Réponse au discours de réception d’André Theuriet

Le 9 décembre 1897

Paul BOURGET

Réponse de M. Paul Bourget

au discours de M. André Theuriet

prononcé dans la séance du 9 décembre 1897

 

 

Monsieur,

Je ne me doutais guère, lors de ma première rencontre avec votre œuvre et votre nom, que je serais un jour appelé à l’honneur de vous souhaiter la bienvenue dans cette compagnie. Il y a de cela presque trente ans. Vous étiez alors un très jeune homme, connu des lettrés par quelques poèmes insérés dans la Revue des Deux Mondes et que vous veniez de réunir sous ce titre gracieux et symbolique le Chemin des Bois. J’étais un écolier de seconde dans un vieux lycée de province assez pareil à ce collège de Bar-le-Duc où vous avez grandi vous-même. Le régime du vers latin n’avait pas encore fini son temps. Je ne sais pas s’il était funeste ou bienfaisant pour l’éducation générale des esprits. Je sais qu’il nous donnait, à quelques camarades épris de littérature et à moi-même, une heure exquise lorsque notre professeur substituait à la sèche matière un fragment d’un poète contemporain qu’il nous demandait de traduire. C’est ainsi que nous fut dictée un jour votre délicieuse Chanson du Vannier, celle qui a pour refrain :

Brins d’osier, brins d’osier,
Courbez-vous assouplis sous les doigts du Vannier…

Je me rappelle, comme si cette révélation datait d’hier, l’enchantement qui saisissait nos jeunes têtes, à mesure que se déroulaient les stances où vous racontez les métamorphoses de ces frêles baguettes, devenues sous la main du rustique artiste un berceau où faire dormir un enfant, une corbeille où ramasser le trésor parfumé des fraises mûres, un van où secouer les épis de blé, une cage où garder un oiseau siffleur, une nasse où surprendre la truite frémissante, une claie où coucher le vannier lui-même :

… Et vous serez aussi, brins d’osier, l’humble claie
Où, quand le vieux vannier tombe et meurt, on l’étend
Tout prêt pour le cercueil. – Son convoi se répand
Le soir dans les sentiers où verdit l’oseraie…

Ce paysage, apparu derrière chacune de ces rimes, nous le reconnaissions. Ces vertes et pâles lignes des saules, elles bordaient les routes où nous cheminions, deux par deux, le jeudi et le dimanche. Ces vignes que vous nous décriviez, s’empourprant à l’automne, nous les avions vendangées aux dernières vacances. Cet arôme des fraises mûres dont vous parliez avec une fine sensualité doucement païenne, nous l’avions respiré dans l’air de notre été. Nous vous sentîmes tout de suite si près de nous, si vraiment pénétré d’impressions pareilles aux nôtres que cette poésie rustique et familière nous prit dès ce premier jour, et le nom d’André Theuriet commença de passer et de repasser dans nos entretiens d’écoliers passionnés déjà de littérature. J’imagine qu’il repasse de même aujourd’hui dans les propos d’adolescents semblables à ceux que nous étions alors et qui vont cherchant dans les livres de leurs contemporains célèbres des révélations sur l’énigme de leur propre cœur. Les portions de leur sensibilité secrète que votre œuvre de poète leur éclaire sont parmi les plus délicates et les plus profondes, puisque vous leur apprenez à sentir et à aimer la terre sur laquelle ils vivent, et à être, comme vous-même, absolument, intimement, vraiment de leur pays.

Être d’un pays !… Quelle simple formule, si simple qu’elle semble au premier abord presque dépourvue de sens ! Bridoison disait : « On est toujours fils de quelqu’un. » Il aurait pu ajouter : « et né quelque part. » Mais les registres de l’état civil, en accolant à notre nom celui de l’endroit où nous avons vu le jour, ne nous font pas de cet endroit. Il faut autre chose pour que s’accomplisse ce mystérieux mariage du sol et de l’âme que l’homme résume dans ce mot si tendre et si profond : mon pays. Pour être d’un pays, il ne suffit pas d’y être né, il ne suffit même pas d’y avoir grandi. Il faut que notre famille y ait duré, que ceux dont nous sortons aient joué enfants là où nous avons joué enfants, qu’ils aient mêlé leurs premiers rêves de jeunesse aux horizons où s’égarent les nôtres, que leurs travaux, leurs bonheurs, leurs chagrins, se soient associés au décor où nous nous mouvons. Il faut que nos morts soient là autour de nous, dans les rues, dans la campagne, que les plus hautes et les plus humbles influences émanées des choses nous aient façonnés à travers eux de telle manière que le climat de notre ville soit entrée en nous comme son histoire et que, partout ailleurs, nous nous sentions un peu étrangers, dépaysés, pour employer le terme expressif dans lequel le langage populaire résume cette souffrance de la créature arrachée à l’atmosphère héréditaire, à cette communion sacrée du sol et de l’homme, hors de laquelle il n’y a ni foyer durable, ni unité d’action nationale, ni santé de l’esprit, ni certitude de la volonté. Hélas ! Dans notre France contemporaine, centralisée à l’extrême, combien ont été privés de cet appui premier ! À combien fut-il donné, qui l’ont méconnu ! Vous, Monsieur, vous aviez le bonheur d’être d’un pays. Vous avez eu la sagesse de vous y rattacher autant que la vie vous l’a permis. Le meilleur de votre talent vient de ce bonheur et de cette sagesse.

