Réponse au discours de Jacques Rueff

Le 1 avril 1965

André MAUROIS

Réponse de M. André Maurois
au discours de M. Jacques Rueff

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 1er avril 1965

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

          Il y a dix ans, Jean Cocteau était assis à la place que vous occupez aujourd’hui et j’avais l’honneur de l’accueillir au nom de l’Académie Française. Je ne pensais pas alors que je dusse un jour, sous cette même coupole, lui rendre un dernier hommage. Il semblait si jeune et si vivant. Homme de tradition et de spectacle, il avait aimé le roulement prolongé des tambours, le claquement sec des armes et la rumeur lointaine de la foule qui, sur le quai Conti, l’attendait.

     Je lui rappelai, dans ma réponse à son remerciement, une aimable histoire qu’il m’avait contée : « Les parents de votre petite nièce lui annoncèrent qu’un ange venait de lui apporter un frère : « Tu veux voir ton frère ? lui demanda son père. – Non, dit-elle, je veux voir l’ange. » Nous sommes comme votre nièce, Monsieur, disais-je à Cocteau. Nous ne voulons pas voir un académicien de plus ; nous voulons voir l’ange. »

     Nous ne fumes pas déçus : nous vîmes l’ange, c’est-à-dire un ami affectueux, délicat et fidèle, toujours égal au meilleur de lui-même. Ses cheveux rebelles, ses manches retroussées, son visage aigu posaient sur notre vieille compagnie une touche originale et fine. Il se sentait admiré, respecté, et je crois qu’il fut heureux chez nous. Quand la Mort, qui depuis quelques mois le guettait, nous l’enleva, nos regrets, unanimes, l’accompagnèrent.

     Son enterrement, à Milly-la-Forêt, fut une cérémonie poignante et tendre. Le ciel d’octobre semblait un ciel de printemps, d’un bleu pur, soutenu, où flottaient de minuscules nuages blancs. Un soleil généreux illuminait la petite ville. Tous ceux qui entouraient ce cercueil, couvert d’une soie tricolore et de fleurs merveilleuses, étaient des amis. La place, devant la mairie, rappelait par ses maisons blanches et ses enseignes les meilleurs tableaux d’Utrillo. Les pompiers aux casques de cuivre, les enfants des écoles, encadraient les académiciens et les préfets. Ce mélange officiel et champêtre eût enchanté l’Enchanteur. À l’église, les chœurs, ceux de Saint-Eustache, chantèrent une musique sublime. Puis le cortège se rendit à la chapelle, décorée par Cocteau, derrière laquelle la tombe avait été creusée, parmi les simples, ces plantes médicinales dont il avait fait les ornements de sa fresque. Simples aussi, mais beaux et touchants furent les discours. Quelques oiseaux attardés se posaient sur les branches jaunissantes. Le poète s’endormait dans la douceur d’un jour inoubliable. Nous étions tristes de l’avoir perdu, heureux de lui avoir donné ce qu’il eût souhaité. Nous pleurions un mort et nous escortions un immortel, non de cette immortalité « maigre et laurée » que tentent en vain de conférer les honneurs et les titres, mais de celle, authentique et durable, qui habite les esprits et les cœurs.

     Que restera-t-il de son œuvre ? Vous l’avez fort bien dit, Monsieur. Il restera des romans, des tragédies, des poèmes, deux des plus beaux films de notre temps, quelques profonds essais sur l’art. Il restera, sur des murs provençaux, des images gracieuses et saintes. Surtout il restera, tant que l’un de nous vivra, le souvenir de Jean Cocteau, magicien du langage, maître du goût, poète de l’invisible ; il restera cette chevelure ardente, ces yeux vifs, cette voix enfin, cette voix prenante et grave, qui dessinait, comme en se jouant, d’un trait sûr, d’inoubliables arabesques.

     Certains se sont étonnés que l’Académie ait choisi un économiste pour succéder à un poète. Mais vous savez qu’elle a toujours aimé les contrastes. Ils ajoutent, à l’épreuve du discours, une difficulté de plus, un intérêt, un péril. Au reste vous venez de nous prouver, Monsieur, qu’un économiste peut être un philosophe et un poète. Poésie, c’est création. Qui plus que vous a créé ? Vous avez depuis quarante ans joué un rôle actif et bénéfique dans l’histoire de notre pays. Plusieurs fois, en des heures difficiles, vous avez redressé la politique financière de la France. Ce que vous avez dépensé, pour obtenir ces grands résultats, de courage, de ténacité, d’intelligence, tient du prodige. Voilà, Monsieur, ce que notre suffrage a récompensé ; voilà ce que je voudrais évoquer.

     Mais il faut, avant toute chose, montrer comment s’était formée votre doctrine. Vous êtes né, Monsieur, à Paris, en 1896. Votre père y pratiquait la médecine d’une manière qui aurait plu au médecin de la Comédie Humaine, à Horace Bianchon, car si ses malades étaient dans la gêne, le docteur Rueff leur laissait, avec son ordonnance, l’argent nécessaire pour acheter les remèdes. Il eut sur vous la plus heureuse influence, morale et intellectuelle. Vous m’avez montré avec piété un petit carnet qu’il vous donna quand vous aviez quinze ans et sur la première page duquel il écrivit : « Relever dans ce carnet, les mots, les phrases qui plaisent dans une lecture. » Vous eûtes la sagesse de suivre ce conseil et j’ai retrouvé, parmi vos notes, des préférences qui furent aussi les miennes à cet âge : Guerre et Paix de Tolstoï (et vous admiriez le prince André autant que je l’aimais moi-même), Chateaubriand, Michelet, Laplace, Claude Bernard, Descartes. Parfois, comme l’avait suggéré votre père, vous notiez une maxime, celle-ci par exemple : « Nous appelons entêtement la persévérance des autres et persévérance notre entêtement. » Je connais des financiers qui seraient tentés de vous l’appliquer, mais votre persévérance fut toujours fondée sur des certitudes et vous n’êtes entêté que sur un point : le salut de l’économie française. Felix culpa.

     Vous ne vous borniez pas, dans ces carnets, à enregistrer les pensées des maîtres. On y discerne les prémices d’une philosophie personnelle. Sur une page je lis cette devise : « S’augmenter », qui me rappelle une phrase de Paul Valéry : « L’essentiel n’est pas de trouver, c’est de s’ajouter ce qu’on trouve. » Le carnet de 1914 (vous aviez dix-huit ans) contient un paragraphe qui constitue l’amorce de vos pensées futures : « L’immoralité est à la morale ce que la géométrie à quatre dimensions est à la géométrie d’Euclide. Nous pouvons la concevoir; elle est moins vraie parce que moins commode. L’homme veut voir dans la nature une image de son esprit. » Réflexion profonde pour un homme si jeune, et même pour tout homme.

