Réponse au discours de réception de Stanislas de Boufflers

Le 29 décembre 1788

Jean-François de SAINT-LAMBERT

Réponse de M. de Saint-Lambert
au discours de M. le chevalier de Boufflers

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 29 décembre 1788

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Monsieur,

Il y a long-temps que ces productions aimables que vous destiniez à être l’amusement des sociétés où vous vivez, sont devenues le charme de tous les hommes de goût & de l’Académie. Les travaux de nos séances ont été plus d’une fois interrompus par le plaisir de répéter vos vers. On savoit gré à ceux qui en apportoient de nouveaux, & il ne nous en coûtoit pas plus de les retenir, qu’il ne vous en avoit couté à les faire ; vos Lettres même, car heureusement vous n’avez pas toujours eu des correspondans discrets, vos Lettres ont été lues, copiées, recherchées avec cet empressement qu’on n’a guère vu que pour les pièces fugitives du plus grand de nos Poëtes. Dans celles de ces pièces qui vous sont échappées, on reconnoît un homme supérieur à son genre, & né pour réussir dans d’autres.

La finesse de l’esprit, l’enjouement, je ne sais quoi de hardi, qui ne l’est point trop, des traits qui excitent la surprise, & ne paroissent pas extraordinaires, le talent de saisir, dans les circonstances & le moment, ce qu’il y a de plus piquant & de plus agréable ; voilà, Messieurs, le caractère de vos pièces fugitives ; elles ne rappellent aucun des modèles, & les égalent sans leur ressembler. Les unes & les autres n’ont de commun que l’élégance du badinage, elles ne pouvoient naître que dans des sociétés où régnoit un goût délicat, & ce son que l’envie de plaire donne aux esprits cultivés.

La société d’une mère & d’une famille célèbres par les agrémens de leur esprit, vous ont entouré de leçons agréables & d’exemples heureux. Cette société attiroit à Lunéville les hommes de Lettres les plus distingués, ils venoient y chercher un monde qui sentiroit leur mérite, & dont ils partageroient les plaisirs. La Cour du Roi de Pologne étoit sans affaires & sans orages ; le temps consumé dans les autres Cours par les intrigues de l’ambition ou de la cupidité, étoit employé, à celle de Lunéville, à la recherche & à la jouissance des plaisirs de bon goût. C’est là que Voltaire a composé plusieurs de ses tragédies, & ces Contes philosophiques, qui ne font pas oublier le charmant Conte d’Aline ; là, il se trouvoit avec des juges sévères, mais éclairés, & par conséquent admirateurs de son génie. Il croyoit quelquefois habiter ce temple qu’il avoit élevé au Dieu du goût. Montesquieu, qui a invité l’homme à la recherche de ses droits, mais qui les a quelquefois oubliés, Montesquieu y a composé plusieurs de ses plus beaux chapitres de l’Esprit des Lois : il suspendoit sans regret son travail, ou pour chanter les graces & les vertus d’une femme digne de ses hommages, ou pour jouir des charmes d’une excellente compagnie, où l’amusement avoit toujours de l’esprit, & l’esprit toujours du goût.

Ce goût, ce sentiment délicat des convenances ne se borne pas à diriger le jugement qui prononce sur les ouvrages de l’art, il se fait sentir dans la conversation, il en bannit la négligence, la précipitation, & l’empire ; il en proscrit ces insipidités de l’égoïsme, qui vous force à vous occuper de ce qui n’intéresse que lui ; il veut que la raison montre l’évidence, sans fatiguer par les longs raisonnemens, & que des traits plaisans terminent la discussion au moment où elle dégénère en dispute ; il défend à la plaisanterie de blesser jamais ni la décence, ni la bonté ; il étend même son influence sur les mœurs ; il demande qu’elles soient sages, & non pas austères ; qu’on écarte le désordre, & non le plaisir ; que la vertu attire, & non qu’elle commande de la suivre.

