Allocution à l'occasion de la mort d’André Bellessort, Secrétaire perpétuel

Le 29 janvier 1942

Georges DUHAMEL

ALLOCUTION DE

M. GEORGES DUHAMEL
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

A L’OCCASION DE LA MORT

DE

M. ANDRÉ BELLESSORT
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE
(29 janvier 1942)

 

Messieurs,

Pour saluer André Bellessort au moment qu’il commence à s’éloigner de nous, s’il me fallait choisir un mot qu’il n’eût sûrement pas rejeté, je dirais que notre secrétaire perpétuel fut un bon serviteur des lettres.

Il est sans doute mainte façon de servir les lettres. Certains rêvent, cherchent, inventent, cheminent à tâtons parmi les ténèbres de l’inconnu sans désespérer jamais d’y faire jaillir quelque éblouissante étincelle. D’autres opèrent en pleine lumière, ordonnent, classent et enseignent. M. André Bellessort faisait partie de cette seconde phalange que je me permettrai d’appeler la littérature savante celle qui compare, qui mesure et qui juge. Il y occupait une place honorée.

En général, quand ils ont reçu les dons nécessaires pour cet office, les écrivains ont une tendance bien naturelle à s’enfermer dans les bibliothèques et à y composer, en quiétude, selon leurs préférences ou leurs aversions, plaidoiries el réquisitoires. C’est un tout autre exemple que nous a donné M. Bellessort. Ambitieux de former des élèves, ce qui est la plus belle des professions, cet homme intègre a pensé qu’il pouvait être profitable d’observer les effets de l’éducation clans les peuples les plus divers. Bien assuré que les ouvrages littéraires sont, partout et toujours, le véridique miroir de la culture intellectuelle, noire confrère a, de bonne heure, décidé qu’il devait connaître les différents aspects et les multiples ressorts des civilisations humaines, pour les confronter plus utilement. M. Bellessort, pèlerin fervent, a couru le monde avant que de s’appliquer à son œuvre d’élection. Nous savons que, dans les derniers temps de sa vie, malgré quelques infirmités, il gardait un goût très vif pour le voyage. Tous ceux d’entre nous qui traversaient volontiers les continents et les mers ont trouvé partout les traces de son passage et de précieux souvenirs de ses missions.

Une longue vie s’achève que nous pouvons embrasser dans son ensemble et qui nous paraît tout entière emplie par des travaux de trois ordres essentiels. Voyageur, observateur des mœurs, M. Bellessort nous a laissé, en témoignage de ses expériences, des livres qui figurent désormais à leur rang sur les rayons de la librairie universelle. Professeur, M. Bellessort a semé libéralement sa pensée dans les âmes et laissé de nombreux élèves. C’est sans doute ce que ne manqueront pas de lui envier ceux d’entre nous qui n’ont pas eu la chance de goûter les joies enivrantes et amères de l’enseignement. Si notre principal désir, à nous autres hommes, êtres pensants et périssables, est d’arracher quelque chose à la destruction et à la mort, de sauver du néant une parcelle de notre œuvre, il me semble que le maître, le modeleur d’âmes, quand il prend vraiment de la peine et quand il est de bonne étoffe, se trouve assuré d’un succès bien remarquable. Je rencontre chaque jour des hommes fort distingués qui ont fait telle de leurs classes sous M. Bellessort, et je pense qu’avoir coopéré à la construction de ces esprits vigoureux et féconds, c’est avoir bien gagné la reconnaissance de la postérité.

Enfin, André Bellessort a consacré aux devoirs de la critique une grande part de ses forces et de son talent. C’est une besogne exhaustive qui demande beaucoup d’abnégation, car elle se disperse, pour une fraction notable, dans des publications éphémères. M. Bellessort s’y est quand même consacré avec beaucoup de persévérance et de passion, et les meilleures des pages qu’il a rédigées dans ce dessein forment aujourd’hui des ouvrages très libres, très allègres où nous aimons à retrouver l’éloquence érudite et le large humanisme de ce maître excellent.

