Discours de réception de Georges Duby

Le 28 janvier 1988

Georges DUBY

Réception de Georges Duby

 

   M. Georges Duby, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Marcel Arland, y est venu prendre séance le jeudi 28 janvier 1988, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

     Marcel Arland, un jour de brouillard, parcourait Paris. Le voici sur le pont des Arts. Il rêve. Le souvenir d’une conversation lui vient. Un officier de la Garde républicaine, qui avait commandé le peloton d’honneur lors de la dernière réception à l’Académie française, lui demandait l’été précédent : pourquoi la solennité ne prendrait-elle pas encore plus d’éclat, pourquoi ne verrait-on pas le nouvel académicien s’avancer vers son fauteuil depuis l’autre rive de la Seine, depuis le Louvre, la double haie des gardes, sabre au clair, s’étirant d’un bout à l’autre du pont ? Ce pont, en vérité, Marcel Arland le prenait alors en sens inverse. « Je tournais, précise-t-il, le dos à l’Institut. » Un jour vint, cependant, où il prit le pont dans le bon sens. Qui lui eût prédit cette volte-face l’eût sans doute quelque peu surpris lorsqu’il écrivait cette phrase, vers 1945, à cinquante ans. Un fait est sûr : quand, au même âge, saisi d’un trouble aussi grand que celui qui m’étreint aujourd’hui, je lisais devant les savants qui venaient de m’élire au Collège de France un autre discours, ou plutôt, car il s’agit d’un genre tout différent, une leçon, ma leçon inaugurale, je ne pouvais, bien sûr, imaginer accéder à mon tour à un si haut degré d’honneur, être l’objet de votre part, Messieurs, d’une considération si bienveillante. Comment même, il y a quelques mois à peine, aurais-je osé penser que vous me feriez place parmi vous ? J’en reste ce soir étonné, et mes premiers mots sont de gratitude pour vous qui m’avez choisi.

     Cependant, je voudrais aussi, à l’orée de cette cérémonie, exprimer hautement ce que je dois à deux de vos confrères qui ne sont plus, Georges Dumézil et Fernand Braudel. Les travaux de Georges Dumézil m’ont guidé au tournant d’une recherche hasardeuse. Je m’efforçais de comprendre comment s’organisaient les rapports de pouvoir en France aux temps que l’on dit féodaux. Ce fut en m’appliquant à discerner, parmi les écrits datant de cette époque qui sont parvenus jusqu’à nous, les traces d’un modèle, de cette forme qu’une suite de livres admirables montrait solidement implantée au cœur de l’idéologie des peuples indo-européens, ce fut en m’évertuant à dater aussi précisément qu’il est possible, à situer dans le mouvement d’ensemble d’une culture les résurgences successives du système des trois fonctions que je parvins à délimiter avec moins d’incertitude la part qui revient à l’imaginaire dans l’évolution des sociétés humaines. Lorsque, après avoir lu ce qu’avait publié ce grand homme, il me fut donné de l’approcher, j’ai pu, privilège insigne, prendre directement exemple sur la rigueur de son érudition, bénéficier de ses conseils, profiter de cette ouverture de cœur, de l’extrême obligeance qui rendaient Georges Dumézil si accessible aux débutants. Je m’honore enfin d’une lettre, la dernière que j’ai reçue de lui : peu de temps avant de disparaître, il m’assurait souhaiter me voir briguer bientôt les faveurs que vous venez, Messieurs, de m’accorder.

     L’attache qui me lie à Fernand Braudel est plus serrée et ma dette envers lui plus lourde encore. Trente années durant, la confiance qu’il me témoigna conforta la mienne et soutint mon effort. Braudel fut réellement mon maître. Sans ses avis, ses encouragements, sans la vivacité, la générosité de ses critiques, je n’aurais pas mené comme je l’ai fait ma tâche d’historien. De cet homme munificent, j’ai reçu à profusion. À ma reconnaissance se mêle une affection filiale que je regrette de ne lui avoir pas plus manifestement signifiée. Au lendemain de son élection à l’Académie, nous lui disions, ma femme et moi, notre joie. Il me répondit par un court billet dont je retiens cette apostrophe : « Ne souriez pas : vous y viendrez. » En maintes circonstances, Braudel m’avait comme cela fait signe, appelé à sortir de moi-même, tiré de ma timidité. Il m’avait averti longtemps à l’avance que, malgré ma résolution têtue de ne point m’éloigner de ces terres de soleil, de solitude et de grand vent où je me plais, je finirais par venir à Paris, au Collège de France. J’y vins et, vous le voyez, à son dernier appel, j’ai répondu.

     Dans ma voix, mon émotion se décèle. Je ne sais si l’on y sent aussi mon plaisir, ce plaisir que tous les miens, tous mes amis partagent. Votre choix, je l’ai dit, m’étonna. Me surprit aussi son retentissement, cette sorte de gloire dont l’élu, votre élu, se trouve du jour au lendemain revêtu. Je n’imaginais pas devenir l’objet de tant d’attentions, recevoir de si nombreux messages, certains venant de si haut, de si loin ou des profondeurs du passé : l’écho se répercutant aussitôt bien au-delà des frontières, et tous ces camarades d’études, de régiment que j’avais perdus de vue et qui tinrent à me témoigner que le lien n’était pas rompu. De fait, je l’avoue, je savais mal ce qu’est l’Académie française. Un trait, en particulier, m’échappait. Voltaire pourtant le désigne dans le discours qu’il prononça à sa réception, rappelant que l’Académie prit naissance au sein de l’amitié, affirmant que l’amitié fait la force vive de ce corps. Je m’aperçois que je suis, en ce jour, en ce lieu, accueilli dans un groupe d’amis, faveur précieuse que je vous rends grâce de m’accorder.

