Discours de réception, et réponse de M. Yves Pouliquen

Le 12 novembre 2009

Jean-Christophe RUFIN

Réception de M. Jean-Christophe Rufin

 

M. Jean-Christophe Rufin ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Henri Troyat, y est venu prendre séance le jeudi 12 novembre 2009, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

La tradition de cette Compagnie veut que le nouvel élu, pour prononcer son discours de réception, se tienne debout à la troisième rangée de sièges, un peu à distance de la travée. Cette obligation semble avoir pour but d’ajouter encore au trouble de celui qui doit s’adresser à une aussi prestigieuse assemblée, alors qu’il est déjà couvert de broderies et flanqué d’une épée, détails qui, de nos jours, ne sont pas de nature à mettre quiconque à l’aise. Pourtant, je préfère considérer cette coutume comme un usage plein de sagesse et m’en réjouir. Placé au milieu de mes futurs confrères, je me sens dispensé de leur infliger une péroraison magistrale, tentation à laquelle j’aurais peut-être cédé si je m’étais exprimé du haut d’une tribune. Le seul ton qui convienne, dans la position qui est la mienne en cet instant, est celui de l’amitié. Permettez-moi d’oublier la majesté du lieu et l’écrasante présence de ceux qui nous y ont précédés. Je ne veux voir ici que des amis, auxquels je m’adresse avec une émotion qui vient de ma seule reconnaissance.

À ces amis, je n’ai pas de vérité à livrer mais seulement des confidences à faire. Et d’abord celle-ci, pour vous demander de m’en absoudre : je ne crois pas à l’immortalité. Je ne parviens pas à admettre que notre plus profond désir puisse être exaucé dans ce monde. Et la variante académique de ce concept, sorte d’équivalent du « salut par les œuvres », ne me convainc pas plus.

Cependant, si je doute de l’immortalité, je crois fermement en l’éternelle jeunesse. Il me semble qu’établissant cette Compagnie en 1635, le cardinal de Richelieu a placé sous cette Coupole une fontaine de jouvence. Comprenez-moi bien : il ne nous a pas mis, hélas, à l’abri des épreuves qui altèrent les corps et les abattent. L’éternelle jeunesse, nous n’en sommes pas les bénéficiaires mais les instruments. C’est le corps que nous formons ensemble qui, grâce à chacun d’entre vous, se régénère sans cesse et triomphe du temps. Votre enthousiasme, votre talent, votre œuvre, votre vie même, vous les avez, les uns après les autres, apportés à cette assemblée. J’étais loin, chargé de représenter la France dans un pays, le Sénégal, qu’a dirigé jadis l’un d’entre vous, quand vous m’avez fait l’honneur inespéré de m’appeler à assurer à mon tour cette relève. Je vous en remercie avec beaucoup de gravité.

Mais l’éternelle jeunesse de cette Compagnie ne vient pas seulement du mouvement qui, après chaque disparition, consacre un nouvel élu au service de son fauteuil. Elle procède aussi de l’exercice auquel j’ai le devoir de me livrer aujourd’hui : celui de l’éloge. À l’instant où il va occuper la place du regretté confrère que ses compagnons ont vu durer, s’affaiblir et disparaître, il revient au nouveau venu de restituer l’image de son prédécesseur dans sa force et dans sa jeunesse. Il doit emplir à jamais cette Coupole du souvenir d’un être intact, dans la plénitude de son génie. C’est à quoi je vais m’employer, en évoquant devant vous Henri Troyat, le grand écrivain auquel j’ai l’écrasant honneur de succéder.

Il n’est personne à qui cet exercice de l’éloge, ce grand écart du temps d’un bout à l’autre d’une vie d’homme, ne soit plus nécessaire. Henri Troyat, à la date de sa mort, fut votre doyen d’élection, un homme d’une remarquable longévité, physique et littéraire, écrivant jusqu’à ses derniers jours. Mais il fut également et d’abord un artiste d’une grande précocité, dont l’œuvre et la carrière commencent à des âges exceptionnels : premier roman publié à 23 ans, prix Goncourt à 28 ans, élu à l’Académie française à 48 ans.

48 ans... Quel encouragement pour moi qui me sens si jeune pour rejoindre cette Compagnie. Henri Troyat avait presque dix ans de moins que moi quand il s’est présenté, ainsi vêtu, précédé par les tambours, pour s’asseoir au fauteuil 28. C’est un signe de bonne santé, pour une institution, que de prendre le risque inouï d’admettre en son sein et pour le reste de leur vie des femmes et des hommes en pleine force de l’âge. L’Académie n’a cessé ainsi de se construire par vagues. On y discerne facilement les strates formées par les générations. Toujours, l’une d’elle domine et marque de son empreinte une époque de l’histoire. Henri Troyat, né en 1911, a constitué l’avant-garde d’une de ces grandes générations : celle des hommes du XXe siècle. Il fut l’un des tout premiers à entrer dans cette Compagnie et lui a apporté un air nouveau.

Je reconnais autour de moi nombre d’entre vous qui, entrés tôt dans cette académie, l’ont façonnée telle qu’elle est aujourd’hui : diverse, brillante, mondialement reconnue. Vous avez à présent, je le sais, le souci de relever le défi des temps nouveaux. Je veux croire que c’est à ce titre et non pour mes mérites, qui sont bien minces, que vous m’avez fait l’honneur de me choisir. Je suis en effet le premier de vos membres à être né dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ma génération a atteint l’âge adulte après la mort des idéologies. La plupart des bastilles étaient prises, les rêves de Grand Soir étaient souillés du sang des goulags, les lampions de Mai 68 éteints. Privée de grandes causes à défendre autant que de perspectives professionnelles, cette génération a souvent choisi l’aventure. Beaucoup d’entre nous, qui voulaient s’engager, se sont jetés dans l’action humanitaire. Nous en avons rapporté quelques satisfactions, beaucoup de douleurs, d’innombrables images. Et c’est par le détour de ces images et des livres qu’elles ont fait naître que vous m’ouvrez aujourd’hui votre porte. J’en suis heureux pour moi-même, mais aussi pour tous ceux qui, partis du même point que moi, ont emprunté d’autres itinéraires et produit d’autres œuvres. J’aimerais, à mon tour, les conduire un jour jusqu’à vous.

