Réponse au discours de réception de Georges Dumézil

Le 14 juin 1979

Claude LÉVI-STRAUSS

Monsieur,

Ceux qui font profession d’étudier l’homme pensent souvent avec nostalgie à des siècles passés où les créateurs étaient d’un format qui nous semble hors d’atteinte aujourd’hui : auteurs d’œuvres immenses déjà par le volume, qui rompent avec les idées reçues, bousculent les disciplines, inventent entre celles-ci d’autres rapports, et transforment même les règles du fonctionnement de la pensée.

Nous doutons que de tels exploits soient encore réalisables à une époque où, pourrait-on croire, tout a été dit et redit, toutes les voies explorées, où les audaces trop systématiquement pratiquées n’inspirent plus qu’indifférence et ennui, et où, même dans des secteurs bien délimités, la masse des connaissances accumulées est devenue si considérable que nul n’oserait prétendre les dominer au cours d’une existence que les contraintes et les sollicitations de la vie moderne ne permettraient pas de consacrer assidûment à la poursuite d’un grand projet. Faisant de ces constatations désabusées notre excuse, nous nous résignons donc au cloisonnement et à la spécialisation.

Mais, en raisonnant de la sorte, nous oublierions qu’une œuvre de cette taille est née et continue de se développer sous nos yeux. En votre personne, Monsieur, nous saluons un maître au savoir plus qu’encyclopédique, dont le génie sut établir, entre des domaines eu apparence très éloignés les uns des autres, et restés jusqu’alors chasses jalousement gardées de spécialistes, des rapprochements qui bouleversent tout ce qu’on croyait savoir d’un passé lointain, et qui ouvrent aussi des perspectives entièrement neuves sur ce que vous appelez « la dynamique de l’esprit humain ». Pour reconnaître ces mérites, l’Académie vous accueille tard, sans doute, mais elle vous sait gré de lui en avoir fourni l’occasion à un moment où votre œuvre, loin qu’on puisse la croire achevée, se poursuit par de nouvelles et magistrales publications, certaines toutes récentes, d’autres annoncées et, comme les précédentes, impatiemment attendues.

Vous avez écrit plus de cinquante livres et d’innombrables articles. Vous maniez trente ou quarante langues, les unes mortes comme le sanscrit, l’avestique, le grec ancien, le latin, le vieil islandais ; d’autres vivantes et qui, en plus de celles de la famille indo-européenne — iraniennes, romanes, germaniques, scandinaves, celtiques, slaves — comprennent aussi le turc et, en Amérique, le quechua ; sans oublier ces redoutables langues du Caucase qui comptent une multitude de consonnes, mais presque pas de voyelles... Sur tous ces domaines linguistiques et les cultures qui s’y rattachent, vous possédez une érudition sans faille. De ce qu’ils ont produit au cours des temps, de ce qui fut écrit sur chacun depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, rien ne vous échappe, et vous avez le talent supplémentaire de provoquer, entre des auteurs échelonnés sur des siècles et même des millénaires, des dialogues féconds et toujours imprévus. Comme cette héroïne d’un conte indien à propos de laquelle, sur ce ton pince-sans-rire dont vous égayez parfois vos analyses, vous notez qu’exhalant une odeur puissante par l’effet d’un maléfice, « elle charmait les narines à une de ces distances qui, en Occident, sont réservées au calcul des astronomes », dans votre cas aussi il faudrait, pour évaluer votre savoir, recourir à des ordres de grandeur sans commune mesure avec ceux auxquels nous sommes habitués.

Le penseur mathématicien, le compositeur de musique possèdent des facultés d’une nature si particulière qu’on refuse de les attribuer aux seules influences du milieu et de l’éducation. Vous posez un problème comparable par une organisation mentale aux capacités fabuleuses dont on n’espérerait pas découvrir le secret ailleurs que dans vos gènes, tâche que la science biologique aurait vite fait de décourager. Faute de l’entreprendre, tentons au moins de renouer le fil jusqu’à votre petite enfance.

Avant même d’apprendre le latin, vous lisiez avec passion l’Enéide dans la traduction versifiée de l’abbé Delille. Votre père vous initiait en même temps à la mythologie grecque et à l’allemand en utilisant, pour vous enseigner cette langue, une traduction juxtalinéaire de Niebuhr. Élève de sixième, vous mettiez la main sur une grammaire arabe dont l’étude vous fascinait. Un peu plus tard, en seconde, vous vous prîtes d’enthousiasme pour le sanscrit, et le champ indo-européen vous fut révélé par la lecture de Michel Bréal chez qui vous amena un jour son petit-fils, votre camarade de classe au lycée.

Cette ouverture sur des horizons variés reflète peut-être une mobilité que vous tenez de souche. Du côté paternel, tout destinait votre famille, d’origine modeste, à rester enracinée dans le sud-ouest de la France, le Périgord puis la Gironde, où votre grand-père, tonnelier de son état, épousa la fille d’un ouvrier carrier. Des trois fils qui leur naquirent, l’un demeura sur place pour exploiter ses vignes, mais un autre s’engagea à douze ans comme mousse et finit lieutenant du port de Nouméa. Quant au troisième — votre père — distingué par l’instituteur local. Il obtint une bourse au lycée de Bordeaux, entra à Polytechnique et fit une carrière d’officier d’artillerie sans délaisser un goût très vif pour la versification française et latine. Du côté de votre mère, française d’Algérie de la troisième génération, votre paysage familial s’étendait vers d’autres lointains.