Dans la société où vous êtes nés, Monsieur, vous avez dû cultiver dès vos premières années des talens dont vous la faisiez jouir ; vous avez, pour ainsi dire, associé la bonne compagnie aux jeux de votre enfance ; mais cette bonne compagnie, si attachée à ses amusemens, souvent, pour s’amuser, avoit besoin de s’instruire. Dalembert, Helvétius, Condillac, les meilleurs articles de l’Encyclopédie devinrent les objets de ses lectures & de ses conversations ; on ne tarda pas à s’apercevoir que vous saisissiez promptement les idées les plus abstraites, que vous deviniez la vérité, & que vous saviez la présenter sans nuages. Les études sérieuses n’ont jamais rien ôté aux agrémens de votre esprit, parce qu’elles ne vous ont pas coûté d’efforts ; & vous avez donné des preuves continues que vous saviez penser beaucoup, sans méditer long-temps.

Transporté de la Cour de Lunéville dans nos armées, vous y avez montré ce zèle & cette intelligence qui ont mérité les premiers honneurs à vos ancêtres.

Aussi-tôt que la paix vous eut rendu à vous-même, vous sûtes vous arracher aux plaisirs des arts que vous aimez tous, & aux délices des sociétés auxquelles vous êtes si cher ; vous avez parcouru l’Europe, & par-tout vous vous êtes instruit, parce que vous saviez interroger, observer, comparer. Quelques amis, possesseurs des relations de vos voyages, y admirent les tableaux que vous faites des mœurs, des Gouvernemens, du commerce, & de l’industrie des Peuples : vous ne dissertez point, vous peignez ; vous ne démontrez pas vos opinions, vous les rendez sensibles. Vos idées sont d’un Sage, & quelquefois votre style est celui d’Hamilton.

Personne n’auroit autant que vous, Monsieur, le talent de prêter à la raison l’arme de la plaisanterie, cette arme si redoutée des enthousiastes, du sophisme qui se couvre de fleurs & d’emphase, des exagérations d’idées & de style, des folies révérées, des présentations fondées sur les usages des temps de barbarie ; cette arme, dans les mains de Voltaire, a plus ébranlé l’empire de la fausse Science, que les foudres de l’Éloquence philosophique. Cette fausse Science, je l’ai vue encore environner de ses disciples les Bureaux des Ministres, des Tribunaux, les Écoles, & même les Académies. Enfin on lui dispute par-tout son pouvoir, le ridicule & la vérité bornent de jour en jour son empire. Vous auriez pu, Monsieur, la poursuivre jusques dans ses derniers asiles, mais vous avez préféré de faire un autre usage de vos lumières, & sur-tout de signaler votre humanité dans le Gouvernement que vous avoit confié un Ministre éclairé & humain.

Après avoir établi l’ordre dans une Colonie éloignée, après avoir indiqué les moyens de la rendre plus florissante, vous avez voulu connoître ces Nations que nous dévouons à l’esclavage ; elles ont intéressé votre cœur, & vous avez cherché à les rendre intéressantes. Il y a bien des années que la Philosophie a élevé sa voix en faveur de cette race malheureuse ; mais les sons de cette voix, qui ont retenti sur l’autre hémisphère, se sont perdus en Europe parmi les clameurs de l’avarice protégée. Le Nègre est déclaré libre dans les Républiques du Nouveau Monde, & il porte nos fers. Cette contrée que nous habitons, cette contrée si féconde, couverte d’un peuple industrieux, qui n’a besoin que de son sol & de son industrie, pour obtenir, sans crime, toutes les productions étrangères ; la France, dans ses Colonies, n’a pu faire cesser encore le travail sans récompense, les châtimens arbitraires, les tortures, les cris ou l’abattement du désespoir, enfin l’esclavage. Des François, dans l’espérance d’augmenter leurs richesses, oubliant les délices & les mœurs aimables de la patrie où ils vivent, les plaisirs & les biens qui les environnent, se transportent sur des plages lointaines, ils s’y livrent aux excès d’une cupidité barbare, qu’on n’a pu jusqu’à présent réprimer. Là, tels que l’un des Héros de Milton, quand ce Héros fut précipité dans l’abîme, ils semblent se dire, ici, du moins, on ne nous forcera pas d’être justes.