     Vint la guerre. Vous la fîtes au front, dans l’artillerie, avec un courage tranquille. Trois citations brillantes récompensèrent le lieutenant Jacques Rueff. Quelle carrière alliez-vous choisir après la victoire ? Votre père était mort ; il vous avait conseillé l’étude des sciences physiques comme prélude à la biologie. Vous prîtes deux inscriptions de médecine. Mais le goût des mathématiques, l’artillerie peut-être aidant, vous inclina vers l’École Polytechnique. Vous y fûtes reçu comme lieutenant-élève. Le professeur Gilbert, dans le service duquel vous étiez à l’Hôtel-Dieu, vous le reprocha violemment : « Je puis vous garantir, vous dit-il, que si vous avez aujourd’hui quelques qualités pour faire de la médecine, vous n’en aurez plus aucune après deux ans de Polytechnique. »

     Cette remontrance sacrilège ne vous toucha guère. L’École répondait à vos besoins intellectuels. Dans la boue diluvienne du front, dans les abris secoués par les explosions, vous aviez beaucoup réfléchi. Sur la phrase, que j’ai citée, de votre carnet juvénile, vous aviez bâti un système. Il conduisait à distinguer, en toute discipline, l’édifice purement logique (morale ou géométrie) et l’application aux apparences observables dans le réel. La logique est un tailleur impeccable qui sait fabriquer, avec indifférence, des vêtements à deux manches, trois manches, quatre manches. Les géométries à trois, quatre, « n » dimensions sont toutes logiques. Seulement il se trouve que certains gilets peuvent seuls être portés par un homme, que certaines géométries s’appliquent seules au réel et que les morales traditionnelles permettent seules aux sociétés de survivre. Il n’y a, dans la nature des choses, ni équations, ni vertus ; il n’y a que des phénomènes. Mais vous compreniez qu’à ces phénomènes l’homme impose des mesures ; qu’il y découvre des lois ; qu’à l’aide de ces lois, il commande à la nature en lui obéissant ; que ses avions volent, que ses monnaies circulent ; et que cette autonomie constructive fait sa grandeur.

     Vos tendances philosophiques furent renforcées par un de vos professeurs, M. Colson, qui enseignait à l’École l’économie politique. Inspecteur général des Ponts et Chaussées, plus tard vice-président du Conseil d’État, Clément Colson vous inspira jusqu’à sa mort une affection filiale. Son enseignement vous marqua profondément. Depuis vos méditations d’artilleur en campagne, vous rêviez d’écrire un livre sur le fonctionnement de l’esprit humain. Il parut, dès 1922, sous le titre : Des sciences physiques aux sciences morales. Il fallait avoir vingt-cinq ans pour oser pareille synthèse.

     Vous montriez que les lois de l’économie, comme celles de la physique, sont des lois statistiques ; elles s’appliquent, non à l’individu, mais à un grand nombre d’individus. Si une molécule d’un gaz pouvait penser, elle ne serait pas consciente de la loi de Mariotte. Si un habitant de Sirius observait les foules humaines, il verrait, à intervalles réguliers (fins de semaines, vacances), des courants dirigés vers la mer ou la montagne. Il tirerait de là une loi qui serait vraie, mais qui négligerait l’individu et son comportement. L’homme qui entre au restaurant et consulte la carte est libre de son choix, mais la somme des choix déterminera le mécanisme des prix, lequel est soumis à des lois. M. Colson, qui préfaça votre livre, écrivit : « Il nous est né un économiste-mathématicien, et un philosophe. » Tel fut aussi l’avis de Bergson et de Painlevé qui lurent votre manuscrit. Bergson vous demanda de le publier. « Lorsqu’un fruit est mûr, dit-il, il faut qu’il tombe de l’arbre. »

     Donc, à vingt-cinq ans, vous étiez admis de plain-pied dans une fraternité des plus grands esprits. Giraudoux s’est plu à décrire, dans Intermezzo, le rôle du contrôleur des poids et mesures, du conducteur des Ponts et Chaussées, de l’institutrice, bref cette vie ganglionnaire de sous-préfectures et de cantons qui est, pour une part, celle de la France. Vous avez été tout de suite catapulté parmi les inspecteurs généraux, les ambassadeurs, les ministres, les chefs d’État. Si vous écriviez un Intermezzo, les héros en seraient le Directeur du budget, le Ministre des Finances, le Président de la République, et le spectre giralducien y deviendrait celui de l’inflation.

     Porté naturellement par votre compétence vers les postes les plus hauts, il est naturel que vous ayez souhaité passer le concours de l’inspection des finances. Polytechniciens et inspecteurs des finances dirigent en France les affaires publiques. Lorsqu’on est comme vous à la fois polytechnicien et inspecteur des finances, jusqu’où ne peut-on s’élever ? Mais vous aviez, pour choisir cette voie royale, une autre raison, qui était un souvenir d’enfance. À treize ans vous aviez entendu un ami de votre père raconter que Parmentier, l’un des plus éminents fonctionnaires des Finances, avait préparé en chassant le lion en Afrique ce singulier concours qui ouvrait les portes d’une carrière plus singulière encore où l’on avait chaque hiver six mois de loisirs. Pour vous qui vouliez écrire, quelle tentation !

     Vous fûtes reçu et, à partir de ce moment, votre vie devint un constant effort pour assurer en vous la coexistence de la pensée et de l’action. Peu d’hommes ont réussi ce doublé. Les grands imaginatifs s’évadent, la plupart, si aisément dans la fiction qu’ils échouent dans l’action. Balzac concevait des affaires d’or, mais il les réservait à M. Grandet. Les philosophes ont la réputation – et la coutume – de tomber dans les puits. Vous êtes, Monsieur, un philosophe qui se penche sur les puits sans y tomber, un mathématicien qui en mesure la profondeur, un sage qui en écarte ses compatriotes.

