Réponse au discours de réception de Michel Serres

Le 31 janvier 1991

Bertrand POIROT-DELPECH

Réception de Michel Serres

Réponse de M. Bertrand Poirot-Delpech

au discours de M. Michel Serres

 

La paix de ce lieu, Monsieur, n’est pas seulement admirable ; elle est trompeuse. Parce que ce fut longtemps une chapelle, dédiée à l’éternel et à l’invisible, parce que sa Coupole assourdit les fracas du monde et ne laisse voir que les douceurs du ciel, on s’imagine que ses occupants ne prennent aux drames de la cité qu’une part distraite.

C’est si peu vrai qu’une seule réception a eu lieu ici, durant les deux guerres mondiales. Nous avons songé, vous le savez, à reporter la vôtre. Comment faire fête, et à un philosophe, ennemi juré de la violence, alors qu’éclate au-dehors, depuis l’été, l’échec de ses espérances, et des nôtres ?

La seule exception qu’a faite l’Académie, quelques mois avant l’armistice de 1918, l’était en faveur d’un élu dont la qualité a dicté notre conduite. Il s’agissait, déjà, d’un philosophe, et des plus grands.

Que Henri Bergson, vous l’avez reconnu, nous aide, à trouver dans votre œuvre les motifs de confiance en l’homme dont la sienne était si riche, en dépit de circonstances portant aux mêmes doutes ! Et que l’auteur du Rire m’aide à être compris si, malgré la gravité de l’heure, je conserve à votre portrait, sous peine de manquer à la ressemblance, votre amour heureux pour les splendeurs de la terre !

À une étudiante qui vous interrogeait sur un mot d’argot en enveloppant de fumée sa question et son ignorance, comme c’était de son âge, à cette Précieuse de la Sorbonne dont j’entends encore, après dix ans, le pédantisme, car j’étais là, figurez-vous, en cachette, intrigué par le charme auquel succombaient vos habitués du samedi matin, charme ravageur, en effet, et sur lequel, tant pis pour vous, je reviendrai ; à cette jargonnante, soudain pétrifiée par l’œil pointu et le sourire au rasoir qui ajoutent à votre buste de penseur antique on ne sait quoi de faunesque, et même un peu diable, vous répondîtes, de cette voix d’oracle drue et cadencée où tambourinent, on vient de l’entendre, les graviers et l’ironie chantante de la Garonne :

« Désolé, Mademoiselle, mais votre question, je n’y entrave que dalle ! »

Ce qui peut se traduire, en langue moins verte, je veux dire plus académique, par : « Je n’y comprends rien ! »

Permettez, Monsieur, que je vous retourne, cet après-midi, le compliment. Votre vingtaine d’ouvrages, lus et relus depuis six mois, si j’en ai sans cesse goûté la musique, je n’en ai pas toujours « entravé » les paroles. C’était le risque, dès lors que notre Compagnie, par une alternance coutumière des spécialités où s’illustre sa foi dans l’universalité du langage, confiait l’accueil d’un philosophe à un littéraire, souvent attentif au son des mots plus qu’à leur sens, à leur saveur plus qu’au savoir.

Du coup, les rôles de cette cérémonie se trouvent inversés. Tandis que vous, l’impétrant, vous tirez comme sujet : « La pensée en actes chez Edgar Faure », question en or, diraient nos enfants, me voilà en peine d’exposer une œuvre pour le moins escarpée à son propre auteur qui, comme pour compliquer ma tâche, a toujours récusé d’avance la notion de système exposable et toute explication de texte. Convenez que si je suis, pour l’heure, plus haut perché que vous, tels les jurés de thèse, c’est à moi que reviennent la plus rude de nos deux épreuves, et les rougissements d’agrégatif.

J’exagère, façon de plaider l’indulgence. La difficulté de votre propos ne vient pas de sa technicité, bien que vous pratiquiez votre discipline, l’histoire des sciences, en connaisseur véritable, ce qui tient en France d’une excentricité, cruelle pour le lecteur profane. Elle vient, cette difficulté, de ce que vous ne vous cantonnez pas dans votre domaine. Comme votre chère Garonne en crue, vous n’avez de cesse de quitter le lit des connaissances bornées, d’échanger les méthodes d’un champ d’étude à l’autre. Vous êtes moins avide de dévoiler l’Être que de faire retour au monde sensible, par toutes les traverses et transversales imaginables, moins encyclopédiste du classement que géographe des tourbillons auxquels s’apparente, selon vous, l’histoire du savoir humain, arpenteur nomade et bourlingueur, toujours confiant dans la fécondité du hasard ; bref, fils d’Hermès le touche-à-tout, plus que de la sage Minerve dont s’ornent les blasons de l’Institut.

Cette nature buissonnière, ou plutôt buissonnante, pour reprendre une image fréquente sous votre plume, et dont vos sourcils forment emblème, essayons d’apercevoir d’où elle vous vient, même si un tel exercice, de rigueur dans nos discours de bienvenue, vous rappelle fâcheusement la vieille critique dite des « sources ».