Comment se peut-il que dans des siècles où les injustices atroces ne sont pas rares, & sont rarement punies, il y ait autant d’humanité que vous venez de le dire ? Il y en a pourtant, Monsieur ; & dans l’Europe, où souvent l’home vaut mieux que ses lois, cette humanité, fondement de la vertu, qui n’est presque jamais que la bonté courageuse, l’humanité, dis-je, se manifeste dans tous les rangs, dans tous les états, dans toutes les conditions. Mais accordons un moment aux détracteurs de leur siècle & de leur patrie, que parmi tous ces hommes dont on répète les actions généreuses, la vanité ait fait des hypocrites. Quel respect, quel crédit la vertu n’a-t-elle pas acquis chez des Peuples où la vanité cherche à lui ressembler ? Il y a d’ailleurs une grande différence entre l’hypocrite de la superstition & celui de la vertu. Le premier peut conserver son masque avec honneur, par quelques pratiques minutieuses, de vaines simagrées, un ton austère, & l’apparence des privations. Mais pour n’être point démasqué, à quoi s’oblige l’hypocrite de la vertu ? À faire le bien. Ses prétentions ont soulagé l’indigence ; sa vaine gloire l’a fait renoncer à un intérêt injuste ; la crainte de perdre les éloges qu’on lui donne, l’attache à ses devoirs véritables. Il y a plus ; quels qu’aient été les motifs de ses belles actions, il a eu du plaisir à les faire, il a senti celui dont la Nature récompense toujours la pitié qui console le malheureux. Il jouit du bonheur de se réconcilier avec lui-même ; bientôt il ne lui coûte plus d’être ce qu’il vouloit paroître ; la vertu elle-même lui inspire des actions que l’habitude commençoit à lui rendre faciles : la vertu est comme une femme aimable & belle ; ce ne sera pas impunément que vous feindrez d’en être amoureux ; dites souvent que vous l’aimez, & vous finirez par prendre pour elle la passion la plus vive & la plus tendre.

Il est impossible, Monsieur, de faire un tableau plus éloquent & plus ingénieux que celui que vous venez de faire du caractère de M. DE Montazet ; je n’y ajouterai que quelques traits.

Son jugement le préserva toujours des préventions de l’esprit de parti. Dans les Jansénistes, il ne vit que des hommes de bien, qui vouloient sauver des entreprises ultramontaines, les droits des Rois & de l’Église de France ; les Protestans ne furent pour lui que des Citoyens zélés & utiles, qu’il falloit faire jouir de tous les avantages de leur patrie ; il laissa voir dans un Mandement qui a eu de la célébrité, toute son opposition à quelques dogmes de la nouvelle Philosophie ; mais en attaquant les opinions des Philosophies, il osa rendre justice à leur génie & à leurs mœurs : il leur savoit gré des progrès qu’ils ont fait faire aux deux Sciences, si essentiellement unies, de la Morale & de la Législation. Il accueilloit leur personne, il les recherchoit ; & pour s’intéresser à leur bonheur & à leur gloire, il n’attendoit pas qu’ils fussent détrompés.

Les fréquentes absences que lui imposoit le bien qu’il vouloit faire dans son diocèse, ne lui ont pas permis d’être fort assidu à nos séances ; mais il les as souvent regrettées ; il aimoit ce genre d’Assemblées, où, sans distinction de rang & de classe, tout est décidé par la raison du plus grand nombre. Il avoit retrouvé ce genre dans l’Assemblée provinciale dont il étoit le Président. Là, il voyoit la Noblesse oubliant ses prétentions, & non le véritable honneur, qui ne se sépare point de la justice ; il la voyoit, dis-je, se confondre avec le Peuple, & le Peuple n’avoir plus pour elle ce respect mêlé à la crainte, qui tient les hommes dans un état de haine, mais ce respect tendre & touchant qu’inspirent l’estime & la confiance ; il aimoit à voir le Peuple & les Ordres privilégiés concourant ensemble, & des deux parts en même nombre, tantôt à marquer la route & à calculer les fais d’un canal, tantôt projetant la construction d’un édifice consacré à l’indigence, quelquefois cherchant à encourager un nouveau genre d’industrie, sans nuire à la liberté de commerce, ou s’occupant de répartir l’impôt selon les richesses, & non selon les rangs ; ici retrancher une dépense inutile ; là sauver au pauvre les frais d’une dépense nécessaire ; enfin le Peuple & la Noblesse montrer toujours, & toujours de concert, l’amour du bien général, l’amour des lois, & les plaisirs d’unir leurs intérêts, que des distinctions portées trop loin pourroient seules séparer.