Peu s’en est fallu cependant que cette communion avec la terre natale ne vous fût refusée, à vous aussi. Vous étiez le fils d’un fonctionnaire, et, comme tel, condamné à toutes les chances d’une existence vagabonde qui vous eût, au gré des bureaux, promené du sud au nord et de l’est à l’ouest. Votre mère fut la fée protectrice qui vous sauva de ce danger. Vous avez raconté vous-même, dans ce délicat volume de souvenirs que vous avez intitulé Années de Printemps, avec quelle nostalgie elle se languissait loin de Bar-le-Duc, votre ville de famille, et comment elle n’eut de repos qu’après avoir décidé votre père, alors receveur des domaines, à solliciter sa nomination en pays lorrain. Vous ajoutez, non sans malice : « Si aux termes du Code l’épouse doit suivre son mari, en fait c’est le mari qui suit l’épouse. Sur cent fonctionnaires mariés, il y en a bien quatre-vingts qui finissent leur carrière dans le pays de leur femme. » Vous revîntes donc à l’âge des toutes premières impressions, dans votre terroir d’origine, dans cette vieille capitale du Barrois qui a donné à votre enfance des émotions si fraîches, à votre jeunesse de si gracieux thèmes de poésie, à votre maturité de précis et justes motifs pour vos tableaux de vie provinciale. C’est un coin bien particulier de la France que cette portion de la Lorraine qui touche à la Champagne, que ce pagus Barrensis qui va de la Marne à la Moselle. Ce n’est pas encore la frontière, mais c’en est l’approche, le premier morceau de notre marche de l’Est. Placée entre le versant du Rhin et celui de la Seine, comme à l’avant-garde de notre patrie, cette mince ligne de terre a vu naître dans un de ses villages, à Domrémy, le cœur de vierge où l’amour de la France a brûlé de la flamme la plus intense, cette Jeanne que votre compatriote et ami Bastien-Lepage a évoquée écoutant ses voix, dans une toile mémorable. Il lui a suffi, pour retrouver cette image héroïque en sa vérité, de copier une des filles de votre campagne et cette campagne elle-même. La nature ici n’est pas grandiose. C’est la terre des coteaux et des bois, de ces coteaux, comme s’exprime naïvement un vieux chroniqueur de Bar « où se récolte un vin bienfaisant et très ami de l’homme ». Oui. Nature aimable et qui se laisse approcher, qui se prête à la familiarité humaine, où l’hiver n’est pas trop rude, où l’été n’est pas trop brûlant, où il fait bon vivre, et qui enseigne cette philosophie ramassée dans la devise d’un de vos ducs : Moderata durant. La race qui s’est formée là est à la fois sensible et réfléchie, exaltée et judicieuse. Toutes les énergies passionnées d’un pays de frontière sont en elle, et tout le raisonnement d’une population avisée, qui a corrigé les exaltations de son histoire par l’enseignement que lui donnait cette terre sans aspects excessifs et d’utile labeur. Ce mélange singulier de poésie et de jugement a son symbole dans l’écusson de votre cher Bar-le-Duc où se voient « trois pensées feuillées et tigées au naturel », avec cet exergue : « Plus penser que dire. » Ces trois fleurs de mélancolie, c’est le blason d’un poète, d’un rêveur, d’un chimérique, et cette devise positive est celle d’un homme d’action et d’un réaliste. Ces deux éléments contradictoires se juxtaposent dans votre pays. Ils se sont juxtaposés dans votre vie et dans votre œuvre. N’avez-vous pas écrit de la même plume des vers lyriques et des récits d’observation, de fines élégies pleines de songe et des nouvelles de la plus humble réalité bourgeoise ?

Vous nous avez raconté vous-même, en des pages d’une discrète autobiographie, comment le jeune Lorrain qui était en vous a reçu dans la vieille cité des ducs de Bar ce double enseignement de poésie et de réalisme. Avec quelle émotion pieuse, dans ces mêmes Années de Printemps, vous avez évoqué cette ville haute, sa tour de l’Horloge, coiffée en éteignoir, son château ruiné, les antiques hôtels de ses parlementaires et ses jardins en terrasse ! Comme on sent que tous les aspects de cette rue du Bourg où vous demeuriez se sont fixés dans votre imagination d’enfant et quel peuple de fantômes habite encore pour vous ces maisons du XVIe siècle, avec leur perron en pierre, leur grille en fer forgé et les fantastiques gargouilles de leurs chéneaux ! Là, vous avez connu la fin de la province qu’aimait Balzac, celle des anciens émigrés, des chevaliers de Saint-Louis, survivant à leurs espérances, des vieilles chanoinesses, « minces et décolorées comme des fleurs sèches », des vétérans de la Révolution et du premier Empire. Parmi ces figures, deux se détachent avec un relief qui prouve à quel degré leur influence s’est imprimée dans votre jeune sensibilité, celle de votre grand-père d’abord, l’ancien capitaine de dragons de la Grande Armée, devenu, après les guerres, un simple inspecteur des forêts, amant passionné de son métier et qui vous a initié au culte des bois, puis la figure de votre arrière-grand’tante, une vieille demoiselle restée fille pour une romanesque fidélité à un sentiment contrarié, et qui était, elle, une amie passionnée des fleurs. Avec l’un, et quand il vous emmenait dans son bois du Petit-Juré, vous appreniez, suivant votre propre expression « à communier avec la terre ». Un paganisme inconscient s’éveillait en vous, à sentir circuler l’immense et silencieuse sève du monde dans les branches et les feuillages des arbres qui frémissaient sur votre tête, dans les mousses sur lesquelles vous vous étendiez, dans les brins d’herbe parmi lesquels vos regards curieux suivaient le pullulement de la vie animale. La profonde unité créatrice de l’univers se révélait à vous, et le poète encore à naître tressaillait dans votre cœur d’enfant. « Toute ma mythologie », avez-vous dit vous-même, « me revenait en tête, et je croyais sentir passer comme un frisson le souffle des Hamadryades ou entendre au loin la flûte du vieux Pan… » Avec l’autre, avec la vieille demoiselle que vous nous avez décrite dans des stances si émues, ouvrant un exemplaire de Zaïre, pour y contempler une relique d’amour, un œillet rouge séché entre deux pages, ce paganisme s’idéalisait, s’attendrissait en extases devant les miracles du monde végétal, et vous deveniez cet adorateur des plantes que vous êtes resté. Elle vous conduisait dans son jardin traversé par l’Ornain. Toutes les variétés de la flore de l’Est, les plus rares comme les plus communes, foisonnaient dans cet enclos, que tous vos lecteurs connaissent. Vous nous l’avez, à maintes reprises, minutieusement et amoureusement décrit, avec ses buis en boule, ses espaliers, son fouillis d’arbres et ses massifs qui dataient de l’enfance de la maîtresse du lieu. « Les fleurs, dites-vous, repoussaient chaque année aux mêmes places, il s’en dégageait une antique odeur, cordiale et pénétrante, qui semblait une émanation de l’esprit de la tante Thérèse… » Il circule dans tous vos poèmes rustiques cet arôme cordial et pénétrant, les deux mots qui définissent le mieux l’art du Chemin des Bois, du Bleu et du Noir, du Livre de la Payse. Vous nous racontez quelque part qu’au cours d’une de ces promenades, vous avez demandé un jour à votre éducatrice comment se composait le miel. Elle répondit : « Avec le cœur des fleurs » et, se baissant, elle cueillit une primevère, puis, posant sur vos lèvres le pistil humide et vert : « Goûte », ajouta-t-elle. « Et j’y goûtai, dites-vous, et je trouvai qu’elle avait raison... » Cette saveur d’un miel sauvage, composé de toutes les fleurs de Lorraine, c’est celle de tous vos vers de nature, et vous avez, à la façon des poètes, payé royalement votre dette à la douce morte qui vous a, la première, révélé le secret des vrais artistes, celui de faire de l’exquis avec les plus humbles choses : vous avez fixé son image dans l’élégie dont je parlais tout à l’heure. Je regrette qu’elle soit trop longue pour la citer toute. J’en redirai seulement les dernières stances, où vous montrez la promeneuse du jardin, devenue trop âgée pour errer dans les allées, et emprisonnée dans sa chambre, entre ses tentures de Flandre aux teintes passées, l’épinette silencieuse, les miroirs ternis et les meubles en bois de rose. Un livre, reprenez-vous,

