Réponse au discours de réception de Robert de Flers

Le 16 juin 1921

René DOUMIC

Monsieur,

Il faut pourtant que je vous dise « Monsieur » : c’est notre usage. Nous vous dirions « Monsieur, » quand même vous seriez évêque. À ceux que nous tutoyons dans le civil nous disons « Monsieur. » Nous nous souvenons qu’après toute une vie d’amitié presque fraternelle, Racine écrivait à Boileau « Monsieur : » nous nous y tenons. Et comme vous avez sans doute l’oreille aussi juste que vous l’avez fine, je suis bien sûr que dans les deux pauvres syllabes de ce mot « Monsieur, » dont je vous salue selon l’usage, vous ne percevrez ni restriction, ni moquerie, ni miséricorde, ni même libéralité ou condescendance, mais seulement la courtoisie d’un confrère heureux de vous accueillir au seuil de notre Compagnie, Monsieur.

Auteur dramatique, le premier que vous y rencontrez est un critique. Ce sont les jeux de l’Académie et du hasard. Vous n’en voudrez pas à un critique de faire, encore une fois, son métier de critique, en jugeant votre discours et le jugeant exquis. Vous avez tracé du marquis de Ségur un brillant portrait, où il aurait eu plaisir à se reconnaître. Il aimait à plaire, et, de la façon dont vous avez évoqué son image, vous lui auriez, si ce n’eût été déjà fait, conquis tout votre auditoire. Pour le faire revivre à nos yeux, vous avez choisi surtout l’heure de sa jeunesse et de ses premiers succès. Vous avez éclairé son portrait de ces rayons d’une renommée naissante, plus doux que les premiers feux de l’aurore. Un historien n’aurait peut-être pas eu, au même degré, ces touches vives et cette manière agréable. Aussi bien vous étiez fait pour le comprendre : il y a entre lui et vous plus d’un trait de ressemblance.

Vous portez un beau nom, Monsieur : Marie-Joseph-Louis-Camille-Robert Pellevé de la Motte Ango, marquis de Flers. C’est un peu long, mais cela sonne fièrement. Comme beaucoup de Parisiens, vous êtes né en province. Vous descendez d’une vieille famille normande, qui rougirait de remonter aux croisades et qu’une noblesse d’aussi fraîche date ferait sourire. Vous, Monsieur, vous datez des Mérovingiens. Les anciennes chroniques attestent qu’il y avait, dans l’armée de Clovis, un certain Dagobert, qui se fit baptiser comme lui par saint Rémy, et, emporté par son ardeur de néophyte, avide de prendre du baptême jusqu’au cou, se plongea dans une grande cuve pleine d’eau et s’y enfonça si profondément que ses cheveux seuls sortaient, d’où lui vint le surnom de peil levé, c’est-à-dire poil levé, et d’où vient qu’on voit, dans votre blason une tête d’argent aux cheveux hérissés d’or, faisant songer à ce Hérissé légendaire dont une enseigne dressait jadis, sur les murs de Paris, l’effigie en tête de loup. Celui-là, c’est l’ancêtre. À vous la scène des portraits ! Clodion Pellevé guerroie contre les Sarrasins, aux côtés de Charles Martel. Thomas Pellevé part pour l’Angleterre avec Guillaume le Conquérant. Simon Pellevé suit le duc Robert III en Terre Sainte. J’en passe et des meilleurs et des pires... il y en a de pires... tel ce cardinal de Pellevé, le farouche Ligueur, dont il est dit dans la Satire Ménippée :

Une fois il fit bien : ce fut à son trépas.

Le bon Dieu lui pardonnait, car il n’y pensait pas.

 

Vous en avez eu dans la Ligue, vous en avez eu dans la Fronde, vous en avez eu à la Bastille... Vous ne voudriez pas n’avoir eu aucun des vôtres à la Bastille... L’anecdote est trop jolie pour ne pas la conter. Un jeune étourdi, une tendre orpheline, la tyrannie d’un tuteur, les murs d’un couvent, l’escalade dans la nuit, l’enlèvement selon les règles, un bon curé un peu voltairien, et tout finit par un mariage. Le ravisseur est votre aïeul, Antoine de Pellevé ; l’orpheline, Marie Fauvel de Lebizey, petite nièce et nièce très authentique de Jeanne d’Arc, placée par son tuteur dans le couvent des Bénédictines de Bayeux. Les jeunes gens se réfugient à Flers, dont le curé prend sur lui de les marier. Et tout de même, les choses auraient pu mal tourner. Il y a un dieu pour les amoureux. La flotte de Guillaume d’Orange fait son apparition sur les côtes de Normandie. Antoine de Pellevé se met à la tête de la noblesse de Vire. Il bat les ennemis. On lui rend sa femme. Et c’est de point en point le scénario du Petit Duc. Je m’étais toujours douté que le Petit Duc, c’est de l’histoire... Mais de tout cela qu’est-ce que Jeanne d’Arc a bien pu penser ?

J’en passe, j’en passe, car ils sont trop. Après les Pellevé, voici les Ango. Ils viennent en droiture de Norvège sur les barques des Northmann. Tous les Ango seront gens de mer, hardis navigateurs ou honnêtes corsaires. Sous la Révolution, le château de Flers devient un repaire de chouans et sert de quartier général à M. de Frotté. Et un arrière-grand-oncle à vous, le général de Flers, pour prix d’avoir, à l’armée des Pyrénées, lutté un contre trois, est destitué par la Convention, traîné à Paris, enfermé à la prison du Luxembourg, condamné à mort le 4 thermidor et conduit dans la sinistre charrette à la barrière du Trône, où il fut exécuté en même temps que la vieille maréchale de Noailles, sa fille la duchesse d’Ayen et sa petite-fille, la vicomtesse de Noailles. Il avait trente-huit ans. Son nom est inscrit sous l’Arc de Triomphe.