     Jeune inspecteur des finances, professeur à l’Institut de statistique que venaient de fonder Borel et Painlevé, vous observiez le monde économique de votre temps. Il vous semblait absurde et dangereux. Avant la guerre de 14-18 les hommes pouvaient préparer leur avenir, voire celui de leurs enfants. L’idée même qu’une dévaluation pût un jour anéantir leurs épargnes leur eût paru fantastique. Mais en 1923 les monnaies se contractaient, se dilataient, se débattaient comme des animaux blessés. La France, après l’Allemagne, glissait, sans point d’appui pour se retenir, sur la pente à pic de l’inflation. Le franc baissait ; la ruine semait le désespoir.

     Vous cherchiez à diagnostiquer les causes du mal. À vos yeux, une société, pour exister, doit être en équilibre monétaire comme est en équilibre la surface horizontale d’un liquide. Si l’on modifie cette surface par pression ou explosion, après quelques jaillissements et ondulations le liquide revient automatiquement à son niveau antérieur. Ces mécanismes de régulation se retrouvent partout dans l’univers. Là où ils manquent, l’équilibre est rompu ; l’existence devient impossible. Les grands reptiles de l’époque secondaire avaient été des bêtes géantes et superbes, mais ils ne possédaient pas de thermostat. Quand la température de la terre changea, ils furent incapables de s’adapter. Cependant les petits lémuriens et tarsidés, animaux moins forts mais pourvus d’un appareil régulateur, pouvaient vivre dans les glaces comme sous les tropiques. Ils survécurent.

     Le thermostat de l’économie, c’est une monnaie saine. Vous êtes, Monsieur, un homme courtois et doux, mais comme disait à Turgot l’abbé de Véri : « Vous n’avez pas seulement l’amour du bien public ; vous en avez la rage. » Deux choses remplissent votre cœur d’une indignation sans cesse renouvelée : le déficit budgétaire et l’hérésie monétaire qui consiste à égaler à l’or certaines devises. Les banques d’émission encaissent ces devises et, les tenant pour partie de leur encaisse or, gagent sur elles de la monnaie nationale, mais en même temps elles les emploient pour des achats dans la contrée d’origine. Ce procédé permet aux pays à monnaie privilégiée d’avoir, pendant longtemps, une balance de paiements déficitaire puisqu’on leur rend chaque fois leurs billes pour leur permettre de continuer à jouer. Pratique dangereuse, dites-vous, et génératrice d’inflation.

     Tous les économistes ne sont pas là-dessus d’accord avec vous et nous sommes incompétents pour apprécier la valeur de leurs objections. J’ai tenu à en parler parce que vous-même m’y avez encouragé. La critique n’irrite pas votre esprit ; elle l’excite. Vous citez avec éloges ce passage d’un ancien règlement de l’Académie des Inscriptions : « L’Académie veillera exactement à ce que, dans les occasions où quelques académiciens sont d’opinions différentes, ils n’emploient aucun terme de mépris ou d’aigreur l’un contre l’autre. » Vous n’êtes pas homme, Monsieur, à montrer mépris, ni aigreur, mais vous répétez avec la certitude d’un Galilée : « Et pourtant c’est de l’inflation ! »

     Je vous imagine volontiers disant à vos contradicteurs : « L’inflation, Monsieur ! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus habiles hommes d’État près d’en être accablés... C’est d’abord une euphorie légère, une certaine surabondance de monnaie, un universel désir d’acheter... Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine... Puis tout à coup, on ne sait comment, vous voyez l’inflation se dresser, siffler, grandir à vue d’œil et produire la redoutable et trompeuse prospérité qui devait amener la funeste crise en 1929 ou faillit sombrer le système occidental. »

     Car il y avait, depuis la révolution russe, sur notre planète, deux types d’économie : l’économie de marché, celle du mécanisme des prix et l’économie autoritaire, entièrement planifiée, des pays de l’Est. Vous reconnaissiez que cette économie non euclidienne peut fonctionner, avec quelques retouches. On vous a parfois représenté comme un doctrinaire, hostile à toute idée de plan, fanatique du laissez-faire. Rien n’est plus faux. Vous tenez les plans pour aussi nécessaires à l’économie que les hypothèses à la science. Mais vous demandez qu’ils soient souples et que leurs auteurs soient toujours prêts à les rectifier si l’expérience les infirme.

     Vous pensez qu’il y a deux manières de modifier le comportement humain : l’une est la contrainte, l’autre consiste à donner aux citoyens des raisons de vouloir ce qu’exige l’intérêt général. Le mécanisme des prix favorise la seconde et les pays communistes eux-mêmes reconnaissent maintenant qu’il y faut recourir. Vous souhaitez qu’on ne le fausse point, quitte à intervenir ensuite par des mesures sociales pour permettre les ajustements équitables. Bref, il y a deux dangers : l’un est de croire que le plan peut tout faire, l’autre de croire que le plan ne peut rien faire.

     Quand vous craignez que l’on n’attende des plans plus qu’ils ne peuvent donner, vous évoquez Chantecler, ce coq glorieux qui poursuivait sa mission si bravement, avec la conviction naïve qu’il faisait lever le soleil. Mais vous ne voulez certes pas être le mauvais coq qui chercherait à décourager ses enthousiastes collègues. « Il est indispensable, dites-vous, que des hommes généreux se préoccupent de faire lever, dans le ciel de l’Occident, le magnifique soleil de l’expansion économique. » En somme vous êtes d’accord avec le Maître du plan quand il dit : « Le plan n’est pas plus responsable de l’expansion que l’aiguilleur ne fait avancer les trains, mais c’est l’aiguilleur qui envoie les rames dans la bonne direction. » Encore que le facteur essentiel de l’expansion demeure le travail des Français, le mécanicien, sur les rails, marche plus vite, et avec plus de confiance, s’il sait qu’aux points sensibles il y a des aiguilleurs consciencieux. Bref le plan est un projet, « un objet de désir lancé par l’imagination dans l’avenir », que la volonté s’efforce, souvent avec succès, d’animer dans le présent. Quant à la querelle : libéralisme-dirigisme, vous la tenez pour aussi désuète et moyenâgeuse que celle du nominalisme et du réalisme. « On ne se grise ni ne se désaltère avec des étiquettes de bouteilles. »

     En ce temps-là vous mettiez déficit et inflation en équations et en courbes. Quand on parlait de vous à l’Inspection, on disait : « Oh ! Rueff, il est dans les courbes. » C’est un fait que les courbes parlantes font les délices de votre esprit. Comme des robes bien coupées, elles épousent et révèlent, en les simplifiant, les formes pleines du réel. Mais vous êtes, Monsieur, de ces savants, assez rares, qui s’intéressent autant aux résultats concrets qu’aux spéculations abstraites. Quand Raymond Poincaré, en 1926, fut porté au pouvoir par l’opinion publique parce que la livre atteignait le cours, alors vertigineux, de 240 francs, ayant lu vos articles et reconnu votre bon sens, il décida de vous attacher, comme chargé de mission, à son cabinet. Très vite la confiance qu’inspirait ce Lorrain austère, jointe aux mesures qu’il prit, ramena la livre de 240 francs à 124.

