Discours de réception de Jean Hamburger

Le 16 janvier 1986

Jean HAMBURGER

Réception de Jean Hamburger

 

M. Jean HAMNURGER, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Pierre EMMANUEL, y est venu prendre séance le jeudi 16 janvier 1986 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Dans ma mythologie d’adolescent, votre Compagnie représentait une sorte d’Olympe, où trônaient les dieux les plus illustres des lettres françaises. Des dieux possédant réponse définitive là où les simples mortels en étaient encore à s’empêtrer dans les questions, des dieux pour qui la dictée de Mérimée était jeu d’enfant, à qui notre langue-obéissait comme une esclave soumise, qui décidaient en maîtres de l’accord des participes et qui entendaient sans difficulté le sens des mots les plus étranges comme grébiche, parabase ou dazibao.

Mais, depuis ces temps lointains, je compris peu à peu que vous représentiez autre chose que la seule défense des mots et de la grammaire. Ce que vous défendez, c’est, à travers la langue française, un style, une méthode, une passion. Un style : je veux dire ce lien caché qui unit Marivaux et Maillol, une toile de Watteau et le Journal de Jules Renard, un poème de Guillaume Apollinaire et le château de Chenonceau. Une méthode : la découverte d’un dialogue inédit de rigueur avec le monde, une stratégie de la création, selon des règles qu’on dit parfois à tort cartésiennes. Une passion, celle du respect de la personne. Si ces formes de la pensée, lentement mûries dans des pays comme le nôtre, venaient à disparaître, l’aventure humaine ne s’arrêterait pas pour autant : d’autres philosophies existent ailleurs, elles ont leurs richesses et leurs beautés, elles sont déjà parmi nous. Mais les hommes n’en auraient pas moins égaré le secret d’un étonnant chemin. Et, de ce secret, vous êtes, Messieurs, les dépositaires et les artisans.

C’est pourquoi l’honneur que vous me faites en m’accueillant parmi vous est pour moi d’un si grand prix. Vous m’accueillez alors que je ne sais toujours pas ce que signifient exactement les mots grébiche, parabase ou dazibao.

En me recevant, vous avez sans doute voulu conforter, au sein de votre Compagnie, la réflexion des biologistes et des médecins, dans l’espoir hasardeux qu’elle pourrait vous aider à démêler les confusions étranges du monde d’aujourd’hui.

Vous avez voulu qu’un scientifique succède à un poète, lequel avait succédé à un maréchal de France, dans une lignée dite du quatrième fauteuil où s’étaient relayés prêtres, romanciers, philosophes, hommes politiques, d’autres encore. Savez-vous que cette diversité dans la même lignée ressemble à ce que, dans la loterie de l’hérédité des êtres vivants, on nomme le polymorphisme génétique ? Or le polymorphisme génétique apparaît aujourd’hui au biologiste comme le secret de la force et de la continuité d’une espèce vivante. Votre diversité ne serait-elle pas de même, Messieurs, la source de votre force, de votre continuité, de votre immortalité ?

Permettez-moi encore d’ajouter que vous m’avez donné une joie particulière, la joie de savoir que, dans un fauteuil voisin, siégea l’homme que j’aimais le plus au monde et que je considérais comme mon père, Pasteur Vallery-Radot.

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Un jeune homme de haute taille, mince, presque maigre, pâle, le front haut, le nez aquilin, les yeux enchâssés profond, le regard aigu, le visage tantôt attentif et grave tantôt animé d’un rire éclatant, la voix tour à tour juvénile et tendre, ou forte, pleine, vibrante, prédicants, une voix qui, m’a-t-on dit, faisait peur aux oiseaux, une allure romantique qui laisse deviner une âme ardente, tel apparaît Pierre Emmanuel à vingt-quatre ans dans le souvenir de ceux qui l’ont alors connu. Vingt-quatre ans, écrira un de ses amis, il les aura toute sa vie.

Nous sommes en 1940, dans un gros bourg de la Drôme, nommé Dieulefit, patrie des picodons et des belles faïences rustiques, vieille place forte calviniste, au fond d’un vallon venteux, sur une petite route en cul-de-sac. Les Allemands occupent la moitié de la France et, par personne interposée, l’autre moitié. Mais la route qui mène à Dieulefit n’est guère passante et le bourg reste à l’abri des visites importunes. Les habitants du lieu ont tous l’âme résistante. La pension Beauvallon cache des enfants juifs. Des peintres comme Wols, des écrivains comme Emmanuel Mounier et André Suarès, des poètes comme Pierre-Jean Jouve, ont trouvé refuge dans le pays. Alentour, une nature magnifique et sauvage, où bientôt se cacheront les hommes du maquis.

Pierre Emmanuel est venu à Dieulefit, appelé par Pierre-Jean Jouve, il a été séduit par le lieu et a décidé d’y rester. Un jour de décembre 1940, il monte dans un autobus bringuebalant, à gazogène, qui le mène aux Angles, village perché sur la rive droite du Rhône. Là s’est réfugié un homme fou de poésie, quia déjà créé en 1939 la revue Poètes casqués et qui deviendra dans ce siècle l’éditeur des poètes, j’ai nommé Pierre Seghers. Il racontera plus tard comment il vit arriver ce jour-là, par un froid de canard, dans le vieux presbytère qui lui servait de demeure, Pierre Emmanuel enveloppé d’une pèlerine noire et comment il sut presque aussitôt que le visiteur n’était pas ordinaire. Pierre Emmanuel apportait le manuscrit de Tombeau d’Orphée, et il commença bientôt à lire ses poèmes à haute voix, d’une voix forte et passionnée. Alors, écrit Seghers, « le poète surgit. Il est ailleurs. Il est un autre. Il incarne tout à coup la poésie même, un nœud de mots, d’images et de, racines, une vision et une parole prophétique qui rejoignent les Écritures ». L’édition originale du Tombeau d’Orphée sera épuisée en une semaine.