Passant à ce que les ethnologues appellent, dans leur jargon, les générations —1 et —2, je note que vous avez une fille sévrienne, agrégée et astrophysicienne qui épousa M. Hubert Curien (dont nous sommes nombreux à nous rappeler le passage à la tête du CNRS et de la Délégation générale à la Recherche). Un fils médecin psychanalyste ; et plusieurs petit-fils, l’un polytechnicien comme votre père, un autre artiste peintre, un troisième normalien comme vous, agrégé de mathématiques, et voyageur comme son arrière-grand-oncle le marin. Il est trop tôt pour savoir ce que fera le quatrième ainsi que votre arrière-petit-fils. Mais on peut déjà relever qu’à l’instar de la famille indo-européenne, la vôtre préserve bon nombre de traits invariants.

Après votre naissance à Paris, le 4 mars 1898, vous avez connu la vie errante qui fut le lot des officiers d’active jusqu’en 1914 — Bourges, Briançon, Paris, Neufchâteau, Troyes, de nouveau Paris, Tarbes où votre père reçut ses premières étoiles, enfin Vincennes —, et passé rarement deux ans dans la même garnison. En 1913, vous réintégrez le lycée Louis-le-Grand où vous aviez fait votre seconde et préparez l’École normale supérieure. Vous y entrez premier en 1916, mais vous êtes mobilisé en 1917, engagé avec votre unité contre les offensives allemandes de 1918, puis, après le 18 juillet et jusqu’à l’armistice, dans celles des troupes alliées. Ces épreuves marquèrent un tournant de votre vie.

Rappelé rue d’Ulm en 1919, on vous pousse à l’agrégation moyennant la promesse d’une année de travail libre à l’École, promesse qu’au lendemain du concours, on se hâte d’oublier. À vos représentations respectueuses, Gustave Lanson, directeur de l’École, répond : « Ne dites pas qu’on vous avait promis. Dans l’Université, on ne promet pas, on laisse espérer. » Sous ce rapport, hélas, rien n’a changé.

Vous voici donc professeur de seconde au lycée de Beauvais, poste dont, après six mois, vous vous faites mettre en congé avec un franc symbolique de traitement annuel. Vous vivez d’expédients divers : leçons, secrétariat d’un député pour qui vous écrivez les discours d’inauguration d’une dizaine de monuments aux morts, et obtenez enfin un poste de lecteur à l’Université de Varsovie, bonne occasion d’apprendre le polonais et le russe. Grâce à Jean Marx, spécialiste de littérature celtique et futur chef du Service des œuvres françaises à l’étranger, en 1925, au lendemain de votre mariage, vous partez pour la Turquie chargé d’un cours d’histoire des religions. Mustafa Kemal s’était laissé dire qu’en France, ce genre d’enseignement avait servi la lutte contre le cléricalisme, et il voulait essayer ce remède sur ses compatriotes musulmans. Grâce à lui et à vous, la Faculté des Lettres d’Istanbul fut, pendant cinq ans, la seule au monde où n’importe quelle licence comportait obligatoirement une interrogation d’histoire des religions.

C’est durant ce séjour que vous avez découvert les Caucasiens de Turquie : avant les Ossètes que vous cherchiez, les Géorgiens, Arméniens, Lazes, Tcherkesses, Abkhaz, Oubykhs enfin, dont vous avez sauvé la langue presque éteinte. De votre intérêt pour les études caucasiennes témoignent d’importants ouvrages, les uns rédigés dès cette époque, d’autres plus tard, résultats de nombreuses recherches sur le terrain de 1954 à 1970, et d’enquêtes auprès de personnalités politiques exilées en France et d’un précieux informateur local que vous faisiez venir à Paris.

Vous quittez la Turquie en 1931 et vous installez pour deux ans comme lecteur à l’Université d’Upsal. Vous pouvez ainsi reprendre votre projet indo-européen à travers le suédois, le vieux scandinave et les folklores du nord de l’Europe. Depuis longtemps, Sylvain Lévi s’intéressait à votre travail ; en 1933, il vous fit élire à l’École pratique des hautes études ; c’est là que vous mûrissez et commencez à divulguer vos découvertes. Elles vous valent, en 1948, d’être élu au Collège de France malgré la résistance des éléments conservateurs. La consécration internationale vous vient, et dès votre retraite en 1968, vous pouvez accepter les invitations de l’Institute for Advanced Study de Princeton, de la Divinity School de l’Université de Chicago où vous appelle votre ami Mircea Eliade, de l’Université de Californie à Los Angeles. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres vous élit en 1970.

De toutes les influences que vous vous plaisez à reconnaître, celle de Michel Bréal est la plus ancienne. Il vous donna, lycéen encore, votre premier dictionnaire sanscrit, et, à l’âge de quinze ans, vous aviez minutieusement étudié sa traduction en cinq tomes de la Grammaire comparée de Bopp, acquise sur vos petites économies. La lecture d’autres livres de Bréal vous conduisit de la linguistique à la mythologie.

Défiant envers l’école de Durkheim, vous faites deux exceptions l’une pour Mauss dont vous avez suivi les cours et gagné l’amitié, l’autre pour Marcel Granet que vous admiriez depuis longtemps, mais de loin. Quand, rassemblant votre courage, vous osâtes frapper à sa porte, il vous dit : « Entrez, il y a dix ans que je vous attends » ; sur quoi il vous accabla de critiques. C’est au contact de Granet, dans la pratique de son séminaire dont le champ était pourtant bien éloigné du vôtre que, par une chimie mentale inconsciente, vos idées maîtresses prirent forme.