L’élection d’Henri Troyat a été facile : première candidature, premier tour, quasi-unanimité. Tous ses autres succès, il les a d’ailleurs obtenus de la même manière : sans effort. Ou plutôt en réservant ses efforts à son œuvre, jamais aux moyens de la promouvoir. Cette facilité prend souvent des aspects comiques, tant Troyat semble parfois avoir eu peu de prise sur les événements. Quand son premier roman, Faux jour, est publié, la critique l’encense, un prix prestigieux lui est décerné, on le compare à Radiguet. Lui, pendant ce temps, simple 2e classe au 61e régiment d’artillerie hippomobile, il est à l’infirmerie. Ses camarades de chambrée le félicitent, mais sans trop faire la différence entre un écrivain et un imprimeur…

Un peu plus tard paraît son roman L’Araigne. Il est alors rédacteur à la préfecture de la Seine. On l’a chargé d’une étude… sur les lampadaires. Le jour du prix, il va déjeuner dans un petit restaurant du quartier et rentre au bureau un peu en retard. Deux collègues lui font signe de se dépêcher. Il craint de se faire réprimander. On lui annonce au contraire qu’il vient de se voir décerner le prix Goncourt.

Nous entrons là dans le mystère même d’Henri Troyat : un divorce total entre une vie paisible, régulière, apparemment immobile et une œuvre d’une richesse, d’une variété, d’une puissance qui en paraissent presque incompréhensibles.

Henri Troyat semble avoir pris plaisir à décourager les biographes. À compter de 1933, date à laquelle il est naturalisé Français, admis au concours de la préfecture de la Seine et prend le pseudonyme d’Henri Troyat, plus rien d’extraordinaire ne paraît occuper son existence, en dehors de la littérature et de la gloire qu’elle lui apporte. Aucun tumulte dans sa vie affective, au contraire. Un premier mariage dont il aura un fils. Puis, après la guerre, l’amour de sa femme et de sa fille, qui règlent sa vie matérielle et auxquelles il lit chaque soir sa production du jour. Quelques voyages rien moins qu’aventureux. Des amitiés rares et durables. Une maison à la campagne, d’abord à Grasse puis, parce que c’était encore trop loin pour lui, dans un petit village du Loiret. Une incapacité assumée pour la vie pratique et en particulier le refus absolu de la conduite automobile. Une amabilité à l’égard de tous, même de ceux qui ne l’ont pas épargné pas dans leurs articles. Peut-on conclure, comme pour Kant, qu’il ne lui est rien arrivé d’autre que d’avoir du génie ? Mis à part la singularité d’écrire debout, il semble qu’Henri Troyat ait pris soin en effet de ne rien présenter de remarquable.

« J’ai déjà connu le bonheur, disait Jules Renard, mais ce n’est pas ce qui m’a rendu le plus heureux. » Moi qui ai depuis longtemps souscrit à cette maxime vénéneuse, j’ai mis du temps à admettre que la vie d’Henri Troyat pût avoir été aussi paisible. J’ai obstinément cherché des failles dans sa cuirasse. Certains romans, je pense au Signe du taureau par exemple, proposent des pistes trompeuses. Ces relations parallèles, ces amours clandestines, ces pulsions violentes sont si bien décrites qu’on est tenté d’en attribuer à l’auteur l’expérience directe. À mesure que l’on pénètre dans le secret de sa création, on se rend compte cependant qu’il n’en est rien. Troyat a d’abord décidé quel caractère il allait traiter et ensuite, comme un sculpteur qui affine ses premières ébauches, il va creuser, modeler, contraster jusqu’à donner au personnage le relief qui le fait croire vivant et réel. Troyat pratique en somme le contraire de ce que l’on appelle aujourd’hui l’autofiction.
Le roman qui m’a le plus égaré, en la matière, est La neige en deuil. C’est l’occasion pour moi de vous mettre en garde. Après avoir élu, en la personne de mon ami Erik Orsenna, un fou de la mer (qui succédait, il est vrai, au commandant Cousteau !), vous vous êtes encombrés cette fois d’un maniaque de la montagne. Il ne s’agit pas, chez moi, d’une maladie congénitale, puisque je suis né dans le Berry, pays plat s’il en est, dont le point culminant ne dépasse pas deux cents mètres. Je salue d’ailleurs ici les représentants de l’académie du Berry, dignes héritiers de George Sand et d’Alain-Fournier. Ils m’aident à entretenir l’affection que j’ai pour la champagne berrichonne, la Sologne et le Boischaut. Mais sur le terrain sans immunité d’un natif de ces plaines, le virus de la montagne, contracté à l’âge de dix huit ans, a fait des ravages. J’aime l’escalade, le maniement des mousquetons et de la corde, le monde minéral du granit et des glaciers, l’amitié des guides dont j’utilise rarement les services mais toujours les conseils car je suis incurablement un premier de cordée. J’ai le bonheur de pouvoir me réfugier, à Saint-Nicolas-de-Véroce, dans une maison savoyarde qui ouvre sur l’aiguille de Bionnassay et les dômes de Miage. Les nuits d’insomnie, je peux suivre à la jumelle les lampes frontales des alpinistes le long de la voie normale du mont Blanc. Aussi, quand j’ai relu, pour préparer ce discours, La Neige en deuil, j’ai cru tenir le lien.

J’imaginai un Troyat secret, laçant ses grosses chaussures, saisissant son piolet et partant à l’assaut de la dent du Géant ou des aiguilles Dorées. Le roman tourne autour d’un épisode resté dans les mémoires, l’accident d’un avion indien, le Malabar-Princess, pris dans la tourmente au-dessus du mont Blanc en 1950. Quand j’ai commencé l’alpinisme il y a plus de trente ans, nous nous entraînions sur le glacier des Bossons. De temps en temps, lorsque nous plantions nos crampons, il arrivait qu’un éclat de glace libérât de sa gangue un morceau d’os humain. C’était sans doute, régurgités longtemps après par la montagne, les restes des malheureux naufragés du Malabar-Princess…

Hélas, en enquêtant sur la rédaction de La Neige en deuil, je dus me rendre à l’évidence. Henri Troyat avait eu l’idée de ce drame de manière abstraite, comme une histoire passionnelle entre deux frères aux caractères opposés. C’est par hasard qu’il en avait situé l’action à la montagne. Sa femme Guite, veuve d’un médecin de Chamonix, lui avait fait visiter la vallée, l’avait emmené en promenade sur les sentiers sans danger du Montenvers. Le réalisme des détails provenait des conseils que lui avaient prodigués quelques alpinistes autour d’un verre de génépi. Le malentendu était total : dans La Neige en deuil, l’essentiel, pour moi, c’était la neige. Mais pour Troyat, c’était le deuil.