     On vit alors un curieux phénomène : la panique de la confiance. Les rentrées d’or s’acharnaient sur la France. Des rentiers nostalgiques rêvaient de ramener le franc à la parité d’avant-guerre. M. Poincaré, survivant du Temps des Notables, l’aurait lui-même souhaité. Cela eût été le triomphe des fortunes acquises et la perte de l’économie française. Déjà nos produits ne se vendaient plus à l’étranger. Le chômage, autre spectre odieux, s’élevait et s’enflait à l’horizon. Votre jeune sagesse, Monsieur, jugea qu’il fallait arrêter la hausse du franc qui butait sur le niveau des salaires. M. Poincaré, non sans mélancolie, vous demanda un rapport sur les taux de stabilisation. Dans une étude remarquable, vous établîtes que le cours de stabilisation devrait être de 25 francs pour le dollar, 125 francs pour la livre. Votre proposition allait être ratifiée par une loi. Vous aviez, Monsieur, fait à trente ans votre entrée dans l’histoire.

     Une trace de cet épisode demeure dans la poignée de votre épée académique. La loi à laquelle vous aviez travaillé prévoyait la fabrication par la Monnaie de pièces d’or de cent francs, semblables en tout point, hors la valeur inscrite au revers, aux anciens louis d’or. La Banque de France en détient encore des stocks, mais s’est gardée de les mettre en circulation. Sage prudence, car le franc Poincaré ne devait pas, comme vous, devenir immortel. Lorsqu’en 1945 vous êtes entré à l’Académie des Sciences morales, l’artiste chargé par vos amis de dessiner cette poignée, voulut y insérer d’un côté un ancien louis d’or, de l’autre une des pièces de cent francs qui vous devaient leur secrète existence. Le directeur de la banque, M. Monick, consentait à en sortir une de ses caves. Toutefois la Banque de France est comptable, au gramme près, de ses réserves d’or. Il fallait remplacer, par un vieux louis d’or de vingt francs, la pièce vierge de cent francs que l’on vous offrait. Mais en 1945 la vente de l’or était sévèrement interdite ; on n’en pouvait trouver qu’au marché noir. C’est ainsi que les plus hautes autorités financières de l’État prirent le risque, par amitié pour vous, de violer deux fois leurs propres lois.

     Vous aviez mis la main dans les engrenages de l’action ; il vous sera désormais impossible de l’en arracher. Vous fûtes détaché, en 1927, au secrétariat de la Société des Nations. Il vous envoya sur les lieux où sévissaient des épidémies d’inflation, en Grèce, en Bulgarie, au Portugal, pour y élaborer des plans d’assainissement monétaire. Partout où vos prescriptions furent suivies, la monnaie guérit. Vous deveniez un grand consultant économique. Un pays vous appelait ; vous examiniez le patient ; vous suggériez les remèdes. Puis vous passiez à d’autres malades, en laissant au médecin de famille (je veux dire au ministre des Finances local) le soin de continuer le traitement. Vous me rappelez un peu, Monsieur, ce personnage des Affinités électives de Gœthe qui ne s’intéresse à ses amis et n’accourt chez eux que si tout va mal. Que la vie économique redevienne paisible et l’on vous voit marcher dans les bois sombres en méditant de savants traités ; que le temps se mette à l’orage, que la maison brûle, et vous abandonnez vos chers travaux pour aider les sauveteurs.

     Je crois que vous diriez assez volontiers que la prospérité est un état transitoire qui ne présage rien de bon. Vers 1929 vous observiez avec inquiétude l’emballement des cours aux États-Unis. Vos courbes prophétiques annonçaient une catastrophe. Pourtant, en septembre 1929, les experts assuraient encore que la situation était fondamentalement saine. « Je n’aime pas les experts, avouez-vous ; on dit que j’en suis un. » Expert ? Non, Monsieur, vous seriez plutôt un devin, car, comme vous l’aviez prédit, un certain Jeudi Noir, le marché s’effondra. Pourquoi ce jour-là plutôt qu’un autre ? Parce que la limite de résistance était atteinte. Pourquoi, dans le monde entier, les édifices boursiers tombèrent-ils avec fracas « dans un tumulte au silence pareil » ? Parce que, disiez-vous, on avait, par l’inflation, créé de faux droits sans créer les biens correspondants.

     Me permettez-vous une comparaison triviale ? Si l’ouvreuse du vestiaire décidait, par inexplicable démagogie, de doubler le nombre des numéros et de les distribuer dans la salle sans doubler le nombre des pardessus, une panique au vestiaire serait inévitable. Il s’est pourtant trouvé des économistes, et non des moindres, pour louer la dame du vestiaire et les budgets en déficit. Ils avaient eu un prédécesseur en Méphistophélès qui, dans le second Faust, conseille à l’Empereur de convertir en richesses le papier non gagé. Le poète, dites-vous, a compris que l’inflation est l’œuvre du diable, parce qu’elle respecte les apparences et détruit les réalités.

     En cette sombre période, de 1930 à 1933, vous fûtes attaché financier à l’ambassade de France à Londres, puis en 1934 vous dûtes troquer la relative sérénité de votre observatoire londonien contre les ardeurs infernales du Mouvement général des Fonds. C’était la grande direction du ministère des Finances, chargée des questions de trésorerie et des relations avec l’étranger. Vous en avez été, de 1934 à 1936, le directeur adjoint, puis, à partir de 1936, le directeur. Vous meniez alors, comme chef de mission, vos premières négociations internationales. Votre heureux mélange de douceur persuasive et d’indomptable fermeté font de vous un parfait diplomate. On vous voit à Madrid, puis à Berlin. Vous aviez été indigné, en 1931, par la décision du comité sur les finances allemandes qui, au mépris des contrats, avait institué en Allemagne le contrôle des changes. Ce système allait rendre possible le régime hitlérien et le réarmement fulgurant du Troisième Reich. En régime normal Hitler n’aurait pu disposer de sommes illimitées pour construire des chars et des avions. L’inflation eût amené la dépréciation de la monnaie, la fuite des capitaux et la fureur du peuple. En circuit fermé, au contraire, un dictateur pouvait arrêter la hausse des prix par des sanctions allant jusqu’à la peine de mort, et par un rationnement démentiel qui était l’effort de l’apprenti sorcier pour enchaîner la demande imprudemment libérée.