Me suis-je attardé, Monsieur, dans la galerie de vos ancêtres ? On n’a pas trop d’occasions de repasser toute son histoire de France. Et puis, c’est amusant de penser qu’il ait fallu tous ces héros, ces généraux, ces cardinaux, pour arriver à l’auteur de Miquette et sa mère. Je veux dire que la fleur de votre esprit nous apparaît plus précieuse et plus charmante, à la voir égayer le vieil arbre qui pousse de si profondes racines en terre française.

Vous avez une autre hérédité, Monsieur, moins romanesque, plus apaisée, plus grave, et qui ne vous est pas moins chère. Du côté paternel, la guerre, l’amour, la fantaisie, l’aventure, la belle aventure ; du côté maternel, j’aperçois chez vous toute une lignée de gens sérieux : M. Pardessus, auteur d’un cours de droit commercial en quatre volumes, M. Charles Giraud, jurisconsulte lui aussi, et non moins éminent, et votre grand-père, M. Eugène de Rozière, qui fut membre de l’Académie des Inscriptions. C’étaient de savants hommes, ce qui ne les empêcha pas d’être des hommes aimables. Vous avez souvent mis des savants dans vos pièces : dirai-je qu’ils sont un peu étonnés de s’y voir ? Mais vous les avez toujours montrés naïfs et bons, comme ceux dont vous retrouviez le souvenir au foyer familial.

À l’excellent M. de Rozière revint le soin de diriger vos études et de faire choix pour vous d’une carrière. Ce fut tout un drame... Il est très convenable qu’il y ait un drame au début d’une carrière d’auteur dramatique... Professeur à l’École des Chartes et archéologue, votre grand-père avait trouvé le bonheur dans l’archéologie : il vous aimait trop pour ne pas vouloir faire de vous un archéologue. Il n’usa pas de contrainte : ce n’était pas sa manière. Mais, vos classes finies, pour mieux vous donner le goût des choses du passé, il vous envoya faire un voyage en Italie, en Grèce, en Terre Sainte. Même, afin que rien ne manquât à votre formation archéologique, avant le départ il eut soin de vous mener voir la Belle Hélène.

Vous partez, heureux, comme on l’est à vingt ans, de faire un beau voyage. À Naples, à Athènes, à Constantinople, vous ouvrez tout grands des yeux tout neufs sur les plus merveilleux des spectacles : vous goûtez les fêtes de la lumière, la somptueuse mélancolie des soirs sur les villes qui s’endorment dans la pourpre et l’or, et les mille formes que prennent les combinaisons infinies du ciel, de la terre et des eaux, et le poème aux mille strophes que fait chanter dans le cœur de l’homme la grâce innombrable de la femme. Si, d’ailleurs, il vous arrive de passer devant un vieux monument, et si, d’aventure, des ruines se rencontrent sur votre chemin, vous ne vous hâtez pas de faire un détour. Vous remplissez honnêtement vos devoirs de touriste... Votre voyage terminé, vous n’avez plus de doute sur votre vocation : en fait d’archéologie, la Belle Hélène vous suffit.

À vrai dire, vous n’aviez jamais hésité. Le démon du théâtre était en vous. On devient critique, on naît auteur dramatique. Depuis toujours, vous ne pensiez qu’au théâtre : un attrait irrésistible vous emportait vers ce monde factice et enchanté, où tout est mensonge, illusion décevante et charmante. Au collège, chaque année, vous faisiez représenter une pièce de votre crû, que vous jouiez avec vos camarades : histoire d’apprendre le métier et de vous faire la main. Aussi la lutte qui se poursuivait entre vos parents et vous, des deux côtés avec la même douceur et la même fermeté, semblait-elle sans issue. C’était le vieux drame de la vocation contrariée. Il allait avoir un dénouement imprévu. Au retour de voyage vous aviez écrit un livre d’impressions, Vers l’Orient, et, à tout hasard, vous l’aviez envoyé à l’Académie française. Votre livre fut couronné. Il eut, je pense, un prix Montyon. Ce fut un coup de théâtre. Votre famille, déjà très académique, jugea qu’elle n’avait pas le droit de s’opposer à une vocation que consacrait l’Académie. Et qu’on dise après cela que les prix académiques ne servent à rien !

