Réponse au discours de réception de Paul Bourget

Le 13 juin 1895

Eugène-Melchior de VOGÜÉ

Réponse de M. le vicomte de Vogüé
au discours de M. Paul Bourget

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 13 juin 1895

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

 

Monsieur,

François de La Rochefoucauld, pessimiste et psychologue, disait de lui-même sans y croire : « J’ai une si forte application à mon chagrin, que souvent j’exprime assez mal ce que je veux dire. » Tel n’est pas votre cas ; vous nous l’avez prouvé une fois de plus en décrivant les métamorphoses de votre prédécesseur. Combien elle vous eût plu, la figure originale et vivante de celui que nous appelions parfois « le pirate retraité ». Cette consécration flattait une de ses innocentes manies. C’était quelqu’un, l’homme de qui l’image et la parole se gravaient dans la mémoire, pour peu qu’on l’eût vu une fois dans son vrai cadre : cet immense atelier-bibliothèque de la rue de Rome, où sa vieillesse se rembuchait quand je le connus, il y a quelque quinze ans. La surdité n’était pas encore venue, mais déjà la sauvagerie que cette infirmité devait accroître. Ne fréquentant plus le monde, inabordable toute la semaine, il aimait réunir chaque dimanche un petit cercle de jeunes gens et d’anciens amis ; il tirait devant eux le feu d’artifice de ses souvenirs.

La vie du voyageur et du curieux était écrite dans cette haute galerie, garnie de la défroque des bazars d’Orient, encombrée d’armes et de livres bizarres, d’aquarelles et de reliques du romantisme. Vêtu de flanelles lâches, roulant de ce pas lourd et sûr que les marins contractent sur les planches, tordant d’une main sa cigarette, égrenant de l’autre le chapelet turc de grains d’ambre, le maître du logis déambulait devant la cheminée comme un vieux lion en cage. Et sa causerie se dévidait tout le jour, servie par la plus prodigieuse mémoire que j’aie rencontrée, marquant d’un trait vif les hommes et les choses d’autrefois, amusante, complaisante aux singularités, aux anecdotes très grasses. Elle allait des derniers cénacles romantiques aux papiers secrets de la Commune, les plus savoureux, ceux qu’il n’avait pas pu imprimer. Il se vieillissait volontiers, pour donner plus de recul à ses souvenirs et raconter plus du siècle. Il retrouvait sans une hésitation les noms de tous les convives qui s’étaient assis avec lui, tel jour de 1840, à la table de tel personnage célèbre, et les mots caractéristiques de chacun d’eux.

À le voir ainsi, on se disait que l’ancien volontaire de Garibaldi s’était trompé d’époque, et qu’il eût dû vivre au temps des aventuriers fameux ; on l’imaginait écumant l’Archipel avec ce chevalier de Témericourt, crayonné par Chardin dans son Voyage en Perse, ou conquérant Madagascar avec ce Béniowsky, sur lequel Maxime Du Camp voulait écrire une étude dont il avait assemblé les matériaux. Comment ce corsaire était-il tombé dans l’encre ? Vous l’avez montré, Monsieur, en examinant ses premières œuvres. Feu notre confrère Labiche, — vous l’avez oublié quand vous parliez des psychologues mémorables, — nous l’eût dit au besoin : les frémissements d’exotisme d’un Flaubert et d’un Du Camp, lorsqu’ils prononçaient les noms de Bagdad ou de Bénarès, ces exaltations apprises de Victor Hugo et des autres pères du romantisme, étaient d’un ordre plus luxueux sans doute, mais au fond exactement du même ordre que les enthousiasmes appris dans Joanne par M. Perrichon, lorsque cet homme paisible s’aventure à Chamonix. Quand Chateaubriand trouve le Mississipi, quand Bernardin trouve l’Île de France, quand un qui est ici trouve Tahiti et les mers du Sud, ce sont des émotions directes, saisissantes, nées de la vue neuve d’un objet. Les émotions exotiques des disciples du romantisme étaient littéraires, réfractées par l’imagination d’un maître, elles ne venaient pas directement de l’objet. Maxime Du Camp, l’écrivain consciencieux qui commençait un livre sur Gautier en appelant le pauvre Théo « un polygraphe », pourrait être défini en peu de mots : sous le pourpoint du mousquetaire, il y avait un grand bourgeois français, enivré d’abord par le romantisme, dégrisé et remis dans sa voie naturelle par le saint-simonisme.

L’influence du petit groupe saint-simonien sur notre siècle fut peut-être plus durable et plus puissante que celle du grand mouvement littéraire ; on la découvre à l’origine de toutes les transformations des hommes et des choses, de nos mœurs et de nos lois. Elle apparaît prépondérante dans la destinée de Maxime Du Camp. La doctrine qu’il reçut du Père Enfantin, en Égypte, avait été d’abord pour lui une occasion de marcher au bord du Nil nu-pieds et drapé dans une tunique bleue. Mais, sous la tunique bleue, comme plus tard sous la chemise rouge, le germe fermentait et levait. Le jour où l’écrivain d’imagination abdiqua sur le Pont-Neuf pour renaître statisticien, c’était le saint-simonien, fourvoyé jadis dans l’Ode à la locomotive, qui apercevait enfin dans les organes de Paris un filon d’exploitation utile et pratique.