Ce rôle d’un sinologue, même génial, pourrait surprendre, si l’on ne se représentait l’état des études indo-européennes au moment où vous y débutiez. Depuis un siècle, grâce aux travaux des linguistes, elles avaient accompli d’immenses progrès. Mais, par un curieux paradoxe, plus la connaissance des lois phonétiques et grammaticales propres à ces langues se raffinait, plus vague devenait l’image des peuples eux-mêmes et de leurs sociétés. Après les espoirs, nourris par les travaux de Kuhn, de Grimm, de Max Müller et de Schrader, que l’étude comparée des vocabulaires permettrait de reconstituer un état de civilisation, on était entré dans une ère de critique et de doute qui menaçait de réduire les Indo-Européens à la condition de fantôme linguistique : d’une part, on ne voulait plus connaître d’eux que la langue ; d’autre part, l’idée d’une langue commune, dont toutes les autres seraient issues, cédait la place à l’hypothèse de dialectes distincts entre lesquels des affinités auraient existé au départ ou se seraient développées au cours des temps. Antoine Meillet régnait alors sur la linguistique indo-européenne ; vous appréciiez sa rigueur, mais vous étiez déçu, chez lui, par le rétrécissement du dessein.

Des ambitieuses restitutions d’une culture primitive indo-européenne, vous-même, d’ailleurs, ne retenez pas grand-chose : l’origine géographique, entre la plaine hongroise et la mer Noire ; l’époque où les Indo-Européens commencèrent à s’ébranler en vagues successives, au troisième et au début du deuxième millénaire ; le mécanisme de ces migrations par essaimage de jeunes classes d’âge ; leur poussée irrésistible due à la présence en leur sein de guerriers animés d’une fureur sacrée, et à l’emploi de chars de combat traînés par des chevaux ; enfin, le rôle dévolu à de puissants corps sacerdotaux.

Maigre bilan, au regard des lumières que vous allez jeter sur les structures de pensée, les systèmes de représentations, la conception du monde et de la société qui inspiraient des peuples dont, sous d’autres rapports, nous ne savons presque rien. Mais c’est que vous avez découvert une issue permettant de sortir des impasses où s’étaient fourvoyés vos devanciers et dans lesquelles restaient pris tant de vos contemporains. Au lieu de comparer des faits crus superficiellement semblables, vous vous attaquez à des faits homologues en profondeur, c’est-à-dire différents de prime abord, mais entre lesquels ces différences, préalablement critiquées et analysées, révèlent à une deuxième inspection des caractères invariants.

Or, cette constante de l’ensemble indo-européen, ce motif récurrent qui sous-tend toute la philosophie sociale et la pensée religieuse, n’est autre que l’idéologie des trois fonctions, devenue grâce à vous si fameuse qu’on hésite à s’appesantir sur ce sujet. Selon cette idéologie, non seulement la société, mais le monde pris dans sa totalité ou réduit à tel ou tel de ses mécanismes particuliers, ne peuvent vivre, durer et se reproduire que par la collaboration harmonieuse de trois fonctions hiérarchisées : en tête, la puissance souveraine qui se manifeste sous deux aspects, l’un magique et l’autre juridique ; ensuite la force physique, principalement celle du guerrier ; enfin, la fécondité des humains, des animaux et des champs, avec le cortège de notions qui s’y rattachent : santé, beauté, jeunesse et volupté...

Mais cette idéologie n’affleure pas en surface. Elle se tapit tantôt dans la théologie, tantôt dans les mythes, tantôt dans la littérature épique, tantôt même dans l’histoire ou ce qu’on avait pris pour telle, alors qu’il s’agissait d’une projection, sur l’écran du passé, d’une sorte de genèse idéale de l’ordre social imposée aux réflexions des annalistes par de très vieilles exigences philosophiques.

Chez les Indo-Iraniens, les anciens Romains, les Scandinaves, vous mettez au jour une même structure théologique où les noms seuls diffèrent : Mitra et Varuna, Indra, les Açvin dans le premier cas ; la triade précapitoline formée de Jupiter, Mars, Quirinus dans le second ; celle d’Odin, Thor, Freyr dans le troisième. À partir de là, tout diverge. Les Indiens ont choisi de redoubler cette structure théologique dans une poésie épique qui substitue des héros terrestres aux divinités célestes. En revanche, les Romains l’ont utilisée pour reconstruire leur plus vieille histoire où les trois fonctions, au lieu d’être incarnées simultanément par des dieux, le sont en succession par des rois qui, l’un après l’autre, confèrent à la société romaine ses attributs canoniques : d’abord la puissance, dont Romulus illustre l’aspect magique et Numa l’aspect juridique ; puis la force guerrière avec Tullus Hostilius ; la prospérité enfin, apportée par Ancus Martius. Après quoi la société romaine est complète.

Et ce modèle têtu, on le retrouve aussi ailleurs dans toutes sortes de traditions mythiques ou légendaires : en Grèce, les races d’Hésiode et le jugement de Pâris ; en Irlande, dans le mythe des peuples divins, occupants successifs du pays ; au Caucase, dans les contes d’un peuple indo-européen, les Ossètes, sur les démêlés de trois familles légendaires aux noms imprononçables, mais qui désignent respectivement les Intelligents, les Forts et les Riches.