Mais on n’entre pas au théâtre comme au moulin. C’est un endroit jalousement gardé. Vous abrégez l’attente en jouant dans les salons... Je ne sais pourquoi on ne parle jamais de la comédie de salon et des acteurs mondains qu’avec un demi-sourire. On a bien tort. Le théâtre de société, mais c’est une des plus jolies traditions de notre vie de société ! Dans ces fameux salons du XVIIIe siècle, si vantés, on jouait partout la comédie, comédie chez la duchesse du Maine, comédie chez le duc de Vendôme et chez le prince de Condé ; et quand Voltaire s’installe à Ferney, pour être patriarche, son premier soin est d’aménager un théâtre où il jouera lui-même Tancrède et l’Orphelin de la Chine... On n’a pas cessé de jouer la comédie de paravent dans les salons de nos jours : le dernier salon où l’on cause est toujours un salon où l’on joue la comédie. À l’époque de vos débuts, il y avait deux troupes fameuses : la troupe Aubernon et la troupe de Saint-Victor. Vous faisiez partie de toutes les deux. D’ailleurs, c’était la même. J’ai voulu savoir quel était votre emploi : jeune premier ou père noble, raisonneur ou financier. Vous les aviez tous et dans tous vous étiez admirable. Vous passiez de Dumas fils à Tristan Bernard et de Banville à vous-même. Vous aviez tous les dons et tous les talents, le naturel et la passion, la fantaisie et l’autorité, toutes les cordes, toute la lyre. Vous disiez les vers, vous filiez les scènes, vous lanciez les tirades, vous détailliez les couplets... comme vous lisez les discours de réception à l’Académie française. Aimables succès dont vous avez le bon esprit de ne pas rougir. Je tiens de vous qu’aujourd’hui encore il y a une ombre à votre plaisir d’écrire des pièces : vous enragez de ne pouvoir les jouer vous-même. Vous avez la nostalgie des planches.

Au théâtre, vous aviez un grand patron, celui qui fut le théâtre fait homme : Victorien Sardou. Il vous avait connu enfant. La première fois qu’il vous invita à déjeuner, une vieille dame, à table, vous demanda : « Eh bien, mon petit ami, serez-vous Robert Le Fort ou Robert le Pieux ? » Sardou bondit : « Pourquoi voulez-vous que ce malheureux enfant soit l’un ou l’autre ? L’un était une brute et l’autre une fichue bête. » Vous étiez très intimidé par ces vues sur les hommes célèbres, et surtout par la présence à table d’une délicieuse petite fille qui est aujourd’hui la marquise de Flers.

Or, il y avait, parmi vos camarades de jeunesse, le camarade, l’ami, l’autre vous- même : Gaston Arman de Caillavet. J’ai le regret de ne l’avoir jamais rencontré, mais des gens qui l’ont bien connu m’ont tous dépeint ce gros garçon aux yeux rieurs comme un être singulier en qui résidait une sorte de génie. Un esprit original et primesautier, une belle humeur un peu débraillée, une gaieté débordante, d’où jaillissait un flot ininterrompu de saillies, de farces et de drôleries souvent énormes. C’est au Figaro, où il apportait chaque soir des échos, qu’il fallait le voir, dans le bouillonnement de sa verve tumultueuse. Je ne sais si on se représente encore, dans de lointaines provinces, le bureau de rédaction d’un grand journal parisien comme un lieu d’effroi et de délices, où l’on danse sur les tables en disant des horreurs avec un esprit d’enfer. C’est très exagéré. Mais il est vrai que la salle des échos du Figaro, il y a vingt ans, était un endroit pas ordinaire. On arrivait à l’heure où l’électricité s’allume et mille bruits s’abattent sur la grand ville. Il y avait là, sous l’égide nonchalante et avertie de ce malheureux Gaston Calmette, la quintessence de ce que Paris comptait de plus parisien : Emmanuel Arène, le plus désabusé des hommes politiques, radical et dilettante, Francis Chevassu, dont la conversation était un éblouissement, Maurice Donnay, de la poésie dans de la gaminerie, Alfred Capus, de la pensée sous un air de blague, et le prestigieux jongleur de mots, Étienne Grosclaude, et le subtil André Beaunier. Forain arrivait avec ses âpres dessins et ses inoubliables légendes... Vous étiez, Monsieur, de cette brillante équipe : votre dialogue de théâtre eu porte la marque... On causait, les mots partaient, aussitôt renvoyés que lancés. On ne s’ennuyait pas... Mais parfois on laissait passer l’heure. C’est dans ces cas-là que Caillavet se montrait sublime. On le courbait sur une table. On l’enfermait à triple serrure. Quand la porte se rouvrait, on l’apercevait radieux parmi des monceaux de feuillets noircis d’où s’envolaient des échos à en emplir tout le journal... On pouvait aller dîner.

Avec Gaston de Caillavet vous aviez lu à haute voix, combien de fois ! et avec quelle ferveur ! la Cigale, la Petite Marquise, le Mari de la Débutante. Un jour, il vous écrivit : « Il serait charmant que nous nous missions à Meilhachalévyser ensemble. » Meilhachalévyser !... le mot était trouvé et c’était la chose dont vous rêviez. Ainsi prit naissance cette collaboration qui allait durer seize ans, qui restera fameuse au théâtre, qui est votre grand souvenir de théâtre, et qui est, hélas ! un souvenir. Seize ans de l’union la plus étroite ! Aucun engagement ne vous liait, aucun traité, rien que la joie d’avoir de l’esprit ensemble et la certitude de n’avoir tout votre esprit qu’ensemble. Vous travailliez tout haut des deux côtés d’une table, tenant la plume à tour de rôle, tantôt à Paris, tantôt dans une vieille et cordiale maison de la Dordogne. Parfois il vous arrivait de vous disputer à propos d’une scène. Chacun tenait à son avis, et jurait de n’en pas démordre. Après quoi, le premier s’étant rangé à l’avis du second, et le second à l’avis du premier, c’était un troisième avis qui prévalait. De ces discussions acharnées rien ne subsistait qu’un peu plus de confiance et d’affection. Quelques jours avant de mourir, Gaston de Caillavet vous disait : « Vous avez été la joie constante de ma vie. » Et je me souviens d’avoir reçu de vous, à ce moment, une lettre bouleversée. Vous m’écriviez, à moi qui étais pour vous un étranger, presque un indifférent, poussé par ce besoin, que je connais bien, de crier votre douleur. Depuis longtemps, j’appréciais en vous l’écrivain ; ma sympathie pour l’homme date de ce jour-là.