Si on relit aujourd’hui cette œuvre de jeunesse, on y trouve déjà tout le grand souffle qu’Emmanuel mettra dans ses poèmes jusqu’au dernier jour de sa vie. Le verbe est déjà puissant, symphonique, torrentiel. Emmanuel a retrouvé la force, le bruit et la fureur d’un Agrippa d’Aubigné ou d’un Hölderlin. Il piège le lecteur par la beauté du verbe et l’entraîne vers une sorte d’état second, qui lui donne une chance d’entrer harmoniquement dans la transe du poète. La potion est magique. L’alchimie n’en est pas rationnelle. On est loin de Valéry ou même de Mallarmé. Il s’agit de passion. Il s’agit de sortir de la prison dans laquelle nous enferme notre raison raisonnante et quotidienne. Platon l’aurait porté dans son cœur, lui qui écrivait dans Phèdre que la poésie est inspiration divine et non pas raison, et qui faisait dire à Socrate que l’inspiration poétique est inspiration prophétique. Il est vrai qu’il ajoutait dans le Timée – assertion plus discutable pour un physiologiste – que cette même inspiration doit être localisée autour du foie.

Pourquoi, chez Pierre Emmanuel, cette passion brûlante, cette volonté de sortir de la cage ? La réponse me semble claire, elle se trouve tout entière dans l’histoire de ses jeunes années, faites de solitude, d’amertume et de confinement spirituel. Elle se trouve tout entière dans une enfance et une adolescence qui ne pouvaient manquer d’appeler le désir passionné d’évasion, comme éclate la révolte et l’éblouissement dans une âme ardente trop longtemps opprimée. J’essaierai de vous le montrer dans quelques instants. Mais, auparavant, j’aimerais demeurer encore un moment dans cette France de 1940, où Pierre Emmanuel va se montrer blessé de la blessure que subit son pays, enfiévré par l’esprit de liberté.

En ces jours sombres, la France avait vu naître des individus d’un genre nouveau, baptisés censeurs et chargés de réduire au silence toute littérature subversive, je veux dire hostile aux envahisseurs. Par bonheur, ces censeurs-là n’avaient pas l’âme poétique et ne comprenaient rien aux discours en forme de symboles dont usaient des poètes comme Emmanuel. En 1942, parurent deux recueils, Jour de colère et Combats avec tes défenseurs, le premier à Alger, mais le second en France même. Dans Jours de colère, on pouvait lire :

O mes frères dans les prisons vous êtes libres

Libres les yeux brûlés, les membres enchaînés

Le visage troué, les lèvres mutilées

Vous êtes ces arbres violents et torturés

Qui croissent plus puissants parce qu’on les émonde

Par-dessus les tyrans enroués de mutisme

Il y a la nef silencieuse de vos mains.

Comment les auteurs et éditeurs de poèmes appelant si clairement à la résistance échappèrent-ils à la vigilance des censeurs ? Il y eut bien, un jour, une lettre de Vichy adressée aux éditeurs de Poésie 42, de la revue Confluences, et de la revue Fontaine, les menaçant de représailles s’ils continuaient à publier des textes où, je cite, « on pouvait apercevoir des clins d’œil complices ». Mais, miraculeusement, il n’y eut jamais ni poursuites, ni arrestation avant 1944.

Et pourtant, avec Pierre Emmanuel, s’était levée une armée secrète de poètes révoltés, combattant par les mots comme d’autres combattaient par les armes. Je suis heureux que retentissent sous cette Coupole, qui symbolise une certaine idée de la France, les noms de Jean Lescure, Loys Masson, Paul Éluard, Louis Aragon, Elsa Triolet, Jean Tardieu, Léon Moussinac, René Char, Francis Ponge, Bertrand d’Astorg, Pierre-Jean Jouve (qui fut le maître à penser d’Emmanuel), et aussi des poètes qui payèrent de leur vie l’épopée de la résistance, tels Louis Mandin, Marguerite Bervoets, André Chennevière, Marianne Colin, Arlette Humbert, Max Jacob, Saint-Pol Roux ou Robert Desnos.

Ces poètes courageux ne savaient jamais jusqu’où ils pouvaient aller trop loin. Leur courage était d’autant plus admirable qu’ils n’échappaient pas à la peur. Un jour de 1942, Seghers fait le projet de publier sous un visa truqué un recueil d’une grande violence, sous le titre Les Quatre Saisons. J’ai lu la carte postale qu’il reçut d’Emmanuel le 28 novembre de cette année-là :

Cher Pierre

Quid des « Saisons » ? Ne serait-il pas préférable d’attendre le printemps ? J’ai vu de grands orages éclater en plein hiver. Et moi, je veux voir l’été, les fleurs... »

Vivre. Ils voulaient vivre, pour témoigner, pour que sourdent encore, malgré l’oppression, leur colère et leur espoir. Voici l’espoir :

Par-dessus l’ordre dérisoire des tyrans

il y a l’ordre des nuées et des cieux vastes

il y a la respiration des monts très bleus

il y a les libres lointains de la prière

il y a les larges fronts qui ne se courbent pas

il y a les astres dans la liberté de leur essence

il y a les immenses moissons du devenir

il y a dans les tyrans une angoisse fatale

qui est la liberté effroyable de Dieu.

Durant les années 1942-1944, Pierre Emmanuel parvient à publier, non seulement un texte clandestin, L’Honneur des poètes, mais chez des éditeurs ayant pignon sur rue, en Suisse, à Alger ou même en France, les Vingt Cantos, Le Poète et son Christ, Orphiques, Prière d’Abraham et La Colombe.

Toujours la passion. Et, je l’ai dit, je la crois explosive parce que venant d’un homme dont l’enfance fut douloureusement brimée.

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Noël Mathieu – celui qui devait plus tard choisir de changer de nom et se nommer Pierre Emmanuel, comme pour effacer toute trace de ses jeunes années – eut une enfance solitaire, sans père ni mère.

Il était né en Béarn, à huit kilomètres au sud de Pau, dans la commune de Gan, sur le chemin qui mène vers les cimes du pic du Midi d’Ossau. S’il était né quelque temps plus tard, c’eût été aux Etats-Unis, où son père et sa mère avaient émigré. L’enfant y fut bientôt transporté. Il y demeura jusqu’à l’âge de six ans, sous une autre surveillance que celle de ses parents. Bientôt sa mère perd la raison et il conservera un atroce souvenir de la dernière fois où il la vit. À six ans il est renvoyé seul en France, dans un paquebot où il est laissé à la garde du capitaine. Le voici de nouveau dans le village de sa naissance, confié à une grand-tante, dont il dit qu’elle était plus vieille que le monde. L’enfant ne sait parler que l’anglais. Mais il est étonnamment doué. En quelques mois, il apprend le béarnais, puis le français. À l’école communale, bien que mêlé à des élèves de quatre ou cinq ans plus âgés que lui, il est premier de sa classe. Il commence à aimer le village et la campagne alentour, les hautes fougères, les arbres et les prés, et, au loin, la silhouette des crêtes pyrénéennes. Ce Béarn natal, où avaient vécu ses deux grands-pères, l’un maître maçon et l’autre charpentier, fut, il l’écrira plus tard, ses premières amours. Mais bientôt il en est arraché de force pour être conduit à Lyon, confié à la tutelle d’un oncle qu’il ne connaît pas et placé dans le pensionnat des Lazaristes, que dirigent les Frères des Écoles chrétiennes.