Vous avez loué, on ne louera jamais trop ces ouvrages solides et attachants. Notre confrère, qui eût fait un merveilleux préfet de police, avait trouvé l’emploi de son tour particulier d’intelligence, combiné avec ses curiosités d’action. Il a laissé le modèle achevé d’une grande monographie ; et sinon une histoire de la Commune, — il était trop près, — du moins des matériaux bien vérifiés pour l’historien physiologiste qui étudiera ce douloureux accès de fièvre obsidionale et alcoolique.

Porté par son légitime succès, Maxime Du Camp venait prendre à l’Académie la place qui lui était due. Sa vie avait réussi, au jugement de tous. Mais au sien propre ? Le meilleur mariage de raison ne fait pas oublier la fiancée idéale. On ne s’y trompait pas : sous sa causerie humoristique et sous ses quintes de sauvagerie se cachait la cuisson d’une plaie mal fermée. Comme tant d’autres de sa génération, il s’était dit au départ : « Je serai Chateaubriand, ou Victor Hugo. » Pour un si grand vol, les ailes avaient faibli. Avoir rêvé de peupler le monde avec des créatures vivantes et se réveiller collectionneur de renseignements ! On ne se console jamais d’une pareille déception.

Vous imputez cette défaillance des facultés créatrices à une erreur de doctrine, à la déperdition des forces littéraires par l’action et par la fougue des sentiments. Voilà un vieux procès, et qui n’est pas jugé. Selon vous, « les plus grands peintres de la nature humaine furent tous des hommes d’une expérience courte, d’une destinée presque nue et plate, peu mêlés à la vie » ; et vous citez quelques noms. Il serait trop facile de leur opposer la liste des créateurs agissants, de Sophocle à Dante, de Cervantès à Goethe. Les mémoires des hommes d’action manquent de couleur, dites-vous. Et Joinville ? Et Comines ? Et Retz ? Et Saint-Simon ? Et les Mémoires d’Outre-Tombe ? Prenez garde de condamner à la médiocrité d’expression ceux qui ont beaucoup agi, et ceux qui ont beaucoup aimé. Ah ! Monsieur, si Racine vous entendait ! La malignité publique est déjà trop portée à soupçonner dans le métier des secrets honteux : ne l’encouragez pas à croire que les bons calculateurs mettent leur cœur à la caisse d’épargne littéraire. Mais vous seriez bien fâché qu’on vous crût ! Laissez-nous maintenir que chez l’écrivain, comme chez les autres hommes, toute la théorie de la vie tient dans ces deux mouvements : sortir de soi pour aimer, rentrer en soi pour penser.

Si Maxime Du Camp n’a pas réalisé son premier dessein, c'est, il l’a dit lui-même avec son parfait bon sens, qu’il n’était ni romancier ni poète. Le plus souvent, ces grosses désillusions tournent à l’aigreur, elles font des paresseux d’abord, puis des révoltés. La robuste nature de notre confrère, et l’on ne saurait lui décerner un plus rare éloge, alla toujours se disciplinant, s’épurant ; il mérita ainsi de produire le plus beau des chefs-d’œuvre, une bonne action. Oh ! l’enviable fin d’un grand labeur, ces fécondes études sur la charité à Paris ! Leur précision émue n’a été égalée que par l’un de ceux qui vous assistent aujourd’hui ; et leur auteur connut la plus pure joie de l’écrivain, le sentiment que notre plume, enchantée comme la baguette de la fable, fait de l’or pour la misère, qu’elle délie la bourse des riches en mouillant leurs yeux. Dieu sait combien Maxime Du Camp en fit tomber, de cet or, sur les souffrances qu’il décrivait. Le dernier titre de ce vaillant homme, grand aumônier de la charité parisienne, eût suffi pour justifier le haut qu’il tenait dans notre estime et qu’il garde dans nos regrets.

Vous avez couru une carrière inverse de celle que vous venez de raconter, Monsieur. Parti de l’investigation philosophique, vous avez voulu être romancier ; vous l’êtes. Votre nom voltige sur les lèvres des hommes, il s’attarde sur celles des femmes. Si j’avais une foi aussi intacte que la vôtre dans les indications de la race, du milieu, du moment, il ne me serait pas difficile de tenter votre portrait intellectuel. Quel singulier hasard nous réunit ici pour ce dialogue ? Nous sortons de deux souches qui ont poussé côte à côte, sur le même rocher cévenol, à un quart d’heure de distance. Une transplantation vous fit naître en Picardie ; mais toutes vos racines héréditaires plongent dans le granit sérieux de notre Vivarais. Vous rappelez-vous ce petit logis où vous griffonniez vos premiers essais, à la montée du vieux château d’Annonay ? Et cette maison des Gauds, où une légende, fausse sans doute comme la plupart des légendes, veut qu’on ait retrouvé la primitive ébauche d’un de vos romans ? Formés tous deux par l’atavisme du même sol, nés au même moment de l’histoire, soumis aux influences du même temps et des mêmes maîtres, je devrais bien voir au dedans de vous. Mais vous l’avez dit quelque part, au risque de démentir vos théories : « La vie dans l’esprit, comme dans la nature, échappe à la définition. » L’individu se joue des classifications où on veut le parquer ; et vous êtes un libre individu.