D’une telle collaboration le public, né curieux, voudrait tout savoir. Un Meilhac et un Halévy, un Caillavet et un de Flers, puisqu’ils se complètent, c’est que, tout, en se ressemblant, ils diffèrent. Y en a-t-il un qui trouve les idées, un autre qui les met en œuvre ? un qui jette les scènes au hasard et pêle-mêle, les bonnes et les mauvaises, les admirables et les détestables, un autre qui choisit et qui harmonise ? l’homme de goût à côté de l’inventeur, l’artiste réfléchi à côté de l’impulsif ? Qui pourrait le dire, puisque vous-mêmes ne le savez pas ? Vous êtes comme ces parents dont chacun dit à l’autre : « Ton fils. » Toute collaboration est mystérieuse. Laissons-lui, même s’il est un peu irritant, ce rien de mystère qui est son charme.

Meilhachalévyser, c’est regarder un petit coin de la vie du coin de l’œil et d’un regard narquois, rire de ce qu’on y découvre et qui ne vaut pas la peine qu’on en pleure, et puis en faire de menus récits agrémentés de mille folies. Beaucoup de fantaisie avec pas mal d’observation, de la gaieté, de la drôlerie, de la cocasserie, un peu de sagesse, un peu d’émotion, de la clairvoyance et de l’indulgence, le refus d’être dupe et un reste d’incorrigible naïveté, de la douceur, de la douceur ; et de tout cela, combiné, agencé, ajusté, dans un désordre très ordonné et une incohérence très surveillée, naît une petite chose légère, souriante, un peu perverse, railleuse et tendre, dont ils voudraient bien avoir la pareille chez les Boches et ailleurs, mais qui ne se fait qu’à Paris.

Je passe sur vos opérettes, les Travaux d’Hercule, le Sire de Vergy ; non du tout que je fasse fi de l’opérette, que vous avez joliment appelée « cette bohémienne de l’art » ; mais une analyse n’en donnerait aucune idée ; et puis, ça manquerait de la musique de Claude Terpasse. J’arrive tout de suite à la première pièce où vous avez mis déjà tout votre art. Vous l’avez intitulée les Sentiers de la Vertu : vous deviez bien cela à M. de Montyon. Votre héroïne, Mme Cécile Gerbier, est jeune, jolie, aimable, et elle est honnête ! Elle a toutes les séductions, et elle s’avise d’être irréprochable ! Jeu dangereux. Le raisonneur de la pièce, le philosophe Chaumette, l’en avertit : « Les sentiers de la vertu, on n’a pas idée où ça peut mener une femme. » Phrase un peu sibylline, mais qu’il explique tout de suite : « Vous ne savez donc pas que le monde ne demande qu’une chose, de l’adresse, une respectable hypocrisie, et surtout pas de scandale, comme les gouvernements ne veulent pas d’histoires. Et vous qui tenez à la considération du monde plus qu’à tout, car vous y tenez plus qu’à tout, vous ne comprenez pas ça ! Ça vous jouera un mauvais tour. » Une à une, toutes les prédictions de cet homme clairvoyant se réalisent. Mille difficultés surgissent autour de Cécile Gerbier. Son mari est jaloux. Elle est un reproche vivant pour sa petite amie, Suzanne, qui trouve que la vertu ressemble à la Bretagne : « C’est beau, mais c’est triste. » Enfin, elle veut marier sa filleule, Simone, avec Raymond Bargelin. Ce Bargelin, homme à bonnes fortunes de la dernière catégorie, Don Juan pour troisième République, tente de la séduire. Elle le gifle. Ça n’arrange pas les choses... Elles vont de mal en pis, les choses. D’abord pour Bargelin, dont cet échec retentissant a beaucoup diminué le prestige.

GERBIER. — Tout Paris connaît l’histoire. Ç’a été le gros potin de la saison. Et les journaux, le Figaro, le Gaulois...

BARGELIN. — Oh ! je sais. Il n’y a que la Revue des Deux Mondes qui n’ait pas parlé du « Monsieur auquel Mme Gerbier a résisté. » Aussi je m’y suis abonné, ah ! mais.

Ensuite pour Mme Gerbier. Ce n’est pas faute que le sage Chaumette l’ait de nouveau prévenue. Il lui répète, sur tous les tons, que la voie où elle s’entête est un anachronisme. « On n’est plus irréprochable. Ça ne se fait plus. Ce n’est pas convenable et ça n’est pas pratique. Vous vous ferez mal juger. » Elle se fait mal juger. Elle a provoqué un scandale, un scandale de vertu, mais enfin un scandale. On raconte l’histoire Bargelin, avec toute sorte de sourires confits et des tas de sous-entendus. Dans les maisons où Cécile est invitée, on la désinvite. Chaumette triomphe. « Ah ! comme vous auriez mieux fait d’écouter la tendresse discrète de quelqu’un qui vous aimait bien ! L’indulgence, voyez-vous, porte en elle sa récompense et son pardon. Elle a en elle la grâce. » Il va sans dire que Cécile finira par « écouter cette tendresse discrète. » Alors, comme par enchantement, tout s’arrangera : le mari cessera d’être jaloux, la petite femme cessera d’avoir des remords, Simone épousera Bargelin. La grâce a opéré.