… Un livre est seul parmi ces reliques fanées,
Et sous le papier mince et noirci d’un feuillet
Une fleur sèche y dort depuis soixante années.
Le livre c’est Zaïre, et la fleur un œillet.

L’été, près de la vitre, avec le vieux volume,
La grand’tante se fait rouler dans son fauteuil…
Est-ce le clair soleil ou l’air chaud qui rallume
La couleur de sa joue et celle de son œil ?

Elle penche son front jauni comme un ivoire
Sur l’œillet qu’elle a peur de briser dans ses doigts,
Un souvenir d’amour chante dans sa mémoire,
Tandis que les pinsons gazouillent sur les toits.

Elle songe au matin où la fleur fut posée
Dans le vieux livre noir, par la main d’un ami ;
Et ses pleurs vont mouiller ainsi qu’une rosée
La page où soixante ans l’œillet rouge a dormi.

Quel chef-d’œuvre d’anthologie, que ce petit poème ! Plus simplement, quel chef-d’œuvre tout court et qui suffirait à classer l’artiste qui a miniaturé ce tableautin dans le groupe choisi des lyriques intimes de ce siècle : à côté et sur le même rang que le Sainte-Beuve des Consolations, que le Brizeux de Marie, que l’Antony Deschamps des Dernières Paroles ! Et ce n’est pas là, comme le célèbre sonnet d’Arvers, une de ces rencontres, un de ces « bonheurs » isolés qui n’ont pas eu de lendemain. Elles abondent chez vous, les pièces de cette qualité de sentiment. Chaque fois que vous avez demandé l’inspiration à vos souvenirs barrois, votre vers a rendu ce son ravissant de délicatesse et de rêverie. Que parlais-je de tableau et de miniature, tout à l’heure ! La définition de votre art, vous l’avez donnée vous-même ingénument et gracieusement par une comparaison empruntée à vos chères forêts, lorsque, vous rappelant le jour où vous aviez assemblé vos premières rimes, vous ajoutez : « J’étais si fier de ma strophe finale que je me la répétais du matin au soir à satiété, comme le loriot qui n’a que trois notes et qui les redit sans se lasser… » Beaucoup de savantes orchestrations dont le bruit nous a étourdis des années seront oubliées, alors que les amoureux de la poésie continueront d’écouter à travers vos œuvres les trois notes exquises de l’oiseau chanteur de Lorraine.