Ah ! laissez-moi vous féliciter d’abord de cette belle et consolante anomalie ! Quand votre nom s’est imposé au public, vous ne sortiez d’aucune des grandes écoles, vous n’apparteniez à aucune corporation, à aucun syndicat. Vous n’étiez porté par aucune de ces vagues puissantes qui amènent lentement, sûrement, tout ce qu’elles ont ramassé, le fétu avec le vaisseau de haut bord. Vous n’aviez que votre talent dans votre indépendance. Soyez remercié pour cet exemple. Vivez vieux, Monsieur, et l’on vous montrera aux embrigadés de l’avenir comme un plésiosaure, un rare spécimen de ce fossile en train de disparaître, l’individu.

Vous avez défendu votre personnalité contre une première cause d’effacement : contre ce laminoir scolaire, qui reçoit des êtres variés comme les créations naturelles, qui rend des produits garantis pareils sur facture, ou sur diplôme. Le collège ! Vous y revenez sans cesse, dans vos livres, et toujours avec le même cri de haine épouvantée. « Il n’en peut sortir, dites-vous, que des fonctionnaires ou des réfractaires. » C’est aller bien loin. L’Empereur nous a dotés d’une machine de précision qui devait broyer les caractères des petits Français, tuer leur esprit d’initiative, faire leurs intelligences uniformes. Que voulez-vous de mieux pour la paix publique, telle que la comprenait le grand homme auquel nous continuons d’obéir ?

Échappé à cette épreuve préliminaire, vous en avez trouvé d’autres devant vous : les difficultés habituelles au jeune conscrit du talent qui vient conquérir Paris. On se plaît quelquefois, dans ces journées d’apothéose, à rechercher les détails attendrissants sur les débuts du triomphateur, les anecdotes du temps de lutte qui doivent lui faire savourer, — on le croit, du moins, — l’écart entre son point de départ et son point d’arrivée. Pour moi, et dans votre cas, je ne vois pas cet écart. Vous êtes aujourd’hui aux honneurs, c’est un accident. Vous étiez mieux que jamais à l’honneur, et ceci vous est propre, durant ces années de courageuse préparation où vous frayiez vous-même votre route. Il vous eût été possible d’en abréger les détours, avec votre plume affilée ; le succès facile s’offrait. Vous ne l’avez pas voulu. Vous avez prolongé le stage, peut-être dur, où vous acquériez la vaste et délicate culture qui donne à l’ouvrier littéraire un esprit averti et d’inépuisables forces de renouvellement.

Vous aviez fait un peu de journalisme, au Globe, au Parlement, avant de prendre vos habitudes au Journal des Débats, dans cette bonne maison de liberté, où nos pensées indépendantes trouvèrent à la même heure un foyer hospitalier. Vous aviez fait des vers, naturellement : sage travail. Le prosateur qui a rimé, c’est le général qui mène au feu une armée, — cette rebelle armée des mots, — mieux assouplie que les autres à toutes les gymnastiques, mieux rompue aux sévères disciplines. Plaignons le jeune littérateur qui n’ouvrirait pas sa fenêtre sur la poésie, comme Jenny l’ouvrière sur sa giroflée. Dans Edel, dans les Aveux, et surtout dans la Vie inquiète, nous aimons une jolie grâce languissante, avec le souci d’art qui ne vous quitte jamais. — Cette demi-louange vous blesse, oh ! je le sais bien ! Eussions-nous écrit des chefs-d’œuvre, nos premiers vers sont toujours ce que nous avons fait de meilleur. — Elle vous blesse : tant mieux ! Prenez-la comme un défi. Vous êtes à l’heure de toutes les énergies : sortez le poète mûri qui est en vous. Si J’ai froissé la corde de la lyre, si elle vibre, retendue, pour me jeter une fière réponse, nous aurons un beau poème de plus, et vous devrez quelques remerciements à celui qui vous aura défié.

Je crois vous revoir, à ce moment de la veillée des armes, vers 1880, avant vos livres. Ces livres allaient trahir les possessions dominatrices qui avaient fécondé votre intelligence. Tout d’abord, et comme la plupart d’entre nous, votre esprit était sous la puissance de Taine. Stendhal et Balzac obsédaient votre imagination. Votre sensibilité s’était trempée aux sources mystérieuses de Shelley, aux sources troubles de Baudelaire, au lumineux océan de Goethe, l’ample modèle sur lequel vous méditiez alors de régler votre vie de compréhension et de création. Vous étiez prêt. Enfin vous frappiez le premier coup, qui fut un grand coup, avec les Essais de psychologie. Nousnous rappelons tous la surprise charmée du monde littéraire. C’était hier. Douze ans déjà ! Vos observations portaient sur quelques écrivains de l’autre génération : vous vous efforciez de dégager la part de chacun d’eux dans la formation de l’âme contemporaine.

