’elle obligeait le Berry à prendre place dans la galerie des décors humains, George Sand découvrait les paysans qui l’habitent et, à travers eux, le paysan lui-même.

Révolution dans le roman.

Oh ! je sais bien qu’auparavant on avait vu déjà des paysans paraître dans les livres — rarement. Je sais encore qu’orienté peut-être par un premier essai de George Sand, Balzac venait aussi de publier ses Paysans. Mais je sais aussi que, si prodigieusement visionnaire qu’ait pu être l’auteur de la Comédie Humaine, il n’avait pu dessiner ses nouveaux héros qu’à travers des intuitions de citadin. Pour apprendre au monde qu’un type humain avait été injustement délaissé, pour que, cessant de se profiler en grisaille, ce type devînt héros d’histoires, pour nous montrer qu’il aime, vit et souffre, souvent mieux que bien d’autres, il fallait, comme George Sand, avoir vécu l’enfance à son contact, et croyant étudier une partie de la race, n’avoir en réalité qu’à dérouler des souvenirs !

Que valent, après cela, les critiques formulées ? Il est entendu que la convention citadine, dont je parlais tout à l’heure, affuble le caractère paysan d’épithètes propres à le décourager de paraître, et que George Sand, au contraire, l’offre poétisé, dans un halo d’idylle : parce que George Sand, fidèle à son impression totale, appuie surtout sur des qualités, va-t-on lui donner tort Ou l’estimer moins clairvoyante ? Elle disait tout, elle aussi; je n’en veux, pour témoin, que les jugements d’Huriel dans les Maîtres sonneurs. Toutefois, trouvant sur son chemin le beau comme le laid, elle allait au premier et, ne signalait qu’en passant, le second.

« L’art, a-t-elle écrit, n’est pas une étude de la réalité positive : c’est une recherche de la vérité idéale. » Elle a écrit encore : « Les femmes ne prennent que dans leur cœur la subsistance de leur vie. »

Voyant ses héros à travers son cœur, elle les a vus aussi à demi dépouillés des tares dont tout homme, à quelque étage qu’il soit souhaité se délivrer. Qu’on épilogue sur la méthode, tant qu’il plaira : le résultat en fut un chef-d’œuvre, la Mare au Diable, et une vérité qui, pour être plus proche de la beauté, n’en est pas moins humaine.

Au surplus, nul ne s’y méprit. A peine la série des romans champêtres eut-elle commencé de paraître, qu’un vent nouveau sembla souffler sur la littérature européenne. On n’a point assez remarqué quelle éclosion de romans paysans a suivi l’apparition des figures délicieuses de la petite Marie et de Tiennet. En même temps que se dressaient un peu partout des arbres de la liberté, les paysans pénétraient dans les récits de l’Allemagne, de l’Angleterre, surtout de la Russie. On ne livre pas impunément les clés d’un nouveau royaume. George Sand avait pu les croire réservées à Nohant : chacun maintenant s’en emparait.

Coïncidence ? Effet de la révolution de 48 ?

Non. Dostoiewsky le savait bien, lui qui, se rendant compte de l’influence subie, appelait « notre Sainte » celle de qui lui était venue une part essentielle de son inspiration.

Et voici qu’ayant entendu ce mot prononcé si loin de nous, il me semble qu’à leur tour, cette maison proche, cette église, toutes ces choses immuables mais chargées de souvenir, prétendent y faire écho.

Le temps, qui emporte tout, même les beaux livres, même les grands noms, s’est, en effet, arrêté ici pour retenir la mémoire d’une grand’mère délicieuse qui, revenue de la gloire, résumait son expérience dans ce précepte : « Dieu dispose : il faut accepter la vie et la mort comme il l’entend. » Songeait-elle, en le disant, que, bon gré, mal gré, et par toutes les voies, ceux qui ont eu l’âme juste se rejoignent au même carrefour, et qui est précisément celui des Saints ?

Se souvenait-elle encore, en ce temps-là, du jour où un critique célèbre — généralement moins équitable — avait écrit d’enthousiasme, sous son image par Delacroix, ce vers : Femina fronte patet, vir pectore, carmine musa ! Beauté de femme, cœur d’honnête homme et chant de muse ! Il est possible, puisqu’elle avait eu tout cela : mais parvenue aux jours de sereine clarté que donne la vieillesse, je suis assuré qu’elle se sentait, avant tout, devenue la bonne Dame de Nohant, c’est-à-dire beaucoup mieux.

Oserai-je ajouter que, parce qu’elle fut ainsi, la France littéraire a conquis une province, et le roman découvert un monde ?