L’oncle était un homme autoritaire, enfermé dans des certitudes traditionnelles, ne lisant jamais aucun livre, ne doutant guère et ne pensant jamais, persuadé que les littéraires sont de méprisables ratés, décidant que son neveu ne perdrait pas son temps à étudier ces vieilleries que sont le grec et le latin, déclarant qu’il détestait les jésuitières lyonnaises où le classique était à l’honneur, se méfiant du lycée - lieu sans morale où l’on risquait les pires promiscuités —, affirmant que seule une éducation scientifique, telle que les Lazaristes pouvaient l’assurer, fournissait les connaissances techniques nécessaires à la réussite d’une carrière. L’ambition suprême, la voie royale, le but unique à rechercher à force de travail, la seule clé capable d’ouvrir un grand avenir, c’était l’École polytechnique.

Le collège des Frères était, en effet, efficace. On traitait les élèves comme des mouvements d’horlogerie, ne cessant de démonter, de vérifier, de perfectionner leur mécanisme. Les enfants étaient constamment sous étroite surveillance. Ils passaient leur temps à enregistrer puis à restituer. Il s’agissait de retenir, non de comprendre. Quant aux maîtres, une ascèse médiocre avait ranci leur cœur et leurs sens. Anciens frères défroqués pour avoir le droit de continuer d’enseigner, ces faux moines n’étaient, pour la plupart, que de vieux garçons égoïstes, vivant chichement, jaloux, s’épiant les uns les autres, aux aguets pour découvrir le moindre manquement des élèves, la moindre tache sur leur uniforme bleu, enseignant en termes voilés que Satan est partout, le péché de la chair abominable et la femme une émule du vieux serpent, dénués enfin de toute vie spirituelle autre que l’apparence de leur dévotion.

Ces images sinistres ne sont pas de moi. Je les ai trouvées, plus violentes encore, dans l’autobiographie que Pierre Emmanuel publia en 1947 sous le titre Qui est cet homme.

Cependant, dans cette atmosphère étouffante et viciée, l’air frais va brusquement entrer grâce à quelques merveilleuses rencontres. D’abord la rencontre de deux prêtres, aumôniers du collège : l’abbé Devert et l’abbé Montchanin. Ils apportent à l’adolescent l’image de la vraie piété, contrastant avec les bondieuseries alentour et purifiant le collège de son odeur de moisi et de morosité. Pour la première fois, l’adolescent comprend que sa voie sera spirituelle ou ne sera pas. Seul, l’esprit qui souffle pourra balayer toutes les pitoyables médiocrités quotidiennes. De cela, Pierre Emmanuel est désormais totalement convaincu. Mais quelle forme donner à cette conviction ? Quels moyens pour l’approfondir ? Quelle expression pour la proclamer ? La réponse viendra de deux nouvelles rencontres, et d’abord celle du merveilleux abbé François Larue.

L’abbé était professeur de mathématiques spéciales. Son enseignement était d’une telle clarté, il était si surprenant d’intelligence, et aussi d’esprit ironique, léger, cruel, rapide, que les élèves timidement l’adoraient, tout en éprouvant pour lui une sorte de terreur respectueuse. Derrière le sourire, l’éclair des yeux, la mobilité du visage, Pierre Emmanuel devinait l’homme de puissante pensée. Il ose, un jour, aller le voir et, bégayant, timide jusqu’aux larmes, il lui confie son amertume, son dégoût pour la vie sans âme qu’on lui fait mener, son désarroi. Il lui dit que la logique de ce qu’on lui enfourne dans la tête l’étouffe ; il désire un je ne sais quoi, qui lui soit une raison de vivre. L’abbé Larue prend un livre dans les rayons de sa bibliothèque et demande :

– Connaissez-vous ceci ?

Et il commence à lire La Jeune Parque :

Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure

Seule avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure,

Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Pierre Emmanuel est bouleversé. Ce langage inouï l’envahit. Les digues de la logique sont rompues. « Je renonçai à comprendre, écrira-t-il, pour mieux être saisi. Une logique nouvelle, un vaste mouvement de procession de symboles, me traversait ainsi qu’un fleuve qui se creuse un lit dans l’épaisseur. »

Ainsi grandit en Pierre Emmanuel l’espoir de trouver dans la poésie une certaine réponse au vide qui l’habite encore. Mais cet espoir se change en certitude lorsque, l’été suivant, le hasard place sur sa route une autre rencontre.

Un jour, il furetait chez son libraire, quand un livre tombe d’un rayon. C’était un recueil de poèmes de Pierre-Jean Jouve, Sueur de Sang. Il l’ouvre, le feuillette, est dès l’abord séduit par la beauté sévère de la page, l’accord des blancs et des noirs, des vides et des pleins. Il pressent que les canons typographiques ne sont que la figure matérielle de canons plus intérieurs. Il emporte le livre. A peine a-t-il commencé sa lecture qu’il se sent empoigné par l’ardeur mystique, en même temps que par la puissance charnelle, des poèmes. Des portes inconnues s’ouvrent devant lui. Il écrira plus tard : « Ayant vécu dans un monde clos, j’avais de grandes imaginations refoulées. Sueur de Sang exerça sur moi le même attrait que sur un enfant la forêt vierge. » Il aperçoit soudain ce qu’il veut devenir, ce qu’il doit devenir, il consacrera sa vie à exprimer par la poésie ce monde intérieur, trop longtemps réprimé et qui bouillonne en lui.

