Centenaire de la naissance d'André Siegfried. Communication à l'Académie des sciences morales et politiques

Le 26 mai 1975

Jacques CHASTENET

COMMUNICATION

DE

M. JACQUES CHASTENET
de l’Académie française
et de l’Académie des Sciences morales et politiques

 

La taille élevée, les épaules larges, point de ventre, les cheveux blond cendré, une courte moustache surmontant une bouche bien dessinée, l’œil clair, la physionomie habituellement souriante, parfois narquoise, le geste rare, la démarche souple : tel, presque jusqu’au terme de sa vie, apparaissait André Siegfried.

Né au Havre, y ayant passé les premières années de son existence, doué d’un goût naturel pour l’air marin et le grand large, curieux d’aventures comme de découvertes, il pouvait paraître de race viking.

Apparence trompeuse : sa famille paternelle était alsacienne, sa famille maternelle ardéchoise, ayant en commun une stricte observance protestante.

Son père, Jules Siegfried, était un animal de combat ; puissamment bâti, rouge de barbe et de chevelure, il ne vivait que pour l’action et avait pris pour devise cette formule qu’il avait fait graver sur ses boutons de manchettes : « Vivre, c’est agir. »

Très jeune encore, se trouvant aux États-Unis, il vit la guerre de Sécession entraver les exportations du coton américain ; il eut alors l’idée de substituer à celui-ci du coton indien et il fonda à Bombay une maison de commission qui ne tarda pas à prospérer.

Installé ensuite au Havre, le grand port d’importation cotonnière, il en devint vite conseiller municipal puis maire. Un maire infatigable, bouillonnant d’idées et ayant, qualité rare à l’époque, le sens du social.

Sur une hauteur dominant la ville, la rade et l’estuaire de la Seine, il fit élever une superbe demeure dite « Le Bosphore ». C’est là que, tout bambin, son fils André apprit à écouter l’appel des vents marins.

En 1885 — André a dix ans — Jules Siegfried est élu député de Seine-Inférieure. Il croit alors devoir abandonner la mairie du Havre et va s’installer, avec sa famille, dans un beau quartier parisien. Cruel arrachement pour l’enfant amoureux de la mer ; mais il est bientôt consolé grâce à la sollicitude de sa mère, née Puaux, une ardéchoise dont la belle humeur teintée d’une pointe provençale vient corriger ce que l’activité frénétique du père présente d’un peu lassant.

Au Palais Bourbon Jules Siegfried acquiert vite une importante situation. Il ne sera pourtant qu’une fois et brièvement ministre car il n’est pas homme de combinaisons. Grand bourgeois, jouissant d’une large aisance, il est cependant protestant et attaché à la laïcité ce qui, en un temps où la question religieuse domine la politique française, lui vaut l’hostilité des conservateurs. Aussi sont-ce surtout des hommes politiques appartenant à la majorité républicaine que coudoie André Siegfried lors des grands dîners parlementaires offerts par ses parents. Rare privilège pour un garçon à l’esprit ouvert que de prendre tôt contact avec les forts ténors de la République triomphante, depuis Jules Ferry jusqu’à Aristide Briand. Il en acquiert, au-delà des idéologies, un sens en quelque manière charnel de la vie politique française.

Son père n’entend pas qu’il ne connaisse que Le Havre et Paris ; chaque année il le conduit à Mulhouse, berceau de sa famille.

André Siegfried va faire ses études secondaires au lycée Condorcet, lycée d’externes. J’y serai moi-même élève quelque dix-huit ans plus tard : on y travaillait certes très sérieusement, sous d’excellents maîtres, mais on y vivait en même temps « dans le siècle » et on n’y ignorait ni la dernière pièce à succès ni la dernière réception académique à grand spectacle.

Après le lycée, la Sorbonne et surtout les Sciences politiques, ces Sciences Pos qui se glorifiaient alors d’être École libre et où André Siegfried était destiné à enseigner longtemps.

