Adresse à M. le professeur Claude Lévi-Strauss à l’occasion de son centième anniversaire

Le 27 novembre 2008

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Adresse à M. le professeur Claude Lévi-Strauss

 

 

Le jeudi 27 juin 1974, l’Académie française accueillait sous cette Coupole Claude Lévi-Strauss, qui revendiquait dans son discours de réception « l’audace d’affronter ses rites redoutables ».

La séance solennelle de rentrée fait partie des rites immuables évoqués par notre illustre confrère. Et pourtant le rite va être interrompu un moment pour marquer le caractère exceptionnel de la séance d’aujourd’hui. Claude Lévi-Strauss célèbrera demain, son centième anniversaire. Pour l’Académie tout entière, pour cette assemblée indéfinissable et mystérieuse que Paul Valéry comparait à la « classe d’une école », c’est un immense évènement et peut-être avant tout « une fête de famille ».

De nombreuses manifestations, en France comme à l’étranger, sont prévues pour honorer comme il sied notre confrère. Les plus hautes autorités de l’État, les sociétés savantes les plus prestigieuses ont tenu à s’y associer. Pour témoigner à celui-ci toute notre joie et l’immense fierté que nous éprouvons à le compter dans nos rangs, nous avons renoncé à l’éloge et à l’hommage, qui ne nous semblaient pas de mise aujourd’hui : Claude Lévi-Strauss, tout au long de sa vie, les a également répudiés. Et nous avons décidé, comme nous l’avons fait si souvent au cours de nos débats, lorsque le doute nous assaillait, de nous tourner simplement vers lui, non pour solliciter cette fois son avis toujours juste, mais pour lui dédier cette séance, en témoignage de notre gratitude, et lui faire, en ce jour, l’offrande de nos travaux.

C’est donc en se conformant strictement aux usages reçus depuis trois siècles et demi en son sein que l’Académie française entend honorer celui qui déclarait, il y a trente-quatre ans : « Tout ethnologue ne devrait-il pas être séduit par une institution telle que la vôtre, qui réunit les caractères propres à ces concrétions historiques sans le renfort desquelles nulle société ne pourrait subsister ni même se construire, privée qu’elle serait d’ossature ? Les institutions donnent au corps social sa consistance et sa durabilité. » Et Claude Lévi-Strauss a loué en effet l’observance des moindres détails d’un cérémonial séculaire. Lorsqu’il a revêtu pour la première fois notre costume non moins chargé d’ornements que les corps des Indiens, recouverts de peintures et de tatouages, qu’il s’est appliqué à faire connaître, notre confrère disait : « Pareil aux initiés recouverts jusqu’aux pieds d’une cagoule épaisse, qui prétendent réapprendre à marcher, et qui risquent les premiers pas de leur vie nouvelle en éprouvant le sol avec une hampe hérissée de pointes comme un paratonnerre, me voici, moi aussi, revêtu d’une tenue spéciale, cuirasse autant que parure et pourvu d’une arme, l’une et l’autre propres à défendre leur porteur contre les maléfices d’origine sociale ou surnaturelle auxquels sont exposés ceux qui changent d’état. » Sans doute notre confrère manifestait-il à notre égard cette « sympathie fondamentale », indispensable pour le sérieux même du travail de l’ethnologue, qui consiste à se substituer et même à s’identifier à ceux dont il essaie de comprendre les croyances, les usages et l’organisation. Et l’Académie, qui est, avec le Collège de France, la plus ancienne institution de notre vieux pays, est, par excellence, gardienne des traditions et des rites.

De ce rituel, notre confrère n’entendait pas devenir seulement l’observateur fidèle ou le scrutateur curieux : s’il remplit avec une exactitude exemplaire, depuis trente-quatre ans, les devoirs qu’impliquaient l’admission au sein de ce qu’il appelle notre « étrange tribu », s’il se plie de bon gré aux coutumes et aux usages que l’histoire nous a légués, c’est parce qu’il sait de son devoir de savant et de citoyen de contribuer à garder en vie ce rituel. Les rites, en effet – ceux des sociétés comme ceux des religions – ne valent jamais pour eux-mêmes, ils font nécessairement signe vers ce qui les dépasse et, du même coup, leur donne sens. Et si ce rituel a valeur à ses yeux, c’est parce que les coutumes les plus anciennes, les usages les mieux établis ne peuvent se perpétuer que s’ils sont en permanence réinvestis d’un sens nouveau, le présent prenant en quelque sorte racine dans le passé, l’actualité trouvant sa source dans la tradition qui, du même coup, la fait vivre. « J’évaluais, disait-il dans son discours de réception, ce qu’il en coûte d’exactitude et de persévérance pour rester une communauté, c’est-à-dire pour qu’entre les membres de celle-ci se maintienne un certain degré d’harmonie, fondée sur ce consentement tacite à former un seul corps que les rites ont la mission périodique de rénover. » Nul n’a mieux compris que Claude Lévi-Strauss le sens des très vieux usages que les siècles nous ont légués : permettre à quarante personnes d’oublier ce qui, parfois, les sépare, pour former une communauté dont les membres entendent rester fidèles aux valeurs qui guidèrent l’action de leurs prédécesseurs. Ce que Claude Lévi-Strauss appelait le « principe de constance », fondement de la légitimité de toute institution.

 

Monsieur, comme nous avons coutume de dire, mais aussi cher Claude Lévi-Strauss, l’Académie vous offre cette séance, comme elle vous a offert selon l’usage, le jour de votre installation, le mot du Dictionnaire qui vous était alors dédié. Comme ce jour-là, nous vous disons, tournés vers vous : soyez toujours le bienvenu parmi nous.