Permettez-moi de faire bon marché, comme vous feriez peut-être vous-même aujourd’hui, de l’appareil scientifique avec lequel vous abordiez l’étude de la vie morale. Dans les Essais, et dans les premiers romans qui en sont la continuation logique, vous vous flattiez presque d’introduire une méthode de connaissance rigoureuse. Tout au plus une formule, dirais-je. Formule, méthode ou système, ce sont là des tringles commodes pour suspendre, classer et mieux étudier un certain nombre de faits ; rien de plus. L’admirable méthode des sciences naturelles est rigoureuse, parce qu’elle agit sur des éléments comptés et pondérables, parce que le physicien et le chimiste peuvent toujours recomposer le corps qu’ils ont décomposé. Devant les complications de la vie mentale, elle est désarmée ; qui pourra jamais se vanter de reproduire, dans les circonstances les plus favorables, tel personnage, tel événement, un talent, un amour ? Notre impuissance à recréer le fait nous marque nettement les limites de notre pouvoir de connaissance. Il n’y a pas de méthode pour peindre un phénomène de l’esprit ou du cœur ; il y a l’attention réfléchie, le don de pénétrer l’objet d’étude et de le rattacher à une série humaine, l’intuition, en un mot, et vous l’aviez.

La psychologie telle que vous l’appliquiez est un art et non une science. Mais c’était le temps, et il n’est pas fini, où l’on confondait le domaine de l’art et celui de la science. Avait-elle, cette psychologie, toute la nouveauté que lui prêtait votre enthousiasme, et le nôtre, à nous qui vous lisions ? Notre littérature classique tout entière n’est qu’une longue divination de l’âme ; et vous m’accordez que les plus clairvoyants psychologues furent les plus anciens, ces moines qui composaient l’Imitation et les autres guides spirituels. Vous abritiez votre droit d’auteur derrière une distinction un peu subtile : la différence entre le moraliste des siècles passés et le psychologue moderne, qui recherche, selon votre expression, « les lucides bonheurs de la curiosité ». Il ne me parait pas que La Rochefoucauld cherchât davantage, ni La Bruyère, ni Montaigne avant eux. Mais l’avisé Gascon ne se pipe pas lui-même ; toute son expérience, bien loin qu’elle l’induise à construire une théorie de l’âme, l’amène à constater le dédale de contradictions qu’il voit dans cette insoumise. Votre distinction fût-elle toujours fondée, elle ne serait guère à l’honneur du curieux qui a remplacé le moraliste. Que diriez-vous d’un physiologiste qui ne rapporterait pas tous les progrès de ses études à l’avancement de la médecine ? Alors même qu’il n’exerce point, ce savant ne peut manier les pauvres fibres humaines sans y chercher instinctivement des secrets pour adoucir leurs souffrances. C’est bien ainsi que vous sentez ; vos œuvres l’attestèrent de plus en plus, à mesure que vous vous dégagiez de la première ivresse d’analyse.

Ce n’était pas une science neuve que l’on admirait dans les Essais ; on y goûtait l’interprétation rajeunie d’un thème ancien, la vision intelligente, une sensibilité aiguë, un style personnel et d’une riche complexité. Vous avez écrit depuis quinze ans quelques pages sur l’amour, Monsieur ; vous n’en avez pas donné qui soient plus cinglantes, plus chaudes et plus amères que le chapitre où vous étudiez le moraliste dramatique auquel vous devez tant, M. Alexandre Dumas fils. Les Essais, comme les Études et Portraits, nous rendaient quelques-unes des meilleures qualités de Taine, de Sainte-Beuve, fondues dans un moule qui est bien le vôtre ; dès lors, votre place était marquée, ici, et partout où l’on jouit des choses de l’esprit.

Ce succès ne vous contentait pas : on apprit que vous alliez publier des romans. Prétention intolérable ! Bien entendu, ils seraient mauvais, on le décrétait d’avance ; on vous refusait le pouvoir de simuler ces passions que vous analysiez dans l’œuvre de vos devanciers. C’est une des tyrannies de notre temps, la spécialité forcée dans le travail littéraire, comme dans tous les autres. Le public ne permet pas à la maison qui lui a fourni un produit estimé d’en offrir un nouveau ; au lieu d’exciter l’écrivain et l’artiste à développer toutes les manifestations de leur talent, la foule les condamne à une routine commerciale dans la fabrication pour laquelle ils ont brevet. Vous n’avez pas accepté cette mutilation, vous avez pris le préjugé corps à corps, et vous l’avez vaincu. Comment ? Cruelle Énigme ! Heureux titre, puisqu’il a passé dans la langue courante, et qu’il y reste. Renan nous disait un jour, avec sa douce férocité, qu’il ne survivrait pas une seule page de notre siècle. Si vos livres doivent tomber sous la condamnation commune, vos précautions sont prises : vous êtes garé devant la postérité. Vous avez introduit un dicton dans l’usage. Il vient au bout de la plume du journaliste qui s’arrête devant un problème insoluble ; la chose lui arrive quelquefois. Ne suffit-il pas de ces courtes flèches pour porter un nom à travers les âges ? Ils sont nombreux, nos concitoyens qui n’ont jamais lu vingt lignes de Montaigne, ni de Rabelais ; tous rattachent le nom du premier à son Que sais-je ? celui du second à son grand peut-être. La gloire, c’est cela. Auriez-vous des inquiétudes sur la vitalité de votre dicton ? On nous dit tant qu’à très bref délai il n’y aura plus d’énigmes, et que nous connaîtrons tout ! Rassurez-vous, Monsieur croyez-en Shakspeare plus que les docteurs : votre gloire sera de longue durée, si elle reste liée à l’existence de cruelles énigmes entre la terre et le ciel, dans l’esprit de l’homme, et dans le cœur de la femme.