Âme lorraine, âme de frontière, âme complexe !… Qui le croirait ? Cette chanson d’oiseau des bois, vous avez eu le talent d’en fixer les modulations sauvages du fond d’un bureau, parmi la monotonie des occupations les plus régulières et les moins propres, semble-t-il, à une telle poésie, – car, à peine sorti du collège, vous avez dû quitter Bar-le-Duc et le jardin traversé par l’Ornain, et les bois du Petit-Juré, pour devenir tout bourgeoisement, tout prosaïquement un fonctionnaire ! Vous ne nous cachez pas que la secousse fut rude. « À la maison, dites-vous, une surprise désagréable m’attendait : l’administration venait de me nommer receveur des domaines à Auberive… » Et vous ne nous cachez pas davantage que vous vous êtes vite résigné. Après tout, que la même plume qui libellait des actes d’enregistrement ait pu écrire des vers comme les vôtres, c’est une contradiction sans doute assez extraordinaire, mais qui cependant s’explique encore. Certaines personnes d’une sensibilité très délicate acceptent volontiers et provoqueraient presque une existence en partie double. Entre la vérité secrète de leur cœur et la réalité quotidienne, elles établissent une sorte de cloison étanche. D’un côté, c’est leur « moi » profond et sincère, une pensée conforme à leur Idéal ; de l’autre, c’est l’animal extérieur, l’être de servitude et qui obéit aux devoirs de sa condition sans y mêler rien de lui-même. Un trait plus singulier de votre destinée intellectuelle est que vous ayez pu, vous le lyrique intime qu’avait façonné votre rêveuse enfance, devenir le romancier de mœurs à qui nous devons des études si exactes, si poussées, si réalistes, pour tout dire, de la société provinciale. Vous vous excusiez tout à l’heure de n’avoir jamais analysé que les cœurs peu compliqués des bûcherons et des charbonniers de la forêt. Vous oubliiez et Sauvageonne et le Fils Maugars et la Maison des Deux-Barbeaux, et Tante Aurélie, et Madame Heurteloup, et Bigarreau, et Amour d’Automne. J’allais citer presque tous vos livres où se révèle l’autre tendance de l’esprit lorrain, cette faculté d’y voir juste et net, ce positif et direct coup d’œil, sans illusion à la fois et sans pessimisme, tournure d’intelligence bien Française par cette qualité d’un bon sens lucide et précis. Comment s’est fait en vous le mariage de cette observation un peu terre à terre et de l’exquise imagination qui vous a dicté vos vers de nature, c’est un problème de psychologie littéraire que je livre à vos futurs biographes, comme aussi cet autre : pourquoi le délicat paysagiste qui est en vous a-t-il caché au lecteur habituel, voire à la critique, l’observateur désabusé qui a tracé des portraits de tyrans domestiques aussi vigoureux que celui du père Maugars ou de la vieille Heurteloup, et incarné le libertinage campagnard dans des types aussi brutaux que celui de Jean de Saint-André ou du beau-père de Sauvageonne ? Mais qui a pu traverser la vie littéraire sans apprendre qu’être célèbre, c’est être méconnu par plus de gens ? Lorsque l’on compare la légende qui s’établit autour de certaines œuvres à ces œuvres mêmes, on reste parfois étonné du degré de cette méconnaissance. Quoi de plus maladif et de plus tragique par exemple, et dès le début, que les belles nouvelles de Maupassant qui a, toute sa vie durant, passé pour un auteur gai, pour un jovial et gaulois conteur ? Quoi de plus imprégné d’une foi profonde, religieuse, presque superstitieuse, dans l’idéal et son triomphe, que l’œuvre de Renan dont le nom est devenu synonyme de scepticisme ? Et pour en revenir à vous, Monsieur, quoi de plus sévère, dans son ensemble, que votre tableau de la province, à vous qui passez pour un idyllique aquarelliste de sous-bois ?

Avec vous, du moins, cette équivoque de l’opinion a son excuse. Le poète, en effet, n’est jamais absent de vos peintures provinciales. Elles ressemblent à ces tableaux hollandais, qui représentent des intérieurs bourgeois avec des fenêtres ouvertes sur une perspective de campagne. C’est le poète, chez vous, qui peint ces fonds de verdures et de forêts, tandis que l’observateur, initié par son labeur quotidien à toutes les petitesses des petites gens, modèle les physionomies du premier plan. Vos personnages se divisent nettement en deux groupes : les uns, que j’appellerai des âmes de province, sont de la lignée de votre grand-père et de votre grand’tante ; les autres sont, – pour reprendre un mot spirituel d’un autre romancier, – des âmes de sous-préfectures, en qui vous avez discerné et marqué très nettement la plate médiocrité de la classe moyenne, lorsqu’elle se réduit, comme fait trop souvent la nôtre, à une existence de fonctionnaires ou de petits rentiers. Quoique vous ayez, emprisonné, vous aussi, dans la geôle, prudemment pratiqué dans ces études de mœurs, la devise que je citais : « Plus penser que dire », une conception très nette de la vie française se dégage de ces romans et en forme la philosophie. Vous croyez que la plante humaine ne vaut que par la force du terroir, par son attachement aux vieilles et simples mœurs par la rentrée dans la nature. Vous considérez que l’attrait fascinateur de Paris, cette conséquence morale de l’excessive centralisation, est une des pires causes d’appauvrissement pour notre vie nationale. Vous aimez et vous célébrez les êtres de coutume et de tradition, tous ceux qui ont demandé le secret de la force et de la santé intérieure aux souvenirs de leur race et à la familiarité avec la terre maternelle. Vous haïssez au contraire tous ceux qu’un des plus hardis psychologues de la génération nouvelle a définis d’un mot expressif : « des déracinés ». À voir la piété avec laquelle vous allez recueillant les chansons régionales, les termes pittoresques du patois, comme vous évoquez avec complaisance les scènes du labeur agreste, on devine que vous rêvez pour notre patrie une autre destinée, un retour à cette variété locale qui suppose des centres d’énergie indépendants, une diminution de ce despotisme de l’État qui efface chaque jour un peu davantage la physionomie de nos antiques provinces en diminuant un peu davantage l’initiative des individus, et c’est ainsi que vous nous amenez sans prédications, sans théories, aux mêmes conclusions que les maîtres les plus sévères de la Science sociale, un Le Play ou un Taine. Seulement, fidèle au programme de votre premier livre, vous nous y amenez par le chemin des écoliers, par le Chemin des Bois.