     Une négociation devait s’ouvrir avec l’Allemagne au sujet du plébiscite sur la Sarre. Il importait qu’elle demeurât secrète pour ne pas influencer, par des informations prématurées, le vote des Sarrois. Des rencontres au sommet, en France ou en Allemagne, eussent mis en éveil les journalistes. Vous avez eu l’idée de recourir au confort des musées hollandais et belges où le chef de la délégation allemande et vous-même pouviez vous asseoir, en esthètes innocents, dans des fauteuils commodes, devant des toiles de maîtres. À chaque rencontre vous changiez de chef-d’œuvre si bien que les clauses du traité furent appelées la clause de Franz Hals, la clause Van Eyck, la clause de La Leçon d’Anatomie. Le prix des mines de la Sarre fut fixé en Italie, au cours d’une promenade que vous fîtes avec votre interlocuteur dans les jardins romains : ce fut la clause du Pincio. On aimerait à penser que des accords futurs seront conclus avec autant de goût et que le traité qui fera l’Europe comprendra une clause Renoir, une clause Holbein, une clause Memling et une clause Tintoret.

     1936. Vous devenez directeur du Mouvement des Fonds et conseiller d’État en service extraordinaire. La sagesse, la science et le caractère vous avaient porté très tôt au sommet de votre carrière. Vous aviez quarante ans et vous obteniez qu’on vous donnât pour adjoint Maurice Couve de Murville qui en avait trente-deux. J’admire votre courage et plains votre jeunesse, car vous assumiez les plus effrayantes responsabilités. Chaque jeudi vous deviez régler le passif du Trésor à la Banque de France. Il s’agissait de milliards et les coffres étaient vides. Chaque semaine vous adressiez à votre ministre des notes qui étaient à la fois des remontrances et des signaux de détresse. 11 juin 1937 : « Le Trésor est à bout de ressources. » – 11 février 1938 : « Nos disponibilités permettront peut-être de couvrir les journées de lundi et de mardi. » Il était pathétique de voir notre grand et riche pays réduit à vivoter au jour le jour. Plus pathétique encore en un temps où grondaient les menaces de guerre. Vous harceliez votre ministre : « Monsieur le Ministre, la présente lettre serait sans objet si elle ne contenait que des critiques rétrospectives. Mais l’action gouvernementale continue. Je voudrais vous dire pourquoi elle me paraît vouée à un échec certain si elle reste engagée dans les voies où elle chemine – avec quelle hésitation – depuis que le gouvernement est constitué. »

     Animé par le souci du bien public, vous ne pouviez admettre que d’autres esprits ne fussent pas guidés par les évidences qui s’imposaient au vôtre. À la vérité les meilleurs de vos ministres pensaient comme vous, mais se heurtaient à de puissants groupes de pression. Ils furent si loin de vous garder rancune de votre franchise que, lorsque vous fûtes nommé commandeur de la Légion d’Honneur, votre citation, rédigée par l’un d’eux, vous définit ainsi : « Fonctionnaire de valeur tout à fait exceptionnelle qui a mis, au service de l’intérêt général, sa compétence universellement reconnue et l’autorité que lui confèrent ses hautes qualités morales. » C’est un témoignage d’autant plus honorable qu’il était porté par des hommes que vous aviez souvent brusqués. Pendant la guerre de 14-18 l’État-Major de ma division m’avait donné, pour une série de missions, un chauffeur excellent, mais despotique. Il avait le vif désir d’être nommé caporal ; je le proposai avec ce motif : « À en juger par l’autorité qu’il exerce sur son lieutenant, fera un excellent sous-officier. »

     Votre pire expérience fut la crise de Munich. Les fonds s’écoulaient de toutes parts, et notamment par les retraits dans les caisses d’épargne. Cette rupture des barrages menaçait de tout submerger. La veille de Munich, le secrétaire général de la Banque de France vint vous annoncer qu’il se suiciderait le lendemain : « J’ai, vous dit-il, la responsabilité de l’impression des billets de banque. Or demain nous n’aurons plus de billets et devrons suspendre les paiements. » Le public imagine mal les mortelles angoisses des Vatels de la finance. Mais le lendemain il y eut Munich et, bien que l’accord préparât des surlendemains lugubres, il fit, pour un temps, remuer des fonds vers le Trésor. Cet incident grave vous conduisit à demander au Ministre de prescrire à la Banque de France de conserver toujours dans ses caves un stock de billets égal au montant cumulé des dépôts en banques, des dépôts des caisses d’épargne et des bons du Trésor. Ainsi, quoi qu’il arrivât, les paiements ne seraient jamais suspendus. C’est grâce à vous que, pendant l’exode de 1940, les demandes de billets purent être servies sans limites et que la France évita le moratoire. Sans dommage d’ailleurs, ni danger, car les billets rentrèrent tous, comme vous l’aviez prédit, dès qu’ils ne furent plus désirés. Le thermostat fonctionnait.

     Vous avez passé en Ardèche, dans une propriété familiale, le temps de l’occupation, en liaison constante avec les forces de libération nationale. En 1944 vous êtes nommé chef de la mission militaire pour les affaires allemandes et autrichiennes ; un peu plus tard, vous rejoignez le général de Lattre de Tassigny à Karlsruhe. Une profonde et admirative amitié vous unit vite à ce chef d’une lumineuse intelligence. Vous lui devez d’avoir assisté en uniforme de général à la réunion solennelle, dans les ruines fumantes de Berlin, des quatre commandants en chef alliés. Les Russes avaient déclaré qu’ils n’admettraient que des militaires. Le jour de la séance vous arrivez au Quartier Général français dans votre tenue de capitaine d’artillerie. Le général de Lattre sursaute : « Mon pauvre ami ! dit-il, vous siégerez tout au bout de la table, et encore ! » Il vous fit enlever vos pattes d’épaules et vous prêta un de ses képis. Cela faisait un uniforme peu orthodoxe, mais qui autorisait les plus grandioses hypothèses.