L’Académie n’a cessé de marquer à M. Bellessort, au long des années, une sollicitude bien vite colorée d’affection. Elle lui a d’abord — et cela remonte à près de cinquante ans — donné l’un de ses prix littéraires. En 1935, elle l’a élu au nombre de ses membres. Quatre ans plus tard, elle l’a prié d’accepter le lourd fardeau du secrétariat perpétuel, ce qui était, en même temps, une façon de le récompenser de ses bons services, de lui marquer son amicale gratitude et de remettre à l’épreuve le dévouement qu’il n’avait cessé de faire voir. Les grands malheurs qui frappent sans relâche notre patrie ont rendu la tâche de notre confrère chaque jour plus pesante et plus sourcilleuse. Nous sommes heureux de pouvoir déclarer qu’il a soutenu cette tâche avec une constance parfaite et avec une grande sérénité. Qu’il repose en paix : il a bien rempli son devoir.

L’expérience de l’autorité magistrale laisse toujours quelque signe dans les attitudes et sur le visage d’un homme. Par ses réactions premières, M. Bellessort marquait assurément qu’il avait plus de tendresse pour Alceste que pour Philinte. Il était, au regard de ceux qui le connaissaient mal, d’un abord non certes chagrin, mais franc au point d’en paraître parfois rugueux. Presque toujours, un sourire largement ouvert, un sourire humain jusqu’à la naïveté venait illuminer le visage de notre secrétaire perpétuel. S’il ne partageait pas toujours nos goûts, il cédait presque toujours à nos prières. Je suis allé maintes fois le trouver, puisqu’il était dépositaire d’une grande part de nos pouvoirs, pour recommander à son attention un écrivain en détresse ou pour lui demander quelque intervention prompte et généreuse en faveur d’une famille éprouvée. Il grondait un peu, par principe, et il trouvait bien vite ce que nous lui avions demandé de chercher. Il portait avec opiniâtreté tous les fardeaux que nous disposions sur ses larges épaules, sur ces épaules secouées par les impitoyables quintes d’un catarrhe invétéré.

La guerre — je parle de celle qui nous étreint à l’heure présente — multipliait, pour lui comme pour tous, les occasions de surmenage. Il m’est arrivé souvent d’accompagner, en devisant, M. Bellessort dans les moites labyrinthes du chemin de fer métropolitain. Il s’arrêtait parfois avec un vrai désespoir au pied de quelque escalier interminable, et il murmurait, s’efforçant de maîtriser une respiration orageuse : « Ces escaliers me tueront ! » Ils l’ont tué.

Il m’avait mandé près de lui, le mercredi 21 janvier. Surchargé de soins, il ne refusait pas encore les tâches nouvelles que lui proposait la vie. Toutefois, il se sentait souffrant et désirait d’être secondé, notamment dans certaine entreprise nouvelle et vraiment bienfaisante pour laquelle on lui demandait ses conseils et son concours.

Je le trouvai couché sur un lit monacal, parmi des collines de livres, un dossier entre les mains. Il se plaignait de vertiges et toussait un peu plus que de coutume, ce qui ne l’empêchait pas de discuter avec flamme et de se répandre en projets merveilleusement altruistes.

Rien, même au regard vigilant du médecin que je n’ai pas cessé d’être, rien n’annonçait que la mort dût frapper si vite et si roide.

Elle a pourtant fait son œuvre, dès le lendemain, à midi, un peu avant l’heure où se réunit la commission du dictionnaire, aux travaux de laquelle M. Bellessort voulait encore prendre part, malgré toutes mes remontrances.

A ce grand laborieux était réservée, par faveur insigne, une fin nette et rapide, sans entr’actes et sans faux-pas, telle nous la pouvons souhaiter aux êtres que nous aimons.