Ni sur ce terrain ni sur aucun autre, sa vie ne s’était écartée d’une prudence raisonnable, d’une modération de bon aloi. D’où pouvait provenir cette retenue chez un homme qui, par ailleurs, témoigne dans toute son œuvre d’une véritable fascination pour l’action, le drame, les voyages ? Je me suis interrogé jusqu’à ce que je tombe sur cette phrase, qui m’a subitement éclairé : « Il faut choisir : ou être un amateur ou être un monstre. Le monstre est aussi bien le champion de tennis dont le bras droit a une musculature hypertrophiée que l’écrivain qui vit intensément en fonction de son œuvre. » Tout est dit : Henri Troyat a choisi d’être un monstre, c’est-à-dire de se laisser dévorer par son œuvre.

La conclusion est immédiate : la richesse humaine d’Henri Troyat, il faut en chercher l’origine avant son œuvre. Et si l’on porte le regard non plus vers sa vie d’homme mais vers son enfance, on saisit la singularité de cette existence. Henri Troyat est un être à qui le hasard du temps et des lieux a donné de vivre toute une vie en raccourci dans ses premières années. Comme dans un conte violent et cruel, comme dans le rêve prémonitoire d’Ibn Batouta, Troyat a vu le monde lui livrer ses secrets avant de pouvoir les comprendre. Il lui a fallu le reste de ses jours pour mettre de l’ordre dans ce chaos, revivre en l’écrivant ce qu’il avait d’abord aperçu comme une fulgurance, en le subissant.

Avant Henri Troyat, il y eut Lev Aslanovitch Tarassoff.

Écoutons-le nous présenter ses ancêtres : « La famille de mon père (qui portait jadis le nom de Toros) est originaire de la bourgade mi-arménienne, mi-circassienne d’Armavir, dans le nord du Caucase. De temps immémorial, des groupes d’Arméniens vivaient dans la montagne en étroite amitié avec des tribus de Tcherkesses. De ces Tcherkesses, ils avaient adopté la langue, le costume et les mœurs. Vêtus d’une tunique noire, la poitrine barrée d’un régime de douilles, un poignard d’argent à la ceinture, d’un bonnet d’astrakan sur le crâne, ils invoquaient à tout bout de champ le nom d’Allah, se nourrissant de laitage et de viande séchée, mais restaient fidèles à la foi chrétienne. Ces « Tcherkesses arméniens » comme on les appelait, n’avaient même pas d’église dans leur village. Une fois l’an, un prêtre arménien venait d’Etchmiadzine, loin dans le sud, pour marier tous les jeunes couples et baptiser tous les nouveau-nés de la région. Après quoi, il repartait en hâte, priant Dieu pour que son convoi échappât aux attaques des brigands qui surveillaient les défilés dans la montagne. »

Voilà la vie et, d’ailleurs, voilà la montagne ! Mais la montagne originelle, mythique, violente, ce Caucase aux mille peuples et aux cent langues, où les religions se côtoient, se bousculent et parfois se confondent.

On a beau être rédacteur à la préfecture de la Seine, quand on plonge ses racines dans une terre aussi riche, on peut créer autant d’univers qu’il est possible d’en imaginer. Le simple paragraphe que je viens de lire convoque la vie, réveille les souvenirs, dispose à accueillir d’autres expériences, venues de mondes bien éloignés. Ces chrétiens qui invoquent Allah ? Il suffit de visiter aujourd’hui certains villages du Liban pour y rencontrer des chrétiens se prénommer Abdallah ou Latfallah. Ces prêtres venus d’au-delà des monts pour enchaîner les bénédictions ? Ils me rappellent l’Éthiopie, dont l’Abouna, pendant des siècles, était un moine venu d’Égypte, le plus souvent pieds nus, et qui montait vers les hauts plateaux abyssins pour y tenir le rôle de pape, en se cachant des voleurs qui infestaient les chemins. Quant à ces guerriers à la poitrine barrée d’un ruban de cartouches, ce ne sont pas des clichés folkloriques. J’en ai croisé de nombreux sur tous les théâtres de conflits contemporains, de la Somalie à l’Afghanistan, de l’Érythrée au Cambodge.

Venir du Caucase, c’est porter en soi toute la diversité humaine de l’Europe et peut-être du monde. Être Arménien, c’est savoir vivre en sympathie avec ces différences. Pourtant, cette souplesse mentale ne signifie nullement mollesse de caractère. Les Arméniens, fussent-ils Tcherkesses, savent qui ils sont et en quoi ils croient. Quand les Russes entreprennent la conquête du Caucase, au début du XIXe siècle, les Arméniens ne leur tiennent pas rigueur du concile de Chalcédoine et se rangent à leurs côtés. Les Toros deviennent les Tarassoff. C’est la première étape de leur ascension dans le monde russe. Les Tarassoff ouvrent des comptoirs de draps dans plusieurs villes de Russie et même à l’étranger. Ils exploitent une ligne de chemin de fer. Bref, ils deviennent riches et leur installation à Moscou sera le témoignage de cette réussite.

Lev Tarassoff naît dans le célèbre quartier de l’Arbat à Moscou le 1er novembre 1911. Point n’est besoin d’être féru de numérologie pour prédire un avenir d’exception à celui qui voit le jour à une date qui ne comporte que des 1 ! Sa mère est d’origine allemande, arménienne et géorgienne. Elle a mis au monde deux autres enfants : une fille de neuf ans plus âgée et un garçon de quatre ans son aîné.

La vie, dans sa cruauté, va alors projeter dans la conscience de Lev des images de luxe et de paix qu’il est incapable encore de comprendre mais qu’il n’oubliera jamais. Il décrira plus tard la cour de Pierre le Grand ou de Catherine II avec une aisance qui lui vient sans aucun doute de ces visions ramenées du paradis. L’immense maison, presque un palais, les escaliers monumentaux, les boiseries, la calèche et la voiture, le traîneau d’hiver, la variété des domestiques : portier, cireur, cuisinier, femme de chambre, chauffeur, cocher. Et bien sûr, les trois figures maternelles : sa vraie mère, courant les réceptions et les bals, sa niania russe et la gouvernante suisse. Son père est un homme respecté, puissant. Le petit Lev Tarassoff peut dormir tranquille.

Or, voici que pour son sixième anniversaire, le destin lui apporte un cadeau inattendu : la révolution. Alors, comme un visage reflété dans le cuivre d’un samovar, le monde qui l’entoure va devenir méconnaissable.