L’éloquente phrase du Fils naturel sur la bienfaisance du mariage jeune que vous nous avez citée tout à l’heure, montre que votre glorieux prédécesseur était arrivé, lui aussi, sur quelques points essentiels à une théorie de la santé sociale toute voisine de cet idéal traditionnel qui domine votre œuvre, et c’est une preuve de plus que la vérité morale marque le point de convergence des routes les plus opposées, car il est impossible d’imaginer un contraste plus complet que celui de vos conditions d’existence et de travail avec les conditions d’existence et de travail de M. Alexandre Dumas fils. Vous ne l’avez pas connu, vous venez de nous le dire. Mais vous l’avez rencontré, et le rencontrer, c’était ne pouvoir plus l’oublier. Vous vous rappelez certainement comme nous tous cette haute taille, cette carrure d’athlète, ce port altier, ce masque surtout, expressif et singulier, pétri d’intelligence et d’énergie, de gaieté virile et d’amertume cachée, d’ironie tout ensemble et de bonté, de sérénité courageuse et de mélancolie. Il y avait de tout cela dans ce profil accusé, avec son nez busqué, sa moustache hardie, son front éclairé de pensée, sa bouche à la fois indulgente et désenchantée, – et quel regard !… Ses yeux clairs, comme enchâssés dans des paupières un peu saillantes, avaient cette lucidité chirurgicale des grands médecins, des grands confesseurs et des grands hommes d’État. Il semblait qu’à travers tous les mensonges et aussi toutes les pudeurs, toutes les ignorances et toutes les duplicités, ce regard-là dût toujours percer jusqu’au fond l’être sur lequel il se posait et discerner dans l’âme le point malade, la plaie secrète à sonder et à guérir. Un je ne sais quoi de martial répandu sur toute sa personne disait que ce grand homme de théâtre avait dans les veines du sang d’homme de guerre, en même temps qu’une allure d’aristocratie native révélait un atavisme de grand seigneur chez ce courageux ouvrier de lettres qui avait commencé la vie en travaillant de sa plume pour gagner son pain. Ses cheveux, vaguement crêpelés autour de ses tempes, finissaient de dénoncer l’inattendu mélange de races qui avait contribué à produire cette créature extraordinaire. Il n’était pas seulement supérieur, il était à part. Vous avez prononcé à son occasion le mot de Parisien, et sans doute Dumas était un grand Parisien, celui peut-être depuis Balzac qui a le plus intimement pénétré cette prodigieuse ville. Pourtant cette appellation détonne, appliquée à cette génialité si riche. Il tranchait trop fortement, par son opulence de nature, sur le type d’humanité que produisent nos boulevards, nos salons et nos cénacles et dont le trait le plus marquant est un affinement critique, un peu voisin de l’impuissance. Non. Dumas était né à Paris. Il habitait Paris. Il sentait, il aimait profondément Paris. Mais là encore, il était hors cadre. Il eût été une exception partout. Je vous félicitais tout à l’heure, d’avoir connu et célébré la bienfaisance du terroir natal, des mœurs familiales, de l’hérédité simple. Ce bienfait que tant d’humbles destinées subissent sans l’apprécier, l’illustre auteur du Fils naturel et du Père prodigue l’a toujours regretté et il ne l’a jamais reçu. Il était né au-dessus et à côté de toutes les conditions qui assurent à un être humain un développement normal et qui lui permettent d’avoir des semblables, dût-il les dépasser. Enfant illégitime d’un artiste qui fut lui-même excessif de toutes manières, et par le retentissement de la renommée et par la prodigalité du génie, ses origines étaient si complexes qu’à trois générations en arrière il remontait à un aïeul gentilhomme et une aïeule esclave, et comme nous ne sommes jamais, suivant la saisissante formule du philosophe, que l’addition de notre race, jusqu’à la fin, même comblé d’honneurs et de gloire, il devait demeurer et s’en aller tel qu’il était venu, un dominateur à la fois et un révolté.

Cet indépendant irréductible avait à son service un esprit de conversation si original, qu’en le donnant à ses personnages, M. Dumas a renouvelé du coup le dialogue scénique. On comprenait, à l’entendre causer, l’enchantement qui jadis immobilisa Chênedollé auprès de Rivarol des mois durant, au point de bouleverser sa vie plutôt que de renoncer à l’ivresse de cette causerie. Il semble bien que c’était, chez tous les deux, à un siècle de distance, le même don incomparable de trouver sur place tour à tour des répliques inouïes d’à-propos, des raccourcis d’idées éclatant de justesse. Le Rivarol qui répondait à Rulhière disant : « Je n’ai fait qu’une méchanceté dans ma vie… » « Quand finira-t-elle ? » était vraiment le frère de Dumas refusant sa main à un ingrat auquel il avait jadis prêté de l’argent, avec cette parole : « Il n’y a plus rien dedans… » Et le causeur de Hambourg a-t-il rien trouvé de plus finement gai que cette boutade du causeur de Marly, sur un auteur dramatique qu’il avait, comme beaucoup d’autres, généreusement aidé de ses conseils et qui, après le succès, reniait cette collaboration : « C’est un garçon de beaucoup d’esprit, qui fait même des pièces à mes moments perdus… » Il y avait de tout dans cet esprit, de la profondeur et du pittoresque, – de la poésie au besoin et de la gaminerie : « Il est difficile d’écrire un Polyeucte en veston !… » disait-il en parlant de sa dernière œuvre : la Route de Thèbes. Il y avait de la défense surtout. Il s’est peint lui-même avec une exactitude photographique, et, passez-moi le mot, phonographique, dans le Ryons de l’Ami des femmes à qui Montègre demande : « Est-ce en ami que je dois vous aborder ? » et qui répond : « En ami de la veille. Mais nous avons l’avenir pour nous... » En lui, comme dans Ryons, comme dans Jalin, son autre sosie, il y avait du bretteur de conversation et du don Quichotte. On le sentait redoutable et magnanime, toujours sur le qui-vive et cependant incapable d’abuser de cet irrésistible don d’épigramme. Écrivant à quelqu’un qui lui tenait de près au cœur, il disait, donnant ainsi la meilleure définition de sa propre causerie : « Ce n’est pas l’esprit qui vous manque. Ne vous en servez, quand vous voudrez plaisanter, que pour plaisanter les choses, jamais les gens. Nous ne sommes pas assez longtemps sur la terre pour faire de la peine à quelqu’un, sous prétexte de rire un peu. Mais soyez sans pitié pour les orgueilleux et les insolents. Vous aurez de quoi vous rattraper… » Et il se conformait à cette règle, rentrant ses griffes pour jouer sans blesser, à la manière d’un grand félin que l’on sait et qui se sait formidable, alors même qu’il est le plus pacifique. En même temps, on le sentait très bon, d’une bonté généreuse d’être fort, loyal d’une loyauté absolue, et intimement, complètement juste, d’une justice qui n’oubliait jamais un procédé délicat on simplement gracieux. Aussi n’avait-on pas peur de ce terrible esprit qui n’a jamais sacrifié à une saillie, non pas même une amitié, comme tant de faiseurs de mots cruels, mais une camaraderie, une relation. Seulement l’arme était là, toujours prête. On devinait qu’il avait trop longtemps vécu dans un monde trop peu sûr, qu’il lui avait fallu, trop jeune, tenir tête à trop de trahisons, rencontrer trop d’hostilités. Moins puissant d’intelligence, et aussi moins honnête homme, il eût été un réfractaire. Moins noble de cœur, moins compatissant dans sa force pour les faiblesses des autres, il eût été un misanthrope. Il y a en lui les débris de l’un et de l’autre, mais amalgamés et fondus dans un moraliste, isolé lui-même au milieu du groupe des écrivains de cette sorte, car il est si hardi qu’il a parfois des allures de nihiliste et de destructeur ; il est si passionné qu’il inquiète les consciences à la minute même où il prétend les guérir, et avec cela il est si vivant, si éloquent, si poignant qu’il ne permet pas l’indifférence.

