Bicentenaire de la mort de Vauvenargues, Salle des États-Généraux d’Aix-en-Provence

Le 28 mai 1947

Jacques de LACRETELLE

Deuxième centenaire de la mort de Vauvenargues

DISCOURS

DE

M. JACQUES DE LACRETELLE
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Discours prononcé pour le 200e anniversaire de la mort de Vauvenargues en la salle des États-Généraux d’Aix-en-Provence, le 28 mai 1947.

 

MESSIEURS,

En répondant à votre invitation, l’Académie Française n’a pas voulu seulement honorer la mémoire de Vauvenargues. Elle a tenu à montrer, par la présence d’un de ses membres, combien elle s’intéresse à l’initiative des grandes Universités de province, et des Académies régionales.

Nous avons reçu un héritage indivis que nous devons entretenir en commun, celui des lettres, et il est bon que la province, où le sentiment et le souvenir demeurent peut-être mieux enracinés, convoque Paris chaque fois qu’une date vient remettre en lumière la figure d’un de ses fils.

Paris, c’est le Panthéon, l’homme illustre couronné par les siècles et taillé dans le marbre. La province natale, lorsqu’elle se met en fête pour célébrer ses enfants, apporte toujours une évocation plus tendre et plus vivante, elle nous montre, comme vous-mêmes à la Méjanes, des trésors de famille. Souvent on découvre là, avec la naissance du caractère, la persuasion du paysage. Ainsi tout à l’heure, tandis que nous faisions route vers le château de Vauvenargues, je n’ai pu m’empêcher de voir le grand moraliste sous l’apparence d’un de ces cyprès fièrement isolés dans votre campagne. Ils portent un feuillage sombre, leur rigidité a quelque chose de mélancolique. Et pourtant leur silhouette s’apparente à la jeunesse de la nature et met en valeur la finesse du jour.

Tel est Vauvenargues. Solitaire, accablé de peines que son âge ignore en général, il ne courbe jamais la tête, et son esprit se tient dans le plein éclat de la lumière.

L’Académie Française se devait, d’ailleurs, de se rendre à l’invitation de l’Académie d’Aix, car si celle-ci est sa cadette, elle a néanmoins un droit de priorité quant au culte de Vauvenargues.

C’est en 1820, en effet, Messieurs, que vous avez choisi comme sujet de concours un Eloge de Vauvenargues. Nous ne vous avons suivi que quelque trente-cinq ans plus tard. Vous avez eu de surcroît la chance de couronner à cette occasion un jeune lauréat qui fit son chemin ensuite, car il avait nom Adolphe Thiers. Par cette double clairvoyance, votre Compagnie mériterait, dans la séance d’aujourd’hui, d’avoir le pas sur la nôtre.

Et j’ajouterai que nous devons à Vauvenargues une réparation. Voici pourquoi.

En 1746, il concourut au Prix d’éloquence de l’Académie et envoya d’Aix son discours sur l’Inégalité des richesses. Le sujet, je le reconnais, avait été présenté de telle sorte qu’il ne se prêtait guère à un développement original. Le discours de Vauvenargues ne peut être rangé parmi ses meilleurs écrits et l’Académie ne lui accorda aucune mention.

Est-ce par dépit qu’il a laissé cette Maxime si sévère à notre endroit : « Pourquoi appelle-t-on académique, demande-t-il, ce discours fleuri, élégant, ingénieux, harmonieux, et non pas un discours vrai, fort, lumineux et simple ? Où cultivera-t-on la vraie éloquence, si on l’énerve dans l’Académie ? »

Loin de lui faire reproche de cette critique, je vais essayer tant bien que mal de lui donner un démenti.

Fort, lumineux et simple, a-t-il dit. Il ne me semble pas que l’on puisse discourir autrement sur Vauvenargues, tant ce sont là ses propres qualités.

La force, c’est l’attrait constant qu’exercent sur lui les passions et l’action ; c’est sa volonté de considérer l’ambition — l’ambition noble — comme le grand moteur d’une destinée humaine.

Dans tous ses écrits il revient avec insistance sur ces positions. « Je crois — dit-il — qu’il n’y point pont de génie sans activité. Je crois que le génie dépend en grande partie de nos passions… Nous devons peut-être aux passions les plus grands avantages de l’esprit… Aurions-nous cultivé les arts sans les passions, et la réflexion, toute seule, nous aurait-elle fait connaître nos ressources, nos besoins et notre industrie ?... »

Une fois même, il va très loin et déclare : « Les passions ont appris aux hommes la raison. »

Vous le voyez, ce soldat philosophe n’était point gâté par la morale des pédagogues, ce tempérament faible en apparence et plutôt timide savait reconnaître les sources vives qui bouillonnent en nous.