Armé de cette grille, vous pouvez superposer et déchiffrer des récits, les uns tenus jusqu’alors pour plausibles sinon même véridiques, les autres franchement imaginaires, raison pour laquelle on ne s’était pas avisé de les rapprocher. Vous retirez tout fondement à la croyance que Rome naquit de l’union des compagnons de Romulus et des Sabins, du mariage des uns avec les filles et sœurs des autres, et démontrez que ce conte met en scène deux races d’essence mythique figurant, l’une, la première et la deuxième fonctions, et l’autre la troisième. L’enlèvement des Sabines correspond donc, sur un mode pseudo-historique, au thème scandinave des deux races divines, Ases et Vanes, dont les attributions respectives sont les mêmes et qui, d’abord opposées par la guerre, se réconcilient et s’unissent elles aussi par mariage.

De la même façon, le Coclès et le Scaevola de notre De Viris perdent toute vraisemblance historique quand vous retrouvez en Scandinavie, mais représentés par des dieux, le couple formé du borgne et du manchot obtenant ici et là les mêmes résultats : comme l’œil unique du dieu Odin, celui du héros Coclès concentre une puissance capable de paralyser l’ennemi ; et si le dieu Tyr sacrifia sa main droite dans la gueule d’un loup, ce fut, comme Scaevola exposant son poing au brasier, en gage d’une fausse affirmation.

On célébrait à Rome, en juin, un rite fort singulier. Les femmes mariées introduisaient dans le temple de la déesse Mater Matuta une esclave qu’elles battaient avec des verges avant de la jeter au-dehors ; et elles honoraient les enfants de leurs sœurs. Balayant un monceau d’interprétations arbitraires, vous reconnaissez dans ces pratiques l’écho d’une mythologie indienne des temps védiques que les dames romaines mimaient à la façon d’un tableau vivant, sans d’ailleurs plus rien y comprendre. En accord avec l’étymologie du nom de la déesse, à l’approche du solstice, l’aurore fait mine de chasser l’obscurité bientôt croissante, et elle choie le soleil, fils de sa sœur la bonne nuit, c’est-à-dire la nuit courte de l’été qui annonce plus qu’elle ne retarde le lever de l’astre.

Énumérer tous les problèmes sur lesquels on épiloguait depuis Plutarque et que vous avez ainsi résolus prendrait autant de volumes que vous leur en avez consacrés. Je me bornerai donc à souligner que l’existence de l’idéologie des trois fonctions est attestée, dès le XIVe siècle avant notre ère, par une inscription due à un roitelet indo-européen qui avait poussé jusqu’à l’Euphrate et que, 2500 ans plus tard, à l’autre extrémité du monde indo-européen, les voyageurs hanséatiques purent encore, dans la Suède de la fin du paganisme, observer et décrire l’autel des trois dieux scandinaves sur l’ancien site d’Upsal.

Pendant un temps, vous avez cru que le schème trifonctionnel représentait une sorte de vestige idéologique d’une organisation sociale jadis réelle. Vous vous êtes ensuite persuadé que la comparaison ne révèle rien sur la préhistoire, et que, par ce moyen, vous atteigniez seulement — mais c’est énorme — une vieille doctrine politico-religieuse dont la division de la société indienne en castes, respectivement prêtres, guerriers et producteurs, a plutôt constitué un durcissement tardif. En revanche, contre ceux de vos adversaires qui prétendent qu’un tel schème ne peut être diagnostique des seuls Indo-Européens parce qu’il reflète les conditions d’existence et de survie de n’importe quelle société — se gouverner, se défendre et se reproduire —, vous maintenez que les Indo-Européens seuls prirent de ces trois nécessités une conscience assez nette pour leur donner une expression théorique, et appliquer celle-ci à tous les aspects de leur vie sociale et de leur pensée religieuse.

À vrai dire, j’aperçois une région du monde où l’on est allé aussi loin. En Polynésie occidentale, l’ordre social repose sur la collaboration harmonieuse entre des chefs immigrés dont les lignées respectivement aînée et cadette ont pour attributions l’une le sacré, l’autre la guerre, et des autochtones dits « gens de la terre », propriétaires du sol. Le mythe d’origine relate comment la paix s’établit entre les deux races par le mariage vite imité d’un des envahisseurs divins avec une indigène. C’est l’histoire même du conflit résolu entre les Ases, patrons de la première et de la deuxième fonction, et les Vanes, patrons de la troisième. Telle que Virgile, toujours sensible au schème trifonctionnel, l’a racontée, c’est aussi l’histoire de la fondation de Lavinium par le mariage d’Énée — autre envahisseur d’origine divine — avec une fille des premiers habitants, détenteurs des richesses matérielles nécessaires à la prospérité du pays.

Mais, dans le cas présent, le rapprochement ne prouverait rien, car la Polynésie s’est en majeure partie peuplée par l’ouest et des influences indo-européennes ont pu s’exercer jusque-là. Plus loin encore, peut-être, à croire vos disciples japonais qui retrouvent le schème des trois fonctions dans leur ancienne mythologie, et expliquent ces résonances par l’arrivée d’envahisseurs originaires d’Asie centrale ou méridionale entre le IIIe et le VIe siècle de notre ère.