J’offenserais votre patriotisme du Sud-Ouest, souvent brandi et difficile à cacher, si je n’attribuais d’abord votre singularité à votre naissance, voici juste soixante ans, à Agen. Et je trahirais le plus sacré, je veux dire votre piété filiale, si je n’ajoutais aussitôt que vous descendez d’une lignée de mariniers-paysans, de travailleurs attelés dur, selon les saisons, aux deux éléments entre lesquels se partageront, à l’image de la nature, votre cœur, votre esprit, vos vocations et jusqu’à vos métaphores : le liquide et le solide, le fleuve du batelier et la rive de l’agriculteur, souvent confondus pour donner la lise, un de vos mots fétiches, où vous déchiffrerez les secrets de la terre et du ciel.

Je retire : le ciel. « Dieu est notre pudeur », avez-vous dit à l’instant. Contrairement à tant de philosophes, qui commençaient par là, vous vous êtes toujours interdit de mettre Dieu en équation, pas plus celui mathématiques que celui de votre enfance catholique. Car vous avez reçu ce message-là, et de façon peu ordinaire. Mécréant, votre père se convertit en pleine bataille de Verdun – curieux endroit, pour se mettre à croire aux bontés divines ! –, tout en restant anticlérical comme le veut le terroir et, pour mieux dire, cathare dans l’âme. Ce père était si rebelle aux institutions, parait-il, qu’il souffrait de vos premières places à l’école, et qu’il préféra ignorer que vous teniez chaire en Sorbonne. On n’ose imaginer son supplice, fait de secrète fierté, s’il vous voyait dans cet équipage !

Il est vrai qu’il aurait pris l’habitude de vos succès, tant vous les avez collectionnés. Vous avez d’abord réussi un doublé unique, sauf erreur, en traversant coup sur coup (déjà la traverse !) l’École navale et l’École normale supérieure. Vous êtes officier de marine ; et j’observe qu’avec le commandant Cousteau, le lieutenant de vaisseau André Frossard, et le quartier-maître honoraire qui vous parle, le Quai Conti est paré pour braver les quarantièmes rugissants... Vous avez servi en mer, on vous doit même la réouverture du canal de Suez, comme rappelé, en 1956. Et presque simultanément, le temps d’une permission, dirait-on, vous enchaînez licence de mathématiques, de lettres, et agrégation de philosophie.

Cette conjonction de métiers jamais réunis, si votre œuvre la rend évidente après coup et témoigne de sa fertilité, il faut bien en chercher l’origine.

À vous croire, à lire votre dernier livre, Le Tiers-Instruit, cette ambivalence, ainsi que beaucoup d’autres en vous, comme votre place d’ailier au rugby, viendrait de ce que vous fûtes... un gaucher contrarié. Vous en tirez orgueil et théorie : il n’y aurait de saisie profonde des choses et des idées que chez les gauchers sommés de vaincre leur tare !

Allons bon ! Moi qui croyais que de tels dressages rendaient les enfants bègues ou pervers ! Pervers, comment en jurer ? Bègue, il n’y paraît guère. Encore une réforme que les éducateurs vont devoir assimiler, les pauvres ! Mais chut ! Je me suis juré que, de réforme, il ne serait pas question aujourd’hui. Nous sortons d’en prendre !

Marin, notre petit gaucher d’honneur rêvera de le devenir tout simplement pour faire mieux que papa, en prolongeant jusqu’à la Gironde, et au-delà, la navigation entre deux écluses, et aussi pour visiter les océans imaginés en dévorant Jules Verne.

Philosophe, cela allait moins de soi. Était-ce un prétexte pour devenir romancier, comme souvent dans les années cinquante, obsédées par le cas Sartre ? Nullement. Si l’envie vous a pris, adolescent, de mettre en fiction une crue de la Garonne, la lecture des scènes d’inondations dans Les Palmiers sauvages de Faulkner vous a fait passer cette envie ; une sagesse que ne partagent pas, hélas, tous les débutants !

Au fond, c’est l’amour étymologique de la sophia, la sagesse, qui vous a jeté vers l’agrégation du même nom. Plus exactement, vous y avez été conduit par le contraire de la sagesse, par la furie dont le spectacle a stupéfié votre jeunesse ; je peux comprendre, c’était aussi la mienne. Violence de la guerre d’Espagne toute proche, et dont les réfugiés témoignent ; violence de la débâcle, quand d’autres réfugiés envahissent la grange familiale (votre père n’adoptera pas moins de six enfants belges) ; violence des combats de 1944, de la bombe sur Hiroshima, de la décolonisation, et jusqu’à la crise d’aujourd’hui, affreuse vérification de ce qui ressemble à une fatalité.

Plus tard, vous admettrez que persiste cette part irréductible de violence dans l’humanité, dans la raison scientifique, et que les militaires la prennent en charge. Mais si l’on ne refuse pas l’inéluctable à vingt ans, quand le fera-t-on ? Le cathare, en vous, se raidit contre tous les pouvoirs, dont celui de l’armée. Les canons du bâtiment à bord duquel vous étrennez vos galons figurent, à vos yeux, le mal absolu. Vous ne pouvez que démissionner. D’autant que vous avez découvert, entre-temps, le contre-pouvoir de l’esprit.