     Ce képi doré vous permit de siéger comme membre de la délégation française et d’assister à un drame dont le sujet était le contrôle de Berlin et dont les protagonistes furent Eisenhower, Montgomery et le maréchal Joukov. Le désaccord apparut total. Eisenhower et Montgomery se retirèrent. De Lattre avait pour instruction de souligner en toute occasion le caractère inacceptable de la situation faite à la France depuis Yalta. Il se concerta rapidement avec vous, et vous avez ensemble décidé de rester, avec les Russes, dans la salle à moitié vide. Pour dissiper une atmosphère de consternation, le général français prit la parole. Brûlant de passion contenue, il évoqua l’effort de la France pour retrouver sa place dans la bataille. Il peignit, avec l’éloquence du cœur, le rôle des armées françaises en Égypte, en Tunisie, en Italie et sur le Rhin. Alors, dans l’enthousiasme des officiers russes, le maréchal Joukov prit par la main le général de Lattre et, au son d’un orchestre caucasien, se mit à danser devant lui, accroupi sur ses talons. Les officiers rythmaient la danse en battant des mains ; la vodka coulait ; le caviar circulait ; les généraux dansaient. Ah ! Monsieur, l’histoire véritable, que vous avez si souvent vécue, est plus étrangement shakespearienne que celle des manuels.

     Depuis les accords de Yalta siégeait à Moscou une Commission des réparations allemandes. La France, jusqu’alors, fort injustement, n’y avait pas été admise. En juillet 1945, à Potsdam, elle obtint le siège auquel elle avait droit et vous fûtes désigné pour la représenter à Moscou. Vous y arriviez dans une position difficile, nouveau venu dans une assemblée accoutumée à se passer de notre pays. Vous fûtes le Talleyrand de ce congrès de Moscou. L’opposition entre délégués américains et soviétiques vous permit de prendre, comme jadis le prince de Bénévent, une position d’arbitre. Quand on décida de réunir une conférence des dix-huit pays d’Occident qui pouvaient prétendre à des réparations, il fut décidé qu’elle aurait lieu à Paris et que vous en seriez le président. C’était un triomphe personnel, mais aussi national. Sur le fond, la commission de Moscou ne put que constater le désaccord. Vous fîtes scandale en terminant votre discours de clôture par un vers d’Edmond Rostand : « On ne s’entend que grâce à des malentendus. » Il fallut toute votre suave obstination pour maintenir au procès-verbal cet alexandrin que les traducteurs officiels jugeaient inintelligible et frivole.

     À la Conférence de Paris, qui devait fixer les droits de chacun, vous fîtes adopter un barème avantageux pour la France. Modestement, vous attribuez ce succès à deux causes qui semblent bien mineures pour de si grands effets. La première, c’est que la Conférence siégeait au Palais du Luxembourg et que la buvette du Sénat était alors le seul endroit de Paris où l’on trouvait du vrai café, ce qui vous permit d’exiger, pour en finir, une session continue de vingt-six heures ; la seconde, que vous aviez attendu, pour présenter vos suggestions, l’avant-veille de Noël, date à laquelle chaque délégué tenait à rentrer chez lui pour les fêtes. L’histoire se déroule à la fois à l’échelle des continents et à celle des familles.

     L’accord de Paris établit à Bruxelles une Agence interalliée des Réparations. Un article de cet accord spécifiait que le délégué de la France serait le président de l’Agence. La Conférence aurait même voulu vous désigner nommément, comme vous l’étiez déjà « par décret nominatif de la Providence ». Il y avait un précédent : Sir Éric Drummond avait été nommé, dans le traité de Versailles, Secrétaire Général de la Société des Nations. Vous avez refusé pour vous-même cet honneur ; il vous suffisait de l’avoir obtenu pour votre pays. Jusqu’à 1952 vous avez présidé cette Agence interalliée des Réparations qu’on appela 1’I.A.R.A., ce qui ne voulait pas dire, comme l’affirmait un journal satirique du temps : « Il n’y a rien à distribuer. »

     Les hommes de premier rang sont si rares que les nations ont tendance à les charger de tout. Quand fut créée la Communauté du Charbon et de l’Acier, les six gouvernements intéressés vous nommèrent juge à la Cour de Justice de cette Communauté, puis à la Cour de Justice de la Communauté européenne. Votre esprit clair trouva plaisir à rédiger des « attendus », dont vos collègues, magistrats de profession, louaient la rigueur. Plusieurs de vos arrêts font jurisprudence et c’est à votre formation géométrique qu’ils doivent à la fois la perfection de la forme et la précision des raisonnements. Cependant vous mainteniez votre enseignement à l’Institut d’Études politiques et vous aviez publié en 1945 un très bel ouvrage : L’Ordre social. « Un ordre n’est jamais l’effet d’un hasard », tel est votre thème central. L’existence d’un homme, d’un pays, d’un système, ne peut être un don gratuit, mais l’effet de forces qui l’établissent et la maintiennent. La demande, fille du désir, reste l’une de ces forces et l’instrument tout-puissant par lequel l’individu étend sa souveraineté jusqu’aux confins du monde humain. L’homme se trouve élevé par elle, comme disait saint Thomas d’Aquin, « à la dignité de cause ».

     On pourrait parler sans fin de ce livre, si riche d’idées et d’images, mais j’ai hâte d’en arriver à ce qui fut l’événement capital de votre carrière : votre combat pour le salut de notre monnaie en 1958. Depuis plusieurs années le désordre financier apparaissait en France aussi redoutable qu’il l’avait été si souvent avant la guerre. De nouveau le Trésor semblait à bout de ressources. À tous les ministres des Finances qui se succédaient rue de Rivoli, vous vous étiez fait un devoir de présenter une note démontrant que le déficit n’était pas pour la France une affection congénitale et que la stabilité monétaire pouvait être assez facilement rétablie pourvu que l’on consentît à le vouloir. Plusieurs de ces ministres vous avaient écouté avec attention, avaient souhaité appliquer vos idées, mais s’étaient heurtés à des résistances inexpugnables.