C’est que le moraliste en lui, vous l’avez noté, Monsieur, très finement, était né de la douleur. D’ordinaire, ceux qui font profession de dogmatiser sur la vie humaine, se sont formé une doctrine en raisonnant sur des idées. Ce sont des philosophes et qui, rencontrant la réalité, la jugent au nom d’un système. Ainsi firent jadis un Pascal, un La Bruyère, un Vauvenargues, ainsi plus près de nous, un Joubert et un Doudan. Dumas, lui, n’est arrivé à l’idée qu’à travers la réalité. Il a connu et senti la vie avant de la penser. Son effort vers une doctrine n’eut jamais rien de purement philosophique ni de froidement abstrait. Il a écrit, dans la Préface générale de son Théâtre, cette phrase éloquente : « Quand tu souffriras, regarde ta souffrance en face, elle t’apprendra quelque chose », et lui-même, dans l’admirable lettre à M. Cuvillier-Fleury qui précède la Femme de Claude, une de ces confessions publiques comme en ose seule la souveraine franchise du génie, il a démontré que son œuvre entière n’était que la mise en pratique de cette courageuse maxime. C’est le mot de toutes ses pièces et de tous ses livres, le principe de leur portée et de leur limitation. Vous nous avez rappelé fort heureusement en quels termes il avait formulé le programme de son effort d’écrivain : « Je cherchai le point sur lequel ma faculté d’observation pouvait se porter avec le plus de fruit. Ce point, c’était l’amour… Dumas faisait cette déclaration de bonne foi. Il s’abusait lui-même en croyant qu’il avait abordé les problèmes de l’amour par choix et pour des raisons de doctrine. Il s’y était attaqué parce qu’il en avait souffert. Il ne les avait pas choisis, il s’y était heurté, et cela dès la première heure où sa pensée éveillée avait commencé de réfléchir. Examinez les quelques thèses sur lesquelles il n’a jamais varié, vous trouverez derrière toutes la trace d’une misère ou d’une blessure personnelle. S’il a mené, par exemple, lui, le grand révolutionnaire, une campagne acharnée contre l’amour libre, que les romantiques de son époque justifiaient par la passion, que les féministes d’aujourd’hui justifient par le droit de la femme, c’est qu’aussitôt jeté dans le monde il avait connu la rançon de chagrin que ces caprices du cœur et des sens infligent, non pas aux coupables qui s’en grisent, mais, aux autres, aux innocents qui les expient. Écoutez de quel ton, devenu soudain très grave, le spirituel Ryons prononce cette phrase : – « Quand on est honnête femme, il n’y a plus qu’une chose à faire, quoi qu’il arrive et quoi qu’il en coûte, c’est de rester honnête. Autrement, il y a trop de gens qui en souffrent plus tard. » Ce soupir douloureux, c’est Dumas lui-même qui le pousse par la bouche d’un de ses héros favoris, de ceux dont un écrivain d’imagination peut dire : « Hic est filius meus, in quo mihi bene complacui. » Rapprochés du début de l’Affaire Clémenceau, ces mots de l’Ami des Femmes prennent tout leur sens. C’est la plainte de l’homme de cœur qui a reçu la vie hors du mariage, et qui, tout jeune, s’est trouvé différent des autres. Humilié et brutalisé par des inconscients à cause de cette différence, il n’a pu s’empêcher de penser, en méprisant l’injustice de ses bourreaux : « Plus de vertu chez ceux à qui je dois le jour, et cette épreuve m’eût été épargnée… » Et voilà pourquoi, ayant regardé cette douleur en face, le moraliste chez Dumas conclut à la nécessité sociale de la vertu dans l’amour. Lorsqu’il a grandi et qu’il s’est trouvé lancé dans ce qu’il appelle le « paganisme de la vie moderne », il a de nouveau rencontré l’amour libre, prodiguant ses sourires, ses tentations, ses misères, et il a aussitôt senti la cruauté d’exploitation du demi-monde, exploitation de l’argent de l’homme, de son repos, de son honneur, par les Albertine de la Borde, et les Suzanne d’Ange d’une part, exploitation du cœur de la courtisane, quand elle en a un, par l’homme qui ne voit en elle qu’une machine à plaisir. Vous souvenez-vous des vers dans lesquels il a raconté le convoi de la Dame aux Camélias :

… Pauvre fille, on m’a dit qu’à votre heure dernière
Une main mercenaire avait fermé vos yeux
Et que, sur le chemin qui mène au cimetière
Vos amis d’autrefois étaient réduits à deux… ?