Ce n’est pas à la phénoménologie allemande ou au marxisme, vers quoi la mode conduit en rangs serrés les promotions normaliennes d’alors, que vous devez de croire soudain à la philosophie : c’est à Simone Weil. Seule la petite normalienne juive et chrétienne, héros, génie et sans doute sainte, selon le triple modèle bergsonien, parle de la violence partout présente, dans les guerres du siècle mais aussi dans la condition ouvrière, et dans les messianismes qui prétendent la délivrer.

Sans l’auteur de La Pesanteur et la grâce, vos analyses à venir n’auraient pas fait une telle place à la douleur et à la pitié humaines, en pendant à la raison chercheuse ; vous ne vous seriez pas tant dressé contre les chamailles et les conquêtes pugnaces, contre le rapt du savoir par les puissances de mort, contre cette violence faite au raisonnement qu’on appelle la dialectique. Sans Simone Weil, vous ne vous seriez pas tant demandé si la victoire vaut la peine, et si la victime n’a pas raison...

J’ai dit que vous aviez échappé à la glaciation marxiste de la rue d’Ulm. Pour un cadet d’Althusser, de Foucault et de Barthes, il y fallait une belle originalité, dont celle de préférer, en marin, la géographie à l’histoire. Il y fallait aussi du courage. Depuis Voltaire et Rousseau, la guérilla intellectuelle fait partie du folklore français comme une sorte de sport national. En ces années 1950-1970, elle a battu des records de terreur, peu propices à l’invention, et dont vous avez eu à pâtir. Les philosophes vous ont éconduit ; les mêmes, je suppose, qui donnent aujourd’hui des leçons de dessillement. Les historiens, pas si bêtes, vous ont recueilli et consolé ; oui, consolé. Et si vous êtes venu vers nous, vous qui dénonciez les honneurs comme porteurs de mort, c’est encore, je crois, pour effacer le geste de vos pairs, comme vous avez cherché à l’oublier par vos séjours réguliers en Amérique.

Je m’avise que je n’ai pas inventorié en détail le « petit chariot » de vos diplômes – ainsi appelez-vous votre curriculum, par un goût des à-peu-près farceurs, qui n’épargne pas l’étymologie. C’est qu’il y faudrait une brouette : docteur ès lettres en 1968, professeur à la Sorbonne depuis 1969, plusieurs fois examinateur au concours de Normale, professeur en visite à Sào Paulo, New York, Stanford. Si l’enseignement ne connaît plus de frontières, comme au temps béni des universités médiévales, et si la langue française y fait bonne figure, pour notre joie, c’est un peu grâce à votre passion de « faire classe ».

Car vous avez cette passion, si décriée par les enseignants eux-mêmes qu’ils semblent vous la reprocher, à moins que ce ne soit de l’envie. Il n’y a pas de mystère : pour captiver vos auditoires comme vous le faites, il faut adorer cela, et payer de sa personne. Rien de ce qui remplit vos amphithéâtres et nous a comblés d’aise tout à l’heure ne se produirait, sans une foi sacrificielle, cathare elle aussi, dans le mystère de la transmission orale, sans effacement derrière la chose à dire, laquelle tire son incandescence d’un secret embrasement.

Je devine votre hâte qu’il ne soit plus question de votre vie et que j’en vienne à ce qui compte d’abord pour vous, et pour moi : vos livres. J’y arrive. Mais tolérez qu’en application de vos méthodes je rappelle, après les donnes de votre destin privé, l’état du savoir qui vous aura été contemporain et dont, assez seul parmi les philosophes, vous étiez de taille à prendre la mesure. N’oublions pas ce trait bizarre : vous êtes un scientifique à part entière, comme l’attestent vos diplômes et votre costume, porté naguère par Henri Becquerel, prix Nobel pour ses travaux sur la radioactivité. Par parenthèse, on comprend que vous n’ayez pas cédé aux séductions de Sartre, dont la science était le cadet des soucis. Ce dédain de l’existentialisme à l’égard de la science tranche sur la curiosité que manifestèrent à cet égard les plus grands esprits, de Rabelais à Voltaire, et de Balzac à Valéry.

Au moins trois révolutions ont bouleversé, depuis un demi-siècle, le paysage de nos connaissances : les mathématiques modernes, la biochimie, l’information en physique. Pour vous qui étiez en mesure de les apprécier, ces progrès brusques ouvraient des champs de réflexion enthousiasmants. Leur étendue répondait inespérément à votre désir d’espace, d’itinéraires inédits vers les créations du passé et vers la nature, incroyablement boudée au profit du politique, de l’histoire et du discours sur le discours.

Enfin, Leibniz vint. C’est votre article de foi. Je me garderai bien d’en discuter le péremptoire. « Pour entrer dans Leibniz, dites-vous quelque part, il faut manier les équations différentielles », ce qui n’est pas mon cas, ni, j’ose l’espérer, celui d’une majorité de ceux qui nous écoutent. Mais j’ai assez fréquenté les 835 pages de votre thèse de doctorat sur Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques pour comprendre ce qui vous attache si fort à l’inventeur de la « monade ».