Il est en somme, ce que nous nommons aujourd’hui un professeur d’énergie. Et rien de plus significatif à cet égard que le conseil qu’il nous donne et que Voltaire, dans ses remarques, a jugé beau « Aimer les passions nobles. »

Un autre conseil, une autre exhortation qui reparaît dans toute son œuvre et qui se rattache au même principe, c’est le culte de la gloire. Il lui attribue le mérite des plus hautes civilisations. C’est elle, a-t-il écrit, qui est la source ancienne et féconde des vertus humaines, qui a fait sortir le monde de la barbarie et porté les arts à leur perfection.

Mais il entend la gloire dans un sens spirituel, si l’on peut dire. C’est une ferveur secrète que chacun doit porter en soi et qui agit sur la conscience. Elle doit nous détourner de l’intrigue et des bas avantages. Elle peut même nous enseigner la sérénité et nous rapprocher des stoïciens, ces grands éducateurs de Vauvenargues. Si bien qu’il écrira un jour à un de ses amis : « La gloire, loin de vous nuire, élèvera si haut vos sentiments que vous apprendrez d’elle-même à vous en passer, si les hommes vous la refusent. »

N’est-ce pas la preuve du rôle qu’il assigne à la gloire ? Il nous dit, en somme, qu’elle est ce que nous savons faire d’elle. Conception très haute et qui rejoint celle de Vigny.

Suis-je en train, Messieurs, de tracer de Vauvenargues un portrait trop dur et trop rigide ? Attendez.

Ce philosophe qui nous commande impérieusement les passions nobles, qui se disait en sa jeunesse « stoïcien à lier », qui n’admire rien tant que la grandeur d’âme, a une âme douce, juste et compatissante.

Je pense même que c’est ce mariage d’un esprit droit et inflexible avec une générosité de cœur toujours en éveil qui a du étonner Voltaire, ce Voltaire qui lui a rendu les armes et lui écrivait : « Si vous étiez venu quelques années plus tôt, mes ouvrages en vaudraient mieux. »

C’est lui Vauvenargues, qui, dans ses Réflexions, s’est élevé avec une ardeur si persuasive contre « le mépris des choses humaines ». Lui, qui nous dit que la clémence vaut mieux que la justice et qui se demande si, parfois, lorsque nous querellons les malheureux, ce n’est pas pour nous dispenser de les plaindre. Lui, encore, qui lance ce cri, hélas si peu écouté : « Je veux l’homme humain. »

Enfin, si la concision de son esprit, la belle frappe de ses sentences, ont l’air de le maintenir dans un corset de fer, ne croyez pas que la sensibilité lui fasse défaut. Il admire Fénelon, il préfère Racine à Corneille, et souvent on rencontre comme un accent d’élégie, de rêverie pré-romantique, dans cet homme du XVIIIe.

Écoutez plutôt ce morceau :

« La vue d’un animal malade, le gémissement d’un cerf poursuivi dans les bois par les chasseurs, l’aspect d’un arbre penché vers la terre et traînant des rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d’un vieux bâtiment, la pâleur d’une fleur qui tombe et se flétrit, enfin toutes les images du malheur des hommes réveillent la pitié d’une âme tendre, contristent le cœur et plongent l’esprit dans une rêverie attendrissante. »

Ailleurs c’est sur l’amour que ce moraliste de moins de trente ans, plutôt disgracié et peu recherché des femmes, écrira avec une délicate pénétration :

« Un jeune homme, nous dit-il, qui aime pour la première fois de sa vie, n’est plus ni libertin, ni dissipé, ni ambitieux ; toutes ses passions sont suspendues, une seule emplit son cœur. S’il se trouve, par hasard, à un concert dont la musique soit passionnée, la symphonie seule le touche, sans qu’elle soit accompagnée de paroles... »

Ce dernier trait n’est-il pas émouvant par sa sincérité ingénue ? Et ne dirait-on pas une note de Stendhal griffonnée sur son carnet à la Scala de Milan ?

Mais, Messieurs, si je commençais à relire Vauvenargues avec vous, je n’en finirais pas de le mettre à côté des meilleurs et des plus grands.

Il y a même là un sujet de mélancolie, sinon d’envie pour un romancier. Tandis que nous autres, croyons mettre au monde des êtres vivants et agissants, voyons nos créatures se dessécher, devenir des fantômes, l’œuvre d’un moraliste, faite de brindilles sèches et sans sève visible, est comparable à un jardin qui reverdit sans cesse.

Alors que Manon Lescaut, par exemple, nous a tout dit, que son histoire n’apportera plus de révélations, qu’elle procure à nos yeux l’enchantement d’un tableau bien peint et rien de plus, l’œuvre d’un La Rochefoucauld, d’un La Bruyère, d’un Vauvenargues, excitera sans fin le cerveau des générations futures.