Vers la même époque, Pierre Emmanuel devait connaître l’expérience de la maladie. À dix-huit ans, les médecins découvrent une lésion pulmonaire. Ils conseillent deux ans de repos et de calme dans son Béarn natal. Ce furent deux années d’évasion, deux années de féconde solitude, deux années de mûrissement. Noël Mathieu s’enferme dans cette retraite forcée. C’est Pierre Emmanuel qui en sortira.

Il a raconté comment lui vint ce désir de changer de nom, comme pour effacer son père et le goût amer de son adolescence. « Se nommer soi-même, écrit-il, c’est naître de soi, commencer avec le nom qu’on se donne. À vingt et un ans, je mis donc Pierre Emmanuel au monde. Mon père, désormais, c’était moi. » Pierre, parce que la pierre est dure. « Emmanuel, Dieu en nous, Dieu dans la pierre, s’y forçant l’accès. »

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Allait naître, non seulement un immense poète, mais aussi un homme consumé par une flamme intérieure dévorante, ne transigeant point, haïssant la tiédeur et les formes molles de la foi, pressé d’agir par le verbe et l’engagement, avide d’occuper des postes responsables mais démissionnant dès que sa droiture se sentait blessée, un de ces hommes rares qui, s’étant forgé sur le sens des choses de la vie une conviction passionnée, passionnelle, restent voués corps et âme, jusqu’à la mort, à la défense et illustration de leur vérité. Arracher l’homme aux griffes de sa condition matérielle, l’emporter avec lui dans une aventure spirituelle déchirante mais libératrice, tels seront désormais et le but de sa vie et le thème de près de cinquante ouvrages.

Mais, avant de tenter le récit de cette aventure, permettez une retouche au portrait que je suis en train d’esquisser. Pierre Emmanuel ne vivra pas seulement dans les hautes sphères de la pensée ; il goûtera, au contraire, plus qu’un autre aux plaisirs temporels. Il était gourmand et gourmet. Il aimait les femmes, et pas seulement de platonique façon. Un rien le divertissait. Il était grand collectionneur d’humoristes anglais, grand admirateur de Laurel et Hardy, des Marx Brothers, de Buster Keaton et, lorsqu’il allait voir un de leurs films, il riait d’un rire si éclatant que la salle se retournait vers lui pour le sommer de se taire.

De même, il se voulait dans le siècle, pleinement, impatient de prendre des responsabilités, quitte à les abandonner s’il en était déçu. Dès 1944, il accepta de présider le Comité de Résistance de la Drôme, puis créa un journal de résistance. Il devint après la guerre chef des services anglais et américains de la radiotélévision française, fonction dont il se démit en 1958 ; président des Affaires culturelles du VIPlan ; président du Pen Club, international et national ; président du Conseil de développement culturel, dont il démissionna peu après ; président de l’Institut national de l’Audiovisuel, qu’il quittera insatisfait ; directeur de la Vidéothèque de la Ville de Paris ; membre du Comité des Intellectuels européens pour la liberté, qu’il abandonnera bientôt ; directeur d’une Association internationale pour la liberté de la culture. Désir d’action, mais désenchantement dès que la ligne suivie lui paraissait dévier de l’idéal qu’il s’était forgé, dès qu’il se heurtait à un désaccord. Alors il renonçait sur-le-champ. Je crois maintenant que le jour où il s’exila de votre Compagnie - et je n’en dirai plus mot par la suite - il le fit dans le même élan d’intransigeance et de sincérité. Et je sais que, comme après d’autres actes de refus, il souffrit ensuite de ce refus-là comme d’une déchirure.

Il fut enfin président du Comité pour le respect des accords d’Helsinki, président des Amis de Soljenitsyne et créa, puis présida, la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne, et cette fondation-là, il ne la quitta jamais.

Car la liberté de penser et d’écrire, le respect des opinions de chacun, le droit pour tous les hommes de se déplacer à leur guise, toutes ces idées pour lesquelles de fameux accords ont réussi à faire de la ville d’Helsinki le synonyme de cité des illusions perdues, étaient pour Pierre Emmanuel aussi nécessaires que l’air qu’on respire. Certains événements avaient avivé en lui ce désir passionné de défendre la liberté des autres.

Ces événements datent de 1947. Pour en comprendre la portée, je dois dire d’abord comment, dans l’immédiat après-guerre, Pierre Emmanuel avait été séduit par l’idéologie communiste. Pour cette âme ardente, haïssant les hypocrisies, les injustices et les bassesses de la société où il avait vécu, assoiffé de changements profonds, rêvant d’un monde où les hommes fraterniseraient dans un même idéal communautaire, mêlant aussi une naïveté juvénile à son impatience, le communisme apparut d’abord comme une incantation qu’il croyait pouvoir mêler au plain-chant de sa foi chrétienne. Mais la tentation communiste prit surtout le visage d’un autre poète, grand séducteur, Louis Aragon.

Pierre Emmanuel a raconté sa première rencontre avec lui, à Dieulefit. Ils s’étaient tous deux longuement promenés dans les champs. Aragon, beau, déjà légendaire, charmeur, capable d’étourdir son interlocuteur par un monologue étincelant, les poches bourrées de poèmes qu’il sortait et lisait soudain au détour d’une phrase, ramenait toujours sa proie à l’obsession qui le dominait : la foi communiste. Après la guerre, tout le groupe d’intellectuels communistes qui gravitait autour d’Aragon, croyant que l’image du Parti pouvait tirer bénéfice de l’enrôlement d’un poète officiellement chrétien, usa de tous les sortilèges pour se l’attacher. « À leurs yeux, écrit Pierre Emmanuel, j’étais paré de christianisme comme un roi nègre de ses gris-gris. » Aragon lui demande de diriger l’hebdomadaire communiste Les Étoiles, avec Georges Sadoul. Mais tout se gâte lorsque, en octobre 1947, on considère le poisson suffisamment ferré pour que Pierre Emmanuel entreprenne un voyage dans les démocraties populaires.