Vous aviez gagné votre cause de romancier avec les tendres complications des amants de Folkestone, qui s’aiment et se trahissent dans un si joli paysage d’aquarelle anglaise. Vous deviez la gagner à chaque nouvelle instance, avec ces romans qu’on s’arrachait de 1885 à 1890 : Un Crime d'Amour, André Cornélis, Mensonges, le Disciple, Un cœur de femme, les Pastels. Si j’avais à marquer une préférence, je crois bien qu’elle porterait sur le Disciple, cet émouvant récit où un lien indissoluble rattache le drame d’idées au drame de sentiments. Vous y posez le grave problème de la responsabilité de l’écrivain. Que Robert Greslou ait été déterminé à son crime par la philosophie d’Adrien Sixte, je n’en suis pas aussi persuadé que vous : ce cuistre empoisonné avait surtout fréquenté le Julien Sorel de Rouge et Noir et le Valmont des Liaisons dangereuses, celui qu’un autre de vos personnages appelle « mon cher Valmont ». Puisque Greslou a rencontré Adrien Sixte, il a vu cette vénérable candeur d’enfant, et comment l’audace de la pensée s’alliait chez lui aux scrupules de la conscience. Il a vu le philosophe torturer ingénieusement son cerveau pour résoudre l’antinomie tragique de sa doctrine et de sa vertu, pour faire sortir la qualification morale de l’explication psychologique, la responsabilité du déterminisme. L’argumentation pouvait pécher : qu’importe ? C’était au cœur, et non au système, que le disciple devait regarder Sixte ; s’il eût compris ce maître de droiture, il aurait emporté de la rue Guy-de-la-Brosse la pure et réconfortante leçon d’un juste, la plus efficace qui soit pour confirmer un jeune homme dans le bien.

On préférait, on discutait telle ou telle pierre de votre édifice romanesque ; on n’en contestait plus l’existence et l’originalité. Vint alors la grande affaire : il fallait vous classer, vous étiqueter. C’était, affirmaient quelques nomenclateurs, la réaction de l’idéalisme contre le naturalisme. Mais quel embarras ! Vous montriez aussitôt vos diplômes : École du document humain. Vous vous donniez pour un élève de Balzac, dont on fait un réaliste parce qu’il décrit exactement les mobiliers, et qui est à mon sens un imaginatif effréné, partant un idéaliste. — L’élève de Balzac ? c’est moi, répliquait le naturalisme. Et vous avouerez que dans la mine, dans le cabaret même où tel autre nous mène, il y a plus d’idéalisme obscur que clans les boudoirs d’Hélène Chazel et de Suzanne Moraines. Finissons ces querelles de mots, nous tous qui avons joué à ce casse-tête chinois. Disons simplement que vous nous rapportiez le roman sentimental, celui que réclameront toujours les filles d’Ève, si elles se consultent sincèrement. Vous preniez, avec d’autres procédés, la place laissée vacante par Octave Feuillet sur les guéridons de ses lectrices. On peut d’autant mieux vous rapprocher de lui que l’objet de vos études était le même : il avait confessé la société élégante du second Empire ; vous confessiez celle de la troisième République. Non pas toute la société : nous vous attendons encore, et avec espoir, à la vaste enquête de la Comédie humaine, à ce large coup de filet, jeté par le glorieux aîné sur toutes les classes de la nation. Vous aviez circonscrit le champ de votre observation à une colonie dans le grand Paris, au monde de la richesse et du plaisir, aux étrangers et aux quelques intellectuels entraînés dans l’orbite de la comète. C’est un des attraits de vos livres, l’incertitude où vous tenez le lecteur sur vos véritables sentiments à l’égard de cette société ; on sent que vous la méprisez tendrement ; vous avez pour elle les yeux de Claude Larcher pour Colette Rigaud, qu’il adore et brutalise. Les Colette pardonnent à qui les rudoie et ne peut secouer leurs fers. La société se complut aux portraits que vous faisiez d’elle.

Sont-ils d’une ressemblance photographique ? Serviront-ils de documents à l’historien futur ? Il y trouvera du moins la vue personnelle de l’un des plus fins esprits de ce temps ; et l’historien ne saurait demander autre chose à l’artiste. Vous connaissez la Théorie des couleurs de votre Gœthe ; vous savez comment il distingue entre les « couleurs psychologiques », innées dans l’œil du peintre, et celles qui sont dans la nature. Les critiques, gens très gais, vous reprochaient de voir sombre. C’étaient les années où nous étions tous pessimistes : oh ! les belles années, n’est-ce pas, devenues roses à distance ? Les critiques disaient que vos héros, tous frères sous leurs noms changeants, avaient l’humeur noire comme le brouillard de la capitale où ils font blanchir leur linge. Noires aussi, les âmes de vos héroïnes, noires... comme leur fameux corset. Les âmes de Suzanne Moraines et de ses sœurs ! Animulae, auraient dit les Latins, vagulae, blandulae ; de petites âmes, des « âmettes » !