La grâce, elle ne cessera plus d’opérer dans votre théâtre. Vous avez trouvé votre manière. Elle procède des maîtres charmants que vous invoquez ; mais elle est bien à vous. Désormais, dans chacune de vos pièces, toutes différentes mais qui ont entre elles un air de famille, on retrouvera le même esprit et les mêmes types. Le mari, oisif, riche, important, dénué de toute opinion personnelle comme de tout mérite et à qui manque totalement le sens du ridicule, enfin un homme du monde. La petite femme, fragile, que pousse de chute en cascade une fatalité bien connue depuis la Belle Hélène.

BLANCHE. — Tu sais bien que ce n’est pas ma faute, si j’ai trompé mon mari quatre fois.

GERMAINE. — Oh ! pas ta faute...

BLANCHE. — Parfaitement... C’est la faute de ma timidité.

GERMAINE. — Quoi ?

BLANCHE. — Oui, de ma timidité. Avec les hommes que je connais très bien, je me défends, j’ai mon sang-froid... Mais quand quelqu’un avec qui je ne suis pas très liée, quelqu’un de nouveau, se met à me faire la cour, qu’il me serre d’un peu près, qu’il m’embrasse, je perds la tête, je n’ose pas lui résister... Oh ! je sais bien que c’est extraordinaire. Qu’est-ce que tu veux ? Il paraît que je suis un cas. Je ne fais rien pour plaire. Il n’y a pas une femme moins coquette que moi. Et malgré ça... Du reste, c’est bien connu : c’est toujours les gens les plus prudents, auxquels il arrive des accidents de voiture.

Quant à l’amant, ce n’est pas sûr qu’il soit le plus heureux, mais il est sûrement le plus bête des trois. Car c’est une des idées dominantes de votre théâtre que l’homme le plus sot est celui qui a le plus de chances d’inspirer une violente passion ; beaucoup de vos pièces pourraient porter en sous-titre : ou les Jocrisses de l’amour. Qu’une femme ait à choisir entre des hommes intelligents, spirituels, artistes, séduisants, intéressants et un crétin avantageux, elle n’hésitera pas : elle ira droit au crétin. « Tout ça, ma petite, dit un de vos personnages, c’est complètement absurde. Ça ne tient pas debout. C’est contraire à toute logique et à tout bon sens. C’est de l’amour. » Et voilà encore une de vos idées directrices : d’après vous, c’est l’absurdité qui mène le monde. Entre mille combinaisons d’événements, la moins raisonnable, la plus folle, la plus imprévue est la plus assurée de se réaliser. Cela n’a d’ailleurs aucune importance. Rien n’a d’importance. Suzanne Sérignan assiste à un mariage, en compagnie de son mari. Des souvenirs lui reviennent. Elle est très émue. Et son mari est un peu gêné, mais quand même flatté de cette gentille émotion.

SÉRIGNAN. — Oui, oui... ce mariage te rappelle le nôtre. C’est entendu, mais ce n’est pas une raison pour...

SUZANNE. — Si, si. Tu ne peux pas te rendre compte...

SÉRIGNAN. — De quoi ?

SUZANNE, très émue. — Ces fleurs... ces bouquets blancs... les témoins... la robe de mariée... cette atmosphère... Ça me fait penser à nous... notre messe... nos serments devant l’évêque de Dijon.

SÉRIGNAN. — Oui, oui, tu es très gentille...

SUZANNE. — Ah !tiens ! Ça m’étouffe... j’aime mieux tout de dire... Édouard, je t’ai trompé.

SÉRIGNAN, sursautant. — Quoi ?

SUZANNE. — Oui, Édouard, avec le capitaine Vauclin.

SÉRIGNAN. — Avec Vauclin ?

SUZANNE. — Oui, Édouard... Mais je t’en supplie, ne fais pas cette tête-là... Je t’aime tant !

Et en effet, puisqu’elle aime tant son Édouard, quelle importance cela a-t-il qu’elle l’ait trompé avec le capitaine Vauclin ?

Un autre talent qu’ont vos personnages est de prendre toujours les choses par le bon côté, et de découvrir aux pires choses les bons côtés les plus inattendus. Valentin, de la Belle Aventure, a éprouvé un contre-temps fâcheux : sa femme, ou plutôt celle qui allait devenir sa femme, s’est sauvée vingt minutes exactement avant la cérémonie. Il la retrouve le lendemain et, comme on cause de bonne amitié, elle lui explique que ce mariage était une erreur de leurs deux familles, qu’il en serait résulté les pires malheurs. Le visage de Valentin s’éclaire.

VALENTIN. — Mais alors, c’est donc une vraie calamité à laquelle j’échappe ?

HÉLÈNE. — Une vraie. Réfléchissez. Qu’est-ce qui vous serait arrivé au bout de huit jours de mariage ?

VALENTIN. — Je n’en sais rien.

HÉLÈNE. — Moi, je le sais : il y aurait eu une algarade, une scène et je serais partie.

VALENTIN. — Vous...

HÉLÈNE. — Oui, n’en doutez pas, j’aurais filé. Alors Valentin a ce mot grandiose :

— Oh ! vous me dites ça, pour me faire plaisir.