Ému, selon ses propres termes, « comme un pèlerin qui s’embarque pour les Lieux Saints », il s’attend à voir enfin de ses yeux ces peuples lavés par leur baptême idéologique, et vivant dans l’enthousiasme leur nouvelle foi collectiviste. Très vite, une sorte de malaise l’étreint. Ce qu’il voit à Budapest, à Prague, à Bucarest, à Sofia apparaît à ses yeux comme une sinistre comédie. De la flamme révolutionnaire qu’il était venu chercher, il ne trouve rien. Ce qu’il trouve, c’est une nouvelle tyrannie, un fanatisme qui regarde tout signe de différence comme un crime, toute attache comme une trahison, toute vie singulière comme acte de lèse-majesté. Ses guides le soûlent d’une propagande en forme de marteau-pilon. Partout on l’encadre, on l’épie, on surveille ses conversations. En Roumanie, un cordonnier de Brasov, exerçant les fonctions de responsable culturel, interdit la conférence qu’il devait donner. Deux mois et demi plus tard, quand il revient, Pierre Emmanuel est un autre homme. Il commence à témoigner et, pour les communistes français, il devient désormais le traître, l’homme à abattre. Les caricaturistes du parti le représentent couvert de dollars par les services secrets américains. Il reçoit dans son courrier de petits cercueils et des menaces de mort. Lors d’une réception à l’ambassade de Yougoslavie, Aragon refuse de lui serrer la main. Pierre Emmanuel essaie en vain de se justifier, de redire ce qu’il a vu. Pour toute réponse, Aragon lui envoie son dernier livre, avec, comme dédicace, « A Pierre Emmanuel, pour prendre congé ».

Blessé dans sa rigueur morale, Pierre Emmanuel consacrera durant toute sa vie de grands efforts à la défense de ceux qui souffrent dans les pays totalitaires. A la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne, il se battra pour faire venir en France des écrivains opprimés par leur gouvernement, leur procurera des bourses de travail, les conviera chez lui et engagera, dans cette lutte pour la liberté, toute l’ardeur, toute la pugnacité qu’il mettait toujours au service des causes qui lui tenaient à cœur. Dans une chronique de La France catholique, datée du 29 janvier 1982, il écrivait : « À aucun prix ne faire notre deuil de la liberté des autres. »

Pierre Emmanuel ne peut inspirer des sentiments tièdes. Son caractère entier peut irriter certains. Chez d’autres, cet homme passionné suscite une admiration passionnée. Cet amour de l’individu menacé par des foules aveugles ou des États intolérants, cet acharnement à le défendre, me touchent au plus profond. Car enfin qu’est-ce que notre aventure sinon celle de cet amour-là ? Depuis le début de l’histoire de la vie, aucune des millions d’espèces vivantes n’avait en elle autre chose que des instructions de défense de l’espèce ; le respect de l’individu ne signifiait rien. Les biologistes savent que les règles fondamentales de la sélection naturelle sacrifient délibérément l’individu à la survie de la communauté. Après trois milliards d’années de ce jeu-là, l’homme apparaît sur la terre, et son destin est précisément de refuser, pour la première fois dans l’histoire du monde, le jeu de ce qu’il nomme injustice, esclavage, cruauté. Sans cette rébellion — et surtout sans la volonté de défendre et de respecter l’individu — la grandeur de notre aventure se dégonfle comme une baudruche crevée et nous retournons à grands pas vers la condition animale que nous avions eu la chance et le courage de quitter. Pierre Emmanuel, qui aimait tant les symboles, fut lui-même un symbole de cette idée-là.

Pierre Emmanuel s’engagea dans bien d’autres batailles de la vie quotidienne. Politiquement, je crois qu’il avait un peu le cœur à gauche, beaucoup le désir de réformes et passionnément la tripe gaulliste. Dans les chroniques qu’il donnait à La France catholique, il s’intéressait à tous les problèmes de l’heure, à la culture, à l’éducation, aux maux innombrables qui accablent les hommes. Dans ses œuvres en prose, La Face humaine, Le Monde est intérieur, La Révolution parallèle, d’autres encore, il devient polémiste, fourmillant d’idées, généreux, féroce ; il use de formules verbales à l’emporte-pièce aux effets terrassants et jubilatoires. Dans ce combat pour l’esprit, il a recours à tous les moyens, et même à l’humour quand, par exemple, il recommande aux hommes privés de toute vie spirituelle de relire et de méditer la phrase de Péguy : « Les pommes de terre rendent de grands services, surtout frites, mais elles ne sont pas tout. » Ce poète assurément aimait la vie.

Mais, dans le même temps, il détestait ce que les hommes ont fait de leur vie. Il a des mots très durs pour la civilisation du temps présent. Il croit que les hommes ont perdu leur âme à force de s’en remettre à la raison et à la science, de chercher le progrès technique et de s’en laisser envahir. Il écrit : « En succombant à la tentation technique, l’homme croit triompher, mais à coup sûr il s’annihile. » Dans la préface de Ligne de Faîte, il déclare que l’ » objectivité » abstraite des sciences est caricature ou mutilation de la rationalité véritable. Dans un des poèmes de Tu, il dit :

Leur science renfouit plus profond leur malheur

Et toute son œuvre tentera de sauver l’homme de cet enfermement dans un univers à ses yeux desséché par la science.

Il m’est difficile de laisser passer, sans répondre, l’accusation selon laquelle la science et la technique pourraient faire obstacle au développement de la vie intérieure. Et j’y reviendrai dans un instant. Je me bornerai à dire ici que je crois à l’absence totale de concurrence entre raison et passion, et cette conviction permet au scientifique d’admirer, sans réserve, la beauté de l’édifice poétique unique au monde que Pierre Emmanuel a consacré à ce qu’il appelait la rationalité véritable et qui n’est autre qu’une cosmogonie passionnelle.

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Quels sont les grands thèmes de cette cosmogonie ?

J’ai dit l’inquiétude qu’inspire à Pierre Emmanuel le tarissement spirituel du monde des hommes. L’image par laquelle il l’exprime est celle de la cité gigantesque, dont les habitants perdent leur âme. Empruntant le symbole à la Bible, il imagine que Caïn n’est pas seulement le meurtrier de son frère Abel, mais qu’il veut tuer Dieu pour régner dérisoirement. Et, conquérant, dominateur, oublieux de l’Eden, Caïn bâtit des villes où l’homme se dissoudra dans la foule. Caïn tente d’ » immuniser le destin humain contre son cancer, la personne », de « guérir l’homme de sa liberté », de le détourner de sa vie spirituelle en l’enchaînant dans les mirages de la raison.