À l’inverse de notre confrère Jean Guitton, qui tire plutôt Leibniz vers Pascal, vous voyez en lui, comme l’avait senti Bourbaki, l’annonciateur de ce qui fonde notre modernité : saut des mathématiques classiques aux modernes, concept de communication, de stocks de données, méthode structurale. En avance sur la notion bachelardienne de complexité, Leibniz a pressenti que les lois dégagées par les savants pourraient n’être pas définitives ni universelles, mais transitoires, régionales, formant moins des continents solides qu’un écheveau de turbulences.

Vous aimez admirer – autre étrangeté, de nos jours –, mais pas au point où l’admiration devient idée fixe et rend injuste. C’est le moment de noter, bien qu’elle se situe dix ans après votre thèse et la série des Hermès, votre ardente reconnaissance de dette envers Lucrèce. Jusqu’au siècle dernier, la tradition humaniste, acharnée, Dieu sait pourquoi, à nous couper des matérialistes de l’Antiquité, n’a vu dans le fameux clinamen qu’une caution de la liberté individuelle, masquant que l’angle supposé de la chute des atomes introduisait à la physique moderne, à la mécanique des fluides et aux notions si productives d’écoulement, d’écart, d’asymétrie. Voyez le célèbre « suave mari magno » : la mémoire courante retient la leçon moraliste qu’il fait bon rester à terre quand le marin affronte la tempête, et elle gomme ce qu’ont de philosophiquement dérangeant les flottements sans repères du « turbantibus aequora ventis ».

Puisque nous voilà lancés dans votre sujet de prédilection, les essais et erreurs entre lesquels la connaissance a tâtonné depuis trois millénaires, comme l’évolution depuis des millions d’années, considérons la vue cavalière que vous prenez souvent de l’« après-Leibniz ».

On a négligé, selon vous, que 1789 fût l’œuvre de savants, d’Alembert, Condorcet, Chaptal, Monge, Laplace. On a surtout minimisé la révolution qui va secouer le dix-neuvième siècle, et dont nous ne nous sommes pas remis : la découverte, par Carnot, de la thermodynamique. Que l’énergie produise du mouvement a de quoi bousculer la pensée entière. Avec Copernic, l’univers ne faisait que changer de centre ; voilà qu’il ne s’en reconnaît plus aucun. La méthode de Descartes supposait une création sans chaleur, ni machine, ni société allant avec.

Auguste Comte tirera de ces bouleversements une fièvre d’inventaire, mais sans s’interroger sur la dynamique nouvelle des liens entre des cantons de science ayant perdu leurs contours. Ce n’est plus de cadastre qu’a besoin la philosophie, c’est de livres des phares et de cartes des courants. Or les universitaires du vingtième siècle vont maintenir étanches les cloisons d’autrefois, par inculture scientifique et par conservatisme, toujours en réaction contre l’aîné ou le voisin, au lieu de se lancer en explorateurs vers les rares îlots d’intelligibilité à la dérive dans le chaos et le désordre général.

J’ai noirci le tableau de l’épistémologie française telle que vous l’abordez vers 1960, non pour suggérer quelque forfanterie de votre part, ce n’est pas votre genre, mais pour montrer l’immensité de la tâche que vous entreprenez avec la série des cinq volumes réunis, entre 1968 et 1980, sous l’invocation d’Hermès.

Le choix de ce dieu dit à lui seul que vous vous gardez de toute globalisation, cette maladie des théoriciens. Hermès est la plus ambiguë et multiforme des divinités grecques. C’est le patron des chemins, des carrefours, des messagers, donc des menteurs, des marchands, donc des voleurs. C’est l’archange des appareillages, au sens de départ vers le lointain et d’agencement d’ustensiles. Il assemble liens et cordes. Il invente la lyre, la flûte de Pan, et les lettres pour écrire, pas moins. C’était quelqu’un pour vous ; et c’est quelqu’un pour notre époque.

Le temps n’est plus où la vérité se dénudait devant des chercheurs barbichus et opiniâtres, comme sur les fresques allégoriques de la Sorbonne. L’état des lieux indique qu’il n’y a plus de lieu, mais un vaste non-lieu. Le réel n’est autre, dorénavant, que de l’information circulant sans support visible ou presque, un crépitement de codes, un grésillement de signaux au secret de l’atome, de la cellule, des neurones et des gènes, un amas de circuits imprimés, une chaîne de ganglions électroniques.

Que dire de neuf, à partir de ce magma ?

Philosopher, c’est re-définir. Dans La Communication, qui ouvre la séquence des Hermès, vous revisitez les concepts d’antan comme on range le grenier, à la lumière des épopées de l’algèbre et de la géométrie, ou de la chronique, dédaignée des historiens et pourtant si proprement édifiante, des hypothèses abandonnées en route par nos aïeux. Avec L’Interférence et La Traduction, où sont recueillies vos analyses à chaud de livres-références comme La Logique du vivant, de François Jacob, ou Le Hasard et la nécessité, de votre ami Jacques Monod, se mettent en place les thèmes qui vous définiront de plus en plus, par exemple, votre rancœur d’éternel paysan contre l’industrie et la ville qui, en saccageant l’agriculture, ont affaibli la religion et tueront sous peu la culture même.