     D’un ami que vous avez perdu et dont je souhaite occuper dignement près de vous la place, il m’appartient de faire l’éloge. Il me fut proche. Quand, pour me préparer à cette commémoration, j’ai tiré de ma bibliothèque les premiers livres qu’il publia, je les ai trouvés fatigués, usés, leur délabrement même attestant un ancien, un très étroit commerce. En effet, à dix-huit ans, lorsque, dans ma province, je me jetais dès leur parution sur les fascicules de La Nouvelle Revue française, j’ai lu avec passion Marcel Arland, envoûté par le balancement de ses phrases enchaînées souplement sur le ton de la confidence, et dont les harmonies discrètes, coupées de brusques éclats d’où s’exhale en quelques mots la saveur dune sensation, feraient presque oublier la rigueur de la trame, ce savant assemblage ramenant à la plus forte intensité dramatique les stances successives de l’action. Dans le droit fil d’une tradition séculaire, telles pages d’Antarès ou du Grand Pardon ne viennent-elles pas en couronnement de ce recueil que composa Arland où, depuis Chrétien de Troyes et l’auteur inconnu du Lancelot, se trouvent exposés les chefs-d’œuvre de la prose française ? J’avais lu les premiers de ses courts récits. Je les ai relus, de nouveau sous le charme. J’ai lu les écrits plus récents, ce qui est publié de la correspondance et ces méditations sur quoi l’œuvre se clôt. Cette œuvre cependant, je n’ai pas qualité pour la commenter devant vous, et c’est de l’auteur que, ce soir, je dois parler, quelque peu embarrassé, je l’avoue, puisque je ne l’ai jamais rencontré, séparé de lui moins par la différence d’âge que par cette cloison, heureusement détruite en votre Compagnie, qui ordinairement isole les professeurs des gens de lettres.

     Mais l’historien, me dira-t-on, n’est-il pas requis par profession de rendre à la vie des personnages qu’il ne rejoint que par les traces qu’ils ont laissées — et quand cet historien est médiéviste, ces traces ne sont-elles pas décevantes, discontinues, presque effacées ? Il a le droit, je le proclame, prenant appui sur ces tares témoignages, d’imaginer, de rêver. Pourquoi ne rêverais-je pas sur ce que m’ont rapporté les familiers de Marcel Arland, ceux qui l’ont interrogé, forçant cet homme secret à parler de lui-même, ou bien sur des images, d’anciennes photographies, et parmi les lieux qu’il a hantés ? Je pourrais raconter à mon tour l’enfance paysanne, à Varennes-sur-Amance, entre l’arrière-grand-mère, le grand-père, l’instituteur, le frère aîné, et la mère, cette femme très belle, murée dans son veuvage, dans son orgueil, inaccessible, puis les années de collège à Langres, les lectures précoces, le goût d’écrire qui s’affirma lorsque Arland vint, en octobre 1917, préparer à la Sorbonne une licence de lettres. Je pourrais le montrer, entiché de Gide, découvrant par Gide Nietzsche, Dostoïevski, prenant en main une revue, l’Université de Paris, obtenant pour elle des textes de Proust, de Giraudoux, de Mauriac, fondant bientôt avec des camarades de caserne, Vitrac, Crevel, Limbourg, sa propre revue, puis une autre, aussi audacieuse, aussi éphémère. Je rappellerais sa rencontre avec Malraux, dont le rapprochait sa passion pour la peinture. Je l’évoquerais quittant bientôt Paris, regagnant le pays natal, écrivant, au milieu des champs, son premier livre, Terres étrangères. À qui soumettre le manuscrit ? À André Gide évidemment. Gide le recommande à Paulhan. Gaston Gallimard signe le contrat. Le livre paraît, et voici Marcel Arland inséré dans ce « milieu », comme il dit, « presque une famille », dont il ne sortira plus : la NRF. Aussitôt, en 1924, La Nouvelle Revue française publie cette proclamation, inspirée par Jacques Rivière, « Sur un nouveau mal du siècle », un manifeste qui fit sensation en pleine exubérance des années folles car, dressé contre les jeux du surréalisme, il les condamnait abruptement. On y lit, hautaine, dérangeante, révélant d’un coup la personnalité que je cherche à découvrir, la proposition fameuse : « La morale sera notre premier souci. Je ne conçois pas de littérature sans éthique. » L’an d’après, Paulhan prend la direction de la revue, Arland en devient secrétaire de rédaction, c’est-à-dire, avec Paulhan, le maître.

