Centenaire de la naissance d’André Siegfried. Communication à l’Académie des sciences morales et politiques

Le 26 mai 1975

René HUYGHE

COMMUNICATION

DE

M. RENÉ HUYGHE

de l’Académie française
Professeur au Collège de France

dans la séance du lundi 26 mai 1975

 

Le Collège de France et André Siegfried étaient, à coup sûr, liés par prédestination. La tâche que le premier a reçue et que le second s’est assignée coïncident étrangement et l’on ne saurait s’étonner de l’éclat exceptionnel que connurent les cours d’André Siegfried, tant ils répondaient à l’esprit même de la maison qui l’élut en 1933 et pour treize ans. Peut-être est-ce une commune conception de la pensée et de son rôle.

Le Collège de France échappe aux normes universitaires : non seulement il ne décerne aucun titre et n’en exige d’autre de ses professeurs que la valeur personnelle, mais il est voué à la recherche, à la découverte et à la connaissance la plus générale, la plus libre et la plus élevée. André Siegfried leur avait dédié sa vie. Le décret du 24 mai 1911, qui déterminait la mission du Collège et sa méthode, semble dessiner celles auxquelles André Siegfried se consacra. Ce texte fondamental précise : « Le Collège de France a pour objet de contribuer au progrès de la Science (j’aurais préféré le terme plus vaste de Connaissance) : 1° par des travaux et des recherches ; 2° par des enseignements relatifs à ces travaux et à ces recherches ; 3° par des missions et des publications. » Explorer la réalité, découvrir, comprendre, exercer ce don imparti à l’homme seul et par quoi il domine la création, quelle plénitude de soi-même ! Mais elle comporterait quelque égoïsme et quelque orgueil si elle n’était équilibrée, et je dirais presque rachetée, par la vocation de communiquer, grâce à la parole et à la plume, ce que les dons personnels ont permis d’élaborer.

Mais n’était-ce pas le programme même, la raison d’être d’André Siegfried ? Lorsqu’il entra à l’Académie française et qu’avec sa modestie coutumière, il chercha les raisons du choix qui l’avait élu, « Si j’ai pu mériter vos suffrages, avança-t-il alors, c’est, je crois, par mon insatiable curiosité » et, ajouta-t-il, « par la conviction passionnée avec laquelle j’ai pratiqué l’enseignement. » Chercher, trouver, accroitre pour soi le champ de la connaissance, mais pour le communiquer aussitôt à autrui, ne reconnaissons-nous pas là le double devoir que le Collège de France entend imposer à ses maîtres ?

En même temps, n’atteignons-nous pas le cœur de la personnalité d’André Siegfried ? D’une part, une recherche avide et rigoureuse de la vérité, du savoir considérés comme la plus valable des richesses personnelles ; d’autre part une générosité impatiente de faire don aux autres du miel que l’on a pu élaborer en soi. Ce double mouvement, en apparence contradictoire et pourtant si complémentaire, d’avidité et de générosité de l’esprit n’était-il pas inscrit dans sa physionomie, qui alliait la froideur perçante et inquisitoriale du regard clair (un regard de marin) sous le sourcil impérieux, et la bonté presque tendre du sourire toujours prêt à s’épanouir vers autrui ?

Ce double mouvement, sans lequel, me semble-t-il, il n’est pas de grand intellectuel digne de ce nom, l’impulsion en était renforcée en lui par son hérédité profondément protestante, tant du côté paternel que maternel, et par la rigueur morale qu’elle avait déposée en lui. Ne répond-elle pas au programme que définissait le théologien suisse Alexandre Vinet, qui voulait « l’homme maître de lui-même, afin qu’il soit mieux le serviteur de tous » ? Maître de lui-même dans son enquête, grâce aux ressources de sa lucidité et de son objectivité, serviteur de tous dans son apport inlassable de professeur et d’écrivain, dans sa chaleur de communication, tel fut bien l’homme que nous essayons d’évoquer.

Henry de Montherlant, qui fut son successeur à l’Académie, se laissant, dans son discours de réception, aller, pour ce qu’il appela sa « péroraison », aux pentes familières de sa pensée, tint à l’évoquer, dépouillé des honneurs que la vie, à juste titre, ne lui avait pas ménagés. « Le voici nu, s’exclamait-il, tel qu’il apparaîtra dans la vallée de Josaphat, je dis cela parce qu’il était chrétien. C’en est fini de la curiosité... c’en est fini de l’importance. » Montherlant venait d’avouer qu’il n’avait pas connu son prédécesseur. Ceux qui avaient eu ce privilège rejetèrent cette image, où il entrait quelque peu de rhétorique, et lui substituèrent, à l’inverse, celle d’un homme entrant dans l’éternité, revêtu, chargé, de toutes les richesses que son esprit n’avait inlassablement accumulées que pour les transmettre aux autres, par tous les dons du verbe et de la plume.

Images pour images, je préfère me reporter à celles qu’a fixées ma mémoire et qui illustrent aussi bien cette « recherche intellectuelle désintéressée », cette « insatiable curiosité » que cette « conviction passionnée » apportée à « l’enseignement », par lesquelles il se définissait si justement. Dans l’une et l’autre démarche, elles témoignent toujours de cette passion de la vie qui fit son efficacité et son emprise. Là était son secret. Pour ce grand intellectuel, l’intelligence ne pouvait être ce mécanisme rationnel, à quoi, trop souvent aujourd’hui, on tend à la réduire. Il reconnaissait en elle sa fonction essentielle, qui est de nous rendre compte du réel. Elle exige donc, pour atteindre sa pleine efficacité, qu’on adhère étroitement à celui-ci. Autant les nourritures abstraites la condamnent au dessèchement dont elle est menacée par sa nature même, autant le contact direct, sensible avec la réalité peut seul, en conjurant ce risque, lui donner son juste épanouissement.