Quoi que nous pensions ou fassions, quel que soit le cours du monde, nous nous reporterons à leur observation. Elle nous guidera, elle éclairera notre jugement même si nous contestons le leur. À cet égard, Vauvenargues, que les soldats de son régiment, peut-être avec une pointe de raillerie, avaient surnommé le Père, aura derrière lui une troupe plus nombreuse qu’aucun autre moraliste, car il s’est intéressé à tous les états, à toutes les conditions.

Vous destinez-vous à écrire, jeunes étudiants qui m’écoutez ? Alors n’oubliez jamais ce propos qu’il a tenu : « Il faut écrire parce que l’on pense, parce que l’on est pénétré de quelque sentiment, ou frappé de quelque vérité utile. »

Méditez aussi ce conseil : « Lorsqu’une pensée est trop faible pour porter une expression simple, c’est la marque pour la rejeter. »

Ou celui-ci encore : « Il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de concilier celles qui ont été dites. »

Est-ce l’esprit politique qui vous enflamme ? Relisez Vauvenargues. Il vaut mieux que Machiavel. Il vous donnera le goût des grandes choses, mais sans étouffer en vous la loyauté, la circonspection et la tolérance.

Pour ceux qui embrasseront comme lui le métier des armes, il a laissé cette maxime, vraie borne dressée devant l’ambition du conquérant. « Ce n’est pas à porter la faim et la misère chez les étrangers qu’un héros attache la gloire, mais à la souffrir pour l’État ; ce n’est pas à donner la mort, mais à la braver. »

Je vais vous confier que, pendant les sombres années d’où la France vient à peine de sortir, j’ai beaucoup fréquenté Vauvenargues. L’exemple de son isolement, la contemplation de sa pensée, cette force déguisée dans la patience étaient mieux que des refuges. On y voyait luire l’aurore.

Certaines de ses maximes nous dictaient une ligne de conduite. « La noblesse est la préférence de l’honneur à l’intérêt... » « La guerre n’est pas aussi onéreuse que la servitude... » « La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer.... »

Et quelle erreur ce serait de considérer Vauvenargues — dont je choisis aujourd’hui à dessein les pensées les plus hautes et les remarques les plus édifiantes — comme un esprit qui distribue des préceptes tout faits et nous engage, si je puis dire, dans la routine de la morale professionnelle !

Au contraire. Je vous demande même de retenir ce qu’il dit des moralistes : « Ce qui fait que la plupart des livres de morale sont si insipides, c’est que leurs auteurs ne sont pas sincères ; c’est que, faibles échos les uns des autres, ils n’oseraient produire leurs propres maximes et leurs secrets sentiments. »

Admirez dans ces mots avec quelle hardiesse il exige de nous la sincérité envers soi, comment il nous éloigne du préjugé, des idées reçues, et nous révèle que c’est notre personne, notre expérience originale, qui constituent la matière précieuse que nous devons mettre au jour.

En cela Vauvenargues, ce timide Vauvenargues, que nous sommes enclins à voir toujours sous les traits d’un bon élève, est un homme de notre siècle. L’analyse expérimentale, l’introspection, la liberté de l’art, l’audace des esprits non prévenus, c’est de ce côté-là qu’il eût cherché des échanges et trouvé ses partenaires. D’ailleurs son amitié avec Voltaire en fournit la preuve.

Mais, plutôt que de relever, selon une tendance que notre époque a dangereusement mise à la mode, « l’actualité » de notre moraliste, je conclurai, Messieurs, en vous montrant, au contraire, l’éternité de Vauvenargues.

Il me suffira de répéter ce souhait, que dis-je, ce cri qui est sorti de sa bouche et que je vous citais tout à l’heure : « Je veux l’homme humain. »

Ah ! qu’on ne me dise pas que c’est là une de ces pensées réversibles et aisément contredites, que les auteurs de maximes s’entendent à nous faire admirer grâce à la perfection de leur forme.

« L’homme humain », cela signifie une créature indépendante, libre de se connaître et apte à se diriger, mais ayant la compréhension d’autrui, la grâce de la tolérance et capable, s’il le faut, du don de soi.

N’essayez pas de retourner cette proposition par quelque paradoxe. Elle ne s’y prêtera pas, tant elle a de force dans son articulation élémentaire.

Elle ne comporte pas d’alternative, et j’irai même plus loin : pour notre civilisation, point d’issue hors d’elle. Il faut aujourd’hui que les hommes l’appliquent, il est urgent que les peuples l’acceptent. L’homme humain ! Ou l’humanité entendra le vœu de Vauvenargues, ou elle périra.