     J’ai pensé m’attarder ici, tenter de définir le rôle que tint votre confrère au sein de cette institution prééminente qui fut pour lui, affirmait-il, une « école d’indépendance, de respect de l’ordre, du goût de la beauté sous ses formes diverses, de confiance dans la valeur de l’esprit et de l’art », la NRF, dont le comité de lecture, qu’il dominait, stimula, orienta, régenta la part la plus vigoureuse de la création littéraire en notre pays durant les années glorieuses de l’entre-deux guerres. L’histoire de la NRF n’est pas encore écrite. Déjà quelques publications commencent à l’éclairer, mais de biais. D’intérêt capital pour l’historien de la culture contemporaine, le travail est en cours. Il est rude. L’entreprise, en effet, requiert non seulement de la ferveur mais du soin, et le dépouillement exhaustif de vastes archives. C’est pourquoi j’ai renoncé à me risquer sur ce champ fertile, ne pouvant qu’en effleurer la surface. Il m’a semblé que mon hommage serait plus personnel, prendrait plus de valeur et de vérité si je m’approchais de cet homme par les côtés où s’établit entre lui et moi quelque connivence. Peut-être ajouterai-je un peu à ce qu’ont établi les exégètes qui m’ont précédé si je parle, en historien, de la campagne dont il a tant écrit, si je parle auparavant, en amateur, de la peinture. « Je dois à la peinture, a-t-il dit, quelques-uns de mes plus chers plaisirs. » Je pourrais en dire autant.

     Dès qu’il arrive à Paris, Marcel Arland court au musée, mais il court aussi d’une galerie à l’autre, rue La Boétie où l’on montrait alors l’art nouveau, se postant aux avant-gardes, guettant parmi les effervescences de la modernité ce qui lui semblait se relier à la tradition des maîtres. « C’était Piero, écrit-il, c’était Giorgione ou Goya qui me semblaient réclamer Matisse, Braque ou Rouault. » De Rouault, de Braque il devint l’ami, puis de Chagall, puis d’Atlan. L’œil grand ouvert, il notait ses impressions, s’efforçant, dit-il encore, « d’exprimer simplement, sans souci de plaire ou de heurter, ce qu’une certaine familiarité avec la peinture lui suggérait devant une œuvre nouvelle ». Quelques-unes de ses réflexions critiques sont rassemblées dans un livre introuvable, Chronique de la peinture moderne. Je m’y réfère, et je le date. Car c’est dans leur éloignement que ces textes prennent à mes yeux tout leur prix. Ils furent écrits entre 1944 et 1949, dans cette sorte de printemps qui suivit la Libération, cette embellie que secouaient encore de rudes bourrasques, des retours de froidure, mais où, dans l’alacrité, il semblait que chaque matin chantât. Les chefs-d’œuvre reprenaient leur place au Louvre ; des expositions foisonnantes découvraient les fruits savoureux qui, durant l’occupation ou l’exil, avaient mûri dans l’obscurité. Cette véritable renaissance entretenait un sentiment de plénitude, une sûreté de soi, la conviction que le plus vigoureux de la création picturale revenait, passés les jours d’accablement, s’établir ici, dans Paris. « Sil est, disait Arland, un domaine où la France montre une figure souveraine, c’est bien celui des beaux-arts, singulièrement celui de la peinture. » Ébloui par tant de richesses, comment le regard eût-il pu se porter sur l’art d’ailleurs ? Pourtant, l’homme dont je parle fut de ceux qui perçurent à ce moment la grandeur de Paul Klee.

     Lucide en effet : il remarque Wols ; il s’arrête à Bissière, à Villon ; il est saisi par la force des toiles qu’André Masson rapporte d’Amérique, par le « classicisme », écrit-il, de cette « peinture habitée » ; ne lui échappe pas non plus ce qu’il y a de futile dans certains Picasso d’Antibes, ni les limites de l’ « érotisme satisfait » de Maillol. Souvent, pourtant, sa vision nous semble aujourd’hui moins juste. Il manque à situer Monet à la place qui lui revient, à reconnaître le vrai rapport que Léger rêvait d’établir avec un public populaire. Des deux frères Van Velde, exposés à la galerie Maeght, ce n’est pas Bram qui le touche, c’est Geer. Il tient Bram pour « confus », « sans patience ni modestie », préfère Geer pour plus de délicatesse et cette alliance qu’il croit déceler entre les « frémissements », dit-il, et l’ « esprit ». Le voici aux Surindépendants. C’est-à-dire devant une peinture résolue à ne plus rien figurer. Désorienté, il se contient. Persuadé que la peinture française n’est « devenue, affirme-t-il, la première et presque la seule peinture au monde que par ses métamorphoses successives », il voudrait s’ouvrir, accueillir. Sur ses gardes cependant. Perplexe. Est-ce là plus qu’une « expérience », un « travail de laboratoire » ? Mais le succès pourtant, cet accueil que reçoit l’abstraction, qui, dit-il, « descend dans la rue » ? Une « mode », pense-t-il, une « vogue », « presque une académie » — et ce que ce terme désigne n’avait pas très bonne presse en ces années, ne l’oublions pas, dans le cénacle de la rue Sébastien-Bottin. Voici ce qui le réconforte : ce ne peut être qu’un passage, comme un exercice d’école, « qu’un peintre, dit-il, abandonne dès que prend fin son apprentissage pour songer au sérieux ». Il ne parvient pas à admettre que l’abstraction puisse être une « fin ». Il attend qu’on la « dépasse ».