L’insouciance fait place à la peur, la prospérité à la pénurie. On dresse des matelas contre les fenêtres. Des coups de feu sont tirés dans la rue par des individus mystérieux qu’on appelle les « bolcheviks ». Surtout, les personnages familiers révèlent leur face cachée. Immense leçon pour un romancier ! Il faut beaucoup plus longtemps, dans une vie ordinaire, pour explorer le fond des caractères qui nous entourent. Terrible privilège que de voir à six ans ceux qui faisaient assaut d’obséquiosité, le chauffeur, le cuisinier, le jardinier, changer de camp, exprimer tout à coup leur mépris, leur haine, leurs menaces… Mais Lev n’est pas au bout de ses découvertes. Vient ensuite une nouvelle aventure : le départ.

La révolution à six ans, ce sont d’abord des vacances. On se déguise en pauvre, des bijoux cousus dans les poches. On prend des trains qui ne vont nulle part. On se rejoint, on se perd, on se retrouve comme dans un gigantesque jeu de cache-cache. À certains détails, l’enfant comprend pourtant que tout cela n’est pas un jeu. Mais alors, de quoi s’agit-il ?

L’angoisse de sa mère rejaillit sur lui. L’humeur insouciante des vacances fait place à une peur mêlée de tristesse et de honte qui n’a pas encore de nom et qui, bien plus tard, s’appellera l’exil. Pour l’heure, ce qu’enregistre le cerveau de l’enfant, ce sont des images dépourvues de sens. Ainsi ces ouvriers, dans un wagon, qui regardent la famille Tarassoff de travers. Le peuple a flairé les riches, malgré leur accoutrement. On murmure des insultes contre « les bourgeois, buveurs de sang ». Et le petit Lev se souvient que l’année précédente, pour combattre une anémie, le médecin lui a fait boire du sang de bœuf. Est-ce cela qu’on lui reproche ? Il est prêt à se défendre, à protester qu’il a été forcé mais qu’il ne le refera jamais… Mille autres épisodes se gravent dans son esprit. C’est un trésor pour toute une vie. Il ne le sait pas encore.

Après les trains viennent les bateaux, encore plus angoissants quand un incident survient. Ainsi cette mutinerie sur la mer Noire : les marins menacent de livrer leurs passagers, « la racaille blanche », aux bolcheviks à Sébastopol. On se cotise et les fonds réunis parviennent à calmer l’indignation des prolétaires. Le bateau continue sa route. Les miraculés arrivent dans le Caucase, où le père de Lev possède une maison de villégiature. Revoilà les vacances. Un beau parc, des restaurants chics dans la ville, la cime pure des montagnes alentour. Le petit garçon qui a tant de mal à se faire passer pour un pauvre, reprend sans hésitation les habitudes de son enfance de chef.

Mais, bientôt, hélas, il faut de nouveau reculer. Destination Constantinople. Là, surprise : ne sont autorisés à débarquer que les Arméniens, les vrais, ceux dont le nom se termine par -ian. Les Tarassoff, si fiers de leur russification et qui n’ont jamais parlé la langue arménienne, doivent supplier qu’on leur restitue leur première identité. Un subterfuge, sans doute payé au prix fort, permet au père de Lev d’obtenir un document signé du représentant de la toute nouvelle république d’Arménie. Celui-ci certifie que la famille, « connue en Russie sous le nom de Tarassoff », s’appelle en réalité Torossian.

Arrivés à Constantinople, une frontière est franchie : celle de la Russie. Les fuyards, cette fois, sont bel et bien à l’étranger. Ils passeront ensuite en France, en Italie, en Allemagne. Chacun de ces pays les accueillera (plus ou moins bien), leur réservera des découvertes et parfois des satisfactions. Il reste qu’en aucun de ces lieux, ils ne seront plus véritablement chez eux. La gravité de cet éloignement, ils n’en prennent pas tout de suite conscience. Ils font courageusement le compte de leurs atouts : ils sont jeunes, ils sont encore riches, ils sont ensemble. Surtout, ils sont vivants. Il leur suffit d’attendre que tout se calme. Et pour attendre, quel meilleur emploi du temps que la fête ? Ceux qui ont vécu cette époque en ont témoigné : les émigrés ont fait la fête. Sur la Côte d’Azur, dans les villes d’eaux, les capitales, ces diables de Russes s’étourdissaient de plaisirs, sans regarder à la dépense. Peut-être par fierté, pour ne pas apparaître comme des vaincus, peut-être pour oublier les humiliations et les blessures, peut-être simplement par tempérament, ils ont chanté comme des cigales. À l’enfant qui était entraîné dans cette dépense, il était chaque jour répété que tout cela ne durerait pas, que le retour était proche.

Pareille erreur n’a rien d’étonnant. Une des caractéristiques essentielles des événements historiques est qu’ils ne sont pas immédiatement compréhensibles. Pour avoir longtemps parcouru les théâtres de guerre ou de crise de ces dernières décennies, je suis habitué à côtoyer ce mystère. « De quoi sommes-nous les témoins ? », telle est, toujours, la question. Vous ne rencontrerez jamais un panneau qui indique aimablement : « Attention ! Guerre ». Rien ne ressemble plus à un endroit paisible qu’une zone de combat. Tout semble calme. Le silence règne, il y a de la verdure, des oiseaux. Et puis, d’un seul coup, un bref instant, la violence se déchaîne. Fabrice, à Waterloo, donne l’image la plus exacte de la guerre. Se repérer dans un conflit armé, établir un pronostic sur une révolution, déceler les prémices d’un génocide sont choses extrêmement difficiles.

Comment, alors, en vouloir aux émigrés russes de n’avoir pas compris tout de suite ce qui était en train de se dérouler ? Ce soulèvement, ils le pensaient encore avec des concepts hérités de la Révolution française. Ils ignoraient qu’il ne connaîtrait jamais son Thermidor. Le phénomène bolchevik était une nouveauté historique qui n’en finirait pas de tromper son monde. Qui pouvait imaginer de quoi les Soviétiques seraient capables, en Ukraine, dans les années trente ? Qui pouvait prévoir Staline, les procès de Moscou, le goulag ? Nous nous sommes constamment trompés sur l’U.R.S.S. Après avoir cru qu’elle était éphémère, nous avons accepté l’idée qu’elle serait éternelle… À l’exception de quelques-uns, plus clairvoyants, qui nous ont annoncé très tôt l’éclatement de l’empire.