Ceux qui veulent garder leurs illusions en amour disaient que tous vos livres auraient pu prendre pour épigraphe l’adage classique sur les tristes suites de cette maladie. Ils ne voyaient pas que toute la leçon de votre œuvre est dans ce long soupir de lassitude. Ils disaient que vous aviez retourné le mythe païen ; ce n’était plus Éros qui s’enfuyait devant la curiosité de Psyché ; c’était Psyché qui se dérobait devant l’indiscrétion de l’amour. Elle veut pour séduire du mystère, des voiles, de la crédulité ; tristement, laborieusement, vos mains déshabillaient Psyché. Ils disaient encore... Mais ils lisaient, entraînés par le torrent de cette sensibilité amère, par la caresse de cette phrase voluptueuse, par la scène forte et neuve que l’on rencontre toujours au nœud de vos drames intimes. Et si quelque moraliste s’effarouchait, votre abbé Taconet le rassurait ; il sortait de sa petite sacristie, tout au bout du roman, il jugeait vos paroissiennes et leurs occupations avec une sévérité trop peu académique pour qu’on en puisse citer les termes ; il vous donnait, on vous donnait l’absolution, tant vous paraissiez contrit, avec si peu de ferme propos ! Vous verrez qu’il viendra, ce bon abbé, nous en recommander quelques-unes, qu’il croira repenties, pour un prix de vertu ; elles le fonderont, au besoin : la fondation Marie-Madeleine.

Cependant vos vrais admirateurs et vos meilleurs amis s’inquiétaient ; ils s’inquiétèrent surtout devant certaine Physiologie, à laquelle vous nous permettrez de préférer votre psychologie. Ceux-là craignaient que votre talent ne s’endormît sur un lit d’habitude ; ils tremblaient au moment où vous receviez le grand certificat : esprit bien parisien. C’était mal vous connaître. Vous nourrissiez de plus hautes ambitions. Vous vous étiez dit de bonne heure qu’il faut être un esprit bien humain, étendre sa vue, chercher ses objets d’étude et son auditoire sur tout ce petit globe, aujourd’hui ramassé dans la main de l’homme. Vous vous souveniez de ce qu’annonçait l’oracle de Weimar, il y a déjà trois quarts de siècle : « La littérature nationale, cela n’a plus aujourd’hui grand sens ; le temps de la littérature universelle est venu, et chacun doit travailler à hâter ce temps. » On put mesurer votre force, quand on vous vit disparaître, vous arracher aux cajoleries du succès, expatrier votre talent pour le renouveler.

Vous deviez déjà une partie de vos acquisitions mentales à l’Angleterre ; souvent vous alliez écouter comment rêvent les saules sur les berges de l’Isis ; témoin ces fines Sensations d’Oxford, une des plus lumineuses opales de votre écrin. Désormais, c’est l’Italie qui vous donnera des Sensations nouvelles ; et dans ces pages, lavées de toute l’écume que charrient les ruisseaux de nos villes, on sent l’aimantation secrète qui oriente votre pensée vers d’autres pôles. Nul n’a parlé comme vous de la pieuse Ombrie ; je dirais que votre âme semble faite pour habiter une cellule d’Assise ou de Pérouse, dans le silence des cloîtres où l’ombre des cyprès joue sur les saints des fresques primitives ; je le dirais, si les méchants ne nous accusaient pas, nous autres écrivains, de désirer toujours une cellule... sur un théâtre. De Sicile, vous nous envoyez cette exquise élégie, la Terre promise. À Rome, vous réalisez enfin un projet qui vous hantait depuis longtemps : vous étudiez le nid d’hirondelles posé sur les augustes ruines. Vous faites vivre dans un roman la société cosmopolite qui tournoie sur l’Europe, s’abattant pour une saison dans toutes les patries de la mode, du plaisir et du soleil. Je me récuse pour juger Cosmopolis. J’en ai recueilli les idées et les images, durant les chères promenades où elles naissaient. Nous allions dans Rome, les soirs, suspendant les lambeaux de votre roman aux palais du Corso, aux bosquets du prieuré de Malte, aux pâles camélias qui pleurent leurs blancs pétales sur la tombe de Shelley, dans le cimetière des Anglais. Non, je ne puis juger Cosmopolis. J’ai vu naître ce bel enfant ; nous l’avons bercé ensemble : me croirez-vous, Monsieur, si je dis qu’on analyse mal un être qu’on aime trop ?