     De tels jugements font apparaître ce que la peinture fut pour Arland, et par là ce qu’il fut lui-même. Elle l’émeut, confesse-t-il, « sensuellement ». Il y cherche, en premier lieu, du plaisir, citant Poussin : « La fin de la peinture est la délectation. » Cette sensualité le rend certes sensible aux valeurs proprement picturales, le mène à dénoncer le danger que court le peintre « à vouloir », ce sont ses mots, « charger son œuvre de trop d’émotion, de trop de sens, de trop de confidences ». Mais il faut bien remarquer d’abord que cet appétit se porte sur le plus délicat, ce qui fait revenir si souvent dans ces pages, quand elles sont élogieuses, le mot « exquis », le mot « charmant » : trop de puissance le rebute. D’autre part, et surtout, quelque chose en lui le retient d’accepter que la peinture soit seulement source de jouissance. S’il en a tant besoin, c’est, avoue-t-il, qu’il « y trouve une leçon, une aide, une famille ». La sécurité donc, comme au sein de la maison où s’était blotti le petit villageois de Varennes. La sécurité, et la morale. Les maîtres du musée le rassurent, car il croit n’en voir aucun « qui se borne au seul plaisir de l’œil et ne propose, par le contenu spirituel de l’œuvre, une plus ample et plus profonde résonance..., qui n’apporte un message ». Voilà le mot lâché : Marcel Arland attend de la peinture qu’elle lui parle. L’œuvre peinte le désarçonne dès qu’elle se refuse à tenir un discours. Ce qui le retient, c’est le sujet.

     D’abord le paysage : « Loué soit le paysage au cœur de la peinture française. » Les peintres non figuratifs qui l’ont touché dans l’immédiat après-guerre furent, tels Bazaine ou Tal Coat, ceux dont l’œuvre prolonge directement les recherches de l’impressionnisme. Le paysage, et puis le nu. « Serait-ce une délectation trop facile, écrit-il, que celle qui ajoute à toutes les autres l’harmonie fondamentale de la volupté d’un beau corps ? » Ce corps évidemment montré dans la vérité de ses attraits. Car l’homme, Arland en est convaincu, n’a pas le droit de déranger par jeu les ordonnances du monde créé. L’artiste peut à la rigueur se permettre de déformer un verre, non point un torse adolescent. Et c’est en moraliste que Marcel Arland, en fin de compte, rend ses arrêts. Pas plus que la littérature il ne conçoit la peinture sans éthique. Du peintre il exige en premier lieu qu’il se tienne à distance des modes, des coteries ; parlant de Kandinsky, « c’est, dit-il, un solitaire, je ne vois pas pour l’artiste de compliment plus beau ». Il voudrait surtout que le peintre regarde l’homme et la nature avec « humilité » et « amour ». Sur ces deux mots est construit l’hommage qu’il rend à Braque ; il les reprend à propos de Chagall, le rapprochant, comme Pavait fait Maritain, curieusement, de François d’Assise. Que l’artiste considère la misère du monde, la part de mal qui le corrompt inéluctablement, qu’il prenne appui sur ce qu’il y a dans le charnel de plus obscur, de plus obscène, pour s’élever par degré jusqu’aux clartés spirituelles. Si bien que la louange de Marcel Arland se porta principalement vers deux artistes dont il jugeait en ces années qu’ils cheminaient sur la voie où il s’était lui-même engagé, vers Soutine, qu’il se représentait « déchiré, convulsé, triturant une matière de boue, de sang et de sanie jusqu’à en faire jaillir l’esprit », vers Rouault, surtout, lequel avait illustré les Carnets de Gilbert, à qui il dédiait Sidobre, l’une de ses nouvelles les plus poignantes, Rouault dont il imaginait « la joie... d’avoir doué de beauté et de puissance des êtres déshérités, la double joie d’une délivrance et d’une purification ». Liberté. Pureté. Qu’il s’agisse de littérature, de musique ou de peinture, pour Marcel Arland l’œuvre d’art est justifiée dès lors qu’elle aide l’homme à surgir de son abaissement.