Babel, admirable poème, symbolise ce monde de Caïn : Babel, tour de l’intelligence, qui écrasera ses bâtisseurs, Babel dont l’ombre géante fait perdre de vue le ciel et met ses habitants en esclavage. Dans cet enfer de la foule sans âme, quelles sont les chances de l’homme ? Maigres chances. Chances étranges et tourmentées. D’autres enfers habitent le cœur de l’homme. Babel est aussi en chacun de nous.

Et puis Babel n’est autre que l’actuelle cité inhumaine des hommes, « horrible enfer forain où les monstres paradent ». Le poète n’est jamais dans un imaginaire détaché de la réalité. Sa pensée est ancrée dans le temps présent, dans l’angoisse du monde où nous vivons. Babel pourrait être lu comme l’histoire de Staline et d’Hitler. Dans le recueil de poèmes quia pour titre Tu, il est parlé des « peuples auxquels il est interdit de respirer, du roi qui hoquette des ordres dont chacun est un bloc de cadavres qui exhausse d’une marche la Tour... Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils se mangeront, s’amoncelleront, s’encastreront par leur squelette pour édifier la Tour ».

Le poète parle de la Bible, du monde de Caïn, du langage bruyant de Babel qui n’est qu’une non-parole, de la cité maudite de Sodome, mais, ce faisant, il dénonce les masses endoctrinées des pays totalitaires, les mégapoles tentaculaires, il tire à boulets rouges sur le travail automatique et frustrant de l’usine, sur le servage des hommes-outils, sur notre passivité devant l’envahissement audiovisuel. Il n’y a rien de plus actuel et de plus urgent que le monde biblique de Pierre Emmanuel, on n’en peut faire une lecture anodine.

Un second thème qui hante Pierre Emmanuel est celui de la femme. Ses poèmes en sont tout occupés. Il lui consacre une trilogie : Una ou la mort la vie, Duel et L’Autre. Mais la femme est présente dans presque tous ses livres.

J’ai dit que Pierre Emmanuel n’avait pas eu de mère. Il la chercha toute sa vie dans toutes les femmes. À soixante ans, il se sentait encore orphelin. Et, quand il voit la mort approcher, il rêve de retrouver la position du foetus dans une matrice maternelle imaginaire. La féminité est ubiquitaire dans sa pensée. Il la débusque même chez l’homme, et jusqu’en lui-même. Orphée, je veux dire Pierre Emmanuel, est androgyne par l’Eurydice perdue qu’il garde en lui.

La femme est à l’origine du monde. Selon des images qui rappellent l’Inde, Pierre Emmanuel voit Dieu fécondant la Mère universelle, qui baratte un lait d’étoiles.

Éjaculateur ! Géniteur céleste ! Père, jouis !

Que ta semence fixe en giclant À l’espace sa borne

Cambre ton Cri

Parmi les nébuleuses !

Alors la terre naissante perle entre les deux lèvres non encore séparées du ciel et de la mer.

Dans la préface de L’Autre, Pierre Emmanuel parle d’une sorte de métaphysique érotique ». Il écrit qu’il n’a jamais séparé l’érotique du religieux. Et je dirai que Pierre Emmanuel est un grand poète érotique.

Il cherche Eros comme une délivrance, un chemin vers l’unicité, l’espérance, la paix. Mais, au bout de ce désir, il y a l’échec.

La femme n’est que pour être remplie

Étant la plaie première au flanc de l’homme

Le creux que son absence laisse en lui.

Mais il n’espère rien de ces beaux corps

Moules brisés où ne prend forme que la mort.

Et voici l’échec, un poème de onze vers que Pierre Emmanuel intitule Amour :

Toute la vie

S’aimer l’un l’autre

Comme s’étayent

Deux murs

Se longer l’un l’autre

Comme s’ignorent

Deux murs

Aller ainsi très loin

Sans changer de place

Puis un pan s’écroule

Tout à coup.

Le couple n’étanche donc pas la soif de ne former qu’un avec l’autre. La soif de l’Un ne s’apaise jamais, sauf avec Dieu.

Ici nous atteignons le point décisif du cheminement de Pierre

Emmanuel, au centre même de son aventure spirituelle. Sa foi chrétienne ardente éclate à toutes les pages. Mais ce n’est assurément pas la foi du charbonnier. C’est la foi d’un homme qui, après s’être jeté à corps perdu dans une mer de certitude, refuse tout net de se laisser imposer sa route par voie d’autorité ; un homme qui juge avec une sévérité cinglante ceux qui s’enferment et vivotent benoîtement dans une tranquille et mesquine assurance ; un homme qui cherche avec passion sa vérité et déclare que tous ceux qui cherchent sont ses frères, même si leur chemin est très éloigné du sien ; un homme enfin capable de ruer dans les brancards de sa foi, comme le ferait un grand oiseau prêt à s’envoler pour la liberté et pourtant retenu encore dans sa cage par ceux-là mêmes dont il attendait la liberté. Il écrit :

Il m’arrive de vouloir, avec une rage souterraine, que ce Dieu trop présent meure en moi. En ces moments de blasphème, toute ma fureur se dirige contre le Père, l’être de la Loi. Je ne veux pas être le fils de Dieu, mais le Mauvais qui dit : Non... Être libre non pas avec Dieu, mais seul — sans Dieu... Donc tuer Dieu pour venir à bout de sa Présence.

Mais ces paroles, et quelques autres audaces verbales qui lui auraient peut-être en d’autres temps valu le bûcher, sont noyées dans une absolue certitude de Dieu :

Un besoin immense d’aimer

Qu’aucune nostalgie ne console

Voilà ma preuve

Contre tout le savoir

Voilà le creux de ma certitude

Ce trou au centre

Que rien dans les mondes

Ne peut obturer.

et ailleurs :

Vivre en Dieu ou dans la mort.

À seize ans, il songe à se faire prêtre. Mais, plus tard, il dira qu’entre catholicisme et protestantisme, une espèce de mouvement pendulaire le porte de l’une à l’autre confession. « J’étais calviniste sur le plan individuel et catholique sur le plan de l’histoire. » Il confesse aussi qu’il fut tenté d’aller grossir ce qu’il appelle « les rangs du haut-clergé de la libre pensée ». Il écrit : « L’homme délivré de Dieu, je le connais bien, et d’abord en moi-même ».

Mais l’espérance éclate dans les poèmes du Grand Œuvre, son dernier ouvrage :

Il viendra, le Jour !

Il est en nous, le Jour !