Avec La Distribution, vous reprenez la description du chaos où le savoir est en train de chavirer. Vos comparaisons puisent dans les pratiques les plus évocatrices de fluidité, la cartographie ou la navigation, si rigoureuse, à la fois, et si poétiquement fantaisiste. Le Passage du Nord-Ouest, dernier volume de la série, se réfère au dédale de chenaux, souvent pris en glace, qui relient le Groenland à l’Alaska, l’Atlantique au Pacifique. La métaphore rend compte des mauvaises circulations entre le savoir établi et les intuitions sauvages, entre les sciences exactes, où personne, pas même Dieu, ne peut tricher, et les sciences humaines où, à vous lire, tout le monde ruse et change de règles en jouant.

Au fait, vous-même, Monsieur, de quel bord êtes-vous, au sens maritime du mot ? N’êtes-vous pas en train, à partir de votre Zola, en 1975, de trahir un océan pour un autre, je veux dire : de quitter les rives nettes des mathématiques pour les brouillasses de la critique littéraire ? C’est ce que vous ont reproché les chercheurs de l’exact, qui espéraient tenir, avec vous, « le » généraliste tant attendu. Auquel cas, ils connaissaient mal votre manie de n’être jamais là où l’on vous guette ; et ils vous avaient mal lu. Dès votre premier livre, Cendrillon et Philéas Fogg débarquaient au beau milieu de vos calculs différentiels.

Si vous avez déçu les scientifiques, les littéraires, eux, ont battu des mains. Vos regards peu canoniques sur la littérature réjouissaient d’autant plus que la critique des années soixante-dix, revenue à son tour de Freud et de Marx, s’enlisait dans le formalisme. Vos cours et vos ouvrages s’illuminent alors d’une jouissance comme en ont procuré les grands « eurêka » de l’histoire des découvertes.

Votre exultation tient en ceci : sans nier ni renier ce que vous devez, ce que nous devons tous, à Bachelard, il vous semble qu’on peut aller plus loin, dans la compréhension des œuvres de l’imaginaire, que la psychanalyse des éléments, terre, eau ou feu, demeurés des archétypes au même titre que les mythes grecs. Ce qui vous met en joie, c’est qu’une méthode forgée dans une zone précise du savoir donne des résultats stupéfiants dans d’autres zones étrangères à la première, et pas forcément mitoyennes. En somme vous adaptez aux œuvres récentes les procédures vagabondes de la mythologie comparée, et, comme notre regretté Georges Dumézil, vous êtes saisi par la ressemblance entre deux ensembles qui ne se recoupaient pas et s’ignoraient superbement.

C’est le cas, par excellence, avec Zola. Vos Feux et signaux de brume montrent que tout, dans l’œuvre de Zola, renvoie à la physique et à la biologie de son siècle, au glissement du qualitatif au quantitatif, du métaphysique au physiologique, dans des débauches de vapeur, de sang, d’alcool, d’argent et d’épluchures. Il ne s’agit pas là d’un miracle de l’art : Zola se tenait au courant des recherches de son temps.

De même l’autre écrivain à qui vont vos préférences d’enfant et vos prouesses d’expérimentateur : Jules Verne. Celui-là, vous en êtes un fameux « pratique », comme on dit des marins rompus aux pièges de leurs côtes. Vous savez l’œuvre par cœur, vous campez en son centre, tel « le parasite » dont vous allez faire un symbole, et vous vous servez, à égale distance des milliers de citations disponibles, organisées en sphères, en spirales et autres figures combinatoires.

Si l’on classe vos titres selon qu’ils défient plus ou moins le compte rendu – en ennemi du commentaire, vous vous y évertuez –, Jouvences sur Jules Verne est votre chef-d’œuvre. Vous y portez à son comble votre art de projeter toute une bibliothèque dans un livre, et réciproquement.

Avec Le Parasite, il y a dix ans, vous jouez sur la drôlerie que ce mot désigne à la fois les pique-assiette, les petites bêtes nichées dans les grosses, et le crachotement des radios. Toutes les relations humaines vous semblent larcin, brouillage et compagnie. Bruit que tout cela ! Noise, précisez-vous, reprenant aux Anglais notre bien si joliment ambigu, moitié son criard, moitié querelle.

Autre rogne, contre l’histoire, cette fois : Rome, qui doit passablement aux travaux de René Girard et lui est dédié en tout scrupule, rappelle que les routes, les ponts, les trophées, les colonies, le droit romain et tous ces orgueils de la latinité reposent sur du meurtre répété, sur de l’empilement de cadavres. Dans les peintures de triomphes, vous avez l’œil pour repérer les charognes dérobées que l’artiste a confiées à la pitié des générations futures. L’ancien adolescent et le lecteur de Simone Weil ont gardé une sensibilité à vif au prix du sang, trop cher payé, toujours.

Avec les années quatre-vingts s’achève le deuxième volet interprétatif d’un triptyque inauguré par les textes d’Hermès, plutôt descriptifs. Un troisième volet se dessine depuis cinq ou six ans. Prenant congé de l’histoire, ce mythe de mort, vous opérez un retour lyrique vers le monde sensible. Au rythme où augmentent depuis cinquante ans les soins, l’exercice et la longévité des corps, ceux-ci ont sûrement du nouveau à nous apprendre sur la planète, plus que l’ontologie ou la linguistique !