     Ces notes, fixant il y a presque un demi-siècle des impressions de « promenades à travers la peinture contemporaine » — c’est ainsi que leur auteur les présente — intéressent l’historien des phénomènes culturels. Celui-ci sait bien qu’un témoignage de cette espèce ne peut être objectif. Que des mots, des phrases disposés en regard de formes et de couleurs en un certain ordre assemblées révèlent, sans plus, ce que ressentit celui qui les écrivit devant des objets qu’il aima, qui le déconcertèrent ou qui lui déplurent. Quant aux jugements, quant aux classements, aux décrets prétendant distinguer dans l’imprévisible bigarrure de la peinture en train de se faire le durable de l’accidentel, discerner sous les chatoiements de la mode le courant de forte ampleur qui portera bientôt le chef-d’œuvre, ils sont forcément personnels, comme l’est toute critique si gouvernée soit-elle — et l’on sait le soin qu’Arland prenait de se dégager de lui-même lorsque, dans son bureau de la NRF, il s’appliquait à débusquer les jeunes talents. Mais c’est par là, précisément, que ces textes sont précieux. Ils révèlent un état du goût, en un certain lieu, en un certain temps. Les choix que fit cet esprit, de facture si délicate, si fermement décidé à ne rien rejeter sans rigoureux examen, montrent d’abord que le moralisme, étendu à des domaines où il n’a que faire, peut rendre aveugle. Ils font surtout mesurer la pesanteur des habitudes, la rigidité des systèmes de valeurs face à l’innovation. Combien de Florentins, vers 1430, ont-ils perçu de quelles puissances de renouvellement l’œuvre de Masaccio était porteuse ? Pouvait-on, en 1945, plus aisément reconnaître que, pour les plus grands peintres du passé, le sujet n’a jamais été qu’un prétexte, que la création d’Adam pour Poussin, que le triomphe de Venise pour Véronèse furent l’occasion, non point de délivrer un message, mais de peindre, et que pour Piero della Francesca, lorsqu’il se mettait au travail, le Christ flagellé, campé en un point soigneusement défini sur les lignes de force d’une inflexible perspective, n’avait pas plus d’importance, contrairement à ce que pensait Marcel Arland, que, pour Cézanne, des pommes ? Toutefois, pour la recherche que je poursuis devant vous, l’intérêt majeur de ces essais est dans ce qu’ils révèlent d’une sensibilité. Les lisant, me gardant de dénoncer tel engouement, telle réserve que je ne partage pas, j’approche de ce que je veux saisir : une personne, ses inquiétudes, sa sensualité contenue, l’ardent besoin qu’elle eut de solitude et de morale, j’approche finalement de cet enfant dont Arland s’est constamment réclamé, s’en disant à la fois le fils et le père, du petit campagnard studieux pour qui, comme pour son maître d’école et pour tous ceux qui l’entouraient, le « tableau » par excellence était le paysage.

     Vers cet enfant je me tourne maintenant. Je veux l’écouter parler d’un univers devenu aujourd’hui fort étrange : la campagne française telle qu’elle était au début de ce siècle lorsqu’il y fit ses premiers pas. L’enfant ? Je devrais dire plutôt cet être parvenu aux lisières de l’adolescence, troublé déjà, pudique et cependant curieux de voir se préciser ce qu’il devine du monde inquiétant où il s’apprête à pénétrer. Dans l’œuvre de Marcel Arland, la part qui me touche au plus près, celle en tout cas qui m’enseigne est la première, les nouvelles écrites avant 1940, presque entièrement bâties sur les souvenirs du pays natal. Le narrateur me semble moins assuré lorsqu’il situe son récit dans la ville, ou parmi d’autres étendues de vallons, de coteaux, qu’il se plaisait à visiter mais où ne plongeaient pas ses racines. Alors que rien ne me distrait lorsque, plus pénétrant que l’ethnographe le plus perspicace, il décrit comment l’on vivait il y a quatre-vingts ans à Varennes et dans la contrée qui l’environne, austère, rugueuse et comme égarée aux frontières de quatre provinces, la Lorraine, la Champagne et les deux Bourgognes, le duché et la comté.

     Cette terre, il la possédait pour l’avoir à longueur de saisons contemplée, flairée, pénétrée, arpentée, seul à seule, ou bien dans la compagnie d’un complice, d’un « affidé » : « Le sentiment de notre liberté, le bruit de nos pas sur la route, cet air vif, ces collines, cette odeur de fruit mûr ou d’herbe fraîchement coupée, c’en était assez, dit-il, pour me combler d’une joie silencieuse. » Solitude, silence, indépendance. Et puis des haltes, des retraites, au « désert », en telle ou telle de ces cabanes si nombreuses, note-t-il, « autour des villages, à croire qu’un jour ou l’autre, au cours des siècles, chaque lignée fut saisie du besoin ou de la folie de vivre seule ». Les jeunes garçons, échappant en ces repaires au regard des adultes, s’amusaient à les imiter, fumant l’armoise, rougissant de découvrir parfois les traces de moins chastes visites que de plus âgés venaient de rendre à ces cachettes. Elles se disséminaient parmi les pâturages, dans la zone intermédiaire, celle du jeu et des initiations, séparant de l’espace ordonné, de l’aire des cultures, les confins broussailleux, les bois. « Nous disions les bois ; la forêt, c’était un mot de livre ou de narration. » Les enfants s’y risquaient, mais rarement et toujours prudemment, graves. Car « on n’entre pas de plain-pied dans une forêt, on ne la conquiert pas, il faut se livrer à son ombre et à son silence, dans une sorte de sommeil, après quoi, éveillé, c’est une nouvelle vie ». Brocéliande austrasienne, lieu du désir, des enchantements, des transmutations oniriques — me voici, par les reflets de cette enfance pourtant si proche, arraché d’un coup au temps présent, ramené à ces époques très anciennes dont par métier je scrute les vestiges, transporté dans le Moyen Âge des romans courtois, au XIIe siècle. Et de ce Moyen Âge, j’ai conscience de ne pas sortir lorsque j’entends Marcel Arland parler des hommes, des femmes qui peuplaient ce terroir, admirable témoin d’un monde à tout jamais détruit et depuis si peu de temps : ces formes de relations sociales, je les ai moi-même connues à peine modifiées ; or, elles paraissent aux jeunes gens d’aujourd’hui plus étonnantes qu’elles n’eussent paru, je l’affirme, aux contemporains de Saint Louis.