Chaque cri silencieux vers la Croix

Troue la nuit violente de l’homme.

Chaque visage ouvert dans la foule

Chaque paume offerte et tendue

Qui demande, qui donne

Annoncent la Pâque éternelle

Ce soir, il y aura place pour tous

À la table du Père.

Il est évident que Pierre Emmanuel est chrétien jusqu’à la moelle, hanté par la recherche d’une unité de lui-même, qu’il ne trouve qu’en Dieu. Il intitule un de ses livres : Le Goût de l’Un. Son rejet de la foule innombrable, son échec dans le Deux homme-femme, ne lui laissent d’espérance que dans le Un. « Je cherche une route. J’aspire à l’unité... Créer, s’étendre vers l’Un en devenant un. Ambition radicale... Elle a pour racine - pour symbole - le vocable ici même en question : Dieu. »

Le christianisme le saisit, parce que ce n’est pas une religion désincarnée. Il n’est nullement de ces déistes qui rêvent d’un Dieu abstrait, subjectif et lointain. C’est le corps sanglant du Christ qui le convertit. « Le Christ, écrit-il, est la représentation suprême de l’homme, parce qu’il en est la suprême réalité... En lui est le cœur. En lui, l’infini de notre souffrance quand nous n’en pouvons plus. En lui... l’abjection de tous les prostitués, la faim, la soif, l’usure des corps et la consomption des âmes. En lui, l’empreinte de tous les crimes jamais commis, la brûlure de tous les bûchers, l’ordure de tous les camps, la charogne de toutes les guerres. » Et, en même temps : « la source en nous de la joie éternelle, qui doit percer toute dureté de cœur ». L’image charnelle, sensuelle, quotidienne, que Pierre Emmanuel a de sa propre vie, il veut absolument qu’elle ne fasse qu’un avec le monde de sa foi. Il mêle dans l’unité le mal et le bien. Il écrit :

Choir jusqu’à retourner ma chute en innocence

Et ailleurs : « J’ai toujours pensé que les mystiques du mal les plus lucides sont très proches des plus grands saints. » Voilà, me semble-t-il, une des marques les plus singulières de cette âme tourmentée.

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Pierre Emmanuel voulait que ses poèmes fussent un dialogue entre le lecteur et lui. Il espérait que le lecteur ferait la moitié du chemin. Il refusait que sa poésie fût un enchantement, il la voulait provocation. Donc, s’il vivait encore, je lui dirais qu’il a exercé sur moi une attirance, une fascination irrésistibles, et parfois une égale exaspération. Mon admiration est violente, comme aussi mon irritation. Je le sens éloigné de moi et pourtant étonnamment proche. Au moment même où il se sépare de ce que je crois, il m’assène une phrase ou un vers qui me va droit au cœur et qui ressemble, à ma maladresse près, à son génie poétique près, à des phrases que j’ai moi-même écrites.

Contrairement à ce que Pierre Emmanuel semble dire quelquefois, il n’y a pas de vraie contradiction entre sa pensée et celle d’un scientifique. Certes l’aventure scientifique a illuminé ma vie et je supporte mal qu’elle soit tenue pour perverse. Mais je crois qu’il s’agit d’un malentendu. Quand Pierre Emmanuel écrit : « Le savant, comme le mot l’indique, sait : le poète, lui, ne sait rien », il me faut répondre : ce que sait aujourd’hui le savant, c’est qu’il ne saura jamais. Je veux dire que les pourquoi du monde lui échapperont toujours. Non ! La science n’est pas ce que Pierre Emmanuel laisse entendre. L’image qu’il en a est celle du scientisme, et le scientisme est mort ou moribond. La science représente une aventure particulière, un jeu singulier, limité par essence. Elle n’est qu’un des multiples chemins offerts à la pensée humaine. Ce chemin, je le trouve somptueux, Pierre Emmanuel le juge aventureux et envahissant, divergence considérable mais sans importance. Ce qui importe, c’est que l’illusion d’une science capable de fournir une image absolue du monde où nous vivons est aussi désuète aujourd’hui qu’un voyage en diligence. Ce n’est pas modestie. C’est le résultat d’une réflexion des scientifiques eux-mêmes sur les limites de la connaissance scientifique. Nous savons maintenant que l’observateur est impliqué dans l’objet observé ; que des césures séparent les diverses observations que l’on dit objectives ; qu’il y a allégeance des résultats à la méthode employée. Nous savons même que notre logique quotidienne n’a plus cours à certaines échelles d’observation, l’infiniment petit ou l’infiniment grand. J’ose dire, au risque de m’attirer quelques foudres, que le jeu de la science est un jeu subjectif puisqu’il ne nous permet de connaître l’univers que par le truchement de notre cerveau, des instruments que nous avons forgés, de la synthèse inductive que nous tirons de nos observations. Dès lors, la science ne nous empêche nullement de chercher à nous évader de la cage, j’oserai presque dire qu’elle nous y invite. Il est faux qu’elle fasse le moindre obstacle aux chemins illimités de notre monde intérieur. Et ces chemins, à la différence de la connaissance scientifique, n’ont nul besoin d’être acceptés par tous, ils sont personnels, ils peuvent varier d’un être humain à l’autre, ils affirment le droit à la différence, le polymorphisme spirituel homologue précieux du polymorphisme génétique dont je parlais au début de mon discours. J’admire Pierre Emmanuel de tolérer, d’appeler presque de ses vœux, ce polymorphisme de la pensée des hommes.

Et il aurait sans doute accepté que les routes que nous avons suivies, lui et moi, soient parfois divergentes. Mais une seule divergence me semble profonde, qui porte sur la quête du sens, je veux dire la quête d’une signification du monde et de notre vie. Dans cette sorte de testament spirituel qu’est Le Grand Œuvre, Pierre Emmanuel questionne :

Pourquoi la vie ?

Pourquoi, Père, as-tu donné la vie ?

Nul vivant, Père, ne le demande avant l’homme.