Tel est le cri de Détachement et des Cinq Sens, prix Médicis 1985. J’ai un faible pour ce texte haletant, et nous sommes nombreux ainsi. Le don que vous avez pour la gambade approche, ici, la poésie. Vous nous promenez d’un souvenir de naufrage à Descartes ou Charles Perrault, d’un nu de Bonnard à la robe d’un Château-Yquem 1947 ou à une matinée sublime dans les ruines d’Épidaure. Ulysse prend la barre des mains de Leibniz, et il démontre, croisière faisant, que jouissance vaut connaissance, que science sans bien-vivre n’est que ruine de l’âme, qu’on a trop sanctifié la jactance et le pugilat. Place à l’indicible, que seuls engendrent la concorde et le silence !

Hermaphrodite, qui rôde autour de La Sarrasine, de Balzac, répète votre aversion pour les dogmes, les exclusions, les idoles, les enjeux, la victoire à tout prix. Le Contrat naturel, l’an dernier, tournait au credo écologique et à la remontrance anxieuse. Maîtrisons notre maîtrise, imploriez-vous ; et donnons des règles à notre lutte suicidaire avec la planète. Le Tiers-Instruit, en librairie ces jours-ci, prolonge l’appel du Contrat naturel : votre Émile, après votre Contrat social. De l’éloge des gauchers et d’Arlequin monte un hymne incantatoire à la bigarrure, au métissage volontaire avec l’Autre, sans qui ne peut naître en nous la tierce personne nommée Esprit...

Voilà. je crois n’avoir rien oublié. Pourtant, si : un titre particulier à la gratitude de l’Académie. Depuis 1983, vous dirigez l’édition du corpus des œuvres de philosophie en langue française. Soixante volumes ont vu le jour. Les Français se désolent souvent des lacunes de notre patrimoine, simplement parce que les œuvres majeures du passé sont introuvables. Votre travail va priver d’alibi les maniaques de l’auto-dénigrement et les paresseux.

En aurais-je fini, déjà ? Patience. Vos lecteurs savent bien, Monsieur, que j’ai omis l’essentiel : l’allégresse qu’on éprouve à vous lire, à vous écouter. Même si le sens parait flotter dans un ailleurs peu accessible, quelque chose nous dit que nous pourrons le méditer au calme, que nous voilà aussi intelligents que vous, enfin, presque ; rechargés à neuf, tels les croyants après l’office.

Comment c’est venu, cette source d’ébriété intellectuelle qu’est votre style ? Au fait, vos exégètes devront-ils dire : style « serrien », ou « serresien », vu l’s final de votre patronyme ? Vous nous le direz à tête reposée, nous avons le temps.

« Du Michel Serres », nous venons d’en déguster un cru millésimé, avec l’éloge de votre prédécesseur au dix-huitième fauteuil, où vous ne succédez pas seulement à des maréchaux, je vous le rappelle, mais – plaignez-vous ! – à Lacordaire et à Tocqueville, Bien qu’il y ait rarement place, dans la conversation, pour deux bavards – c’est l’un ou c’est l’autre –, vous auriez fait, Edgar Faure et vous, une jolie paire de causeurs. Outre l’accent, venu des deux extrémités du Languedoc, vous avez en commun des démangeaisons de pianiste, le plaisir de plaire, la fulgurance volubile, et une confiance rustique dans la vie et les petits progrès que la pensée peut y introduire. Vous partagez le même talent, doublé de parti pris, pour le contentement.

Une des contre-vérités qui vous irrite le plus est l’exclamation de Renan : « Seule la tristesse est féconde ! » Je vous le concède : le défaitisme est souvent un genre qu’on se donne, un moyen, pour les imbéciles, de paraître plus profonds. Je ne dis pas cela, bien entendu, pour Renan, qui avait l’excuse de sortir à peine du Romantisme, gros amateur de chagrin. Vous pensez avec Simone Weil – et comment ne pas la suivre, malgré les drames, quand on sait sur quelles épreuves était gagné, et gagé, son optimisme ! –, vous pensez que : « Vivre vraiment, c’est vivre avec joie. » Si vous avez une recette, c’est d’abord celle-là.

Vous nous avez régalé, à l’instant, d’un cours magistral, d’une véritable leçon inaugurale, sur les évolutions lentes et souterraines de ce siècle, sur son histoire tellurique, en quelque sorte. J’ai vu le moment où l’ampleur du sujet et votre éloquence vous faisaient oublier en chemin un certain Edgar Faure. Mais non : en philosophe, vous avez déduit, de l’homme, un système, comme j’ai la tendance inverse, en littéraire, à chercher, sous votre système, l’homme.

Vous avez raison : Edgar Faure incarnait cette ère de contradictions chaotiques, et il a moins varié que ne le faisait croire sa virtuosité, capable de soudains silences méditatifs. La discrétion exigeante de la revue la Nef convenait à cette part de lui-même. Ce qui ne l’empêchait pas d’être ressenti comme familier par beaucoup de Français qui, sans le connaître, l’appelaient « Edgar », en lui associant, autrefois, « Lucie ».

Cette popularité n’a pas suffi, vous l’avez dit, à lui valoir la magistrature suprême, qu’il ambitionnait. Connaissez-vous à propos, ce dialogue, dont je garantis l’authenticité ?