     Presque rien en effet n’avait bougé durant des générations. Depuis vingt ans, on parlait dans le canton du chemin de fer : il n’était pas venu. Tassée sur soi, une société craintive, hérissée, durcie par le dénuement, écartait les rares immigrés venus s’établir au village, ainsi que les « gens du bois », relégués sur les marges, hors de l’ordre, hors la loi, heureux de l’être, libertaires et farouches. Elle se dressait, arrogante, tout entière rassemblée, face aux communes d’alentour, lançant contre ces puissances extérieures les bandes de ses jeunes hommes, jolis cœurs, voleurs de filles, cherchant les coups dans les bals et dans les cafés. La ville n’était pas loin. Il fallait bien, pour gagner quelques sous, s’y rendre de temps à autre, mal à l’aise en vérité, pataud, méfiant. De la ville, en effet, venaient les sarcasmes. De la ville venait le danger, sous la forme de ces beaux parleurs aux poches pleines, politiques en tournée électorale, maquignons, montreurs de tours, tous les enjôleurs. Quant à la ville des villes, Paris, où tant de bons enfants du pays étaient allés se perdre, dissiper en « mauvaise compagnie », avec de « mauvaises femmes », l’argent, elle effrayait. Cependant la communauté tenait ferme sous les menaces, solide, car elle était en vérité dédoublée, composée de deux parts étroitement conjointes, indissociables, de deux agglomérations homologues, celle des morts et celle des vivants. L’enclos du cimetière enfermait strictement, car il importait de la tenir serrée, une population exigeante, à qui l’autre, celle du village, rendait fidèlement visite, chaque dimanche, après vêpres. « Aucun lieu ne pouvait être plus propice à la rêverie d’un jeune enfant, écrit Arland, que ces deux cents tombes à quelques minutes de l’école et de la maison familiale. Je n’ai pas connu de ville qui m’ait paru plus diverse. » Des rues, des sépultures alignées ; chacune « avec sa terre, ses hôtes et sa loi, était une maison particulière ; elle paraissait une véritable demeure, celle d’où l’on vit éloigné pour vingt ou soixante ans, mais où il faudra bien qu’on rejoigne enfin la race et la coutume ». Les maisons des vivants semblaient beaucoup plus fragiles. Et pourtant depuis toujours, depuis Charlemagne, l’ordre social reposait sur leur rassemblement. En chacun de ces refuges, enveloppé dans l’enceinte de son jardin, soigneusement clos, un ménage se pelotonnait le soir autour du feu, sous la lampe, dans l’étroit cercle de lumière, réconforté par la proximité de ce lieu de mémoire, la « belle chambre », solennelle, ténébreuse, inhabitée, où survivaient silencieusement en leur effigie pompeuse les anciens de la lignée. Cette lignée, repliée, porte fermée, face aux autres lignées, comme le village l’était face aux autres villages, ne voulant surtout rien devoir à autrui, enfoncée dans le terroir par ses morts, s’agrippait encore plus étroitement à lui par son patrimoine : des portions de droits collectifs, les affouages, dans les bois communaux, de la terre surtout, soutien, substance du groupe de parenté qui n’en formait en fait que la passagère efflorescence, périssable et constamment reverdie. « La terre, est-ce qu’on sait si on l’aime ? On n’a pas le temps de songer à autre chose. » Le seul bien : pas d’argent ou presque. Et cette terre, avec le caveau de famille, conférant droit de cité, intégrant à la communauté villageoise. Chaque « propriétaire », le fût-il d’un lopin, regardant de très haut ceux qui, n’ayant à eux que leur corps, devaient pour vivre s’engager en sous-ordre dans une autre maison, et traitant comme des choses ces êtres qui n’étaient même pas nés, ces parias, les « gamins de l’Assistance ». Établie depuis dix siècles, une telle structure n’esquivait pas toutefois l’accident. De loin en loin, l’initiative incongrue, donc coupable, d’un individu bousculait les hiérarchies. Il arrivait que tel homme, telle femme ne se mariât pas dans son rang, parvînt à prendre conjoint plus haut que soi et se haussât ainsi d’un cran, parfois de deux : les alliances de cette sorte étaient réputées mésalliances. Il arrivait qu’un garçon aimât l’école outre mesure, préférât le travail de l’esprit à celui des bras : si la famille, se saignant aux quatre veines, l’aidait à poursuivre, à sortir du lot, on la montrait du doigt. L’ambition ? Un péché. Ne la voyait-on pas communément punie ? Pour être « allés aux classes », comme on disait, combien de fils avaient tourné mal ? De combien d’autres, tournant trop bien, happés par le succès, arrachés à la souche, n’avait-on pas perdu la trace ?