La femme et l’homme lui sont alors apparus, dans ces relations fantaisistes que l’on décore du joli nom de galanterie ; comme deux ennemis armés, et comme deux ennemis encore dans ces relations plus romanesques que l’on décore du noble nom de passion. Il a diagnostiqué, de son même regard chirurgical, le microbe de haine et de douleur caché dans l’adultère aussi bien que dans la prostitution, et il a commencé, pour ne la finir qu’à la mort, cette campagne « contre l’amour courant, qui est en voiture, au bal, qui rit pendant, qui se plaint après, qui recommence et qui, sous cette double forme : prostitution, adultère, mine peu à peu la famille, sans qu’on s’en aperçoive, comme les rats minent une maison à l’insu des locataires ». Et il ajoute : « Je suis las d’entendre toujours répéter les mêmes sophismes, les mêmes subtilités, touchant cette vieille question, et j’ai voulu, avant de mourir, me donner la joie d’imprimer la vérité toute nue… » Ces lignes sont datées du mois de décembre 1867, il y a précisément trente années. Elles résumaient l’œuvre de Dumas à cette date, elles résument cette œuvre depuis cette date, et leur sévérité toute chrétienne fait comprendre qu’il ait pu s’écrier, au cours d’une conversation avec le généreux évêque d’Orléans : « S’il n’y avait que des croyants comme vous et des hérétiques comme moi, Monseigneur, l’entente se ferait vite… »

C’est qu’en effet il y a de l’apostolat, et de l’apostolat chrétien, dans cette manière de comprendre sa propre expérience, comme une leçon dont faire profiter les autres, et sa propre douleur comme une épreuve à leur épargner. Cette vertu de charité intellectuelle explique, plus encore qu’un prodigieux talent de constructeur dramatique, la prise étonnante que cet artiste, d’un faire parfois si dur, d’une poigne si volontiers meurtrière, eut toujours sur le public. Les femmes surtout ne s’y sont jamais trompées. Elles ont senti, dès le premier jour, que cet écrivain qui parlait d’elles tantôt avec une indignation si âpre, tantôt avec une ironie si insolente, les aimait, les plaignait profondément, tendrement. Il avait eu beau lancer son fameux : « Tue-la. » Il avait eu beau les traiter « d’êtres illogiques, subalternes et malfaisants », déclarer que la pire folie pour un homme était de mettre sa vie et son honneur dans les mains de ces créatures « dont le principal souci est de s’habiller tantôt comme des sonnettes, tantôt comme des parapluies », elles lui pardonnaient et ses anathèmes et ses boutades, parce qu’il était aussi celui qui avait écrit : « J’ai toujours fait ce que j’ai pu pour empêcher une femme de descendre quand je l’ai vue en haut, et pour la faire remonter quand je l’ai vue en bas… » Elles lui savaient gré même de ses duretés pour elles, parce qu’elle y voyaient la preuve de la tragique importance qu’il attachait au problème de l’amour. Il les discutait, il les critiquait, mais il les comprenait. Elles avaient pour lui des reconnaissances de pénitentes pour un directeur de conscience, intelligent de leur sensibilité comme un complice, secourable comme un ami, et cependant inflexible comme un juge. La morale qu’elles venaient recevoir, ou du moins écouter, dans la salle du Gymnase ou celle du Théâtre-Français était quelquefois bien amère quand la pièce s’appelait la Visite de Noces ou la Femme de Claude, bien hardie quand cette pièce s’appelait les Idées de Madame Aubray, bien persifleuse, sinon bien outrageante quand cette pièce était l’Ami des Femmes ou le Demi-Monde. Mais c’était une morale issue de la vie, frémissante d’expérience directe, et comme encore brûlante de la flamme des passions où l’auteur s’était jeté pour l’en arracher. À ce prédicateur laïque, tout langage était bon pour dire sa pensée. Tantôt il la causait, cette pensée, sur le ton railleur, j’allais dire avec la blague d’un vieux garçon adossé à une cheminée, dans un cercle parisien. Vous vous rappelez Lebonnard dans la Visite et Stan dans Francillon. Tantôt, avec le Rémonin de l’Étrangère, avec le Leverdet de l’Ami des Femmes, avec le Barantin des Idées de Madame Aubray, il l’exposait à la façon d’un professionnel de laboratoire ou de bibliothèque. D’autres fois, il solennisait cette pensée avec un Montaiglin ou un Claude Rupert au point de faire prononcer sur les planches des phrases qui ne s’entendent que dans les églises. Qui n’a frémi à la magnifique prière du troisième acte, dans la Femme de Claude : « Créateur de toutes choses, maître tout-puissant de l’espace, du temps, des mondes, de tout ce que nous voyons, de tout ce que nous ignorons… Cette femme a parlé de repentir, faites que cela soit vrai ! Amenez à la lumière et à la vérité cette âme attardée et pleine de ténèbres… » ? Mais, solennisées, professées, ou simplement causées, ces idées n’étaient jamais conventionnelles. Non seulement l’écrivain les croyait vraies, mais il les avait éprouvées vraies. Derrière ses doctrines, sa personne était là, avec son énergie et son courage d’ « outlaw », d’homme indépendant et isolé, comme le Moïse dans lequel Vigny a célébré la destinée du législateur ; et n’y avait-il pas du législateur, comme vous l’avez si bien dit, dans cette ambition d’atteindre les mœurs à travers l’art, professée ouvertement par Dumas ?