En 1981, « Edgar », puisque Edgar il y a, vient féliciter le nouvel hôte de l’Élysée.

– « C’est moi qui devrais être à ta place, dit-il à François Mitterrand. (Les deux hommes se tutoient depuis toujours.)

– Il m’a fallu vingt-cinq ans d’opposition, fait observer le chef de l’État.

– Tu as raison, laisse tomber Edgar, dont on imagine la tête dodelinant à peine, signe, chez lui, d’accord malicieux avec lui-même ; je n’aurais pas eu la patience ! »

Patience, vraiment ? L’ancien pilier de la Quatrième République n’a plus besoin de responsabilités ministérielles, il les a eues toutes. Ce qu’il redoute, c’est l’inaction, comme le poisson craint l’air libre. Positif, vous l’avez montré. Plus encore, Edgar Faure brûlait d’accorder les hommes entre eux, à force d’intelligence, d’une délicatesse dont l’Académie garde la mémoire, et de confiance effrénée dans les vertus de la parole. Celle-ci, comme il l’aura aimée ! Comme elle le lui aura rendu !

Je me demandais tout à l’heure si vous aviez une recette pour écrire. Un mot d’Edgar Faure me revient, là-dessus. Un jour que je le complimentais d’avoir récité longuement du Pouchkine, à un déjeuner où des gens de théâtre venaient de couronner un spectacle tiré du poète russe, Edgar me dit, parodiant un illusionniste à la fin de son numéro :

« Avouez que s’il n’y a pas de truc, c’est bien, et que, s’il y en a un, c’est encore mieux ! »

Naturellement, Monsieur, vous n’avez pas un truc. Vous en avez plusieurs, comme tout le monde ! Le principal ressemble à l’épissure, cette savante opération de matelotage qui consiste à tresser ensemble, pour les souder sans nœud, les torons multiples de deux cordages. Vous assemblez une poignée d’anecdotes mythologiques, un mot de Zénon, une réplique du Chaperon rouge, une page de Zola, un souvenir d’enfance, et vous entortillez le tout, ni vu ni connu, vous en tirez un vrai petit organisme vivant, qui bouge dans la main.

On pense aussi à un chimiste plaisantin qui mélangerait tous les produits de sa paillasse, pour voir, ou à l’ailier de rugby habile aux passes inopinées. Il en résulte un incroyable manque de vergogne à butiner le concept, à prendre la tangente, à manier le baroque, les courts-circuits, à dévier les mots de leur sens usuel ; au nom du clinamen, bien entendu.

Vous n’ignorez pas que ces traits, qui vous font reconnaître au premier coup d’œil, et qui, moi, m’enchantent, certains s’en agacent. Ce qui est commode, avec les envieux, c’est que leurs réserves s’annulent entre elles.

Les uns, non sans bravoure, vous trouvent trop difficile. L’environnement les égare. La « parlerie » médiatique s’approche si pathétiquement de l’encéphalogramme plat que le moindre raisonnement articulé nous fait l’effet d’un Himalaya hors d’atteinte. Le recul des langues anciennes réduit le nombre des chanceux qui peuvent jouer avec vous à la mythologie et à l’étymologie, ces romans du rêve et du langage humains. Merci à vous, et à d’autres philosophes-poètes comme Michel Deguy, de maintenir cette tradition, que cultivait plaisamment Barthes, sans parler de Valéry.

Et pourquoi ne pas en parler, de Valéry ? Vous y faites penser. Comme vous, il s’entendait aux mathématiques. La bêtise n’est pas votre fort, à tous les deux. Il est du Languedoc. L’un comme l’autre, on attend de vous que vous trouviez, sur n’importe quoi, ce qui peut se dire de plus subtil, et qui va nous hisser à votre niveau.

D’autres, à l’inverse, vous chicanent sur cet excès de séduction. Ils regrettent l’âpreté technique de vos débuts, qui les maintenait entre initiés. Pour eux, un savant na pas à bien écrire, c’est louche. Vous auriez commis, à partir du thermodynamisme, les mêmes réductions trop aimables que le radical Alain, avec les sciences antérieures. Et de vous renvoyer à ces époques, qui vous auraient convenu, en effet, où d’être non-spécialiste on avait la liberté !

Laissez-moi, Monsieur, répondre à votre place, avec les arguments épars dans votre œuvre, et que je fais miens.

Non, l’élégance n’est pas un péché. « Si le Français ne peut y aller, disait votre maître Montaigne, que le Gascon y aille ! » On a envie d’enchaîner : « Si la philosophie ne peut y aller, que la littérature y aille ! » Pourquoi ne pas aborder la pensée dans le plus simple appareil de la langue, dans la beauté de ce qui reste quand on a tout expliqué ? Le Banquet de Platon est un chef-d’œuvre de style. Leibniz écrit une prose somptueuse. Et Montaigne ? Et Pascal, Diderot, Bergson, l’école bien-disante française dont vous animez la réédition et où certains des nôtres auront leur place ?