Vis-à-vis de l’histoire conjecturale, vous gardez une grande prudence, et l’on serait plutôt tenté de s’interroger sur le type de sociétés auxquelles votre schème trifonctionnel a pu le mieux convenir. Les ethnologues en citeraient beaucoup qui séparent la fonction religieuse et la fonction guerrière, mais comme, dans ces sociétés à économie rudimentaire, les prêtres et les guerriers restent aussi des producteurs, la troisième fonction s’y trouve en quelque sorte à l’état dilué. Pourtant, chaque fois qu’on éprouve le besoin de l’isoler de façon réelle ou symbolique, c’est à la moitié féminine du groupe qu’il revient de l’assumer. Par rapport à cette situation commune, le schème tri-fonctionnel innove de deux façons : il sépare en permanence les trois fonctions, et il les distribue entre les seuls éléments mâles de la société. Les femmes sont, au départ, dépossédées de tout rôle spécifique.

Ne pourrait-on voir là l’expression d’un système transmis ou élaboré par des collèges de sages, au bénéfice ou à l’intention de ces bandes de jeunes hommes célibataires qu’une décision religieuse lançait à l’aventure pour fonder de nouvelles sociétés? Autrement dit, l’idéologie des trois fonctions ne correspondrait-elle pas aux modalités d’existence de communautés sans femmes, fût-ce provisoirement ?

On comprendrait alors les raisons de l’ambiguïté dont, vis-à-vis de la condition féminine, les sociétés indo-européennes historiques paraissent témoigner, et dont votre récent livre sur les formes du mariage fait ressortir d’autres aspects. Tout se passe, en effet, comme si cette dépossession originelle, dont les vieilles traditions préservaient la mémoire, n’avait pas entraîné partout les mêmes effets. Sans rien y changer, l’Inde et Rome l’ont inscrite dans leurs codes qui réduisent les femmes à la condition de mineures perpétuelles. Il s’agit donc toujours d’une dépossession véritable. Au contraire, chez les Celtes et les Germains, cette dépossession fait plutôt figure d’affranchissement : n’étant tenue par son sexe à remplir aucune fonction particulière, la femme devient disponible pour toutes, seule ou en collaboration avec ses consorts masculins. Vous avez vous-même souligné, comme des constantes du système indo-européen, la coloration féminine qu’y garde la troisième fonction, et la présence, dans les théologies et les légendes, d’une divinité féminine ou héroïne sans attribution propre et capable, de ce fait, de prêter assistance aux dieux ou héros masculins dans l’exercice de n’importe laquelle des trois fonctions.

Si l’idéologie tripartite éclaire des pans entiers du passé de nos civilisations, les démarches que vous avez suivies pour les mettre au jour intéressent, au-delà de l’histoire, l’ensemble des sciences humaines : avec la notion de transformation, que vous fûtes le premier d’entre nous à utiliser, vous leur avez donné leur meilleur outil. Par la suite, il devait faire ses preuves sur d’autres chantiers, et on s’amuse de voir aujourd’hui redécouvrir sa valeur générale à propos d’une application linguistique, et comme si c’était une grande nouveauté.
Vous avez exposé vos procédures de recherche dans un livre déjà ancien, Loki, que j’aime particulièrement car il représente un peu votre Discours de la méthode, et il énonce les règles de celle-ci.

D’abord, se convaincre qu’« au-delà des éléments, il y a le fait qu’ils forment un tout ». Vos études — je vous cite encore — « aboutissent à mettre en relief des ensembles significatifs dont on s’était habitué à ne retenir, pour les traiter séparément, que des éléments disloqués ».

Ensuite — et quelle leçon de modestie nous donnez-vous là garder toujours présente à l’esprit la pauvreté de notre information. Au premier rang de vos bêtes noires, car vous en avez quelques-unes, se place le savant hypercritique, si bien dépeint par Proust dans le personnage de Brichot : ce type d’érudit imbattable qui rapetisse tous les problèmes et adopte un ton de supériorité condescendante à l’égard des grands auteurs, traités même parfois, comme on l’a fait pour Hésiode, Virgile et Ovide, de « récidivistes du truquage », alors que —vous le dites à propos d’un mémorialiste islandais des XIIe-XIIIe siècles injustement décrié — « ils ont entendu des choses que nous ne pouvons plus entendre ». Vous dénoncez — je cite — « cette maladie de jeunesse (et malheureusement souvent chronique) qui menace toute philologie et s’accompagne presque toujours d’une euphorie agressive ». Il est de fait que vous n’auriez réalisé aucune de vos grandes découvertes si vous n’aviez commencé par prendre les vieux textes au sérieux.

En troisième lieu, vous restituez sa dignité à la méthode comparative, « forme que revêt naturellement dans les sciences humaines la méthode expérimentale », mais non sans avoir au préalable inversé sa démarche. Au lieu, comme autrefois, que la comparaison superficielle serve à fonder des généralisations hâtives, chez vous, c’est le contraire : « La comparaison éclaire l’articulation des détails, mais celle-ci a d’abord été dégagée par critique interne. »Autrement dit, vous ne comparez que des faits ramenés par l’analyse à un niveau plus profond où se dégagent leur signification générale et l’intention qui les motive.

Vous levez enfin l’hypothèque que fit si longtemps peser sur la mythologie comparée l’exigence d’une version primitive, seule authentique. Vous montrez que cette exigence est vaine, non seulement parce que, « dès les plus anciens temps, il a certainement coexisté des variantes aussi légitimes les unes que les autres », mais aussi du fait que la création collective ne s’arrête pas : « Marius et Olive, dites-vous plaisamment, des nombreuses aventures que l’on continue d’imaginer sur eux sortent enrichis mais non modifiés, autant et plus “eux-mêmes” qu’auparavant. »

Pour qualifier ce corps de doctrines, un terme viendrait immédiatement à l’esprit si, en 1973, dans l’introduction au troisième volume de Mythe et Épopée, vous ne l’aviez rejeté avec une certaine brusquerie en annonçant que, pour prévenir toute équivoque, vous banniriez désormais les mots « structure » et « structural »de votre usage.