     Les événements de 1958, en amenant au pouvoir, sous un chef qui savait vouloir, une équipe habilitée à légiférer par décrets, allaient vous donner une chance de mettre à l’épreuve vos remèdes. L’existence même de la France était menacée par l’épuisement rapide des devises monétaires. Nous risquions d’être obligés d’arrêter nos importations de matières premières et de fermer nos usines. La cause de nos maux était, comme toujours, l’inflation, qui encourageait les détenteurs de fonds à dépenser au lieu d’investir. Pour rendre confiance aux épargnants, il fallait assainir la monnaie. Le ministre des Finances, M. Antoine Pinay, vous demanda de former un petit comité chargé d’étudier la situation financière de la France. Ce comité, au bout de six semaines, déposa son rapport. Vous préconisiez un traitement de choc, car vous aviez été saisi du projet de budget pour 1959 et il comportait une dangereuse impasse de 1 200 milliards.

     J’espère, Monsieur, que vous vivrez assez longtemps pour atteindre la lointaine lettre I et apporter à notre dictionnaire une définition de l’impasse budgétaire. C’est un terme de jeu, qui implique un pari. Avec une impasse de 1 200 milliards le pari était perdu d’avance. Que faire ? Montesquieu a écrit : « Le point fondamental de la bonne administration est facile. Il ne consiste qu’à ajuster la dépense avec la recette. Si celle-ci ne peut augmenter, celle-là doit diminuer. » Votre projet comportait donc des mesures sévères : économies ; suppression des contingents d’importation ; dévaluation ; et, parce que vous attachez, avec raison, grande importance aux symboles, création d’un nouveau franc.

     Le 18 novembre, le Président Pinay vous amena chez le général de Gaulle, alors Président du Conseil. De 16 heures à 19 h. 30 vous eûtes tout loisir d’exposer votre plan. Le Général vous écouta pendant trois heures avec grande attention. Vers la fin, il dit : « Qu’arrivera-t-il si je fais tout ce que vous me demandez, et qu’il ne se passe rien ? » Vous répondîtes que le succès était certain à la seule condition que l’opinion publique française et étrangère fût convaincue que cette politique serait appliquée inflexiblement quelles que fussent les résistances. Elle exigeait avant tout un engagement solennel du ministre des Finances, et peut-être du chef du gouvernement, affirmant que, tant qu’ils seraient là, la monnaie serait défendue. Alors la situation serait rapidement rétablie. « J’accepte, dites-vous au général de Gaulle, que l’opinion que vous aurez de moi pendant le reste de ma vie dépende de nos réserves de devises dont je vous garantis la reconstitution en moins de trois semaines. » Le Général vous revit longuement le surlendemain et, sur tous les points, il accepta vos propositions.

     L’effet fut aussi magique que vous l’aviez annoncé. Notre fonds de devises se trouvait le 27 décembre à moins cent millions de dollars. Dès la promulgation du décret, le courant se retourna. Le reflux s’arrêta ; un flux irrésistible monta. Depuis cette époque, or et devises n’ont cessé d’affluer dans nos caisses, faisant de notre monnaie l’une des plus solides du monde. En contribuant à sauver le franc, vous aviez une fois de plus bien servi la France. Mais chef du gouvernement et ministre des Finances avaient dû faire preuve d’une grande fermeté d’âme pour donner force de loi à ce que beaucoup appelaient vos paradoxes, car vous passez, Monsieur, pour un penseur téméraire. C’est que vous enseignez aux hommes des choses incroyables : qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front ; que la création de faux droits nuit aux vrais droits ; qu’à toute dépense doit correspondre une recette ; que le désir détermine la demande ; que la même monnaie ne peut pas servir deux fois au même moment ; qu’on ne peut faire une omelette sans œufs ; et que le nombre des œufs est inexorablement fixé par l’ampleur de l’omelette ; bref tout ce qu’ils ne savent pas, et ne veulent pas savoir.

     En cette fin de l’année 1958 vous veniez de gagner une grande partie. Mais rien dans les affaires humaines ne dure de soi-même. L’énergie se dégrade, les maisons se lézardent, les jardins retournent à la jungle ; ce que le flux avait apporté, un nouveau reflux le remporte. Dès le lendemain du succès, vous constatiez qu’il faisait, contre les méthodes qui l’avaient engendré, la conjuration de tous ceux qui voulaient à la fois en paraître les auteurs et en répudier les principes. À long terme le plan ne pouvait réussir que si l’on desserrait le corset des mesures malthusiennes qui, en étranglant l’économie, maintenaient le pouvoir d’achat du travailleur français bien au-dessous de ce qu’il est aux États-Unis. Conscient du danger, vous avez plusieurs fois, en 1959, donné l’alarme. Si vous aviez pris le risque de bouleverser tant de préjugés et d’habitudes, ce n’était pas pour obtenir un « magot » qui rétablirait pour une courte période la solvabilité de l’État, mais pour qu’il fût mis fin à des pratiques néfastes, pour assurer la hausse des salaires et la baisse du taux de l’intérêt. Pendant quelques mois la flamme avait brûlé très haut ; elle faiblissait ; elle mourait. Comment la ranimer ? Vous avez demandé la création d’un Comité pour la suppression des obstacles à l’expansion économique. Ce comité fut créé le 13 novembre 1959. Le Premier Ministre, Michel Debré, en assura la présidence ; notre confrère Louis Armand et vous-même les vice-présidences.

     C’était une heureuse idée de vous jumeler. Vous étiez tous deux polytechniciens de la meilleure espèce, mais de deux variétés fort différentes. Vous passiez, Monsieur, pour plus traditionnel ; Louis Armand pour plus révolutionnaire. Vous étiez plus mathématicien, Louis Armand plus biologiste. Bref vous vous apportiez l’un à l’autre des compléments nécessaires et suffisants. Il y eut des gens pour affirmer qu’Armand Rueff était un seul personnage. Louis Armand lui-même, a toujours soutenu que les textes annonçant des mesures populaires étaient signés par vous : Jacques Rueff et ceux qui risquaient d’être impopulaires : Armand-Rueff. Au vrai vous aviez en commun une parfaite bonne foi, une longue familiarité avec la méthode scientifique et un ardent désir de convaincre.