Ayant brillamment conquis plusieurs diplômes, le jeune homme accomplit son service militaire. Le voici maintenant au seuil de la vie active. Quelle route va-t-il prendre ?

Son père, pragmatique pur, s’il connaissait à fond les affaires tant privées que publiques était tout à fait dépourvu de culture générale. Lui, au contraire, s’est très tôt affirmé grand dévoreur de livres. Ses lectures préférées ont trait aux voyages ainsi qu’aux mœurs exotiques. Enfant il se passionnait pour le Tour du monde en 80 jours.

Jules Siegfried n’entend point que ses fils — il en a deux — lui succèdent purement et simplement dans ses affaires. Il veut qu’ils succèdent le monde et y trouvent des occasions d’action personnelle. Peut-être aussi pense-t-il, comme les aristocrates anglais, qu’un « grand tour » constitue une bonne préparation à la vie politique.

Voici donc André parti pour un voyage qui ne durera pas moins de vingt-trois mois et lui fera découvrir successivement l’Amérique du Nord, l’Australasie, le Japon, la Chine et l’Inde.

C’est le temps de la pleine expansion coloniale et de la suprématie incontestée de l’homme blanc, avant tout de l’Européen. Le temps aussi où les voyages étaient faciles pour qui disposait de moyens financiers. « Un passeport est inutile », lit-on dans le Baedeker de l’époque, « sauf en Russie et en Turquie ; ailleurs une carte de visite suffit. Quant à la monnaie, le louis d’or a cours partout. »

Plus tard André Siegfried dira plaisamment que tout le temps gagné par l’extrême accélération des moyens de transport compensera à peine le temps perdu par l’accomplissement des formalités auxquelles il se faudra plier avant d’entreprendre un lointain voyage.

Celui qu’en 1900 et 1901 il fait autour de la terre lui est d’ailleurs facilité par les lettres de recommandations que lui a remis son père.

Une insatiable curiosité se développe en lui qui n’est plus seulement livresque : il lui faut voir, comparer, toucher, interroger et faire passer le tout par le filtre d’un cerveau qui sait traduire en idées claires toutes les informations recueillies.

Revenu en France il songe un moment à embrasser une carrière politique. Déjà il s’est exercé à la parole devant une de ces Universités populaires alors en vogue : le Bon Foyer de Belleville. Lors des élections législatives de 1902 il se présente, comme candidat de gauche, dans une circonscription des Basses-Alpes. Étranger au département, il est loin d’en avoir les manières. De cœur chaleureux mais de dehors plutôt froid on le surnomme Lou Gella. Tout en étant complètement dépourvu de morgue, il a de « bonnes façons ». L’expression tombera en désuétude et la chose elle-même deviendra rare mais, déjà en 1902, ces façons n’aident pas à séduire le suffrage universel.

Bref André Siegfried est battu. Il sera encore à trois reprises candidat, désormais en Seine-Inférieure mais toujours sans succès. Heureusement peut-être car une vie politique eut sans doute entravé son activité d’auteur et d’enseignant.

Dès 1904 il manifeste sa véritable vocation en publiant pour le doctorat ès lettres, une thèse intitulée : La Démocratie en Nouvelle-Zélande.

Cette lointaine dépendance britannique était alors, pour les Européens continentaux, une terra incognito. Avec la saine méthode et le talent de plume dont il a déjà la maîtrise, Siegfried révèle les expériences sociales dont elle est le théâtre.

Deux ans plus tard, après avoir creusé la question sur place, il fait paraître Le Canada, ouvrage dans lequel sont dépeints de lumineuse manière, les origines, le comportement et les relations des deux populations — l’anglaise et la française — qui cohabitent.

La même année il épouse une jeune fille de neuf ans sa cadette, protestante comme lui, Mlle Paule Laroche. Elle exercera sur lui une discrète mais profonde influence, l’aidant dans ses recherches et l’accompagnant dans presque tous ses voyages. Le couple restera jusqu’au bout tendrement uni. Il en naîtra une fille, Claire, qui comprendra admirablement son père et en entretiendra aussi intelligemment que pieusement la mémoire.