Petits plaisirs et petits chagrins à la mesure de ce petit monde. Figures un peu falotes, consciences un peu troubles, petites âmes un peu vagues, animulæ vagulæ. Vos héros, vos minuscules héros, n’aperçoivent la vie et eux-mêmes qu’à travers l’indécision d’un léger brouillard, comme la vapeur d’un lendemain de fête. Ils ont des hésitations impayables. « En agissant ainsi, se demande l’un d’eux, suis-je très chic, ou suis-je ridicule ? » À la question ainsi posée la réponse ne saurait être douteuse ; mais ce n’est généralement pas celle qu’on se fait à soi-même... Ils ont des mots qui les peignent : « Moi, je ne peux réfléchir aux choses qu’après les avoir faites. Avant, on ne peut pas se rendre compte... » De ces mots-là tout votre dialogue est parsemé et fleuri. Ils sont, je ne dirai pas la philosophie, mais la sagesse de votre théâtre. Je feuillette au hasard. « Très souvent, la seule chose qui sépare un homme charmant d’une femme charmante, c’est qu’ils sont mariés ensemble. Ça suffit à les brouiller. » Ceci encore : « Si vertueuse que soit une femme, c’est sur sa vertu qu’un compliment lui fait le moins de plaisir. » Et ce bout de dialogue entre une femme et son mari, à qui elle reproche... d’avoir confiance en elle.

GERMAINE. — Alors, tu ne doutes pas de moi ?

JACQUES. — Non, Germaine.

GERMAINE, avec éclat. — Eh bien, si tu m’aimais, tu douterais de moi.

JACQUES. — Hein ?

GERMAINE. — Oui, si tu m’aimais, devant cette dénonciation, devant cette preuve qu’on t’a fournie, tu aurais de la fureur, de la rage, tu t’emporterais, tu m’injurierais, tu me tuerais, — enfin, tu serais gentil.

Mots drôles, aphorismes moqueurs, boutades et nouvelles à la main, dont on ferait un recueil dans la manière de Rivarol et de Chamfort.

Je n’ai garde d’oublier, Monsieur, que vos pièces ne sont pas toutes aussi résolument fantaisistes ; d’autres sont plus près de la réalité, sans cesser d’être romanesques et doucement sentimentales, une Primerose, une Belle Aventure. Nous y reconnaissons des types de chez nous, tels que nous avons coutume de les voir et de les aimer près de nous : la jeune fille, sérieuse et romanesque, le bon sens et la grâce, le devoir et le rêve, qui aimera, qui sera aimée, trahie peut-être, et qui n’aimera qu’une fois dans sa vie ; et l’aïeule, la bonne vieille au cœur toujours chaud, qui n’a plus rien à faire en ce monde qu’à être bonne, votre Mme de Trévillac, dont, cet hiver encore, les quatre-vingts ans nous apparaissaient sous les traits de la plus jeune des octogénaires, Mme Daynes Grassot.

De toutes vos pièces celles qui ont le plus fait pour votre célébrité, ce sont les pièces satiriques : la trilogie fameuse, le Roi, le Bois Sacré, l’Habit vert. Ce que j’admire dans ces pièces ultra-modernes. C’est qu’elles sont en même temps éminemment traditionnelles. Je vous en fais tout mon compliment. Voilà ce que c’est que d’être de bonne race et d’avoir du vieux sang français dans les veines ! Le Roi est la satire des hommes au pouvoir : on les a toujours raillés, sinon toujours avec autant d’esprit, dans notre doux pays, où du reste cela ne tire pas à conséquence. Le Français est frondeur et docile : c’est le peuple le plus facile à gouverner, à condition qu’il puisse chansonner le gouvernement. Et votre Bourdier, le socialiste millionnaire, qui prêche le partage des biens... pour les autres, emprunte aux aristocrates tous les vices qu’il leur reproche, démocrate et jouisseur, bluffeur et gaffeur, c’est le député dont on reconnaît à des signes certains qu’il est en train de devenir ministrable. Mais ce Bourdier qui veut pour sa fille un mari titré, nous le connaissions déjà : il s’est appelé le Bourgeois gentilhomme, au temps de Molière, et il s’appelait M. Poirier, au temps qu’Émile Augier lui donnait un gendre. Aujourd’hui vous eu auriez fait un nouveau riche. Il est de tous les temps et tous les régimes se le repassent, comme ils se repassent la sottise et la vanité.

Dans la tradition encore ce Bois sacré qui raille certaine manie féminine d’écrire et de régenter les lettres, comme au temps des Précieuses ridicules et des Femmes savantes. Vous êtes d’avis qu’écrire des livres et fabriquer des lois, ce sont, aussi bien que la guerre, des métiers d’homme, que les mêmes mains qui tiennent l’épée ont acquis le droit de tenir la plume et que de brillantes exceptions ne font que confirmer la règle. Sommes-nous menacés d’avoir, en littérature, une invasion d’amazones ? Ce serait un grand désordre dans les lettres et ailleurs. Ainsi en a toujours jugé le bon sens français, d’accord avec la meilleure galanterie française.