Et il est vrai que, seul de tous les êtres vivants, l’homme est hanté par ce Pourquoi. Tellement hanté qu’il ne s’interroge plus sur la validité de l’interrogation. Or l’idée que l’histoire du monde a un sens, une signification en soi, me semble entachée d’anthropomorphisme. A notre échelle, tout paraît avoir un sens. Nous sommes habitués à chercher la raison des choses, et à la trouver souvent. Dès le plus jeune âge, l’enfant nous harcèle de « Pourquoi ? ». Le jeu des pourquoi-parce que a plein succès dans notre vie quotidienne. Mais n’est-il pas aventuré et orgueilleux d’extrapoler ce jeu des Pourquoi à la dimension du monde ? N’est-ce pas sous-entendre que le monde fut créé pour correspondre aux formes questionneuses de l’homme, à notre certitude que tout doit avoir une signification humaine ? Pierre Emmanuel est sûr que le concept de sens a une valeur absolue, indépendante de nous. Des hommes comme moi craignent que ce soit une des illusions innombrables auxquelles nous soumet notre cerveau pensant.

Une autre divergence n’est pas une vraie divergence. Pierre Emmanuel me déconcerte quand il déclare que le goût de la clarté est pervers, qu’il faut le fuir, qu’il fait obstacle au voyage vers le mystère, lequel mène aux seules vérités. Il a écrit : « Plus un écrivain va loin dans l’obscur... plus il vise le vrai. » Et ailleurs : « Les auteurs incompréhensibles sont presque toujours les seuls éternels. » C’est au premier abord alarmant pour beaucoup d’entre nous. J’avoue que je suis amoureux passionné de la clarté du verbe. Certains écrits obscurs d’aujourd’hui M’inquiètent. Ils minent une des plus grandes vertus de notre langue, et peut-être même de notre pensée. Mais il s’agit de quelques essayistes ou philosophes, et non de poètes : il me plaît que les poètes aient tous les droits.

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Ces droits, Pierre Emmanuel les possède plus qu’un autre, par la grâce de l’écriture. Pierre Emmanuel avoue qu’il fut très tôt « gourmand du langage ». Il a longuement raconté son aventure amoureuse avec la poésie. Il la regarde comme il regarde une femme, avec amour et suspicion. Il la déteste quand elle se veut jolie, il la désavoue quand elle fait l’artiste, il s’en méfie quand elle est coupée de l’action, il la désire combat de la parole humaine et de la parole de Dieu, attention passionnée à la Vérité.

J’ai cherché à surprendre ce qui donne à sa poésie une puissance, une allure de chant épique, un art de la fascination, un pouvoir de faire naître dans les zones les plus profondes de l’esprit l’angoisse primordiale, le sentiment d’horreur, l’enthousiasme de la célébration, la détresse ou l’espoir. Voici : il choisit des mots, des mots rares, des mots communs, des mots crus, des mots tendres, des mots violents. Il les unit ensuite en rencontres inattendues et nécessaires, en heurts explosifs, en liaisons caressantes ou révulsives. Pour l’oreille, il jongle avec les redoublements de sons, les variations incessantes de rythme, les rejets d’un dernier mot à la ligne suivante, le passage d’alexandrins apaisants aux coups de poing de vers très courts et de séquences désarticulées. Puis il tisse ses poèmes comme des tapisseries. Il devient architecte. Il construit comme construisait son grand-père charpentier. Il bâtit ses recueils comme des cathédrales. Et l’ensemble de son œuvre comme une épopée monumentale. D’autres font de la poésie un régal d’esthètes, lui cherche et réussit à en faire une arme pour harponner sa proie, la saisir, la séduire, la submerger d’abondance verbale, la contaminer de ses phantasmes. Alors, s’effondrent toutes les résistances. L’écriture de Pierre Emmanuel agit comme une drogue, quelque chose comme le peyotl, la plante qui fait les yeux émerveillés. Ayant lu certaines pages, l’envie vous prend de les relire à haute voix, de les entonner comme un chant, un hymne, un miserere, une cantate. Quelques-uns de ses poèmes — pardonnez cette comparaison incongrue — envoûtent physiquement comme certains gospels des Noirs américains.

Pierre Emmanuel est, pour moi, un des grands poètes de notre temps. Il s’entête à ne voir dans sa poésie qu’un véhicule pour une passion. J’y vois aussi une beauté indépendante du message : la beauté qui, par la magie de l’écrivain ou de l’artiste, colore soudain notre monde et notre vie d’une lumière nouvelle. S’il ne fallait, pour entrer dans son œuvre poétique, décrypter l’obscur, passer par la porte étroite, Pierre Emmanuel pourrait trouver une place aux côtés du Dante Alighieri de la Divine Comédie ou du John Milton du Paradis perdu.

Et puis, j’admire l’homme. Cet homme fidèle jusque dans ses emportements, généreux jusque dans ses égoïsmes. Cet homme que le Christ habitait, dans sa chair et dans son âme, et qui pourtant aimait, respectait, défendait le judaïsme, l’islam, les religions de l’Inde et même ceux qui, croyant à l’urgence humaine du besoin de croire, n’en trouvent pas moins ces histoires trop belles pour être vraies. Cet homme si faible et si fort à la fois, et qui porte en lui, en traits plus accentués, les forces et les faiblesses de tous les hommes.

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La maladie rencontra en lui une vive résistance. Il ne fut vaincu qu’après les coups les plus bas que cette maladie sait donner. Vaincu ? Il croyait que la mort est une nouvelle naissance et l’avait crié avec la force d’innombrables poèmes. Pierre Emmanuel mourut le 22 septembre 1984. Il fut inhumé dans la terre qui borde sa maison de Provence, à Saint-Étienne-du-Grès. Quelques amis proches étaient là, et aussi les gens du village, le garagiste et le maître maçon. Arrivèrent les moines catholiques d’une abbaye voisine, qui bénirent la demeure en prononçant : « Que la paix soit sur cette maison. » Puis le cercueil fut porté par des ouvriers nord-africains et tous se réunirent autour de la tombe, adossée au rocher. Les moines chantèrent des cantiques, tandis que les ouvriers musulmans balançaient doucement leur corps et leurs bras selon le rite de la prière coranique. Une étrange harmonie d’émotion unit soudain cette petite foule. Après la mise en terre, tous se dirigèrent non loin de là, dans la chapelle d’une communauté protestante, où un pasteur dit l’office. Le 29 septembre, à l’église Saint-Séverin de Paris, Monseigneur Pézeril célébra la messe, en présence d’un prêtre orthodoxe, de personnalités juives et d’un pasteur protestant, qui tous avaient voulu être là parce qu’ils l’admiraient et l’aimaient.