Discours prononcé à l’occasion de la mort de Paul Morand

Le 23 septembre 1976

Jean-Jacques GAUTIER

Mes chers Confrères,

Notre ami n’est plus là. Et c’était un grand écrivain. Tout le monde le sait. Tout le monde l’a dit. Certains d’entre vous, Messieurs, l’ont écrit, justement, avec beaucoup de cœur, aussitôt après sa disparition. Mais, tous ici, nous avions une conscience profonde de sa valeur, et, pour sa personne, une solide affection, à quoi correspond aujourd’hui le sentiment aigu du vide qu’il laisse. Et nous laisse.

Regardez... là ! Regardez sa place ! C’est comme si nous faisions cercle autour de lui, autour de cette absence qui sera sa plus longue absence...

Et Dieu sait qu’il en ménagea de toutes sortes et de toutes durées, à ceux qui l’entouraient, à ceux qui l’aimaient.

Peu de gens ont autant suscité d’amitié et de tendresse. Mais il ne supportait pas de s’ennuyer. La durée le rongeait. Étrange fuite en avant, qui attachait tous ceux dont, parfois, il rêvait, de se détacher.

Il ne tolérait pas davantage d’être importuné par une question à laquelle il ne voulait pas répondre. Et, pour le gêner, l’irriter, le voir se fermer comme ces plantes dont il ne faut point effleurer les pétales, il suffisait de la plus légère, la plus involontaire indiscrétion.

Il était non seulement pudique, réservé, mais aussi hypersensible. C’est lui qui a écrit : « Les chats sont incompris parce qu’ils dédaignent de s’expliquer... » Il était chat sur ce point. Et, comme les chats,

comme certains enfants, indiciblement dégoûté. Fût-ce pour des riens.

Je parle là d’un certain Paul Morand, car, nous le savons, il y en eut plus d’un, au cours des ans. Avec un fond permanent de vivacité, de caprice irrésistible et d’innocence enfantine.

Celui auquel je faisais allusion à l’instant, est le jeune Paul Morand qui se divertissait sans fin, comme les contemporains de son milieu privilégié, à l’époque du Bœuf sur le toit et de la « Villa Blanche » des Bourdet, avec Giraudoux, Jean Cocteau et Christian Bérard.

Ce fut encore celui que je connus, un peu plus tard, et qui décontenançait si fort Jacques-Emile Blanche en arrivant, de Trianel en Normandie, à Offranville près de Dieppe, dans une Bugatti de course bleu de France, devant laquelle s’égayaient toutes les volailles du département. Lorsqu’elles en trouvaient le temps. Dans un dernier tonnerre d’échappement libre, un dérapage savant et un atroce hurlement de frein, Paul arrêtait l’engin qui sentait l’huile de ricin chaude, aux pieds du peintre épouvanté, et, dans son éclatante combinaison blanche, s’extrayait d’un bond, prêt à poser, aussi peu longtemps que possible, pour son portrait.

Quelle différence entre l’homme grave, fidèle et stable de ces dernières années !

Mais qui m’a donc assuré : « C’est la légèreté qui était apprise, chez lui... » ?

Vous savez aussi bien que moi, qu’il n’avait jamais, qu’il n’a jamais manqué de cœur et de générosité, et beaucoup parmi nous, ont été les bénéficiaires de sa sollicitude vigilante, de son besoin d’aider ceux qu’il désirait heureux.

Sa spontanéité, son humour, sa façon de voir les choses, les gens, et de prendre la vie, j’en eus le témoignage lorsque Pierre Brisson me permit de consulter les liasses de petits mots, de pneumatiques, de télégrammes, de cartes postales que Paul Morand lui envoyait, avant la guerre, du monde entier, de cette petite écriture bleu­méditerranée avec, pour finir, ces deux initiales liées dans une graphie claire et gracieuse sans féminité... Encore qu’il y eut aussi en lui de la femme, par la délicatesse, la subtilité, le goût de toutes les élégances. Et peut-être la capacité de souffrir, car... comme il put avoir mal de la fin de certaines amitiés !