D’Italie, vous passiez en Grèce, en Palestine ; et soudain, du saut le plus brusque, le plus déconcertant qui puisse secouer un cerveau, les paquebots vous jetaient directement de Jérusalem et d’Athènes à New-York et à Chicago ; de la noble, douce beauté des siècles morts, à la vivante, la brutale gestation des siècles à venir. La méditation sur l’équilibre moral de nos sociétés vous avait suggéré une inquiétude pareille à celle qui tourmentait Colomb, alors qu’il méditait sur l’équilibre physique du globe : vous cherchiez la terre où notre vieux monde se prolonge et se transforme. Ce voyage fut un acte de la tragédie intellectuelle qui se développe dans votre esprit, comme chez la plupart des hommes de notre âge. Nourris de la tradition classique, attachés au passé par notre sensibilité artistique, nous ne vivons heureux que dans la poésie et l’achèvement parfait des choses mortes ; laissés à leur pente naturelle, nos goûts nous ramènent toujours dans un musée d’Italie ou sous la colonnade du Parthénon, aux rives du Nil ou du Jourdain ; à qui sait jouir de l’art, de l’histoire, des bons livres qu’il tâche d’imiter, le chaos de la vie moderne et démocratique paraît haïssable ; tout au plus offrirait-il des amusements à l’ironie et à la curiosité du dilettante, à condition qu’il ne descendît jamais dans cette rude mêlée. Cependant un écrivain de votre valeur sait qu’on ne crée de la vie qu’avec la vie ; il sait qu’en reproduisant les types de beauté fixés par nos devanciers, ou ne fait qu’une répétition scolaire, facile pour toute main adroite, payée par des applaudissements immédiats. Le vrai créateur doit pétrir le limon où grouillent les êtres à venir ; il doit tirer, de cette matière informe, la vie présente, les formes de beauté qu’elle sortira à son tour. Comme tout ce qui naît, les sociétés nouvelles sont enfantées dans le sang et la douleur, laides, pitoyables, vagissantes ; l’artiste doit deviner les lignes harmonieuses contenues en puissance dans ces laideurs.

Et ce n’était pas l’artiste seul qui allait chercher en Amérique des clartés pour sa tâche, c’était aussi le penseur, angoissé par les problèmes de son temps. « Je suis parti de France, disiez-vous, avec une inquiétude profonde devant le problème social. » Votre analyse aiguë a percé les mots creux au bruit desquels un optimisme pharisaïque voudrait nous endormir. Dans un de vos premiers essais sur Pascal, vous déchiriez déjà, comme il les eût déchirés, « les splendides haillons de la parade sociale ». Mensonges, ce titre que vous donniez à un roman d’amour, votre pensée l’étendait à d’autres aspects de la vie contemporaine, à tous les mensonges conventionnels de la civilisation, ainsi que les appelle un écrivain étranger. Vous savez de quel effroyable poids le fastueux édifice de notre société pèse sur l’âme humaine ; et comment on abuse l’homme en lui disant que ses récentes conquêtes l’ont rendu plus libre, plus heureux, alors qu’il faudrait avoir le courage de lui dire qu’elles l’ont seulement armé pour une œuvre superbe de domination sur les forces matérielles ; œuvre d’autant plus grande qu’elle est plus pénible, qu’elle broie plus d’individus dans l’effort commun.

Si l’on en croyait certains observateurs, nous nous acheminerions vers l’état social de l’Amérique ; vous êtes allé reconnaître notre image future dans le miroir d’outre-mer. Vous en rapportez un beau livre, où quelques parties de l’enquête morale sont supérieurement traitées. Il témoigne à chaque page de la tragédie interne dont je parlais. Votre sensibilité vous rappelle à vos prédilections natives, à la poésie du long passé dans le vieux monde. Votre intelligence est séduite par le vertige de ces énergies vierges, par cette activité fiévreuse de l’homme dans la royauté de son vouloir et l’illimité de son pouvoir. Vous vous penchez sur la cuve où fermentent les éléments de la vie nouvelle ; vous apercevez tout au fond le précipité qui se reforme. Quelle surprise ! C’est la féodalité, une féodalité qu’on a pu comparer à celle de notre Xe siècle. Ne dirait-on pas une mystification de l’histoire, si l’on ne savait que l’humanité tourne dans un cirque où reviennent perpétuellement les mêmes types, à peine déguisés sous des oripeaux changeants ? Dans la démocratie modèle que célébrait Tocqueville, une aristocratie toute-puissante est recréée par la Force-maîtresse qui gouverne le monde actuel, comme la Fatalité conduisait le drame antique ; par le dieu dollar, avec ses attributs, ses conséquences inexorables : déformation des vieilles mœurs puritaines, achat des consciences, servitude grondante des masses ouvrières, éviction du libre pionnier de la prairie, absorbé dans l’engrenage industriel. — « Il a disparu, pour être remplacé par l’ouvrier de culture, et ce dernier n’est plus qu’un instrument aux mains de ces hommes d’affairés, que vous retrouvez du haut en bas de ce vaste pays, en train de le pétrir sans cesse et de le repétrir. En haut, ils lui donnent son élégance particulière par le luxe de leurs palais, de leurs villas, de leurs femmes et de leurs filles. En bas, ils lui distribuent son pain par l’enrôlement des ouvriers. »

Pourtant l’originalité de la race persiste sous les transformations sociales ; vous croyez à la vertu des principes et des caractères qui firent les États-Unis ; vous en admirez justement l’efficacité sur un prodigieux terrain d’éclosion. Mais, vous le constatez vite et avec tristesse, les mêmes mots ne signifient pas les mêmes choses des deux côtés de l’Océan. Ceux dont nous faisons le plus d’étalage, démocratie, égalité, liberté, recouvrent-ils chez nous les réalités qu’ils expriment là-bas ? Vous ne le pensez pas ; et l’absence de ces réalités vous inspire des conclusions peu confiantes sur l’avenir de l’ancien monde. Vous estimez que la démocratie et la science, bienfaisantes en Amérique, portent des fruits dangereux en Europe ; vous accusez la Révolution française, qui est pour vous la grande coupable ; vous annoncez « le naufrage de la civilisation européenne ».