Et dans la tradition surtout cet Habit vert dont nous sommes, vous et moi, Monsieur, bien à l’aise pour parler, étant tous deux en habit vert. Vous avez tenu à en évoquer le souvenir dès le début de votre discours. Vous l’avez fait avec beaucoup d’humour, non sans quelque émoi. Rassurez-vous. L’Académie a l’habitude. Elle venait à peine de naître, déjà Saint-Evremond lui décochait sa Comédie des Académistes, qui se serait certainement appelée l’Habit vert ; mais l’habit vert ne se portait pas en ce temps-là. Toutes les plaisanteries d’usage, sur les courses et les visites, et les démarches et les pointages, et les élections et les réceptions, s’y trouvent déjà : ce sont les mêmes qui servent depuis trois cents ans. Elles amusent toujours. L’Académie n’a tenu rigueur à aucun de ceux qui lui ont témoigné ce genre de déférence : il n’a pas dépendu d’elle que l’auteur de l’Immortel ne devînt l’un des quarante. Et puis, elle sait bien que son tour viendra. En écoutant l’Habit vert, elle voyait déjà s’ébaucher une autre pièce, à peine moins divertissante, qui pourrait s’appeler La suite de l’Habit vert. Tout se passe dans la seconde de ces comédies, comme dans la première. On met ses gants, on fait des courses, on fait des visites. On est bien accueilli partout, parce qu’on a une bonne figure, et aussi parce qu’on a beaucoup de talent. On est élu, non pas, comme Victor Hugo, la quatrième fois qu’on se présente, mais la première, au premier tour, sans concurrent, et il ne reste plus qu’à aller chez le tailleur essayer son habit pour le jour de sa réception. C’est une comédie comme vous les aimez, Monsieur, une comédie qui finit bien, une comédie aimable, un peu ironique et jouée par l’auteur.

Aussi bien, c’est un des mérites de votre satire : elle est fine, elle est amusante, elle n’est pas amère. Jules Lemaitre faisait le compte de toutes les choses respectables que sapait la blague de Meilhac et Halévy, et il voyait dans la Belle Hélène une sorte de pièce anarchiste. Il le disait pour s’amuser, avec des sourires plein sa barbe. Vous ne songez, vous, à rien détruire. Vous ne démolissez rien. Vous ne cassez rien. Le monde tel qu’il est vous paraît très bon à conserver. Il faut qu’il y ait une république pour acclamer les rois, des bourgeois ridicules pour en rire, des péchés mignons pour en profiter, et une Académie pour en être.

Théâtre charmant dont le charme est fait avant tout de cette chose exquise et que nous vous savons tant de gré de ne pas laisser se perdre : le goût. C’est ce goût qui vous permet de fondre dans une harmonie délicate ce qui vient de vous et ce que vous apportent vos collaborateurs, un Étienne Rey, un Francis de Croisset, après un Emmanuel Arène et un Gaston de Caillavet. C’est lui qui vous enseigne l’art d’utiliser les dons originaux et divers de vos interprètes. Car il a bien fallu vous résigner à avoir des interprètes. Vous ne pouviez être, à la fois et à vous seul, Albert Brasseur et Max Dearly, Guy et Huguenet, Victor Boucher, Jeanne Gravier et Lavallière, Marie Leconte et Marthe Régnier, et bien d’autres que je ne puis citer mais que je n’oublie pas. Vous m’en voudriez si je n’associais à votre succès cette pléiade d’artistes incomparables.

Théâtre souriant où l’on respire une atmosphère de vie heureuse. Par là il reflète bien son époque. C’était aux années qui ont précédé la guerre, et qui furent si douces à vivre ! Nous nous en apercevons aujourd’hui, trop tard, comme c’est la coutume. Quelle pitié que, pour comprendre son bonheur, il faille l’avoir perdu !

La guerre allait éclater. Elle vous a trouvé prêt à faire votre devoir. Tout de suite, vous vous engagez comme volontaire. Puis, vous voilà attaché comme officier de liaison à l’armée russo-roumaine. Pour rejoindre votre poste, vous avez à traverser toute la Russie, malgré les glaces et malgré les bolchevicks : les bolchevicks sont pires. À Nicolaiewsk, au bord de la mer Noire, vous êtes cerné par une division allemande. Vous traversez les lignes ennemies à l’aide de faux passeports, risquant à chaque pas d’être pris et fusillé. « A fait preuve de courage, d’énergie, d’endurance et de l’esprit de devoir le plus élevé. »

Au mois d’octobre, vous êtes à Jassy. Il faut faire parvenir un renseignement important au général Berthelot, commandant l’armée du Danube. On ne peut le joindre que par avion. Vous êtes désigné pour cette mission, sur votre demande. Vous rejoignez le général à Salonique et vous rapportez ses instructions en Moldavie. « Au cours d’une liaison spéciale aussi délicate que périlleuse, a survolé, à l’aller et au retour, un territoire ennemi duquel il a été canonné et mitraillé à faible altitude. A parfaitement rempli sa mission après de multiples difficultés. » Ce sont les termes de votre citation à l’ordre de l’armée du Ier novembre 1918, la quatrième. Vous donneriez, j’en suis sûr, bien des pages, et même des livres, et même de vos livres, pour ces quelques petites lignes, d’une glorieuse sécheresse.

Heureux ceux qui ont pu, comme vous, pendant la guerre, payer de leur personne ! Ce fut le grand chagrin de votre prédécesseur que son âge ne lui permît plus de servir les armes à la main. Il se prodigua dans les hôpitaux. Il mit à remplir ce nouveau devoir la bonne grâce et la grâce qu’il mettait à toutes choses. Il s’installait au chevet des blessés : il leur lisait, comme il savait lire, les pages qu’il avait choisies, les plus propres à leur apporter distraction et réconfort. Ce n’est pas tout. Il est une autre manière, pour un écrivain, de contribuer à la défense nationale. « Pourvu qu’ils tiennent ! dit la légende de Forain. — Qui çà ? — Ceux de l’arrière. » Pour aider ceux de l’arrière à tenir, il fallait occuper leur esprit d’autre chose que de la guerre, leur donner l’impression que la vie intellectuelle continuait. Ce fut le secret de ce cours que le marquis de Ségur voulut bien professer, en pleine guerre, à la Société des Conférences, ces graves et émouvantes leçons sur Marie-Antoinette. Éternels recommencements de l’histoire ! À l’heure où il retraçait le martyre d’une reine de France, l’histoire contemporaine allait nous rendre témoins d’un drame pareil, plein des mêmes larmes et du même sang.