Ses échecs électoraux n’ont pas détourné Siegfried de la politique. « Je me décidais, écrira-t-il, à continuer de m’en occuper mais sous la forme de l’étude et de l’observation. » La volupté de comprendre, estime-t-il, vaut bien l’ivresse de l’action.

De cette nouvelle orientation, naît en 1913, le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, un livre-clef qui fonde une science nouvelle : la sociologie électorale.

Éclate la guerre de 1914. Notre homme la fait comme interprète auprès de l’armée britannique. La paix venue, il occupe pendant deux ans un poste au service français de la Société des Nations.

En 1922, la mort frappe son père. Mais auparavant le vieux mulhousien a eu la joie, en sa qualité de doyen d’âge de la Chambre, d’y saluer l’entrée des députés de l’Alsace-Lorraine reconquise.

Chargé alors par le Musée social d’une enquête dans les pays anglo-saxons, André Siegfried en rapporte deux livres, l’Angleterre d’aujourd’hui et les États-Unis d’aujourd’hui qui mettent le sceau à sa réputation.

Voici maintenant que son esprit toujours en éveil, sa curiosité toujours tendue vont le tourner vers le monde latin. Cet homme flegmatique, à l’aspect d’un gentleman anglais, tombe amoureux des pays de soleil. Il se fait construire une villa à Vence et prépare un Tableau politique du Midi Méditerranéen. Bientôt il publiera un petit livre, Amérique latine, témoignant d’une orientation nouvelle de ses goûts.

En 1932 l’Académie des Sciences morales et politiques l’appelle dans son sein. L’année suivante il est élu professeur au Collège de France. Déjà il occupait, avec autant de brio que d’autorité, une chaire à l’École des Sciences politiques.

Dans l’un et l’autre établissement ses cours font salle comble.

Qui n’a pas entendu Siegfried professer a manqué une fête de l’esprit. La voix était chaude, sans inutile éclat, la diction impeccable, le geste discret mais soulignant au besoin la pensée, la main droite jouant avec un accessoire que je n’ai vu que là : un face-à-main à deux branches faisant fonction de lunettes... Le rare était que le maniement de cet instrument ne comportait aucune affectation : le naturel inné de Siegfried s’étendait jusqu’à son face-à-main.

Que dire maintenant de la substance de son enseignement, de sa richesse profonde ?

Sans effort manifeste, souvent avec une pointe d’humour, quelquefois avec une échappée de lyrisme, André Siegfried projette la lumière sur des recoins restés jusqu’à lui obscurs, rend évidents des rapports demeurés insoupçonnés, ouvre des perspectives inédites, vivifie des études qui auparavant apparaissaient mornes. Tout cela dans la langue la plus claire, avec le vocabulaire le plus simple, sans jamais aucune de ces innovations verbales à l’aide desquelles les adeptes des sciences humaines se plaisent, trop souvent aujourd’hui, à masquer le flou de leur pensée.

Incomparable professeur, André Siegfried est aussi, descendu de sa chaire, le plus agréable des causeurs.

Naturellement modeste, rempli d’une indulgente bonté, jamais il n’essaie d’imposer ses idées à un interlocuteur. Plutôt lui demande-t-il les siennes et jamais il ne s’en offusque pourvu qu’elles soient exprimées avec modération et courtoisie. Mais, sans paraître y toucher, il pratique une maïeutique qui fait que, finalement, on se range toujours à son opinion. Et l’interlocuteur sort de la conversation avec l’agréable sentiment d’être devenu plus intelligent.

Ses cours, professés avec une exemplaire conscience, n’empêchent Siegfried ni d’écrire de nouveaux ouvrages, ni de collaborer à plusieurs journaux, ni de voyager. Il parcourt notamment la Méditerranée, s’arrêtant longuement dans la région de Suez dont il pressent qu’elle servira bientôt de théâtre à des conflits d’importance mondiale.