Le monde que quittaient les Tarassoff était si solide, si ancien qu’ils ne pouvaient imaginer sa disparition. Et quand enfin ils le pourront, ils ne le voudront plus. À mesure que le bateau de l’émigration perd de sa vitesse, s’enfonce, s’immobilise, à mesure que l’argent s’épuise, que les fêtes se font plus rares, que les appartements rétrécissent, que les emplois deviennent plus nécessaires et plus humbles, il faut, plus que jamais, croire au retour. Troyat décrira la vie de gêne de ses parents, leurs déménagements successifs dans des lieux de plus en plus exigus. Il voit sa mère se transformer en ménagère et son père en modeste employé. Mais, le soir, sous la lampe, ils continuent de manipuler de vieilles créances russes, de rêver sur des titres de propriété, de trier les pièces d’improbables procès qui doivent les rendre riches et qu’ils perdront tous.

Alors, dans ce silence qui fait suite au tumulte, dans ces murs étrangers et avec des mots qui sont ceux d’une langue d’abord apprise avec sa gouvernante et qui, désormais, s’impose comme celle de son nouveau pays, Lev Tarassoff, enfant grave et solitaire, cherche à reconstituer ce qui s’est passé et à comprendre.

J’ai bien connu, quoique beaucoup plus tard, ces milieux de l’émigration russe à Paris. Mon fils, né d’un premier mariage avec une descendante d’émigrés russes, a été élevé dans les deux langues. Nous l’avons baptisé à Saint-Sérafim-de-Sarov, une petite église orthodoxe construite autour du tronc d’un bouleau et cachée derrière les marchands de fruits et légumes de la rue Lecourbe. C’est d’ailleurs là aussi que mes deux filles ont reçu quinze ans plus tard le même sacrement, par les soins d’un prêtre serbe qui avait accepté de ne pas s’arrêter aux différences théologiques. En roulant terriblement les « r », il avait déclaré à ma femme, qui est d’origine éthiopienne : « Pour 300 francs, Madame, je fais aussi Coptes ! »

Ce monde russe de l’émigration se présente comme une exceptionnelle galerie de portraits et de décors pittoresques. Le jeune Lev Tarassoff a cherché par quel moyen artistique rendre compte de ce dont il avait été, et continuait d’être, le témoin. Il a envisagé la peinture, puis le théâtre. Mais très vite, le choix est fait : ce sera l’écriture. Tenté par les vers, Lev va s’orienter plutôt vers sa véritable vocation : le récit. Cette fuite dans la fiction se présente aussi comme une lutte pathétique contre la brutalité du réel. Imaginez un adolescent chargé de toutes ces expériences et qui doit encore descendre les derniers degrés de l’humiliation et de la pauvreté. En même temps qu’il termine son premier roman, les huissiers entrent dans l’appartement de sa famille et vendent sous ses yeux les meubles à l’encan...

Les œuvres de jeunesse de l’écrivain sont très scrupuleusement françaises. Il y peint des univers clos, étouffants même, dans une langue lisse, impeccable, selon des constructions d’un classicisme rigoureux. Fidèle aux leçons de son professeur, le romancier Auguste Bailly, et influencé par son amie Michelle qui le présente à son père André Maurois, le jeune émigré s’efforce de devenir un écrivain français.

Lorsque Troyat lit les grands auteurs russes, c’est pour en prendre ce qu’ils ont d’universel et de classique. Tout se passe comme si l’acquisition de la technique littéraire s’était faite d’abord chez Troyat aux dépens des sources russes. Il apprend à écrire sur des sujets « neutres » qui n’ont à voir ni avec son expérience ni avec ses souvenirs. Ces coups d’essai sont des coups de maître, qui lui apportent la reconnaissance littéraire française. Mais ils esquissent une œuvre bien différente de celle qu’il est appelé à donner, plus proche de François Mauriac que de Tolstoï. Le résultat est bon, mais Troyat reconnaît lui-même avoir, dans ces premiers romans, le souffle un peu court. Au bout de cent cinquante pages, il cale et s’arrête. Heureusement, cet outil efficace d’expression va bientôt rencontrer la nappe souterraine des souvenirs russes et tout va s’élargir.

Il est intéressant d’observer comment s’est opérée cette rencontre. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler une forme d’allergie mentale, c’est-à-dire une réaction explosive liée à la répétition d’un événement qui n’avait pas produit d’effet la première fois. En préparant mon roman Rouge Brésil, j’ai rencontré un cas similaire : celui de Jean de Léry, l’homme à qui nous devons la plus belle et la plus complète description du Brésil et des Indiens qui le peuplaient au milieu du XVIe siècle. Ce protestant avait eu l’occasion unique de vivre parmi les tribus anthropophages. Il avait observé leurs rites et leurs cultes avec précision. Pourtant, Léry n’a rien écrit à son retour. Il faudra que survienne, vingt ans plus tard, un incident tragique pour que naisse en lui l’envie de raconter. La scène se passe pendant les guerres de Religion qui ravagent la France. Léry est enfermé dans la ville de Sancerre, encerclée par les catholiques. La population meurt de faim. En passant dans une ruelle, il aperçoit par une fenêtre ouverte un couple en train de dévorer son enfant morte. Cette deuxième rencontre avec le cannibalisme va produire en lui un choc. Elle lui ramène en mémoire l’anthropophagie des Indiens. Il écrit sa fameuse Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil.

Un choc aussi puissant, quoique de nature bien différente, sera subi par Henri Troyat au début de la Seconde Guerre mondiale. La défaite de la France lui fait sentir à quel point ce pays est devenu sa patrie. Mais au même moment, une loi de Vichy vient lui disputer cette nationalité : on interdit tout emploi de fonctionnaire à quiconque n’est pas Français de naissance. Léon Tarassoff s’écrie : « Voici que, de nouveau, je suis un apatride ! »

Sans avoir le talent de mon maître Jean Delay pour les « psychobiographies », je ne peux voir une simple coïncidence entre ces événements et l’évolution soudaine de l’œuvre de Troyat. Car c’est à cette époque qu’il entreprend de plonger systématiquement dans son passé russe. Comme s’il se préparait, en renouant avec l’expérience de ses parents, à affronter le nouvel exil qui s’annonce... Troyat, finalement, ne sera pas contraint à la fuite. Il passera la guerre sans dommage. Mais de cette époque jailliront les grands ouvrages « russes », qui prendront à la fois la forme de sagas et de biographies. La bonde de la mémoire sera ouverte et le flot des images, des portraits, des décors, des sensations, des émotions s’écoulera à gros bouillons dans une œuvre torrentielle qui le mènera jusqu’à l’estuaire de sa vie.