Vous n’êtes pourtant pas allé jusqu’à les effacer de la seconde édition très remaniée de Mythe et Epopée I, parue en 1974. Je note aussi que les vocables proscrits continuent de couler des jours paisibles dans Mariages indo-européens, votre tout dernier livre. Davantage encore me rassure — et ce m’est une raison de plus pour vous en remercier — votre choix de celui, parmi vos confrères, à qui revient l’honneur de vous accueillir aujourd’hui. Il récuserait, s’il en était besoin, l’exploitation que des médiocres en mal de publicité ont voulu faire de votre résistance à vous laisser enrégimenter dans une école, à supposer, ce dont je doute, qu’une telle école ait jamais existé...

Vous avez créé de toutes pièces une œuvre monumentale et solitaire. Pendant longtemps, son audience n’a pas dépassé un cercle restreint d’admirateurs, et, depuis une vingtaine d’années seulement, des disciples enthousiastes se sont ralliés de tous les coins du monde à ce que, d’un terme forgé par vous il y a trente ans, on appelle de façon courante aux États-Unis « la nouvelle mythologie comparée »sans même, pour vous y reconnaître, qu’il soit besoin de vous nommer. Dès le début, vous avez constitué à vous seul une école. Comment n’eussiez-vous pas été agacé par le zèle rétrospectif de ceux qui, vous découvrant sur le tard, ont cru bon de vous coller une étiquette indistinctement prodiguée à toutes sortes d’entreprises avec lesquelles on n’est pas toujours heureux de se voir confondu ?

Unique par son inspiration, sa démarche et son ampleur, votre œuvre l’est aussi par la nature exceptionnelle des données qu’elle exploite. « Dans aucun autre cas, avez-vous noté, on n’a l’occasion de suivre, parfois pendant des millénaires, les aventures d’une même idéologie dans huit ou dix ensembles humains qui l’ont conservée après leur complète séparation. »Dans aucun autre cas aussi le chercheur ne trouve une base solide dans la parenté des langues, telle qu’un gigantesque effort collectif l’a démontrée et approfondie depuis qu’en 1767, le père Cœurdoux en produisit les premiers exemples devant l’Académie des Inscriptions.

Ce qui rend votre projet sans équivalent, c’est que, prenant pour point de départ l’étude de la langue, vous vous rangez, comme philologue, aux côtés de Benveniste dans la lignée de Bopp, de Max Müller, de Brugmann, de Saussure et de Meillet. Mais vous êtes en même temps attentif aux monuments figurés, et pour avoir entendu les leçons de Frazer, de Mauss et de Granet, vous n’omettez pas d’examiner les données « comme il est usuel pour les dossiers ethnographiques et folkloriques ». Ces multiples approches, difficiles à réunir dans d’autres domaines que l’indo-européen, confèrent à votre vision une richesse, une acuité et une profondeur hors du pair. Jamais ces qualités ne sont mieux ressorties que dans ce que j’appellerai par commodité votre deuxième époque.

Car — et cela aussi serait inconcevable chez d’autres — après avoir publié des dizaines de livres, assis votre renommée, mérité le repos, vous remettez en chantier toute votre œuvre, réorganisant de fond en comble et enrichissant sa matière, éclairant celle-ci sous de nouveaux jours et réfutant les critiques qu’on vous a faites. Tâche colossale à l’égal de la première, mais que vous décrivez modestement comme une simple « mise au point entreprise dans le souci de préparer pour l’inévitable autopsie un cadavre aussi propre que possible ».

Pourtant, on ne saurait imaginer rien de moins macabre que ces gros livres qui s’intitulent la Religion romaine archaïque, Mythe et Épopée en trois volumes, Romans de Scythie et d’alentour, et quelques autres plus courts où vous avez eu la coquetterie d’éviter — je cite « ces notes qui encombrent la moitié inférieure des pages à la manière des vastes décharges qui rendent peu amènes les abords de certaines villes ». Tous ces ouvrages de la veille ou du temps de la retraite respirent la gaîté et la jeunesse. On dirait que délivré de la part ingrate de votre labeur et n’ayant plus à construire pierre par pierre votre édifice, rassuré sur sa solidité, vous prenez vis-à-vis de lui du recul pour pouvoir le contempler et le peindre en artiste. Vous ne sacrifiez rien, certes, de l’érudition ni de la rigueur, mais vous agrémentez les démonstrations les plus ardues de citations cocasses où votre fantaisie se donne libre cours : de Lamartine à la Belle Hélène, de Mallarmé à Lewis Carroll, à Giraudoux et à Cocteau ; plus quelques renvois à des faits divers tirés de la presse quotidienne, « ces cas où l’actualité, expliquez-vous, envoie un écho moqueur aux vieux auteurs de mythes et de légendes ». Pour revenir à eux, a-t-on jamais résumé ou traduit de façon aussi spirituelle et piquante des chapitres entiers du Mahâbhârata, de vieux récits persans qui contiennent, notez-vous, « beaucoup de Laclos, un peu de Sade », et même certains passages très crus de Saxo Grammaticus ? Vous m’avez confié que, dès la petite enfance, les personnages mythologiques vous étaient aussi présents que ceux des contes de fées et, vers sept ou huit ans, des nouvelles d’Edgar Poe. Ce sentiment du concret vous est resté ; il explique que nous suivions vos enquêtes avec la même excitation où nous met la lecture d’un bon roman policier.