     Quand Marcel Arland était enfant, de tels écarts devenaient moins rares. Mais l’armature protectrice n’avait toujours pas bronché. Ainsi se conservait l’usage des titres : on disait « monsieur » à l’instituteur, au médecin, détenteurs de ce pouvoir imposant que confère la connaissance ; à telle femme on disait « madame », « parce qu’elle venait d’un bourg voisin où son père était greffier ». Une assise fondamentale surtout demeurait en place, la succession de cérémonies scandant les étapes de la seule croissance qui ne fût pas suspecte, celle qui, par un mouvement aussi naturel que la rotation des labours à travers le terroir, transférait chacun de la condition d’enfant à celle de jeune, de la minorité à la majorité, et du monde des vivants au monde des morts. Il allait de soi que ce rituel fût imprégné de religion. « Il y a Dieu, mon ami, disait l’arrière-grand-mère, d’abord et partout. Le reste... » Mais justement, Dieu était si présent que, pas plus qu’à la terre, on n’avait le temps de penser beaucoup à lui. De toute évidence, l’église était plus familière que l’école ; on s’y sentait mieux chez soi, et le maître peut-être inspirait-il plus de crainte respectueuse que le prêtre. Celui-ci tenait certes le premier rôle aux deux extrémités de la chaîne des rites de passage, lors de la première communion et lors des funérailles. Mais les mots qu’il prononçait comptaient-ils beaucoup plus en ces circonstances que le rassemblement de la parenté et du voisinage pour le repas ou pour la veillée ? Le profane en tout cas l’emportait nettement sur le sacré au cours des deux festivités marquant, à propos de la conscription et du mariage, le terme de la jeunesse. La première revenait accentuer chaque printemps les divisions maîtresses du corps social, soulignant d’une part la coupure entre les sexes, fixant d’autre part dans la population mâle l’âge de l’entrée parmi les adultes, isolant ceux qui, cette année-là, iraient se dénuder devant le conseil de révision. Ce tribunal, dont les jugements redoutables rabaissaient au niveau des femmes les garçons inaptes, se tenait au bourg. Il fallait donc s’éloigner de la maison, s’éloigner du village, comme pour se préparer à la rupture déchirante que serait dans quelques mois le départ pour la caserne. Au retour de l’épreuve, enrubannés, les conscrits revêtaient leur habit de fête ; après la messe, après les vêpres, ils retournaient au chef-lieu pour le bal, répit interrompant les affrontements coutumiers, brève assemblée de paix où chaque commune déléguait la fleur de sa jeunesse.

     De l’étiquette de ce rite annuel, celle des noces différait peu. Même habit noir pour les hommes, la danse encore, mais cette fois autant pour les vieux que pour les jeunes, et le repas, fastueux, interminable, ici en position dominante. Toutefois, on mettait à célébrer les liturgies matrimoniales plus de gravité, et comme de l’inquiétude se discernait sous le couvert de la joie bruyante. Il ne s’agissait pas seulement en effet de fêter la transition, dans l’existence d’une femme, de l’état de fille à celle d’épouse, et l’acte supposé de sa défloration. Les paroles, prononcées publiquement devant le prêtre et devant la réunion nombreuse des parents, des amis, des voisins, par quoi cette femme était remise au pouvoir d’un homme afin que celui-ci la fécondât, scellaient en effet la fusion de deux patrimoines. L’équilibre de la société se trouvait ainsi mis en jeu. Sans doute les chefs de famille, conscients d’agir au nom des morts, s’étaient-ils d’ordinaire entendus de longue date, sans doute la plupart des mariages s’annonçaient-ils au bal des conscrits : à l’aube, en carriole, chacun des garçons de la classe était parti planter l’arbre de mai devant la demeure de celle que lui destinait sa parenté, publiant ainsi de licites accordailles. Il pouvait cependant advenir qu’une liaison librement nouée et jusqu’ici furtive fût de la sorte révélée et vint contrecarrer la stratégie des lignages. Par cette fissure au sein des convenances le désordre n’allait-il pas fuser ? Si, dans les nouvelles de Marcel Arland, on voit si souvent l’intrigue se resserrer autour de la solennité nuptiale, c’est que celle-ci ne remplissait pas toujours convenablement le rôle fondamental qui lui était assigné : juguler le trouble qui vient du sexe, c’est-à-dire des femmes, accommoder au mieux, dans l’ordre, les rapports entre deux camps affrontés, le féminin, le masculin.

     À Varennes-sur-Amance, en 1910, comme à Montaillou en 1320, comme au XIIe siècle autour de Chartres ou d’Amiens, les femmes entre elles, sorties de leur maison pour bavarder ensemble, lavant le linge ensemble, écossant ensemble des haricots, soignant ensemble les mourants, veillant ensemble les morts. Mais chacune, chez elle, rivalisant avec d’autres femmes, leur disputant le grand, l’immense pouvoir féminin sur l’intérieur de la demeure, sur le fertile, l’obscur, sur les enfants, sur l’homme. Les femmes apparemment servantes, affectant par leurs postures autour du feu, autour de la table, la soumission — en vérité dominatrices. Qui, de la belle-mère ou de sa bru, tiendrait en bride le chef de maison, faux despote ? Et les hommes cédant le pas, s’évadant, partant retrouver ailleurs, à la chasse, au café, d’autres hommes, pour se raffermir en leur compagnie, surmonter avec eux à force de jactance ce sentiment, tapi dans le cœur des paysans de la Haute-Marne comme il l’était dans celui des compagnons de Philippe Auguste, la peur des femmes.