La première biographie, monumentale, est celle de Dostoïevski. Son étude n’a rien de livresque. Troyat entre dans la familiarité de Dostoïevski au point d’en faire des cauchemars, de le voir pénétrer dans sa chambre, de « sentir son odeur » ! La démesure dostoïevskienne va donner de l’ampleur et du souffle à son inspiration, elle fait voler en éclat le huis clos un peu anémié de ses œuvres françaises.

Presque en même temps naît la première saga familiale. Ce sont les sept volumes du cycle Tant que la terre durera. La méthode employée par Troyat est un processus en trois temps : souvenir, témoignage, création. Un exemple : le train de l’exode emmène le jeune Lev, sa mère, ses frère et sœur et leur gouvernante à travers la Russie en proie à la révolution. Ils s’entassent dans un wagon à bestiaux dont le sol est recouvert de paille. Les essieux mal graissés envoient des gerbes d’étincelles. La paille s’enflamme. Attisé par la vitesse, le feu se répand. Les passagers suffoquent. Pas moyen de s’échapper : les portes sont fermées à clef. Inutile de dire qu’il n’y a pas de sonnette d’alarme dans les wagons à bestiaux… Finalement, madame Tarassoff a la présence d’esprit de remarquer, sur le manteau d’un de ses fils, un petit sifflet cousu en sautoir. On conçoit quelle image d’épouvante un tel épisode peut laisser dans l’esprit d’un enfant de six ans. Sa mémoire ne conserve qu’un chaos d’images : la fumée âcre, le sifflet, les joues gonflées et les yeux exorbités de cette femme qui souffle dans un jouet. À ce souvenir, l’auteur va ajouter le témoignage. Avant d’écrire, il interroge ses parents, leur fait raconter l’incident, note les détails, restitue le contexte et le sens. Enfin vient la création, lorsqu’il fait vivre cette épreuve à son héroïne Tania et à ses enfants Serge et Boris. Sous cette forme finale, l’épisode est enrichi par la description des sentiments, ordonné par la tension générale de l’intrigue. Mais, c’est parce qu’il exprime aussi les terreurs informes de l’enfance qu’il acquiert dans le livre sa puissance et devient inoubliable.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Henri Troyat est enfin devenu lui-même. Tout est là, devant lui : ses outils exceptionnels de narrateur, sa maîtrise de la langue et de la construction ; ses souvenirs qui font parler à travers lui tout un monde, qu’il va méthodiquement explorer. Il n’a que l’embarras du choix pour trouver des sujets à la mesure de son talent. En un mot, il ne lui reste plus qu’à devenir un monstre.

Le résultat est une œuvre immense, plus d’une centaine d’ouvrages qu’il m’est impossible de citer. Vingt-deux biographies ont été signées par Henri Troyat, dont quatre seulement consacrées à des personnages non russes. C’est sans doute dans ces biographies que Troyat donne la plus haute mesure de son talent. Il fait œuvre pionnière en la matière. Longtemps, les biographies ont été considérées comme relevant d’un genre mineur. André Maurois, avec les vies de Byron, Shelley ou Disraeli, fut un de ceux qui ont voulu donner à ce type d’ouvrage ses lettres de noblesse. Troyat, nous le savons, a certainement été influencé par son exemple. Mais on peut dire sans commettre d’injustice que, si élève il y eut, il a dépassé le maître. Avec Stefan Zweig, Troyat est de ceux qui ont amené un immense public vers les biographies littéraires. Les siennes sont de véritables œuvres de romancier. Celles qui concernent les écrivains russes, Pouchkine, Tolstoï et Gogol, sont des plongées dans la vie de ces personnages et, comme pour Dostoïevski, elles témoignent d’une familiarité presque hallucinatoire avec eux. D’ailleurs, Troyat vit littéralement en leur compagnie. Son intérieur, rue Bonaparte, reconstitue l’ambiance d’une maison russe, où il travaille sous le regard exigeant d’un portrait de Tolstoï.

Les cycles romanesques de Troyat sont au nombre de sept, chacun d’eux comptant de multiples volumes. On peut dire à leur propos qu’ils se situent dans la grande tradition française des œuvres monumentales. Jules Romains et Les Hommes de bonne volonté, Georges Duhamel et la Chronique des Pasquier, Roger Martin du Gard avec Les Thibault ont produit des chefs-d’œuvre du genre. Troyat se situe dans leur lignée. Mais alors qu’avec la biographie, il contribue à la naissance d’un genre, avec les grandes sagas familiales, il se situe plutôt à la fin d’une époque. Après lui, les grandes fresques de ce type seront plus rares et souvent moins réussies. Il marque en quelque sorte l’apogée de ces créations monumentales. Et il les mène à une sorte de perfection. Bien sûr, il a le don naturel du récit. Il appartient à la famille des écrivains qui racontent et je vois là un fil de plus qui nous relie. Mais ce talent généreux, il le dompte, le soumet à une discipline rigoureuse. Seule une grande maîtrise de la construction peut faire vivre ces immenses machines romanesques, où s’animent des personnages en grand nombre et sur de longues périodes de temps. Qu’il s’agisse des sagas russes (La Lumière des justes sur les décembristes) ou françaises (le célèbre cycle : Les Semailles et les Moissons), ces fresques décrivent des mondes en mutation, le combat d’êtres de chair et de sang dans les turbulences de l’Histoire. En cela, ce sont des romans profondément contemporains, quelle que soit l’époque à laquelle ils se situent. Troyat s’est toujours défendu d’être un auteur de roman historique. Pour lui l’histoire des personnages prime sur l’histoire de l’époque. Il reste avant tout un romancier et un psychologue. Il n’aurait pas aimé non plus qu’on fasse de lui un auteur de romans politiques. Pourtant, il est frappant de noter que c’est en 1948 qu’a été publié Le Sac et la Cendre, réquisitoire romanesque sans concession contre le régime bolchevique. Dans une période où le communisme exerçait un magistère moral sur l’intelligentsia française, l’entreprise était courageuse et rejoignait ces pionniers de la résistance idéologique que furent Victor Kravtchenko, avec J’ai choisi la liberté ou Raymond Aron, avec L’Opium des intellectuels.

Non seulement Henri Troyat a fait entrer le XXe siècle à l’Académie mais il y a ouvert une fenêtre sur le monde. Bien d’autres académiciens avant lui avaient porté leur regard vers l’étranger. Il s’en trouvait même un, Wladimir d’Ormesson, pour être né à Saint-Pétersbourg. Mais ils étaient français ou, au plus loin, genevois. Avec Troyat et même s’il est naturalisé, c’est un étranger qui est admis pour la première fois dans cette Compagnie.