Dans la Religion romaine archaïque, vous faites un travail d’historien en démontrant que les premiers habitants de Rome, héritiers d’une longue tradition indo-européenne, ne purent être ces primitifs menant une vie précaire qu’on imagine parfois. Mais c’est comme philosophe des religions qu’au long du livre, vous résolvez les paradoxes apparents de la religion et de la société romaines : d’une part, religion sans mythologie visible, aux divinités décharnées et abstraites contrastant avec des pratiques incroyablement compliquées, tantôt « astuces chicanières », tantôt rites pleins d’une violence sauvage ; d’autre part, une histoire agitée par des luttes sociales et des bouleversements économiques d’un type presque moderne, se déroulant dans une société empreinte de formalisme et d’un immobilisme si rigide que, cette fois épigraphiste, vous pouvez restituer d’après Cicéron une inscription lapidaire antérieure de cinq siècles. Enfin, vous vous révélez moraliste par d’admirables portraits de Caton l’Ancien, Marius, Sylla, Pompée, César et Cicéron.

Les trois tomes de Mythe et Épopée, consacrés aux expressions littéraires de l’idéologie des trois fonctions, captivent le lecteur par l’art avec lequel vous les avez conçus et composés. Cette vaste trilogie en contient plusieurs, emboîtées l’une dans l’autre comme une construction en abîme. Chacun des trois tomes constitue à lui seul un triptyque dont les volets comportent, à leur tour, plusieurs registres. Vous confrontez les littératures épiques de l’Inde, de Rome et du Caucase ; vous faites se correspondre les images du héros, du roi et du sorcier dans les littératures de l’Inde, de la Scandinavie et de la Grèce pour l’un, de l’Inde et de la Perse pour l’autre, de l’Inde, de la Perse et de l’Irlande pour le troisième. Enfin, des parallèles inédits entre des légendes celtes, indo-iraniennes et latines vous permettent d’élucider la genèse de l’historiographie romaine à partir d’une très vieille mythologie.

Fêtes romaines se place dans une optique différente. Pour interpréter des cérémonies et des rites bizarres dont les anciens ne connaissaient plus la signification, au point qu’ils leur apparaissaient comme « d’insolubles rébus », vous dépouillez les ouvrages des agronomes de l’époque et faites revivre le monde paysan, les manières oubliées dont les hommes s’inséraient dans la nature, leurs soucis quotidiens ou saisonniers concernant les essarts forestiers, les aménagements hydrauliques, les intempéries, les incendies de granges et la conservation des grains.

Depuis des siècles, on s’interrogeait sur le sens d’un sacrifice romain aux aspects mystérieux, dit du « Cheval d’octobre ». Pour résoudre l’énigme et prouver qu’elle a sa clef dans les rites védiques de l’asvamedha, vous épluchez les performances olympiques des coureurs à pied, faites appel au savoir des arpenteurs-géomètres, et obtenez même d’un médecin-vétérinaire qu’il mesure avec précision la durée de saignement d’une queue de cheval, prélevée sur un de ces animaux promis au triste sort que leur réserve la boucherie hippophagique.

Qu’on ne s’y trompe pas : de graves questions sont l’enjeu de ces enquêtes pittoresques, car il s’agit, en fin de compte, de savoir si Mars fut à l’origine un dieu agraire ou guerrier, et s’il est ou non permis de réinscrire Rome dans une structure de représentations qui lui fut commune avec l’Inde, l’Iran, la Scandinavie et l’Irlande. On ne peut cependant se défaire de l’impression qu’en apportant des réponses décisives à ces questions et à bien d’autres, vous vous amusez et nous amusez prodigieusement. On penserait souvent en vous lisant à Voltaire, dont vous avez la grâce d’écriture, le style rapide et incisif, le goût de la formule brillante et du mot juste, si ce n’était que, chez vous, l’humour ne s’exerce jamais aux dépens des grands textes, mais, pour reprendre vos propres termes, dans un esprit d’« affectueuse complicité ».

Car le savant austère que, bien à tort, on vous croit être ne dissimule jamais l’homme, ni l’écrivain ; ni même cette sensibilité toujours en alerte que votre commerce épistolaire laisse aussi transparaître quand, vous adressant au même correspondant, vous passez abruptement du « Mon cher ami » au « Cher Monsieur », ou le contraire, selon l’humeur où vous a mis telle nuance de pensée ou d’expression, insoupçonnée de son auteur, que vous avez cru déceler dans la dernière lettre reçue de lui.