Mon Dieu, vous m’avez fait puissant et solitaire…

En faut-il plus pour expliquer que les dévotes de ce génie passionné aient été innombrables et en France et à l’étranger. C’est le plus dangereux des triomphes pour un écrivain que ces dévotions-là, mais aussi le plus flatteur et le plus envié. Et les poètes, les romanciers, les auteurs dramatiques ont-ils si tort d’attacher ce haut prix au suffrage du délicat esprit féminin ? Ne sont-ils pas, d’abord et surtout, les peintres de l’émotion, et l’émotion, qui n’est qu’un accident de la vie de l’homme, n’est-elle pas la vie entière de la femme ? Et puis, celle-ci est beaucoup plus libre que l’homme des préjugés esthétiques. Elle n’a pas besoin de donner des raisons abstraites à ses enthousiasmes. Sa spontanéité s’exalte ou s’attendrit quand l’homme discute encore et se réserve. Et, ce faisant, elle y voit presque toujours plus juste. Elle reconnaît si la copie du cœur humain, objet premier de l’œuvre d’imagination, est ressemblante ou ne l’est pas. Passez en revue la suite des artistes que les femmes ont ainsi révélés et consacrés : ils se sont appelés dans ce siècle Chateaubriand, Lamartine, Balzac, Alfred de Musset ; et que nos contemporaines aient ajouté à cette élite de leurs écrivains préférés l’analyste implacable de la Visite de Noces, l’austère justicier de la Femme de Claude, l’évangélique utopiste des Idées de Madame Aubray, c’est le plus sûr éloge, me semble-t-il, que l’on puisse faire et d’elles et de lui.

Quelque légitime pourtant que soit l’enthousiasme des femmes autour d’un écrivain, et précisément parce qu’il devance la critique et procède de l’émotion, il n’est pas toujours partagé par la portion masculine du public qui réclame d’un auteur les hautes vertus intellectuelles à côté des grâces et des séductions sentimentales. Dumas eut cette fortune et ce mérite que son œuvre suscitât chez les hommes un égal mouvement de curiosité passionnée, et cela non seulement parmi le large public ingénu qui aime le théâtre pour le théâtre, et qu’une pièce bien faite est toujours sûre de dompter, mais parmi cet autre public plus difficile, celui des lettrés qui demandent à une comédie de supporter l’épreuve du volume ouvert au coin du feu, lentement, froidement, loin du prestige de la rampe et du jeu décevant des acteurs. Toutes ses comédies l’ont traversée, cette périlleuse épreuve. Elles y ont résisté. Nous pouvons en conclure dès aujourd’hui que ces œuvres si actuelles, si modernes, si momentanées, eût-on pu croire, par les sujets et par les caractères, sont de celles qui dureront. C’est qu’Alexandre Dumas, par là-même qu’il opérait dans la chair vive, se trouve avoir d’instinct pris sa place dans le mouvement le plus original de notre époque, celui par lequel notre âge sera défini plus tard. Il aura exécuté au théâtre un travail semblable à celui de Stendhal, de Balzac et de Flaubert dans le roman, de Sainte-Beuve et de Taine dans la critique, de Thierry et de Michelet dans l’histoire. Il a introduit sur les planches toute la vérité dont elles sont capables. Il a fait de son théâtre, pour prendre la formule d’un des maîtres de cette révolution, une psychologie vivante. Par là, son œuvre s’associe à cette vaste poussée d’esprit scientifique qui circule d’un bout à l’autre de ce siècle et qui demeurera sa grandeur inégalée. Siècle douloureux, chaotique, heurté, troublé, qui a tout entrepris, si peu achevé, et dont on a pu dire cette parole désespérée, qu’il avait été fécond en avortements ! Il a pourtant réussi dans une de ses entreprises, il a fondé la Science. Si cette Science n’a pas produit tout ce qu’en attendaient, voici cinquante ans, ses premiers adeptes, un Taine et un Renan, si elle n’a pas résolu les problèmes de cause et de destinées qu’elle ne s’était d’ailleurs jamais posés, si dans le monde physique comme dans le monde moral elle a dû accepter et définir elle-même un domaine de l’Inconnaissable, et laisser à d’autres méthodes que les siennes, la liberté d’y pénétrer, elle n’en a pas moins exécuté une tâche immense. La conception exacte et vérifiée des lois de l’univers matériel est acquise pour toujours, et pour toujours cette conception parallèle que l’univers moral a ses lois aussi, qu’il y a une science de l’éducation, une science du langage, une science de la politique, une science des mœurs. La mise en pratique de ces lois est le legs que ce siècle finissant, ce brave ouvrier de XIXe siècle, apporte au siècle commençant. À ce legs les écrivains qui ont étudié la vie humaine avec un intransigeant souci de la réalité auront collaboré au même titre que les philosophes et que les savants proprement dits. Quand les générations nouvelles passeront la revue des livres, romans, poèmes, pièces de théâtre, essais de tous genres où se sera dépensé notre effort de ces cent dernières années. Elles en écarteront sans doute comme caducs bien des ouvrages qui furent célèbres, mais où la rhétorique et la mode eurent trop de place, elles en retiendront, j’en ai la foi profonde, ceux qui auront été composés avec ce passionné scrupule d’exactitude. Il n’est pas téméraire d’affirmer que la part d’Alexandre Dumas sera très grande dans ce suprême triage, parce qu’il a beaucoup cherché, beaucoup aimé la vérité. Hélas ! cette forte phalange de nos grands aînés, qui avaient avec Flaubert doublé le roman de physiologie, avec Renan l’histoire religieuse d’exégèse, renouvelé avec Taine et Fustel l’histoire littéraire et politique par l’étude des origines des milieux et des races, la poésie avec Leconte de Lisle par l’érudition visionnaire, nous l’avons vue s’en aller tout entière. En disant adieu aujourd’hui à l’un de ces glorieux aînés au nom de nos confrères, j’éprouve un peu de la mélancolie que devaient ressentir il y a soixante ans les simples officiers en voyant disparaître, un par un, les quelques survivants parmi les généraux de la Grande Armée. C’est un des derniers maréchaux des lettres françaises dont nous saluons aujourd’hui la mémoire, et notre découragement, à la pensée des irréparables pertes subies ici depuis ces dernières années, serait bien grand si nous ne nous rappelions justement le conseil de vaillance qui s’échappait de toute la personne d’Alexandre Dumas et si nous n’entendions sa voix nous redire à tous le mot d’ordre viril de l’existence littéraire, de toute existence peut-être, celui par lequel se termine un de ses chefs-d’œuvre : « Et, maintenant, allons travailler… »