Certes, cet étranger, par son éducation, est depuis toujours très proche de la France. En y arrivant, il ne s’est d’ailleurs pas senti dépaysé. Il parlait déjà notre langue en Russie. Il utilisait des formules un peu désuètes apprises dans les livres (il ne disait pas « Comment ? » mais « Plaît-il ? »), mais il n’était au fond pas plus inadapté qu’un petit provincial arrivant en ce temps-là dans la capitale.

Troyat se situe à la charnière de deux époques. Il est né au temps où, comme l’écrit Marc Fumaroli, « l’Europe parlait français ». À ce titre, les classes éduquées étaient partout un peu françaises. Cependant, au lendemain de la Grande Guerre, cet universalisme est déjà mis à mal. Les nations se solidifient, leurs frontières se militarisent, les mentalités se crispent. La France est toujours une grande puissance mais elle est affaiblie, elle doute, elle demande des gages à ceux qui la rejoignent. Il ne suffit plus de parler sa langue. L’émigré devient suspect. Et les Russes ne sont pas toujours bien accueillis. Certains voient en eux des réactionnaires, des parasites dont la grande révolution prolétarienne est venue à bout. D’autres, au contraire, apprécient le raffinement de ces élites déchues. Troyat, au lycée Pasteur de Neuilly, découvre que l’exotisme russe peut le rendre intéressant aux yeux de ses camarades et, paradoxalement, faciliter son intégration. Mais c’est à condition de ne prendre de l’étranger que les côtés pittoresques, inoffensifs. Quand pointe la violence russe, la tolérance fait soudain place à la condamnation. Après l’assassinat de Paul Doumer par le Russe Gorguloff, on voit paraître des articles menaçants. L’un d’eux titre : « La main d’un étranger met la France en berne. » Lev Tarassoff, qui a vingt et un ans et s’apprête à devenir français, est mortifié. Il voudrait prouver la loyauté des Russes. Il admire l’homme qui a reçu deux balles dans le bras en protégeant le président de la République et aimerait même être à sa place. D’une certaine manière, on peut dire qu’il y parviendra, car cet homme était l’écrivain Claude Farrère, auquel Troyat succèdera vingt-sept ans plus tard, à ce même fauteuil…

Cette obligation de conformité va prendre une forme radicale puisqu’elle le contraint même à changer de nom. Nous sommes en 1933. Un éditeur accepte son premier roman. Le jeune auteur rêve déjà aux volumes imprimés avec, sur la couverture, son nom en capitales : LEON TARASSOFF. Notez qu’il a déjà fait un effort : il n’est plus Lev, ni Lioulik, comme l’appelait familièrement sa mère. Il est Léon Tarassoff. L’éditeur ne s’en contente pas. Trop russe. Le risque est que le public croie qu’il s’agit d’une traduction. Il faut chercher un pseudonyme. Tarassoff proteste puis capitule. Il renonce à tout, sauf à l’initiale et combine des noms en T. Il s’arrête sur Troyat. Il appelle Plon d’une cabine téléphonique. Sans doute par référence à Tintin, je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’une forte dame attend son tour devant la cabine, en piétinant d’impatience. « Troyat ? Hum, à la rigueur, dit l’éditeur. Mais Léon Troyat, ça ne va pas. Il faut un prénom plus sonore. » Les premières gouttes de pluies tombent. La dame s’énerve sur un parapluie et fulmine. « Je ne sais pas, moi… Henri ? » « Henri Troyat, bon, ça fera l’affaire. » C’est ainsi que, dans une cabine téléphonique, l’année même de sa naturalisation, Lev Tarassoff est devenu à jamais Henri Troyat. « Que reste-t-il encore de moi ? », s’écrie-t-il.

Depuis l’arrivée de Troyat dans cette Compagnie, l’ouverture au monde s’est poursuivie. Bien d’autres y sont entrés, qui représentent tous les continents : l’Europe de l’Est et la Russie avec Ionesco et Kessel, l’Afrique avec Senghor ; l’Amérique du Nord avec Julien Green et celle du Sud avec Hector Bianciotti ou René de Obaldia ; l’Asie avec François Cheng ; l’espace arabo-musulman avec Assia Djebar… Dans le même mouvement et bien qu’il ne s’agisse pas d’un de vos membres, je suis fier, quant à moi, d’avoir fait franchir la porte de cette maison au grand sculpteur sénégalais Ousmane Sow. En 1999, Paris découvrait son œuvre en face d’ici, sur le pont des Arts, où il exposait ses guerriers de bronze monumentaux. Aujourd’hui, c’est en miniature, par le pommeau de cette épée qu’il a sculpté, que son œuvre prend place parmi nous.

Mais depuis l’époque de la révolution russe, la relation que la France entretient avec le monde dans le domaine culturel a bien changé. Dès avant la guerre, notre hégémonie culturelle a été contestée. Après la Libération, le mouvement s’accélère. La décolonisation démultiplie et fragmente l’univers francophone. L’effort fait par les États-Unis pour soutenir la création et le rayonnement de la culture américaine porte ses fruits. Désormais, l’attraction universelle se fait fortement dans cette direction. La France s’interroge sur elle-même, tout particulièrement en ce moment. Nombre d’auteurs d’expression française affichent leur ambition d’investir la langue, de la soumettre à leur culture d’origine, entretenant avec la France un rapport de combat qui prolonge la décolonisation, revendiquant la possibilité d’effectuer d’incessants va-et-vient entre les cultures.

Rien de tel chez Troyat. Il ne croit ni aux allers-retours, ni à la dialectique tendue du métissage. Il ne renie pas son passé, bien au contraire mais il a choisi sans ambiguïté d’être français. Dans son œuvre, il met souvent en scène des personnages qui, comme lui, ont quitté un monde et l’ont emporté avec eux sans retour. Ainsi par exemple, les destins croisés de la ballerine Ludmilla Arbatova et de son professeur, le chorégraphe Marius Petipa. Français d’origine, Petipa avait fait sa carrière à Saint-Pétersbourg, jusqu’à décider finalement d’y finir ses jours ; Ludmilla, son élève, était russe et devait terminer sa vie comme professeur de danse à Paris.