Cette énumération pèse le poids, je l’admets, du pavé de l’ours. Alors, évoquons un patron que je mets aussi haut, mais que son public enfantin a déclassé dans les hiérarchies pensantes : La Fontaine. Avant d’être philosophe des sciences, ne seriez-vous pas un impénitent fabuliste ? Toutes les occasions vous sont bonnes pour ménager les rencontres improbables qui caractérisent le genre, depuis Ésope. Vous faites dialoguer le loup et Antigone, Créon et l’agneau, Diogène et Alexandre, les mythes, les bêtes, les plantes, buissons et sargasses. Cet art, qui n’est pas assez représenté à l’Académie, et que vous allez y honorer, porte un assez beau nom : la poésie, si on nomme ainsi ce qui s’écrit dans les blancs de la pensée.

Comment devient-on poète ? J’ai envie de répondre : en restant enfant ; et sur terre.

Tournons-nous donc, une dernière fois, vers les seules sources qui vaillent. Votre érudition en termes artisanaux, rustiques, charnus, noueux, votre souci populaire, hérité de Victor Hugo, de mettre au vocabulaire, sinon un bonnet rouge, du moins la casquette paternelle des mariniers, ne cherchons pas, ils sont nés lorsque le petit Michel Serres, je crois le voir, répète, lancinant, dans les pattes de l’adulte au travail : « Ça sert à quoi, ça ? » ; « Et ça, comment ça s’appelle ? » ; puis il s’éloigne en chantonnant le mot, et en oubliant la chose, comme souvent les enfants, qu’on croit, à tort, fous de trains électriques, quand les fascinent bien davantage, même et surtout s’ils sont partis de presque rien, les aiguillages vertigineux de la parole ! ...

Voilà pour l’enfance. Un mot, l’avant-dernier, sur le paysage qui vous a fait.

En refermant vos livres, on ne s’étonne plus que vous ayez quitté la marine, une fois empoché son lexique, plein de mots minutieux et suaves, sous la rouille. Entre l’eau et la terre, l’écrivain, en vous, a opté très tôt pour le chemin de halage, et les vignes qui y descendent mollement.

Un séisme vous met en transe, plus qu’une tempête, parce que la planète vous y parle mieux sa langue secrète. La culture vous rapprochera des champs, donnant raison au calembour de Maurice Fombeure : « C’est en lisant qu’on devient liseron ! » Le large, c’est connu, n’a pas d’odeur. La bouzigue, oui. Et c’est grâce à elle que votre œil frise, au passage des mots rares, comme au-dessus d’un verre de dégustation.

L’appel du fleuve, on le retrouvera tout de même dans votre sensibilité à la liquidité des sons.

Vous avez appris le piano, vous espériez composer, un jour. Votre fine oreille vous a fait percevoir, comme personne, le grignotement du rongeur, les clameurs du groupe, le vacarme des villes. Elle explique que vous choisissiez tant de vocables pour leur sonorité, mais aussi que le calme d’Épidaure vous soit un paradis, et que vous rêviez d’un langage aussi pur de sens que la musique. Vous versez une larme sur les rhapsodies qu’aurait assassinées le verbiage incoercible de la philosophie.

Eh oui, vous allez jusque-là. Est-ce le penchant de votre terre natale pour l’exagération ? Vous avez écrit des choses bien excessives sur le pauvre Socrate : qu’il jacassait pour venger sa laideur, qu’il aurait mieux fait de se taire, quasiment.

Je crois savoir le pourquoi de ces outrances. Vous tremblez que les penseurs n’aient des maîtres, et des disciples. Vous-même, vous ne détestez pas enjôler : enrôler, jamais ! Vous craignez le pouvoir tueur que prennent les idées, dans le discours, et celui qu’elles confèrent au discoureur. Ah, et puis, c’est vrai, on rencontre tant de belles choses sans textes ! Tant de beaux êtres sans grammaire ! Tant de moments nous laissent sans voix !

Après avoir usé de la parole si radieusement, vous voudriez passer du côté du monde ineffable, tel l’acrobate de cirque crevant les cercles de papier, et transmettre votre béatitude, comme ça, pfuitt, en abandonnant la chair verbeuse au vent mauvais de l’histoire. Est-ce là caprice d’enfant gâté ? promesse de Gascon ? J’ai mon idée. Si vous calomniez le Verbe à ce point, n’est-ce pas plutôt par affolement de l’aimer trop, de l’aimer d’amour et sans retour certain ?

Avouez que, vous deux, c’est à la vie à la mort. Et que ce n’est pas le moment d’idolâtrer le silence, un jour pareil, où le discours, par vos soins, est roi !

Monsieur,

Vous tombez à pic : nous aussi, tous autant que nous sommes, nous entretenons ce marivaudage tremblant avec la parole. Elle nous déçoit ; elle nous comble.

On n’a encore rien trouvé de mieux, vous le savez bien, pour déclarer sa flamme, s’approprier sa vie, et changer en pourparlers le ferraillement innommable des armes. On n’a rien trouvé de mieux pour brasser et embrasser, dans un idiome unique, l’exact et le flou, le savoir et la chimère, comme vous le faites si bien, et comme l’Académie n’a cessé de s’y vouer, toutes disciplines réunies.

Vous serez chez vous, dans ce temple des mots, trésors d’hier, chances de demain. Bienvenue, cher Michel ! Vous verrez : avec délices, nous parlerons !