Les sciences humaines, à force de se vouloir scientifiques, comme il arrive aujourd’hui, finissent par perdre l’humanité qui les définit : les faits se réduisent à leur énoncé, finissent par se chiffrer et par se perdre dans le domaine de la statistique et des courbes. La « géographie économique et politique » que concevait Siegfried et qui constitua le titre de sa chaire, exigeait l’engagement global de nos ressources.

Puisque c’est par les sens que nous atteignons le réel, « il faut utiliser tous les sens », ainsi qu’il l’affirma. Dans son visage, leurs organes, les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, attentifs, mobiles, absorbaient la face, qui n’en était plus que le support. Il savait le rôle qu’ils jouent dans la formation des hommes, comment l’environnement géographique nous atteint par eux, modèle aussi notre sensibilité la plus profonde et, pour tout dire, notre psychologie. Les odeurs mêmes tiennent leur rôle dans cette « géographie poétique » et dans la formation de cette « Ame des peuples », auxquelles il consacra deux ouvrages aux environs de 1950.

L’âme des peuples était, au fond, l’aboutissement de son enquête. Car il enquêtait, et lui-même aimait se comparer à un journaliste, dût-il encourir la suspicion de confrères plus guindés. Ne me rapporta-t-il pas un jour le propos acerbe de ce savant éminent qui s’exclamait dédaigneusement : « Est-ce que j’ai jamais voyagé, moi, pour faire de la géographie ? » Siegfried confiait : « J’ai plus appris par mes voyages et la conversation que par la lecture. Ma méthode est celle d’un reporter. »

En effet, il parcourait le monde sans répit, sans arrêt. J’ai eu le bonheur, peu avant la guerre, de l’accompagner dans une de ses randonnées en Amérique du Sud. Mme Siegfried, dont je salue avec émotion la mémoire, ne le quittait pas. Elle l’aidait, déjà, sur l’Atlantique, à préparer ses escales, à coups de télégrammes. Ainsi, quelque bref que fût l’arrêt, André Siegfried avait organisé une table ronde, groupant quelques éminentes personnalités locales, représentant les spécialités les plus diverses : il les interrogeait simultanément, comparativement, si je puis dire. Et ses interlocuteurs sortaient souvent de cette confrontation, mieux informés et mieux éclairés sur leur propre pays qu’ils ne l’étaient en entrant. Socrate ne pratiquait pas plus dextrement la maïeutique !

Ainsi se constituaient, au contact vivant des réalités, perçues de toutes les ressources de la sensibilité et de l’intuition, — qu’il s’agisse des paysages ou des hommes —, les vastes synthèses, où l’intelligence, ainsi armée, allait pouvoir s’employer.

Et cette même alliance de l’intelligence, constructrice, et de la sensibilité, animatrice, allait permettre la transmission au lecteur ou à l’auditeur, ainsi sollicités dans toute l’étendue de leurs ressources intérieures. Les idées, condensant et ordonnant la substance des perceptions, lui conféraient la généralité, la clarté sans perdre sa présence vivante. Aux textes de Siegfried, Montherlant, orfèvre en la matière, reconnaissait on vient de le rappeler, « la netteté, l’économie et la pureté d’écriture d’une fugue de Bach » ; mais la parole restituait peut-être encore mieux à la pensée exprimée l’intensité sensible d’où elle était issue. Elle l’y ramenait, chaleureuse, pressante, communicative. Elle créait un rythme qui empêchait l’idée de devenir abstraction et qui maintenait en éveil l’activité perceptible du public et sa participation collective.

Siegfried ne dédaigna pas d’analyser les ressorts de l’éloquence dans une étude qu’il intitula « Savoir parler en public ». Il en possédait l’art à un tel degré qu’il n’était même pas besoin de comprendre ses paroles pour être captivé, pour subir cette emprise qu’il créait impérieusement. À Bogota, où nous avions l’un et l’autre donné des conférences, quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir son public se partager en deux : la plus grande partie, armée de la connaissance du français, était dans la salle ; l’autre à l’extérieur : des gens simples, se pressant derrière les fenêtres, suivaient d’un regard attentif l’orateur qu’ils n’entendaient pas ; fascinés, ils subissaient l’incantation de sa mimique, de sa prestance, de son visage en action et même des virevoltes de ce face-à-main d’écaille dont il usait pour consulter ses notes sans voiler son regard par l’écran des lunettes. Je n’en vis point s’éloigner avant qu’il eût achevé.

André Siegfried avait trop pressenti le dessèchement intellectuel d’un temps, dominé par la technique, la mécanique et l’abstraction, pour ne pas préserver en lui le jeu des forces vives, qui lui assurait ce don de communiquer intimement aussi bien avec l’objet de son étude qu’avec ceux qui en recueillaient les fruits.

Son père, Jules Siegfried, on le sait, avait fait graver sur ses boutons de manchettes : « Vivre, c’est agir. » Oui certes, mais le fils allait plus loin. Il a confié que la « volupté de comprendre » vaut « l’ivresse de l’action ». Comprendre, faire comprendre, cela implique la communion de l’homme avec le monde, et de l’homme avec l’homme, sans laquelle nous ne serions que les fragments disjoints, isolés, d’un jeu devenu vain parce que privé de sens.