     Le trait remarquable de ce comité, c’est que, composé de représentants des syndicats, de patrons, d’agriculteurs, de professeurs et de techniciens, il vota toutes ses recommandations à l’unanimité. Les uns pensaient, comme vous, qu’il faut laisser agir, autant que cela est possible, le mécanisme des prix ; les autres que des interventions autoritaires sont efficaces et nécessaires. Mais quelle que fût la doctrine, certaines mesures de bon sens s’imposaient si l’on voulait éviter de faire le contraire de ce qu’on avait le désir de faire. Or, vous souhaitiez tous, non point assurer le triomphe d’un système sur un autre, mais atteindre un but commun. « Au fond, écriviez-vous, le vrai problème du gouvernement, en chaque période, est d’apprécier la dose de passé que l’on peut tolérer dans le présent et la dose de présent que l’on doit laisser subsister dans l’avenir. »

     En l’occurrence il y avait des doses de passé que le présent ne pouvait supporter. Le grand mal était, à votre avis, la rigidité des structures de notre économie. Tout titulaire d’un droit cherchait à le geler pour l’éternité. Les loyers étaient gelés ; les baux ruraux étaient gelés ; la propriété commerciale était gelée. Si l’évolution des espèces, disiez-vous, avait été soumise à de tels groupes de pression, l’homme ne serait jamais venu au monde ; si la rigidité économique, qui s’était installée entre les deux guerres, avait existé quelques siècles plus tôt, nous produirions encore des carrosses dorés et des arquebuses. Depuis la grande inflation de 1920, l’objet de toutes les lois nouvelles semblait avoir été de protéger ceux qui sont établis contre ceux qui veulent s’établir. Situation absurde dans un monde où, grâce aux progrès de la médecine, les hommes vivent plus vieux. Vous aimiez, Monsieur, comme tous les Français, le chant de la Marseillaise, mais un couplet vous paraissait inacceptable :

Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus.

     Si l’on appliquait ce principe, disiez-vous, l’enfant unique de deux parents établis serait entré dans la carrière à dix-huit ans en 1730, à quarante-cinq ans en 1965 et il devrait attendre cinquante-cinq ans en l’an 2000. Votre objectif, c’était au contraire que les jeunes pussent entrer dans la carrière aux côtés de leurs aînés.

     Le succès de votre comité était fait pour confirmer votre confiance en la nature humaine. Au-delà des résultats positifs, qui furent nombreux, apparaissait un succès de méthode. L’unanimité avait prouvé que, chez des hommes de bonne foi qui pensent ensemble longtemps, la raison peut l’emporter sur les intérêts, les idéologies et les préjugés. Mais vous n’êtes pas homme à vous contenter d’une victoire locale et temporaire, si éclatante soit-elle. Depuis le succès de 1958 vous n’avez cessé de vous battre pour obtenir une réforme mondiale du crédit et de la monnaie. Vous restez, malgré les années, marqué par l’esprit de réforme. « Regarder l’avenir le bouleverse », disait Gaston Berger. Vous tentez de le modeler. Goût de comprendre et goût d’agir restent en vous si étroitement liés que vous continuez de passer sans effort de l’un à l’autre. Après avoir, en 1963, présidé la mission qui a constitué la lointaine Malaisie, vous êtes allé rêver sous les futaies normandes à un livre sur la nature de l’existence, revenant ainsi aux méditations de jeunesse dont le petit carnet donné par votre père, il y a plus d’un demi-siècle, porte encore les traces. Il est beau qu’un homme se consacre, comme vous, de l’école à l’Institut, tout entier à une même idée.

     « Qu’est-ce qu’une grande vie, a dit Alfred de Vigny, sinon une pensée de la jeunesse exécutée par l’âge mûr ? » Quelle belle vie alors que la vôtre, Monsieur ! Dès votre premier essai vous avez cherché à faire de l’économie une science exacte. Mais le physicien, le biologiste soumettent leurs hypothèses à l’épreuve de l’expérience ; l’économiste peut-il expérimenter ? Si non, il devient esclave de la logique formelle et risque fort de se tromper. « Pour avoir beaucoup de bon sens, il faut être fait de telle manière que la raison l’emporte sur le sentiment, l’expérience sur le raisonnement. » Il est certain que la raison, appareil qui survole le réel, ne se soutient que par des coups d’aile dans le fluide sur lequel elle s’appuie et qui est le monde extérieur. « On n’a le droit d’avoir raison, a écrit notre confrère Jean Rostand, qu’avec les faits dont on dispose. »

     Vous avez eu, Monsieur, cette chance unique : de vous élever, jeune encore, par votre seul mérite, à des charges si hautes qu’il vous fut donné de faire, dans ces creusets géants que sont les peuples, des expériences cruciales. Les joies enivrantes que dut éprouver un Fleming lorsque la pénicilline assura une première guérison miraculeuse, un Einstein quand la légère déviation d’un rayon de lumière dans les espaces infinis vint confirmer ses calculs, vous les avez éprouvées, j’imagine, lorsque ayant appliqué votre pénétrante perception des causes à l’économie française évanouie, vous vîtes soudain le courant sanguin se rétablir, la nation qui avait semblé paralysée, se relever, et la confiance refleurir dans les cœurs. « Heureux, disait Lyautey, ceux dans les yeux desquels des milliers de gens cherchent l’ordre. » Vous aurez été de ceux-là.

    Aujourd’hui vous êtes un grand médecin de la monnaie qui ne fait pas de clientèle. Vous n’allez plus en Asie, ni en Europe, redresser des balances de comptes déficitaires. Mais, comme un spécialiste illustre, qui n’exerce plus, consent encore à soigner les affections, même bénignes, de ses amis, vous avez accepté de prendre en charge les finances de l’Institut. Il est vrai que vous appartenez doublement à cette Maison. De même que vous fûtes à la fois polytechnicien et inspecteur des finances, vous voici désormais membre de l’Académie des Sciences Morales et de l’Académie Française. Peut-être établirez-vous, par une nouvelle courbe de Rueff, que l’avancement de notre dictionnaire est inversement proportionnel au nombre des membres présents à la séance. Nous espérons, Monsieur, que vous aimerez notre maison. Vous y rencontrerez de grandes ombres : celle de Bergson qui fut votre premier maître ; celle de Poincaré qui fut votre premier ministre ; celle, chère entre toutes, légère, aérienne, toute proche encore des miroirs du souvenir où elle s’enfonça, de Cocteau qui fut votre prédécesseur. Vous y rencontrerez aussi des vivants. Chez nous, vous le verrez, un biologiste voisine avec un historien, un cinéaste avec un romancier, un ingénieur avec un philosophe, des hommes d’Église avec des hommes de théâtre. La présence, en notre compagnie, d’esprits si divers que rapprochent la courtoisie et l’amitié, vous délassera de vos travaux. Comme le disait, en semblable occasion, Renan à Pasteur : « Nous vous communiquerons nos hésitations ; vous nous communiquerez vos certitudes. » Soyez, Monsieur, le bienvenu.