Après ses éblouissants débuts qui allaient de l’Ode à Marcel Proust

(« Proust, à quels raoûts allez-vous donc la nuit pour en revenir avec des yeux si las et si lucides ? »)

à Ouvert et Fermé la Nuit au style proprement étincelant puisque, parcouru d’un courant à haute fréquence, il était fait de décharges

et d’étincelles illuminant violemment au passage ces années d’avidité folle... Après ces premiers éclats donc, il y eut Lewis et Irène.

... Et puis son œuvre entière, multiforme.

Les portraits de ville : Londres.

Un nouveau regard sur les dimensions planétaires Rien que la Terre.

Des ouvrages inspirés par des visages de l’Histoire Isabeau de Bavière, Fouquet...

Les nouvelles, qui furent son lot inaliénable : relation déchirante d’une passion réciproque entre un homme et sa monture : Milady, et La Mort du Cygne. Et Feu M. le Duc. Le Bazar de la Charité. Et « Parfaite » de Saligny au prénom symbolique. Sans oublier certain court roman que nombre d’excellents esprits tiennent pour son chef-d’œuvre : Hécate et ses chiens.

Enfin les souvenirs, les réflexions, les confidences masquées, ou, comme dirait un de ses plus anciens compagnons : « Les aveux étudiés », en un mot : ses Venises comme un cortège d’états d’âmes glissant sur la lagune d’une mémoire sans rides.

Chose rare dans le monde des Lettres, Paul Morand était cet auteur considérable, et jamais, en plus de trente ans, je ne l’ai entendu faire, de lui-même, une allusion à quelque chose qu’il eut écrite.

D’ailleurs, au cours des Entretiens télévisés projetés dernièrement, on ne pouvait qu’être frappé par la liberté de ton, le tact, la bienséance de cet homme.

Il a connu la plus merveilleuse aventure qui puisse arriver à un écrivain dans la plénitude de son âge et de ses forces : on aurait pu croire, à un moment donné, que le chroniqueur de 1900 et de Magie noire, resterait comme le témoin d’une époque, et chacun sait combien il est dangereux de lier la réputation de son travail, à des dates.

Lorsque soudain, sans qu’il eut rien fait pour cela, toute une jeunesse le découvrit spontanément, et spontanément, l’admira.

C’est qu’il avait suivi une courbe idéale. Si l’on établissait un parallèle avec les styles et les périodes des peintres, il n’avait point été comme Picasso, d’Ingres au Cubisme et à l’éclatement des figures, mais, comme Nicolas de Staël, il était parti de l’abstrait pour devenir, en sa forme et son fond, classique. Un classique.

Ses cadets ne s’y sont pas trompés !

N’est-ce pas l’un d’eux qui, au lendemain de la mort de Paul, nous confia qu’à sa grande surprise, au bout de vingt ans de confiance (quoique... l’on ne se disait pas grand chose avec lui, même s’il vous aimait bien...) Morand lui avait tout d’un coup demandé de le tutoyer.

C’était sa dernière incarnation. Sans familiarité, un changement

de ton. Enigme d’une invitation, d’un mouvement qui semble contredire les usages d’une vie... Emouvant, mystérieux et honorable démenti d’un caractère...

Nous aussi, l’avons vu changer, Messieurs. Il conservait sur lui les traces de la tragédie qu’il venait de vivre, et qui semblait lui ôter l’envie, le goût, de continuer à le faire.

La plus grande peine de son existence avait creusé sa place en lui et n’en sortait plus. Il disait : « Je n’ai pas d’avenir. »

Il s’éloignait de nouveau, mais autrement. Il était entré en deuil. Il « se désaffectait ». Il disait encore : « Je n’ai vécu que pour mon plaisir. J’espère que la mort en sera un. »

Pourtant, il aimait les jeudis. Il aimait cette Maison. Il s’y sentait bien. Il était heureux d’y arriver de bonne heure, pour vous retrouver Messieurs.

Le visage asiatique, le cheveu plat et gris-blanc, le masque de Bouddha, son mystérieux sourire affable, la démarche du cavalier, le buste un peu porté en avant, il arrivait, la main tendue, chaleureuse, et puis il gagnait sa place, souriant, silencieux, poli, prêt à partager nos travaux.

C’est aujourd’hui la première fois — depuis qu’il s’était rendu à Trieste pour préparer son ultime évasion — qu’il manque à notre rendez-vous.

Je vous propose, mes chers confrères, selon la coutume d’observer quelques instants de silence en hommage à notre ami Paul Morand.