Henri Troyat a pris sa revanche sur le communisme qui l’avait chassé de Russie. Sa vie d’homme aura été plus longue que l’empire totalitaire. Il lui survivra quinze ans. Jamais, pourtant, il ne retournera en Russie, même après la chute de l’U.R.S.S. Je pense à son propos à ce mot de Victor Segalen : « L’imaginaire déchoit lorsqu’il se confronte au réel. » La Russie est pour Troyat le continent de l’enfance, le domaine enchanté du Grand Meaulnes, un monde intérieur qu’aucun présent ne doit profaner. Tout est clair et simple en apparence : Henri Troyat a mis sa culture russe au service d’une œuvre française.

Son entrée à l’Académie a été pour lui le symbole de sa pleine reconnaissance par la France. Il y jouera le rôle d’un gardien scrupuleux de la langue. Il assurera dans cette Compagnie une présence à la fois imposante et rassurante. Il était là, aussi monumental que son œuvre, impavide et le regard fixe, comme les figures sacrées des icônes orthodoxes. Sans doute était-il bien placé, lui qui avait vu basculer un empire, pour comprendre le rôle de l’Académie française. Une civilisation ne peut se réduire à la juxtaposition d’influences extérieures. Pour construire un édifice solide, il faut un ciment et dans la composition de ce ciment entre une large part de tradition.

L’Académie française est une des institutions fondatrices de la France moderne. Mais ce qui fonde est également ce qui permet de fondre, c'est-à-dire d’assurer la fusion des divers éléments qui nous composent. Et cette fusion est le contraire de la confusion. Elle exige des rites et des règles. C’est une forme d’harmonie. Ceux qui raillent nos broderies, nos plumes et nos tambours seraient bien inspirés de relire les travaux des anthropologues et particulièrement de Claude Lévi-Strauss, que cette Compagnie vient, hélas, de perdre et dont je salue la mémoire. Quiconque approche aujourd’hui les sociétés traditionnelles, les peuples premiers se désolent des ravages que cause la modernité. Il n’y a pas de survie sans tradition. Tuer son passé, c’est se priver d’un avenir propre. Ce qui vaut dans les forêts de l’Amazonie ou dans les îles du Pacifique vaut aussi pour nous. Troyat, qui avait vu mourir un monde, connaissait le prix de ces institutions léguées par les siècles.

Ainsi est-il devenu une figure officielle de la culture française : grand-croix de la Légion d’honneur, doyen d’élection de l’Académie, gloire littéraire à l’aura internationale. Je ne voudrais pas, pourtant, que nous le quittions là. Si je devais contribuer à laisser de lui cette image, j’aurais l’impression de lui avoir rendu hommage, certainement pas de lui avoir rendu justice.

Troyat, grand bourgeois français, apaisé en lui-même, satisfait des honneurs qu’il a récoltés ? En apparence, peut-être. Mais que fait-on, alors, des angoisses sur son œuvre dont il témoigne dans ses derniers livres et qui n’ont rien à voir avec une mort qu’il n’a jamais craint ? Que fait-on de cette monstruosité assumée qui, jusqu’à ses derniers jours, le prive de l’existence, l’enchaîne à sa table de travail ? Pourquoi cet être s’est-il imposé toute sa vie, je dis bien toute sa vie, cette condition de forçat, d’homme du souterrain, vivant dans les douleurs de la création sans s’accorder jamais aucun répit ? Rien de tout cela ne cadre avec l’image d’un personnage littéralement « arrivé ». Voilà sans doute le dernier secret, celui qui permet d’approcher au plus près le mystère et le drame d’Henri Troyat. Dans son immense production, il n’a laissé qu’un seul indice pour le découvrir et, comme on peut l’imaginer, c’est un récit.

Le héros est un fils d’émigré russe. On reconnait sans peine son modèle. Au début du roman qui porte son nom, Aliocha rentre chez lui tout heureux : pour la première fois il rapporte une première place en français. Hélas, arrivé à la maison, il trouve ses parents surexcités et ils ne lui prêtent aucune attention. C’est qu’une grande nouvelle vient de leur parvenir : Lénine est mort. La révolution, ils en sont certains, ne va pas lui survivre. Ils vont rentrer. Et le petit garçon cache son inavouable tristesse de devoir quitter la France. Quand le roman se termine, un autre grand événement secoue la famille : les Français viennent de reconnaître l’U.R.S.S. La première ambassade soviétique ouvre à Paris. Les parents d’Aliocha ont compris qu’ils ne repartiront plus. Le petit garçon, cette fois, cache sa joie de pouvoir rester... Une immense culpabilité l’écrase. Il se sent responsable de la détresse de ses parents, lui qui a tant prié pour rester en France et qui a été entendu. Son plus grand bonheur cause le malheur de ceux qu’il aime le plus. Alors, ce même soir, à la table de la salle à manger, Aliocha fait à ses parents un plaisir qu’il leur a longtemps refusé : il commence à leur lire à haute voix Guerre et Paix en russe.

Voilà Troyat : un enfant qui, en même temps qu’il pouvait devenir français, prenait l’engagement de rester russe. Avec un tel paradoxe, quelqu’un d’autre aurait pu sombrer dans la folie. Lui engloutira sa vie dans la création. Il vivra une situation de total écartèlement : consacré par la France, il ne cessera de vivre en Russie. Ses personnages sont russes, son appartement de la rue Bonaparte est une maison russe, son imaginaire appartient au monde auquel il a fait le vœu de rester fidèle jusqu’à la fin. C’est alors seulement, sous les voûtes de la cathédrale Saint-Alexandre Nevski à Paris, que ses deux pays seront réconciliés par la mort.

Il existe une photo de Lev Tarassoff que j’aime beaucoup. Il a douze ans, peut-être treize. Il est vêtu d’un costume en tweed très bien coupé. Il regarde l’objectif. Déjà, dans son regard, on discerne cette absence qui, au fil du temps, s’approfondira et sera prise pour de la gravité. Il rêve. Toute enfance se termine par un exil. Lui en a connu plusieurs et c’est à ce moment-là, sans doute, qu’il a scellé ce pacte étrange par lequel il restera pour toujours fidèle au pays de son enfance révolue. À le voir ainsi, on dirait qu’il est déjà très grand. Mais un coin de chair nue, dans le bas de la photo, nous révèle que, malgré l’austérité de son costume, il porte encore des culottes courtes. C’est cette image où Troyat est déjà présent dans le corps du petit Lev que je voudrais que vous gardiez. Ainsi cette Compagnie, à qui il a donné près d’un demi-siècle de son existence, lui offrirait-elle, en signe de reconnaissance, une nouvelle et éternelle jeunesse.