Éclate la seconde grande guerre. À son issue Siegfried, qui s’est tenu soigneusement à l’écart de l’occupant, est élu membre de l’Académie française, en remplacement de Gabriel Hanotaux : « J’ai mérité vos suffrages », va-t-il déclarer dans son discours de réception, « par mon respect pour la recherche intellectuelle désintéressée, par mon insatiable curiosité, par la conviction passionnée avec laquelle j’ai pratiqué l’enseignement. »

Un enseignement qu’il continue avec bonheur aux Sciences politiques, devenues Institut National, mais qu’au Collège de France la limite d’âge le forcera bientôt à abandonner.

L’âge pourtant ne semble pas avoir prise sur lui. Plus que septuagénaire, il a encore l’allure d’un jeune homme ; devenu octogénaire, il la conservera. Il pratique toujours la marche, le golf et la natation, parfois même le tennis. Quant à son cerveau, il est plus alerte que jamais. Il semble, a-t-on dit, « retomber en jeunesse ».

Nombreux ouvrages de fond, petits livres enjoués, collaboration au Figaro, Introductions régulièrement données à l’Année Politique, sa plume est infatigable... Mais j’ai tort de dire « sa plume » : Siegfried en effet a été un des premiers écrivains français à utiliser la machine à écrire et c’est avec compétence qu’il pèse les mérites des différentes marques.

Simultanément il continue à s’intéresser à ceux de ses cadets qui ont des préoccupations voisines des siennes. De cette bienveillance j’ai été le bénéficiaire ; c’est André Siegfried qui m’encourage à me présenter successivement aux deux Compagnies dont il fait lui-même partie : l’Académie des Sciences morales, l’Académie française, et, quand je suis élu à la seconde, il me fait l’honneur d’être un de mes deux parrains.

Il a alors quatre-vingt-un ans mais sa curiosité n’est en rien émoussée. Il lit toujours beaucoup, fréquente les concerts comme les expositions de peinture et c’est en spectateur passionné qu’il assiste aux bouleversements politiques et sociaux engendrés tant par la prolifération des techniques nouvelles que par la prise de conscience des peuples de couleur. Peut-être toutefois — heureusement pour ce grand libéral, ce grand Européen — n’en mesure-t-il pas toute l’ampleur.

Certains problèmes d’ordre métaphysique — problèmes dont il s’était jusqu’ici peu occupé — commencent à se poser à lui. Croyant sincère, très lié avec d’éminents pasteurs, il n’était guère pratiquant et la religion n’occupait dans son œuvre qu’une place secondaire. Pourtant, dès 1951, il collabora à une importante publication : Les Forces religieuses et la Vie politique. En 1958, il donne un ouvrage : Les Voies d’Israël, Essai d’interprétation de la Religion juive, qui témoigne de préoccupations nouvelles.

Son dernier livre toutefois, qui ne paraîtra qu’après sa mort, reste dans sa ligne habituelle. Il est intitulé : Itinéraire de contagions, Épidémies et Idéologies.

En 1958, Siegfried va encore nager au voisinage du Cap d’Antibes. En 1959, un mal incurable s’installe soudain dans son organisme. Bientôt il se voit condamné à l’immobilité, son cerveau demeurant entièrement lucide. La tendresse de sa femme et celle de sa fille adoucissent son glissement vers la mort. Elle survient au bout de quatre mois. Il a quatre-vingt-quatre ans.

Je ne suis pas certain que notre époque violente et tourmentée favorise l’éclosion d’un autre Siegfried, savant objectif, impartial, irradiant la clarté en même temps passionné par les formes, les sons et les couleurs. Il était le très haut représentant d’un monde menacé d’effondrement. Inspirons-nous cependant de sa lucide fermeté pour ne pas désespérer et disons-nous, après Claudel, que « le pire n’est pas toujours le plus sûr ».