Oui, l’on dit beaucoup tout cela. Qu’un grand nombre de bons esprits se fassent aujourd’hui les fossoyeurs des espérances d’hier, c’est matière à réfléchir longuement ailleurs que dans une séance académique, au temps chaud. Quelle catastrophe, ce naufrage ou périra l’amour lui-même ! Il ne restera que l’insidieux génie de l’espèce, conduisant à son but des philosophes récalcitrants, parce qu’ils ont éventé le piège. Notre confrère, M. Challemel-Lacour, a rencontré à la table d’hôte de Francfort un vieux sage qui établissait ce point très fortement. Nous en sommes encore tout troublés. Rassurons-nous : il y a bien longtemps qu’avec d’autres mots, puisqu’ils étaient grecs ou hébreux, les premiers poètes et les premiers moralistes énonçaient déjà la même sinistre vérité. Ils avaient découvert la parenté qui unit

Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.

Il y a bien longtemps ; et les hommes ont persisté à faire comme s’ils ne savaient pas. La preuve, c’est que la séance continue. Elle continuera. Nous vivions du parfum d’un vase vide, disait le maître des acceptations souriantes ; il vous dirait aujourd’hui qu’après nous, le monde vivra du parfum de notre vase brisé.

À l’approche du grand naufrage, nous vous offrons un havre tranquille, Monsieur, et notre vieille barque. Vous verrez comme vous l’aimerez, et de quelle forte tendresse. Non point pour les satisfactions de vanité qu’elle peut donner ; mais pour la tâche qu’on y fait. Ce n’est pas le dictionnaire que je dis ; quand nous en parlons, on ne veut plus nous croire ; et l’on a presque raison. Le dictionnaire ! Tout le monde le fait ou le défait, de nos jours. Nous avons une autre tâche. Nous sommes les gardiens d’un rêve. Du rêve le plus ancien, le plus constant, le plus noble de notre race : exercer sur le monde la maîtrise des idées et des belles formes. Nous ne sommes pas seuls à le garder ; beaucoup d’autres nous secondent ; mais nulle part on ne le poursuit avec plus de désintéressement et de fidélité. Vous trouverez ici la vérité de la devise qui trompe sur tant d’autres murs où elle est gravée ; vous y trouverez la liberté entière, l’égalité parfaite, et sinon la fraternité, — nous ne sommes pas des saints, — du moins une affable et courtoise confraternité.

Venez collaborer au vieux rêve. Vous aussi, des réalités un moment séduisantes détourneront peut-être ailleurs votre jeune activité ; vous reviendrez toujours à notre port, à votre œuvre. C’est le plus sûr des services nationaux. On discute encore sur les conséquences lointaines, utiles ou funestes, des grandes actions d’un Richelieu, d’un Louis XIV, d’un Napoléon. On tient pour excellentes et définitives ces acquisitions du patrimoine français, une Chimène, une Andromaque, une Atala, une Eugénie Grandet. Poète et romancier, donnez-leur des sœurs impérissables comme elles. Donnez-nous tout ce qui est en vous, et c’est beaucoup.

Vous nous revenez de vos migrations avec une âme agrandie, profondément modifiée, disent ceux qui ne connaissaient de vous que l’auteur. Vos amis qui connaissaient l’homme l’ont reconnu dans l’élargissement et l’ascension de sa pensée. La dernière et belle page de votre dernier livre frémit de « l’exaltation mystérieuse » qui s’emparait de vous, tandis que vous songiez en vue des côtes de la patrie, au soir tombant sur l’Océan : — « J’ouvris mon cœur tout entier à ce grand souffle d’espérance et de courage venu d’outre-mer. » — Non, ce souffle ne venait pas d’outre-mer : il vient de plus haut, et il fut toujours en vous. Comprimé par moments, il se dégageait à chaque émotion sincère ; il crevait les systèmes, les apprêts littéraires, il chassait les nuages du pessimisme. Que de fois nous l’avions senti qui nous charmait, dans l’abandon des entretiens de jeunesse ! Il a pris force, il vous maîtrise, il vous soulève. Si haut qu’il vous porte à l’avenir, il ravira d’aise, il n’étonnera jamais celui qui vous a parlé librement aujourd’hui, parce qu’il vous sait insatiable de perfection par la vérité. Cherchez-la, vous la trouverez. N’avez-vous pas d’heureuses raisons de savoir qu’en cherchant bien, dans tous les ordres d’idées et de sentiments, on rencontre parfois la perfection ?