Cette vivacité d’imagination est le fait du poète ; je l’ai aussi connue chez André Breton. Or, vous vous montrez poète chaque fois que vous traduisez Properce et Virgile, ou nous transportez dans le monde merveilleux des contes ossètes où passent des princesses « si belles, si blanches de peau et si transparentes qu’on voyait l’eau couler dans leur gorge quand elles buvaient »... Les Ossètes sont les derniers descendants des Scythes, et l’on s’enchante d’apprendre de vous comment les obscurités d’Hérodote s’éclairent par leur plus récent folklore, ou même par des informations glanées auprès de vos « amis kurdes (...) cireurs de bottes et chauffeurs de taxi d’Istanbul ». L’attention prêtée à ces humbles sources locales ne vous détourne pas de puiser à d’autres plus lointaines, ainsi en Amérique septentrionale. Dans ce cas aussi, un sens infaillible de la réalité ethnographique vous guide, car l’américaniste pourrait relever bien d’autres ressemblances entre les contes du Caucase et ceux du Nouveau Monde : rencontres moins surprenantes depuis que des travaux en cours révèlent une parenté entre des langues californiennes et celles de l’Asie occidentale. Ici encore, vous avez ouvert la voie en rapprochant il y a vingt-cinq ans — et alors, non sans audace — le quechua, langue du Pérou, et le turc.

Toutes ces trouvailles, si riches et si fécondes, ne doivent pas faire oublier la vision d’ensemble, et à bien des égards prophétique, qui se dégage de votre œuvre. Car le problème qu’elle pose et sur lequel elle projette tant de lumières, c’est, en définitive, celui du rôle de l’idéologie dans la vie des sociétés humaines : idéologie dont, après des siècles voués à la raison triomphante, nous observons le foudroyant retour. En 1939, à la veille de la guerre, votre livre Mythes et dieux des Germains soulignait à quel point les chefs et la masse allemande ont, sans toujours s’en rendre compte, « coulé naturellement leur action et leurs réactions dans des moules sociaux et mystiques hérités d’un passé très lointain ». Nous sommes aujourd’hui témoins de phénomènes du même ordre en Iran et en Asie du Sud-Est. C’est sous la poussée d’idéologies que les peuples doutent d’eux-mêmes ou s’affrontent, que prolifèrent les sectes, que se réveillent les querelles religieuses. Pour insuffler un regain de vitalité à notre vieux continent affaibli par les guerres, les révolutions et les crises économiques, on s’inquiète même d’entendre çà et là des voix qui prônent un recours aux inspirations de l’âme indo-européenne.

Nulle œuvre, mieux que la vôtre, ne peut mettre en garde contre ce genre d’illusion. Car cette idéologie indo-européenne dont vous avez minutieusement démonté les ressorts, vous savez qu’elle n’a survécu au cours des siècles et même des millénaires que comme une forme vide ; ou plutôt, une forme que les rêveries philosophiques, les prétentions dynastiques, et autres péripéties de l’histoire intellectuelle ou sociale, ont remplie à chaque époque de contenus différents. On la voit ressurgir par intermittence chez Platon dans la République, chez Virgile dans l’Énéide, à diverses occasions durant le Moyen Age européen et, plus spécialement en France, dans la structure tripartite de l’État monarchique jusqu’à la Révolution.

De cette idéologie desséchée dès les premiers exemples qui nous sont parvenus d’elle, vous avez pris les mesures ; raison pour laquelle vous pouvez rendre à la Grèce infidèle l’hommage de s’être ouverte à des influences venues d’ailleurs, et d’avoir — je cite — « choisi comme toujours la meilleure part : aux réflexions toutes faites et aux relations préétablies des hommes et des choses, que lui proposait l’héritage de ses ancêtres venus du Nord, elle a préféré les risques et les chances de la critique et de l’observation, elle a regardé l’homme, le monde, la société avec des yeux neufs. »

Historien de la longue durée, vous succédez, Monsieur, à un autre historien qui manifestait une préférence pour la plus courte. Et cependant, êtes-vous si distants l’un de l’autre ? Plusieurs des vieux auteurs que vous citez appartinrent de leur temps à la seconde catégorie, et vous nous proposez, en somme, une théorie de leur pratique. « Un peuple qui n’aurait pas de mythes, avez-vous écrit, serait (...) mort. » Vos analyses font mieux comprendre le rôle fondamental que, parmi nous encore, jouent l’historien des événements qu’il a lui-même vécus, le publiciste : comme par le passé, ne contribuent-ils pas à garder actuelles « ces questions philosophiques et morales que pose implicitement tout récit mythique ou légendaire », et n’espèrent-ils pas que leur témoignage aidera leurs continuateurs à entretenir — je vous cite encore — « cette collection de ressorts bien agencés dont est faite partout la conscience morale des peuples » ?

Après avoir noté avec philosophie que « dans les sciences dites humaines, le refus du progrès pendant vingt-cinq ou trente ans est de pratique usuelle, sinon recommandable », vous vous réconfortez à l’idée que « rien n’est jamais perdu des propositions d’avenir : elles attendent seulement dans l’immensité, dans l’éternité des bibliothèques, la flânerie ou l’inquiétude d’un esprit libre ».

Ceux que vous rejoignez ici se flattent d’un jugement libre. Peut-être, avant de vous accueillir parmi eux, ont-ils trop flâné dans la bibliothèque que vous avez écrite à vous seul, mais ils n’éprouvent nulle inquiétude sur le sort que la postérité lui réserve. Vous souhaitiez dans un de vos livres que vos résultats offrent l’intérêt, « à ce stade, plus esthétique que scientifique, de proposer à l’émerveillement du lecteur la libre, l’infinie fécondité de l’esprit humain ». Ce qui, de façon plus durable encore, émerveillera le lecteur, c’est que non seulement par ses résultats, mais par l’alliance exemplaire qu’elle a su nouer entre la science et l’art, votre œuvre offre une vivante illustration de l’originalité, de la puissance et de la fertilité d’esprit qui sont la marque d’un grand homme.