     Peur de leurs appas. L’été, lorsque s’entrouvraient un peu les corsages, lorsque des blancheurs s’entrevoyaient, tranchant sur le hâle du visage ou du cou, le sang des mâles s’échauffait. Brusque convoitise. Tremblement. Car ils avaient appris que ces désirables, toutes de vif-argent, volages, filent entre les mains, les doigts. Brûlant pourtant de les saisir. Certaines aisément prises, épouses délaissées, servantes, « bonnes à tout faire, à trop faire ». Et toutes les autres pour cela soupçonnées de se laisser prendre aussi vite, de s’abandonner aux hommes du dehors, aux braconniers, trousseurs de jupons, aux bons vivants, toucheurs de bœufs, courtiers, menant leur chasse hors de leur commune, ou bien, plus dangereux que tous, aux jeunes gens de la grand-ville, ne songeant, en vacances au château, qu’à se divertir. La peur n’était donc pas réduite au sein de l’ordre conjugal. Cette fille longtemps convoitée, qu’avait elle fait avant d’être livrée, et de quelle perversion n’était-elle pas désormais capable ? La crainte qui rendait naguère le conscrit si gauche, portait maintenant à la brutalité le mari, inquiété par telle plaisanterie d’après boire. Obsession de l’adultère, obsession de la bâtardise en cette société d’héritiers. Le drame latent. Et dans les récits qu’édifia Marcel Arland sur ses plus lointains souvenirs, cette affirmation : l’amour parfait est impossible, le libre amour inévitablement et justement puni. Les premiers romanciers d’Occident, dont j’attends, dans le plus récent développement de mes recherches, qu’ils m’apprennent ce que fut à l’époque féodale la condition des femmes, ne disent pas autre chose. Saisissante continuité. Elle s’explique évidemment par les lois d’un genre littéraire. Mais elle tient aussi à la fermeté des structures qui, durant des siècles et jusqu’au début du nôtre, assurèrent la stabilité des relations sociales en ces campagnes où la personnalité de Marcel Arland s’est forgée. Que je m’applique à rappeler sa mémoire ou que je poursuive mon labeur de médiéviste, il me faut donc l’écouter attentivement parler des femmes de son village, de ses premières amies, de sa mère, il me faut l’observer lui-même parlant d’elles. A-t-il rien dit de plus profond, de plus émouvant, et qui fasse mieux connaître ce qu’il fut ? « La femme », répondit-il un jour à qui, indiscrètement, le questionnait, « elle m’a toujours été nécessaire : je lui demande de me sauver, je lui offre de la sauver. » La morale, encore. Mais au plus profond, le désarroi, le souci de se garder, la résolution de vivre à part, librement. Même à l’Académie, vous l’avez bien vu, Messieurs.

     Je suis parti à l’aventure, sans beaucoup de munitions, hésitant entre les chemins, choisissant les moins périlleux, en quête de la vérité d’une existence abolie. Persuadé au départ de ne point atteindre mon but. Car ceux qui écrivent l’histoire ont dû, depuis peu, s’en convaincre : cette sorte de vérité est inaccessible. Il n’appartient pas à l’homme, aux pauvres ressources humaines, de saisir pleinement ce que fut l’événement passé — je ne parle pas des mouvements de profondeur, mais de l’événement, du simple événement. Comment parvenir alors à restituer, dans leur extrême et changeante complexité, tous les traits d’une personne qui se forma, se déforma au cours des années ? Je crois du moins avoir mis en évidence trois des qualités qui aidèrent Marcel Arland à traverser comme il l’a fait la vie. Je m’aperçois qu’elles devraient guider la conduite de l’historien. En premier lieu, la volonté d’indépendance à l’égard des tentations du succès, des préjugés, de cette insidieuse prison qu’érigent les idéologies dont chacun de nous reste inconsciemment captif. En second lieu, l’exigence de rigueur. L’histoire ne se fait pas sans obligations, sans loyauté à l’égard de l’information, de ces débris disloqués que nous décapons, que nous tentons d’articuler les uns aux autres, mais que nous ne sommes pas en droit de rectifier, d’infléchir, ni d’écarter. Il nous faut les maintenir fixes, à leur juste place, comme les supports infrangibles sur quoi nous tendons notre rêve. Je dis bien rêve. Comment en effet, sans rêver, sans se laisser porter par l’imagination, l’historien pourrait-il réunir ces fragments épars, ravauder les haillons troués, effilochés de la mémoire. C’est ici que la troisième qualité devient indispensable, la sensibilité, dirai-je même la sensualité, qui seule aide l’historien à s’oublier, à s’extraire de son présent pour s’identifier aux témoins qu’il sollicite, pour considérer le monde par leurs yeux, établissant entre lui et ce qu’ils disent un rapport ambigu, éminemment sensuel, tel celui qu’Arland entretenait avec la peinture, une relation d’autant plus féconde que s’y mêle quelque passion. Ces trois qualités cependant ne sauraient suffire. Si l’historien entreprend de faire connaître à d’autres ce qu’il a cru découvrir, s’il veut avouer ses incertitudes, décrire les parcours hasardeux où il a souvent trébuché, il lui faut encore, car l’histoire est aussi, elle est je crois surtout un art de bien dire, ce surplus, le don de la belle écriture, claire, simple, précise. À défaut d’atteindre à cette magie du verbe dont l’œuvre de Marcel Arland propose le délectable, l’inimitable exemple.