C’est l’amer privilège des historiens et la rançon de leur science, qu’en retraçant les fautes du passé ou ses crimes, ils racontent par avance les fautes et les crimes de l’avenir. Cela donne aujourd’hui au dernier des grands ouvrages du marquis de Ségur une actualité qui n’est que trop frappante. Vous avez justement loué cette magistrale étude : Au Couchant de la monarchie. C’est un des plus beaux livres d’histoire qui aient paru de nos jours. Tout y est de ce qui fait vraiment l’historien : sûreté de l’information, piquant des textes inédits, souplesse et largeur de l’exposition. De beaux portraits solidement établis, ingénieux et vivants. Une impartialité qui ne faiblit pas, même devant les responsabilités de famille. Une liberté de jugement où il sert de quelque chose au marquis de Ségur d’aller de pair avec ceux dont il retrace les actes. Par-dessus tout, une largeur de vues, des perspectives ouvertes sur les lois éternelles qui régissent, les peuples. À toutes les pages, une comparaison s’impose. « Après dix siècles d’existence, écrit l’historien, la royauté traditionnelle, faute d’avoir pu se rajeunir, eût pu s’approprier la parole fameuse de Fontenelle à sa centième année : Je meurs d’une impossibilité de vivre. » Est-ce la Révolution française qui s’annonce ? est-ce la Révolution russe ? Le plus honnête des hommes et le plus faible des souverains, était-ce Louis XVI ? est-ce Nicolas II ? Le marquis de Ségur a lui-même défini « le plan et le dessein » de son étude « consacrée aux efforts suprêmes tentés pour rénover la monarchie française et empêcher la Révolution menaçante. » C’est bien cela. Ces efforts ont échoué parce que le roi n’a pas su soutenir ses ministres réformateurs, parce qu’il manquait de cette qualité, plus nécessaire à un chef d’État que l’intelligence elle-même : la volonté. Verrons-nous bientôt la résurrection de la malheureuse Russie ? De notre Révolution une France nouvelle est sortie, qui a repris la route de ses destinées immortelles. Seulement nous avons eu Napoléon.

La guerre récente, la révolution voisine, les difficultés d’une paix laborieuse, tant de bouleversements et si rapides nous ont fait un monde nouveau qui semble séparé de l’ancien par un abîme. Comment la littérature n’en serait-elle pas, elle aussi, renouvelée ? Le pays a souffert, il a besoin d’être distrait de ses maux : il compte sur ceux qui, comme vous, Monsieur, ont reçu le dépôt de la belle gaieté française. Vous êtes dans la plénitude de votre talent. Vous nous devez encore et vous nous donnerez bien des œuvres. Permettez-moi de les souhaiter pareilles à celles de jadis, et pourtant un peu différentes. Les notes qui tintaient si joliment dans l’air léger d’autrefois, qui sait si elles rendraient tout à fait le même son dans l’atmosphère d’aujourd’hui ? Est-ce trop demander que dans vos prochaines pièces les Français de maintenant aient moins de peine à se reconnaître, qu’on y trouve autant de gaieté et moins d’insouciance, et que l’indulgence, par où s’excusent trop de faiblesses, y soit remplacée par la bonté qui est une force. Si je vous en parle, Monsieur, vous savez bien pourquoi : c’est que nous ne sommes pas seuls dans le monde. Nos pièces de théâtre font le tour du monde : nous demandons que la France y conserve sa figure de victoire.

Vous y pouvez beaucoup, Monsieur, et de plus d’une manière. Vous n’êtes pas seulement l’écrivain de théâtre que jouent tous les théâtres. Journaliste de carrière, critique dramatique du Gaulois, président de la puissante Société des Auteurs et compositeurs dramatiques, et même académicien, vous êtes un seigneur dans la République des lettres, Unissez-vous à nous pour dire à vos jeunes confrères : « Ce n’est plus le temps d’être les amuseurs de l’Europe. Les Rois, nous les avons vus venir à Paris, non plus, comme jadis, pour y faire le carnaval, mais pour rendre hommage à nos morts. Les femmes, ce n’est pas seulement un peu d’encre qu’on leur a vu aux doigts, mais du sang des blessés à qui elles ont prodigué leurs soins. Puisque vous avez tant d’esprit, ne dépensez donc pas tout votre esprit à ridiculiser votre pays ! La psychologie de l’homme de plaisir et l’état d’âme de la femme facile, cela ne va pas très loin et pourrait lasser à la longue. Un art qui irait de l’ironie à la sensiblerie, ne s’accorderait pas à nos âmes. Nous avons mieux : le grand rire français, celui de Molière, large et franc, un peu rude et qui n’a pas peur de s’entendre rire, parce que c’est le rire de la santé. Notre peuple est resté le plus sain qu’il y ait au monde, comme il est le plus noble et le plus généreux. Ayez donc l’air de vous en apercevoir ! Mettez donc un peu de tout cela dans vos pièces ! Qu’elles nous offrent l’image et non plus seulement la parodie de notre société ! Le prestige de notre société y gagnera et aussi le bon renom de notre littérature. Pour aimer tout à fait votre esprit, nous avons besoin qu’il nous fasse mieux aimer la France. »